vendredi 7 avril 2023

Ça commence mal (3)

MOI : - Malgré ce que vous dites, vous avez consacré votre vie à enseigner la philosophie ! Ce n'est pas logique.
ELLE : - Oui, je me faisais sans doute de multiples illusions et je me demande aujourd'hui si faire de la philosophie n'est pas toujours chargé d'illusions, dont celle de croire qu'en réfléchissant on va pouvoir arriver, sur un problème donné au moins, à une connaissance désillusionnée. Je me dis quelquefois que choisir la philosophie, c'est mettre la barre trop haut. 
MOI : - Vous voulez dire que vous regrettez de ne pas avoir choisi plutôt la science ?
ELLE : C'est qu'une fois mordu par la philo, le travail scientifique est plat. Mais d'un autre côté, quand on essaie de prendre de la hauteur avec les sciences, en posant des problèmes du genre : qu'est-ce que la science ?, on retombe dans les disputes. Regardez pourtant comment certains scientifiques voient dans la philosophie un couronnement de leur carrière, comme s'ils montaient dans la hiérarchie des savoirs !
MOI : - Et les philosophes, ils aiment la science ?
ELLE : - D'un côté, s'ils sont lucides sur l'histoire de la philosophie, ils se rendent compte que les progrès des sciences appellent souvent aux contestations des philosophies établies ; de l'autre, par leur formation, ils ont en général peu de connaissances scientifiques de première main. Ils répètent ce qu'ils ont lu dans des livres de philosophie des sciences. Là encore, la crédulité, ou si vous préferez un terme moins cruel, la confiance, est une condition de la culture philosophique. Bien sûr certains, bien rares, cumulent la culture philosophique et une culture scientifique déterminée (physique, mathématique, etc), mais qui les comprend ? Qui peut les juger ? Le résultat, c'est que souvent les profs de philo, surtout dans l'enseignement secondaire, répètent ce qu'on leur a dit tout en commandant à leurs élèves de toujours juger par eux-mêmes !
MOI : - Vous êtes bien amer ! Mais, au fait, j'ai entendu dire que certains philosophes, qu'on appelle les analytiques, sont meilleurs que les autres. C'est vrai ?
ELLE : - Oh, ça, c'est une rumeur. C'est vrai que si on reçoit une formation analytique, en général on sera nourri de logique et encouragé à developper des qualités comme la rigueur, la précision, la clarté, la sobriété, on se méfiera donc des enthousiasmes et des délires, mais toutes les divisions qu'on trouve dans la philosophie qu'on appelle continentale, on les retrouvera dans la philosophie analytique : il y aura des dualistes et des monistes, des partisans et des adversaires du libre-arbitre, des croyants, des athées et des agnostiques, etc. 
MOI : - D'accord, mais peut-on tout de même faire une différence entre un vrai philosophe et un charlatan ?
ELLE : - Sans formation philosophique approfondie, je veux dire qui dure plus que l'année de Terminale ! Non ! D'ailleurs ceux que le grand public appelle philosophes sont généralement jugés des charlatans par la profession. 
MOI : - Mais qu'est-ce qu'un charlatan en philosophie ?
ELLE : - C'est forcément quelqu'un qui a une formation philosophique initiale minimale (sans quoi il n'aurait pas les moyens de faire semblant) mais qui base ses écrits ou ses paroles sur des affirmations qu'il présente comme incontestables à son public mais qui sont, du point de vue de la profession, on ne peut plus fragiles. Par exemple il partira d'une définition péremptoire du temps alors que les professionnels savent qu'on n'a pas de savoir philosophique sur le temps (la dispute entre ceux qui pensent que le temps existe en dehors de l'esprit et ceux qui pensent que non, n'est pas réglée ! Est-elle réglable ?). 
MOI : - Il y a des charlatans parmi les professeurs de philo en lycée ?
ELLE : - J'espère que non ! Plus sérieusement, il faut beaucoup de vertus pour enseigner aux lycéens car ils font d'autant plus confiance qu'ils aiment leur professeur. On peut donc former à volonté des brigades de petits kantiens ou de petits nietzschéens, etc., selon son goût personnel.
MOI : - Vous ne méprisez pas les élèves en vous exprimant ainsi ?
ELLE : - Pas du tout ! Les élèves jouent souvent formidablement bien le jeu de la réflexion philosophique mais, sans qu'ils puissent s'en rendre compte, ils réfléchissent librement et spontanément  dans le cadre du jeu particulier que vous introduisez dès les premières heures et sur l'arbitraire duquel vous n'avez pas intérêt à insister, si vous voulez faire bien marcher la classe et mobiliser les intelligences.
MOI : - Mais alors il faudrait plusieurs années de philosophie au lycée ?
ELLE : - Oui, ainsi les élèves, dynamisés par l'amour de leurs professeurs successifs, en viendraient à réaliser mieux ce qu'est la philosophie ! Mais ça serait dur d'enseigner en deuxième ou troisième année ! 

