dimanche 14 mai 2023

Ça commence mal (10)

MOI : - Ce qui me frappe chez vous, c'est que vous avez beau être philosophe, vous parlez comme tout le monde !
ELLE : - À quoi pensez-vous donc ?
MOI : - Par exemple, vous ne croyez pas à la liberté et pourtant vous dites comme tout le monde " j'aurais pu, j'aurais dû ", alors qu'en toute rigueur, selon vous, vous avez fait ce que vous étiez condamné à faire !
ELLE : - " Condamné ", je n'aime pas le mot qui suggère une punition, quelque chose en tout cas de négatif. Je dirai plutôt que j'ai réalisé le seul possible qui me correspondait à ce moment-là.
MOI : - D'accord, mais pourquoi parler comme s'il y avait des possibles réalisables et non réalisés ?
ELLE : - Vous, quand vous dites que le soleil se lève, vous y croyez ?
MOI : - Non, mais c'est une façon de parler qui correspond à quelque chose d'observable, le passage de la nuit au  jour ! Alors que, quand vous dites que vous auriez pu, ce n'est pas une manière fausse de décrire quelque chose qui s'est passé.
ELLE : - Je comprends : en effet, ces  expressions dans ma bouche de déterministe ne décrivent pas  un phénomène  passé, mais elles expriment un doute sur la valeur de mon action ou un regret.
MOI : - Mais comment peut-on regretter quelque chose d'inévitable ?
ELLE : - Voyez, si je projette un pique-nique et qu'il pleuve, j'ai beau savoir que la pluie ne peut pas ne pas tomber à cet instant à l'endroit du pique-nique, j'en suis mécontent, contrarié et je peux dire alors " j'aurais dû choisir un autre endroit pour pique-niquer "
MOI : - Et avec les gens, vous fonctionnez pareil ?
ELLE : - J'essaie car c'est plus dur de se convaincre que par exemple le voleur devait me voler, je vais être porté à dire des phrases qui l'accusent et qui supposent à tort qu'il aurait pu se retenir de me voler.
MOI : - Mais vous devriez ne pas accuser, ne pas vous mettre en colère, ne pas être contrarié. Vous n'êtes pas à la hauteur de votre philosophie, si vous me permettez.
ELLE : - Vous êtes comme les prêtres de mon enfance : vous me proposez comme idéal quelque chose d'irréel. Nous avons essentiellement des émotions, des humeurs, des passions. Ce ne sont pas des choses en trop dont on pourrait se passer. Votre idée de la perfection doit être ajustée à la réalité humaine : vous ne dites pas que votre lave-vaisselle ne marche pas, vu qu'il ne lave pas votre linge, non ?
MOI : - Vous poussez un peu ! Ça va de soi que le lave-vaisselle a une fonction définie, en revanche on discute des fonctions de l'homme : est-il fait pour se reproduire ou pour autre chose de plus élevé ?
ELLE : - L'homme n'est fait pour rien du tout, comme l'ensemble de la réalité, mais il a une identité particulière et dans ce cadre-là il a certaines propriétés, comme avoir des états psychologiques incontrôlés...
MOI : - Mais pas incontrôlables !
ELLE : - Certes, on apprend à maîtriser les manifestations de nos émotions, de nos humeurs, de nos passions. Par exemple j'ai peur la nuit mais j'essaie de ne pas le montrer car mon éducation et l'influence de la société m'ont déterminée à donner du prix à la maîtrise de soi. Reste que cette peur s'impose à moi. Et pour en revenir à notre sujet, quand je suis contrarié, vu que je suis bien élevé, je reste en général poli dans l'expression de ma frustration. 
MOI : - Prenons un exemple : si quelqu'un vous nuit, vous manifestez poliment votre état ?
ELLE : - Ne dites pas de bêtises ! Il y a des situations où il ne convient pas d'être poli ! Mais c'est clair que la douleur que me produit la nuisance et mes efforts pour la civiliser ne seront pas plus libres que n'a été libre l'acte qui l'a causée.