mercredi 5 avril 2023

Ça commence mal (2)

MOI : - Mais alors à quoi peut servir la philosophie, si toutes les convictions philosophiques sont fragiles ? En quoi est-ce donc utile d'enseigner la philosophie à tous les lycéens par exemple ?
ELLE : - Je dirais que la philosophie est un moindre mal. Si on n'en fait jamais, on traverse l'existence avec des certitudes jamais discutées.
MOI : - À quoi bon mettre en doute nos certitudes de départ si c'est pour les remplacer par d'autres pas plus fondées ?
ELLE : - Les positions philosophiques sont plus solides que les certitudes de départ, car elles se nourrissent des objections qu'on leur fait pour consolider leurs points faibles, mais elles ne forment en effet pas un savoir.
MOI  : - Elles sont personnelles ?
ELLE : - Non, pas plus que les opinions de départ. Comme elles, elles sont héritées mais dans le cas de la philosophie, l'héritage est conscient.
MOI : - Que voulez-vous dire ?
ELLE : - La chose suivante : quand on apprend la philosophie, on sait que ce qu'on apprend, ce n'est pas la réalité mais ce qu'a écrit tel ou tel sur la réalité. Bien sûr, si on prend le temps de lire et de comprendre la philosophie, c'est parce qu'on croit que le philosophe qu'on lit a une lucidité supérieure à la nôtre, voire à tous les autres. C'est pour cette raison que certains lecteurs s'appellent au bout d'un certain temps kantien, wittgensteinien, heideggerien, etc.
MOI : - Mais on ne peut pas lire les philosophes sans prendre parti ?
ELLE : - Si, bien sûr, mais d'abord on entre dans la philosophie guidé par un ou des professeurs qui en font l'éloge et puis le philosophe qu'on lit prétend avoir raison contre les idées toutes faites ou les autres philosophes, et comme on n'est pas armé pour résister à son entreprise de persuasion, on mord à l'hameçon. 
MOI : - Mais j'ai entendu dire que les philosophes raisonnent, avancent des arguments et vous, vous les décrivez comme des rhéteurs !
ELLE : - C'est vrai, ils justifient ce qu'ils disent, c'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles on est séduit quand on les lit, ils s'adressent à notre intelligence. À les entendre, ils prouvent leurs positions. Et pour montrer leur supériorité quelquefois,  ils font même parler leurs adversaires. Mais leurs raisonnements ne sont jamais contraignants au sens où le sont des raisonnements mathématiques, qui conduisent l'auditeur, qu'il le veuille ou non, à une conclusion indiscutable. Leurs références aux faits ne sont pas plus impérieuses : Nietzsche par exemple commence son oeuvre philosophique par une réflexion sur le fait de la tragédie grecque mais il a une manière initiale à lui de la décrire ; aussi, quand  on veut apprendre ce qu'est la tragédie grecque, on ne doit pas lire Nietzsche mais les historiens contemporains qui en ont fait leur spécialité...
MOI : - Mais aucun philosophe n'a jamais voulu vraiment partir du début, je veux dire sans s'appuyer sur des points de départ au fond fragiles ?
ELLE : - Si, bien sûr, parmi eux il y a eu Descartes qui a rêvé de débarrasser son esprit de toutes les certitudes discutables. De son point de vue, il l'a fait mais du point de vue de qui creuse plus que lui, il ne l'a pas fait. Lui aussi avait des présupposés indiscutés, par exemple il était sûr que la vérité s'obtient t par réflexion interne et solitaire de l'esprit, esprit qu'il distingue dès le début du corps.
MOI : - Et les philosophes sceptiques ?
ELLE : - Eux, ils ne peuvent pas faire autrement que détruire les convictions philosophiques, en prenant bien garde de ne pas leur en substituer de nouvelles. Leurs modes d'expression favoris sont le silence et l'interrogation. Et si vous les suivez, c'est comme si vous mangiez maigre tous les jours !


dimanche 2 avril 2023

Ça commence mal (1)

MOI : - Vous  qui dites vous passionner pour la philosophie depuis plus de 50 ans, dites-moi donc ce qu'elle est !
ELLE : - Vous m'embarrassez car je peux bien vous répondre mais je sais que ce n'est pas une réponse vraie.
MOI : - Comment est-ce possible de passer sa vie sur quelque chose qu' on connaît à moitié ?
ELLE : - Pour être honnête, je ne peux même pas dire que je connais la philosophie à moitié ou à peu près, car quand on a une connaissance approximative, on sait indubitablement certaines choses : par exemple, si je connais de vue quelqu'un, je sais qu'il est de tel sexe, jeune ou vieux, etc. Or, de la philosophie, je ne peux rien dire de certain.
MOI : - Pourquoi alors m'avez-vous dit que vous êtes tout de même capable de répondre à ma question ?
ELLE : - Parce que dès qu'on fait de la philosophie, on s'en fait une image, on a des croyances sur elle, et au fil du temps, on pense les améliorer, mais il suffit de vouloir les partager avec une personne ayant comme soi-même une formation philosophique, mais de nature différente, pour réaliser que le premier mot que vous prononcez dans le but de définir la philosophie peut être légitimement contesté. 
MOI : - Pourquoi dites-vous que seule une personne ayant une culture philosophique est en mesure de discuter ce que vous présentez comme la définition de la philosophie ?
ELLE : - Parce que les autres sont portés à la croire vraie !
MOI : - Pourquoi, si elle n'est pas vraie ?
ELLE  : - Parce qu'elle est vraisemblable, qu' elle sonne vrai et puis sans doute parce qu'on reprend une définition dont ils ont déjà entendu parler. Et qu'ils désirent fortement s'approprier quelque chose dont on dit que c'est précieux !
MOI : - Vous ne pouvez pas donner un exemple de définition vraisemblable ?
ELLE : - Si, bien sûr. On dit que la philosophie, c'est la critique des opinions reçues, c'est leur dire non.
MOI : - Oui, j'ai déjà entendu ça quelque part, mais pourquoi cette définition n'est-elle pas vraie ?
ELLE : - Entre autres, parce qu' on ne dispose pas d'une définition vraie de l'opinion ! Certes les dictionnaires font l'inventaire des sens donnés au mot " opinion " mais ce qu'ils ne disent pas, c'est si l'opinion existe et ce qu'elle est en vérité. Et puis on ne sait pas plus s'il est bon de combattre les opinions reçues...
MOI : D'accord, mais quel est le sens philosophique d'opinion ?
ELLE : - Il n'y en a pas un, mais plusieurs, autant que de philosophies particulières.
MOI : - Mais alors on peut bien connaître le sens d' opinion pour tel philosophe ?
ELLE : - Oui, cependant c'est déjà toute une affaire, car généralement les philosophes ont varié dans les sens qu'ils donnaient aux mots qu'ils utilisaient. Et puis surtout ça n'assure en rien que vous connaissez alors grâce au philosophe en question ce qu'est l'opinion. Caricaturons un peu : le fait qu'un auteur donne des sens différents au mot fantôme, que vous  les connaissiez et que vous connaissiez aussi les autres sens que les auteurs ont donnés au même mot (ajoutons aussi le fait que vous sachiez les traductions de tous ces sens dans de multiples autres langues) ne garantit en rien que vous ayez la moindre connaissance vraie sur le fantôme. Si vous êtes athée, mettez Dieu à la place de fantôme !
MOI : - Mais si vous avez raison, comment se fait-il qu'on fasse de la philosophie ?
ELLE : - Sans doute parce que par amour-propre on pense faire mieux que les autres et qu'on est entouré de personnes qui pensent comme nous et  qu'on lit des personnes qui ont pensé comme nous et  qu'on est cru par des personnes qui ne sont pas très exigeantes en termes de preuves !
MOI : - Alors il y a un malentendu  au départ des formations philosophiques ?
ELLE : - Oui, en un sens. Au début d'un enseignement de la philosophie, on devrait tenir le discours que je tiens, mais si on le tient et si on est cru, alors le public se détournera de nous car il a hérité d' une idée bien plus haute de la philosophie et il est donc déçu par ce que, toi, tu juges honnête de transmettre.
MOI : - Alors ou on trompe sur la marchandise ou on ne vend rien ?
ELLE  : - On peut dire les choses comme ça. Mais attention à ce que je viens de vous dire !  Je n'ai fait que développer l'image sceptique de la philosophie...