MOI : - Mais comment pouvez-vous en vouloir à quelqu'un qui en fin de compte n'est pas, selon vous, très différent de la pluie dont vous parliez ? Pourquoi ne pas voir la personne qui vous nuit comme un orage ?
ELLE : Je la vois en partie comme un orage quand je cherche à me mettre à l'abri, à me protéger d'elle, mais c'est vrai que je peste aussi contre elle, que je lui en veux.
MOI : - Au fond, au meilleur de votre forme vous êtes un anti-animiste : l'animiste voit les phénomènes naturels comme des personnes, vous, vous voyez les personnes comme des phénomènes naturels.
ELLE : - Ce n'est tout de même pas tout à fait ça, je sais bien que, comme moi, la personne qui m'a nui, passe par des moments où elle se sent maîtresse d'elle-même, où elle croit qu'elle peut aussi bien faire quelque chose que ne pas le faire et vous doutez que je ne donne pas une telle conscience à la pluie.
MOI : - C'est étrange, nous nous sentons libres tout en ne l'étant pas, c'est ça ?
ELLE : - Oui, disons que nous ne sommes jamais libres mais que quelquefois nous imaginons l'être, alors que d'autres fois, nous savons que nous sommes empêchés, comme quand par exemple, ayant la jambe cassée, je ne peux pas marcher. C'est parce que nous nous imaginons libres que nous nous accusons et que nous accusons.
MOI : - Il y a quelque chose qui ne va pas : car, quand vous pourrez de nouveau marcher, vous allez dire que vous avez retrouvé la liberté, et pourtant vous affirmez que la liberté n'existe pas.
ELLE : - La liberté, au sens de libre-arbitre, est tout à fait fictive, on ne l'aura donc jamais, on ne l'a jamais eue, mais la liberté de faire quelque chose, par exemple de voyager ou de manifester, c'est la capacité de voyager ou de manifester sans être empêché par un obstacle, qui peut être un état de l'esprit (une phobie, par exemple) ou du corps (une paralysie, par exemple), une personne ou plusieurs (on vous a enfermé), un État (on ne vous a pas accordé le droit de faire la chose en question), etc. Et cette liberté, on peut l'avoir, la perdre, la retrouver.
MOI : - On peut la découvrir aussi ?
ELLE : - Oui, selon les évolutions de la technique, de nouvelles libertés apparaissent : la liberté de naviguer sur le Net, de changer de sexe, etc.
MOI : Donc nier le libre-arbitre, ce n'est pas si gênant que ça ?
ELLE : - Disons que que ça nous met au niveau de tout ce qui existe !  Comme un nuage ou une fourmi, j'ai des conditions déterminées d'apparition, de développement, de disparition.  Je dépends du monde autour de moi et je cesserai d'être un jour, comme le nuage et la fourmi...
MOI : - Elle est triste, votre philosophie !
ELLE : - Ce qui est triste à mes yeux, c'est de se raconter des histoires sur ce qu'on est.
MOI : - Mais savez-vous que le libre-arbitre n'existe pas ? Je n'ai pas oublié que vous vous donnez par moments des airs sceptiques.
ELLE : - En toute rigueur, je ne sais pas que le libre-arbitre n'existe pas comme je sais que 2 + 2 font 4. C'est une certitude au coeur de la philosophie que je me suis faite au cours de ma vie.
MOI : - C'est votre religion ?
ELLE : - Non, la réfutation du libre-arbitre s'argumente et répond aux contre-arguments dirigés contre elle...
MOI : - Ah oui, et aucun des arguments n'est contraignant, c'est ça ?
ELLE : - Oui, la science ne démontre pas l'inexistence du libre-arbitre, pas plus qu'elle ne démontre son existence. Les choses étant ainsi, on a le choix entre dire n'importe quoi sur les sujets qu'elle ne traite pas ou s'efforcer d'en parler avec rigueur, honnêteté, sérieux. 
MOI : - On pourrait se taire aussi ?
ELLE : - Oui, d'un certain type de silence, rempli de bons arguments !

vendredi 5 mai 2023

Ça commence mal (9)

MOI : - Mais si vous êtes porté à douter, vous n'êtes donc pas athée ?
ELLE : - Disons que je suis athée au sens où je tiens pour vrai que Dieu n'existe pas, mais je reconnais ne pas savoir que Dieu n'existe pas.
MOI : - Ne peut-on vraiment pas le savoir ?
ELLE : - La réponse à la question dépend  en fait de la définition de Dieu. Si, comme les épicuriens, on croit qu'être un dieu, c'est être un objet composé d' atomes et situé dans l'espace, alors on peut savoir qu'on n' a découvert aucun objet de ce type dans l'univers. Mais si on définit dieu comme un être qui a créé l'Univers et qui n'est ni dans l'espace ni dans le temps, aucune enquête ne peut aboutir à son inexistence, puisque, dès le départ, sa définition en fait quelque chose dont on ne peut pas avoir l'expérience.
MOI : - Et par le raisonnement pur, on ne peut pas aboutir à la conclusion que son existence est impossible ?
ELLE : - Certes, si on prouvait que l'existence de l'univers implique logiquement l'inexistence de Dieu, ça serait un argument puissant en faveur de l'athéisme, mais ce n'est pas le cas. Tout au contraire, l'astrophysicien le plus éclairé peut croire en Dieu !
MOI : - Est-il réellement éclairé s'il croit en Dieu tout en étant scientifique ?
ELLE : - Oui, il est réellement éclairé scientifiquement mais il doit aussi penser que la connaissance scientifique n'est pas la seule connaissance. Il ne peut donc pas être scientiste et croire en Dieu.
MOI : - Je ne comprends pas : la théorie du Big Bang explique l'univers de A à Z, non ?
ELLE : - En effet mais le processus que la science décrit peut être attribué à la création de Dieu !
MOI : - Comment comprendre la création si le temps et l'espace ne sont pas antérieurs à l'univers ?
ELLE : - En effet mais ce que vous dites suppose qu'on ne dépasse pas ce que nous apprend la science, mais il n'y a pas de science justifiant l'idée que seule la science apporte une connaissance de la réalité, pas plus qu'il n'y a de raisonnement justifiant l'idée que seule la raison est un moyen de connaître la réalité.
MOI : - Je ne comprends pas votre dernier point.
ELLE : - C'est simple : si vous faisiez un raisonnement aboutissant à l'idée que la raison est le seul moyen d'aboutir à la connaissance, vous supposeriez ce que vous devez justifier, que la raison permet de connaître  la vérité, ici la vérité sur la portée du raisonnement.
MOI : - Le rationalisme ne peut donc pas être prouvé par la raison et si je vous comprends bien, c'est une des raisons pour lesquelles vous sympathisez avec le scepticisme. Cela dit, revenons à la religion : savez-vous quelque chose sur ses effets, indépendamment de la question de sa vérité ?
ELLE : - Ils peuvent être puissants, l'histoire l'a montré, et autant au service du bien que du mal !
MOI : - Vous aimeriez croire ? 
ELLE : - J'ai été croyante en effet dans mon enfance et je crois ne jamais avoir de plus forts plaisirs d'amour-propre qu'à cette époque.
MOI : - ?
ELLE : - Au sens où j'étais fière de pouvoir être, par moments du moins, aussi bonne que Dieu voulait que je sois. 
MOI : - Vous êtes nostalgique ?
ELLE : - Pas du tout, car non seulement la religion met la barre trop haut mais en plus elle se trompe à mes yeux sur l'identité de qui met la barre. 
MOI : - Met-elle la barre trop haut ou la place-t-elle tout simplement mal ? Pensez par exemple à la culpabilisation relative à la masturbation.
ELLE : - Sur ce point, je vous donne raison. Mais je pensais plutôt à l'altruisme qu'elle ordonne. J'en étais venue à croire que penser du mal de quelqu'un sans le dire est déjà un péché. Et cet oeil de Dieu, qui voit tout !
MOI : - D'un autre côté, elle doit favoriser chez quelques-uns l'acuité au niveau de l'introspection et donc une certaine lucidité sur les intentions.
ELLE : - Il se peut mais qui dit que cette vigilance ne se mêle pas à beaucoup d'illusions sur soi ?


mercredi 3 mai 2023

Ça commence mal (8)