mardi 3 janvier 2023

S'éloigner de l'individuel pour mieux le connaître.

À une époque individualiste (pardon de ne pas me consacrer à la définition précise de ce terme vague), où certains sont portés à fuir les concepts généraux pour se qualifier individuellement, privilégiant, entre autres, les adjectifs et les verbes décrivant ce qu'ils sont ici et maintenant, voire renonçant aux paroles et se contentant de se montrer, il faut relire ces lignes des Catégories où Aristote défend la valeur gnoséologique des caractérisations spécifique et générique, au service de l' identification de l'individu, humain ou pas, bien sûr :

" Lorsqu'on rend compte de ce qu'est tel homme, on en rendra compte de façon appropriée en répondant par son espèce ou son genre, et on le fera mieux connaître en répondant que c'est un homme ou un animal, alors que si on en rend compte par quoi que ce soit d'autre (si par exemple on répond qu'il est blanc ou qu'il est court, ou toute autre réponse de cette sorte), on en aura rendu compte d'une façon qui lui est étrangère." (2b, Oeuvres complètes, Flammarion, 2014, p. 35)

Certes un platonicien pourrait avoir écrit la même chose, à la différence près que les substances individuelles sont chez Aristote premières ontologiquement et non secondes, comme chez Platon : donc pas d' Idée d' homme, pas d' Homme.

mardi 13 décembre 2022

Tout n'est-il que fiction ? La position de Spinoza.

Tout esprit rationaliste , quelle que soit la variante du rationalisme qu'il défend, combat l'idée que " tout est fiction " et que la vérité n'est qu'une fiction utile, pour ainsi dire. Aussi aime-t-il trouver dans le Traité de l'amendement de l'intellect - pour reprendre la version du titre défendue par Bernard Pautrat dans la nouvelle édition des oeuvres complètes de Spinoza parue dans La Pléiade en septembre 2022 - un texte où le philosophe présente la thèse de l'inexistence de la vérité et de l'omniprésence de la fiction. Déjà en 1954, dans la première édition de Spinoza dans La Pléiade, Roland Caillois reconnaissait dans une note ne pas pouvoir identifier vraiment qui était visé par les lignes en question (dans la nouvelle édition, aucune note n'abordant la question, il semble donc que l'énigme demeure). On verra que Spinoza formule moins des objections contre cette thèse qu'il ne l'explicite, en supposant qu'une telle explicitation suffira à en souligner la fausseté :

" Peut-être se trouvera-t-il quelqu'un pour penser que c'est la fiction qui met un terme (terminat) à la fiction, et non l'intelligence ; c'est-à-dire, une fois que j'ai feint un quelque chose et que, par une certaine liberté, j'ai voulu donner mon assentiment à l'idée que ce quelque chose existe tel dans la nature des choses, cela a pour effet que par la suite il nous est impossible de penser ce quelque chose d'une autre manière. Par ex., une fois que j'ai feint (pour suivre leur raisonnement) telle nature de corps, et que, de par ma liberté, j'ai voulu me persuader qu'elle existe telle dans la réalité, il ne m'est plus possible de feindre, par ex., une mouche infinie, et une fois que j'ai feint  l'essence de l'âme, je ne peux pas la faire carrée, etc. (il n'y a donc de contradiction que relativement à un cadre imaginaire donné). Seulement il faut examiner ceci. Premièrement : ou bien ils nient, ou bien ils accordent que nous pouvons comprendre quelque chose. S'ils l'accordent, alors cela même qu'ils disent de la fiction, il faudra nécessairement le dire aussi de l'intellection (si l'imagination " constituante " coexiste avec l'intellection, le pouvoir de la première est réduit au domaine propre de l'imagination : c'est en imaginant qu'on remplace une fiction par une autre ; alors l'intellection mettra un terme à l'intellection au sens où une chose qu'on croyait comprise sera remplacée par une autre, mieux comprise. On voit que la thèse alors ne met pas en danger le savoir, qui garde et sa réalité et son indépendance). Et s'ils le nient, voyons, nous qui savons que nous savons quelque chose (Spinoza a quelques pages plus haut dénoncé la vanité du scepticisme radical), ce qu'ils disent. Ce qu'ils disent, c'est ceci : que l'âme est capable de sentir, et de percevoir de nombre de manières, non pas elle-même, ni les choses qui existent (en effet s'il n'y a que fiction, pas plus de psychologie que d'ontologie ou de cosmologie !), mais seulement ce qui n'est ni en soi ni où que ce soit ; c'est-à-dire que l'âme peut, par sa seule force, créer des sensations ou des idées qui ne sont pas celles des choses ; si bien qu'ils la considèrent, en partie, comme Dieu (peut-on dire que tout idéalisme ne prend pas au sérieux l'humanité de l'esprit, vu qu'il  l'affecte d'un pouvoir de création quasi divin ?). Ensuite, ils disent que nous, ou notre âme, possédons une telle liberté qu'elle nous contraint nous-mêmes, ou que notre âme se contraint, bien plus qu'elle contraint la liberté elle-même. Car, une fois qu'elle a feint un quelque chose et lui a donné son assentiment, elle ne peut plus penser ni feindre ce quelque chose d'une autre manière, et en outre cette fiction la contraint à penser encore à d'autres choses de manière que la première fiction ne soit pas battue en brèche ; exactement comme ici ils sont aussi contraints d'admettre, à cause de leur fiction, les absurdités que je passe ici en revue, et que nous ne nous fatiguerons pas à rejeter par aucune démonstration." (p. 24-25)

mardi 22 novembre 2022

Les conditions technologiques des actes moraux.

En février 1932,  dans le cadre d'un article des Libres propos (Journal d' Alain), Georges Canguilhem, qui vient de distinguer clairement la guerre du sport- identifié au jeu -, s'attaque à la définition de l'héroïsme. Ce faisant, il me paraît nous donner quelques repères, dans un temps où  est déclarée héroïque n'importe quelle personne confrontée à de rudes épreuves :