ELLE : - Comment se défaire de ses illusions ? Ma foi, je crains que la pire des illusions ne soit de se croire débarrassé de toute illusion !
MOI : - Pourquoi la pire ?
ELLE : - Parce qu'alors on pense dogmatiquement qu'on est une fois pour toutes installé dans la vérité, si je peux m'exprimer ainsi.
MOI : - D'accord, mais comment se défaire au moins de certaines de ses illusions ?
ELLE : - Je ne sais pas si c'est un but qu'il faut se donner, j'ai plutôt tendance à penser que si l'on est constamment soucieux de connaître la vérité, alors quelquefois on réalise que ce qu'on croyait vrai jusqu'à présent était une illusion.
MOI : - Mais pourquoi ne pas se fixer comme but de les éliminer ?
ELLE : - Au moins, pour deux raisons : d'abord parce que, par définition, on ne peut  pas identifier ses illusions pour les combattre, vu que, si on a des illusions, elles ne nous apparaissent pas comme telles ! Ensuite, parce que ce combat serait si général et si vague, qu'on ne saurait pas sur quel front le livrer. En fait, il vaut mieux continuer de s'instruire dans les domaines qui nous intéressent déjà.
MOI : - Mais alors, cela revient au même de combattre l'erreur que l'illusion ?
ELLE : - En effet l'acquisition du savoir devrait éliminer les deux mais il est bon de garder en tête la distinction entre l'erreur et l'illusion, pour soupçonner par exemple que si on a du mal à voir comme des erreurs certaines de nos croyances passées, c'est peut-être qu'elles étaient des illusions qui nous facilitaient la vie. 
MOI : - Mais y a-t-il des domaines où il ne faut pas chercher à connaître la vérité ? Parce que ça serait en somme trop coûteux de la connaître.
ELLE : - C'est à chacun de juger de la dose de vérité qu'il peut accepter. Pensez par exemple à la connaissance d'une maladie grave, qu'elle touche nous-même ou un proche. Trop peu savoir risque de mettre notre vie en danger, mais trop savoir peut mettre notre moral en danger. 
MOI : - Vous ne pensez donc pas que la vérité vaut plus que tout ?
ELLE : - Non, bien sûr, d'abord parce qu'il y a des domaines où la connaissance de la vérité n'est pas intéressante, par exemple s'il pleut, est-ce intéressant de savoir le nombre de gouttes de pluie ?
MOI : - En fait rien n'est vraiment inintéressant en soi, c'est une affaire de contexte, non ?
ELLE : - C'est clair que si vous cherchez à fuir un orage, la connaissance la plus intéressante porte sur l'abri le plus proche, et si vous cherchez à connaître la quantité de pluie tombée, la connaissance du nombre  de gouttes n'est pas plus intéressante. Donc en effet selon nos buts, l'intéressant varie, mais la vérité, elle, ne varie pas selon nos intérêts !
MOI : - Si je comprends bien, vous ne placez pas la vérité au-dessus du bonheur ?
ELLE : - Ah, quelle question ! Vous savez déjà que je ne sais pas définir le bonheur... Disons que je place la vérité au-dessus de l'erreur et de l'illusion.
MOI : - Pourquoi donc ? Si vous êtes sceptique, vous pourriez ne pas savoir si la vérité est supérieure à l'erreur.
ELLE : - En effet si l'on réfléchit sur les effets de la connaissance de la vérité, on peut les mettre en question mais si l'on définit la vérité classiquement comme ce qui correspond aux faits, l'erreur est manifestement l'échec de cette correspondance. En somme c'est par définition que la vérité est supérieure à l'erreur, mais nous ne parlons alors ni de la connaissance de la vérité, ni de ses effets.
MOI : - Je ne comprends pas comment vous pouvez aimer le scepticisme et en même temps croire dans l'existence de la vérité. Ça ne serait pas plus cohérent de douter de l'existence de la vérité, comme on doute de l'existence de Dieu ou de la liberté ?
ELLE : - Répondez à cette question : pour quelle raison, selon vous, douterait-on de la vérité ? 
MOI : - Parce qu'on ne sait pas s'il est vrai que la vérité existe !
ELLE : - Voilà ! Vous comprenez que douter de la réalité de la vérité, c'est se demander si la phrase " la vérité existe " est conforme aux faits. Dit autrement, à partir du moment où on cherche à savoir, à connaître, on présuppose la vérité, comme correspondance aux faits. 
MOI : - Donc même les sceptiques croient dans la vérité ?
ELLE : - En fait ils ne disposent pas d'une seule vérité mais leur enquête, précisément cette enquête qui n'aboutit à aucune vérité, présuppose la vérité comme but de leur recherche. 
MOI : - Mais alors comment les sceptiques peuvent-ils ne pas se contredire ?
ELLE : - En se taisant ou en ne formulant que des questions ! 
MOI : - Donc il faut se taire sans donner les raisons de son silence, et surtout ne pas formuler de questions rhétoriques !
ELLE : - Exactement et c'est pour cela que c'est impossible de vivre conformément au scepticisme ! Pyrrhon, le fondateur, a fait quelquefois semblant de vivre selon sa doctrine, par exemple en n'évitant pas les dangers dans la rue, mais il ne doutait pas du fait que les disciples qui l'entouraient allaient en cas de problème veiller sur lui, comme on le ferait  avec un aveugle. Encore une fois le doute n'a de prix que comme moyen d'éviter l'erreur. 

vendredi 28 avril 2023

Ça commence mal (7)