" L´héroïsme est au-dessus du jeu. Le héros compte la mort dans les possibles, parce qu'il s'attaque à un obstacle qui n'est pas de convention. Le héros est celui qui surmonte un obstacle devant lequel d'autres reculent ou qui se fait un obstacle là ou d'autres passent, fût-ce à plat ventre et en léchant le sol. Héros celui qui vaincra, par sa patience, le cancer ou la vérole. Héros celui qui bravera la mort, sommé de devenir faux-témoin ou parjure. L'héroïsme suppose la libre disposition de soi-même, l'entière responsabilité des déterminations prises. Ne sont pas héros le fanatique, l'exalté, l'ignorant. Échapper à un danger qu'on n'a pas vu n'est pas le braver. Il ne peut y avoir d'héroïsme en dehors d'une clairvoyance souvent tragique, toujours douloureuse. À ce compte, (...) combien d'authentiques héros dans une guerre ? (...) Car l'héroïsme ne consiste pas à affronter directement la mort. L'héroïsme consiste à tenter, au péril de la vie, d'échapper à la mort pour réussir ce que la mort du héros rendrait impossible. Le héros cherche la puissance, non le sacrifice. Or l'art de la guerre consiste à dépister l'héroïsme partout où il se manifeste, pour lui opposer les conditions certaines de l'échec. Plus la guerre devient une industrie rationalisée, quantitative, plus l' héroïsme y apparaît inutile et amèrement dérisoire.  Tanks, vagues d'assaut, nappes de gaz, tirs de barrage et de concentration se prolongeant des semaines et des mois, contre tout ce déchaînement massif l'héroïsme se mue en désespoir. Nierai-je qu'il y ait  à la guerre des coups de mains, des patrouilles, des incidents où l'héroïsme trouve sa place ? Naturellement non. Mais les inondations, le feu, les catastrophes suscitent en temps de paix des héros. Du moment que la guerre ne permet l'héroïsme qu'incidemment au lieu d'en dépendre essentiellement, il ne faut plus laisser dire à qui que ce soit que la guerre offre un champ à l'héroïsme. La victoire, à la guerre, ne vient plus de ce qu'on a laissé le champ libre à l'héroïsme, mais au contraire de ce qu'on lui a fait d'avance échec aussi inexorablement qu'il se peut. Que l'on remarque comment, pendant la guerre de 1914, l'héroïsme s'est incarné dans l'aviateur, dans le combattant solitaire qui tire de lui-même l'inititative et la disposition de son action. Qu'est-il arrivé depuis ? Ceci que le développement de l'aviation en élimine progressivement l'héroïsme. Il s'agit de plus en plus de substituer l'attaque en masse au patrouilleur isolé, de fondre l'action personnelle dans la charge anonyme. La guerre, c'est de plus en plus l'anéantissement nécessaire et voulu comme tel de tout héroïsme." ( La paix sans réserve ? Oui , Écrits philosophiques et politiques 1926-1939, Oeuvres complètes, tome 1, p. 409-410, Vrin, Paris, 2011)

 

Le héros est donc un attaquant face à une menace mortelle (toute fuite face à un danger, même on ne peut plus rusée, ne devrait donc pas être traitée d'héroïque). Une telle attaque a pour condition la peur générale, peur qui peut se dissimuler sous l'acceptation - on ne prend pas ses jambes à son cou, on collabore -. L'héroïsme, sans présupposer nécessairement le libre-arbitre, a comme condition la maîtrise de soi, la liberté, entendue comme compatible avec le déterminisme. Cette liberté, appliquée au développement de l'esprit, exclut que l'héroïsme puisse être associé à une idéologie dont les croyances sont essentiellement fausses : il ne suffit donc pas de s'activer, à la différence des autres, contre un danger menaçant le groupe. pour être qualifié de héros. On notera aussi que l'héroïsme est inséparable du succès (c'est un héros virtuel celui dont les efforts lucides et exceptionnels butent sur le fait de la résistance de l'obstacle). D'où la conséquence : si le succès, par le progrès des techniques militaires,  est rendu impossible, pas d'héroïsme face à des armées de drones et de robots, devant lesquelles la seule intelligence est d'abord la recherche de l'abri. Bien sûr, du côté des manipulateurs de drones et de robots-soldats, l'habileté infinie n'atteindra même pas les limites du moindre héroïsme, faute de danger mortel pour les ingénieux opérateurs. Ainsi essentiellement l'héroïsme, s'il implique entre autres la prise de risque individuelle, solitaire, ne se manifeste à la guerre que sur le fond d'un certain type de combat collectif, moyennement intelligent, passablement organisé et laissant donc assez de place au hasard pour que l'acte héroïque surgisse non de rien, mais d'un manque clair de prévision - et de prévisibilité - de la part de l'adversaire.

lundi 14 novembre 2022

Le difficile entre-soi des professeurs de philosophie.

" Ils devenaient visibles qu'ils eussent préféré avoir pour auditeurs des vis-à-vis plus soumis, à qui ils auraient pu asséner leurs affirmations sans risquer d'être interrompus.
Or on interrompait tout le temps. Aucun ne réussissait à faire son numéro, à être le patron.
Nous étions (moi, un peu en retrait, pas du même bord, probablement incompétent, jugé dangereux tout de même), nous étions cinq ou six dominateurs en cage, tournant en rond cherchant le coup de patte décisif, le mot ou le document-massue, c'est-à-dire sans armes, sans armes qu'on pût utiliser, sans livres et sans pouvoir s'en aller... à cause de la cage de l'Invitation qui nous a été faite de passer la soirée ensemble." (Henri Michaux, Façons d'éveillé, façons d'endormi, 1969)

C'est ainsi que le poète interprète le rêve qu'il vient de restranscrire :

" Nous sommes plusieurs lions ensemble, la peau rase, plutôt lourds et marchant de long en large comme nous faisons lorsque nous sommes enfermés. Pourtant pas d'enceinte qui soit visible.
Chacun sur ses gardes. C'est vite reçu un coup de patte. Il faut montrer qu'on est prêt à la riposte. Sinon, on ne les tient pas en respect. Car le lieu renfermé énerve.
Lion avec trois lions (ou quatre) et avec eux à l'aise. À un moment, j'avais eu, sans m'en rendre compte sur-le-champ, une réflexion d'étranger, c'est que marchant avec des lions, il ne faut jamais mettre une jambe trop en avant, tentation alors excessive pour le lion le plus proche de détacher davantage ce morceau appétissant qu'il voit déjà si détaché."

Dans la cage de l'Invitation entrent aussi désormais les lionnes.  Cela doit induire des rêves plus complexes. Mais tout se simplifiera en colloque, où l'on peut rugir à tour de rôle 30 minutes, dans le silence des autres rois et reines de la jungle philosophique. 
 

vendredi 11 novembre 2022

Contre l'idéalisation des victimes.

 " Quand une nation est maltraitée, il y a toujours quelqu´un pour trouver que ces opprimés sont des gens merveilleux : vous ne trouvez pas cela un peu exagéré ?

B. R. - Certainement. C'est immanquable : dès qu'une nation, ou une classe, ou ce que vous voudrez , se trouve injustement opprimée, les gens honnêtes, humanitaires se mettent à lui trouver les mérites les plus exquis. Là-dessus, ces vertueuses créatures héritent de la liberté, et aussitôt vous les voyez qui copient, de tout leur coeur et de toutes leurs forces, les vices de leurs oppresseurs. " (Ma conception du monde, Idées NRF, 1962, p. 124)

vendredi 4 novembre 2022

De l'importance de l'identité du romancier et plus généralement de l'artiste quant à la valeur de l'oeuvre.

Pour ne pas confondre la valeur réelle d'une oeuvre avec celle attribuée, à tort ou à raison, à son auteur, ces lignes de Maurice Nadeau, parues dans Gavroche le 9 mai 1946, à l'occasion de sa critique de Béton armé de Jean Prugnot :

" Même écrit par un prolétaire, un roman ne doit pas demander à être pesé dans une balance spéciale. Il est bon ou il est mauvais, suivant les critères généraux nécessités par cette sorte de production. L'épithète de " prolétarien " conviendrait donc plutôt au genre de préoccupations de l'auteur, à son sujet, ses personnages, et l'espèce de lecteurs qu'il vise. Encore n'est-ce qu'une commodité de classification que la qualité devrait faire oublier. Qui a pensé, pour prendre un exemple récent, à traiter l'ouvrage admirable de Georges Navel : Travaux, de " roman prolétarien " ? Il s'agit pourtant  bien d'un ouvrier racontant ses métiers et décrivant ses aspirations, lesquelles ne sont point différentes de celles de sa classe. C'est qu'il est un point, atteint par les plus grands, où une oeuvre brise le genre dans lequel on voudrait l'affirmer, et vient enrichir le trésor commun d'une culture qui appartient à tous.  Si la bourgeoisie la rejette, il doit être clair qu'elle endorse par là même tous les torts, qui doivent être facilement décelables : égoïsme de classe, peur de l'inconnu, conception rétrograde du vrai." (Soixante ans de journalisme littéraire. Tome 1 Les années " Combat " 1945-1951, p. 262, Les Lettres Nouvelles- Maurice Nadeau, Paris, 2018)

On notera qu'a l'inverse, en général, d'aujourd'hui, la qualification d'une oeuvre par l'identité de son auteur était alors péjorative et abaissait donc l'oeuvre au lieu de l'élever. Mais ce sont les deux usages de l'identité que ces lignes condamnent aussi bien.

Dans un article ultérieur du 3 octobre 1946 et publié aussi dans Gavroche, Maurice Nadaud donne un exemple de dissociation radicale entre la valeur de l'homme et celle de l'oeuvre :

" Drieu s'est tué parce qu'il n'aurait rien pu répondre à ses juges, ayant vendu son talent à l'ennemi fasciste (qu'il fût fasciste ou non personnellement n'a pas d'importance), parce qu'il fut sa vie durant une lamentable loque et non un héros. Que l'on empêche aujourd'hui l'édition de ses oeuvres est une autre histoire. C'est parce que nous ne sommes pas fascistes que nous demandons qu'on puisse les lire au même titre que celles d'écrivains résistants ; mais l'homme lui-même, si pittoresque que fut sa personnalité, on ne peut faire mieux que de l'oublier." (ibid. p. 367-368)

Manifestement le jugement que Nadeau porte sur Drieu est seulement moral et politique. D'où une thèse implicite : un homme moralement (et politiquement) nul peut produire une oeuvre digne d'être publiée. Ce qui soulève au moins deux questions, dont l'une est factuelle : cette thèse s'applique-t-elle à Drieu La Rochelle ? L'autre engage les rapports de la morale et de l'art : une oeuvre d'art peut-elle avoir du prix si son auteur est dépourvu de qualités morales ? Bien qu'en faveur d'un art participant au progrès du savoir et de la morale, Maurice Nadeau clairement ne l'excluait pas, ici du moins. On rendra le problème plus aigu en se demandant si la valeur de l'oeuvre peut, dans ce cas, non seulement être esthétique, mais aussi morale.

samedi 27 août 2022

Insuffisance des traductions ou ethnocentrisme linguistique ?

Lire les dialogues de Platon, c'est quelquefois lire un monologue déguisé, au sens où ce que dit, par exemple, Socrate est interrompu seulement par des répliques sans intérêt, réduites à  des adverbes comme assurément, certainement, cela va de soi, etc.  ne servant qu'à relancer  la parole du maître. L'impression du lecteur  est alors que l'interlocuteur sert de faire-valoir à celui qui, finalement, donne une leçon unilatérale sous l'apparence d'un échange. Or, un passage de Jacqueline de Romilly dans ses Petites leçons sur le grec ancien (Le livre de poche, 2008) suggère que l'effet que je relève serait  dû à la pauvreté en français des moyens permettant de traduire la diversité expressive des particules grecques :

" On rencontre souvent chez Platon des passages de dialogue avec des particules qui scandent la moindre réplique, et il arrive que les approbations que donnent à Socrate ses interlocuteurs nous semblent monotones et un tant soit peu artificielles. Ce peut être panu ge - un adverbe signifiant " tout à fait ", renforcé par la particule ge -, et les traducteurs s'ingénient à varier en français les formes de l'acquiescement, passant de " absolument " à " certainement " ou à " parfaitement ", comme le fait Alfred Croiset au début de sa traduction du Gorgias pour éviter la monotonie. Il choisit " évidemment " pour rendre le grec pôs gar ou qui signifie proprement " comment, en effet, ne serait-ce pas ? " et il rend sobrement dèlon dèpou par un " c'est évident " sans qu'on puisse savoir, à le lire, si la particule dèpou se borne à souligner l'évidence de l'accord poli mais ironique de l'interlocuteur devant un fait tellement évident qu'il s'excuse de répéter un truisme. C'est en effet la variation des particules qui permet de savoir si l'assentiment accordé est enthousiaste ou réservé, voir excédé. L'apparente montotonie de nos traductions, parfois leur lourdeur, ne doit pas nous faire oublier que ces particules, si légères, donnent au dialogue sa vivacité et soulignent les nuance les plus fines et les plus subtiles de la pensée." (p. 106)

Je me demande dans quelle mesure Jacqueline de Romilly ne rêve pas ici à une langue, précisément le grec ancien,  telle que l'ambiguïté de l'écriture y aurait disparu, langue écrite qui serait en effet aussi expressive que l'oral. Mais cette écriture de rêve ne transcrirait-elle pas un oral à son tour largement irréel ? En effet quelles sont les nuances de l'oral qui n'ont pas tout autant une certaine dose d'équivocité ? Cette double transparence en grec ancien d'abord de l'échange oral puis de sa transcription écrite est trop belle pour être vraie.