ELLE : - Vous me provoquez ! Comment savoir ce qu'on voit ? On sait ce qu'on voit quand on peut le désigner par le mot approprié !
MOI : - Vous vous disiez sceptique et il vous suffit de disposer du nom commun ordinaire pour croire connaître ce que vous désignez par lui !
ELLE : - En effet, si je peux désigner par le mot " coquelicot " ce coquelicot que je vois dans ce pré, j'en ai une connaissance.
MOI : - Non, vous pouvez parfaitement savoir désigner correctement le coquelicot sans avoir une seule connaissance sur lui !
ELLE : - Que voulez-vous dire ?
MOI : - Que vous savez seulement comment la chose s'appelle en français sans pour autant connaître ses caractéristiques ! Et si vous connaissez, parce que vous avez fait de la botanique, les caractériques de l'espèce de fleur appelée " coquelicot " en français, c'est très probable que vous n'ayez pas de connaissances sur ce coquelicot-là, sur ce qu'il a d'unique.
ELLE : - Je dirais plutôt que c'est plus probable d'avoir des connaissances sur ce que tel coquelicot a de particulier que sur l'espèce à laquelle il appartient. On voit par exemple qu'il est un peu flétri, qu'un des  pétales est sur le point d'être emporté par le vent, etc.
MOI : - Et donc je dois m'en tenir à ces connaissances-là ?  Peut-être mais elles ne sont pas intéressantes... 
ELLE : - En effet, mais ce qui est plus intéressant, c'est l'idée que, dans beaucoup de situations, le mieux qu'on peut faire, c'est de décrire exactement et mieux encore, précisément, ce qui se passe, qui est le plus souvent assez ordinaire.
MOI : - Mais, quand on a des êtres humains sous les yeux, on peut faire quand même beaucoup mieux que s'en tenir à ce qu'ils montrent, non ?
ELLE : - Non, au plus, vous pouvez mieux voir que d'autres ce qu'ils montrent. 
MOI : - Mais on peut savoir sur eux des choses qu'ils ne montrent pas, par exemple leurs sentiments profonds, leurs convictions intimes, ce qu'ils sont vraiment, au-delà de ce qu'ils font voir d'eux-mêmes.
ELLE : - Si vous ne pouvez justifier ce que vous croyez qu'ils sont vraiment, par rien de ce qu'ils montrent, ma foi, le risque est grand que vous imaginiez ce qu'ils sont, soit parce que vous le désirez, soit parce que vous le craignez, comme l'hypocondriaque qui pense que ses résultats d'analyse vont être à coup sûr catastrophiques.
MOI : - Mais si la personne en question me donne raison quand je lui dis ce qu'elle est au plus profond d'elle-même, c'est bien la preuve que je vois juste !
ELLE : - Pas du tout, vos désirs peuvent coïncider, comme vos craintes.
MOI : - Mais alors on ne peut rien dire de vrai sur quiconque !
ELLE : - Disons que c'est difficile. D'autant plus que, si par exemple on identifie une conduite comme une preuve de jalousie, on a tendance à faire de la conduite jalouse un révélateur de ce qu'est la personne essentiellement et pour toujours. Sartre a raison sur ce point de dire que chacun garde pour soi la possibilité de changer et condamne les autres à un caractère défini une fois pour toutes. La Rochefoucauld aurait sans doute vu dans ce trait une manifestation de plus de notre amour-propre.
MOI : - Vous voulez dire que le changement dans la manière d'être est toujours possible ?
ELLE : - Je n'irai pas si loin car je suis porté à appeler possible seulement ce qui s'est réalisé.
MOI : - Je ne comprends pas.
ELLE : - Par exemple, si cette personne qui est depuis des années terriblement jalouse me montre un jour qu'elle ne l'est plus, je dirai rétrospectivement que la disparition de sa jalousie était possible. Mais avant qu'elle ne réalise cette possibilité, ce que j'appelais des possibilités la concernant n'étaient que des créations de mon imagination. Par exemple, je disais qu'il était possible qu'elle aille par jalousie jusqu'au meurtre, non parce que je le savais, mais parce que des gens jaloux  en arrivent à tuer. Si j'avais été rigoureux, j'aurais dû me contenter de dire : " quelques personnes jalouses comme elle ont dans le passé tué par jalousie ". À supposer que le fait soit vrai, c'est une connaissance de probabilités, comme celle du médecin qui annonce à son patient qu'il a 40% de chances de guérir. Il ignore complètement les possibilités de son patient, qu'il ne connaîtra qu' à partir du moment où elles se seront réalisées.
MOI : - Mais il y a des possibilités qui ne se réalisent pas ! Par exemple je suis célibataire mais j'aurais pu me marier, j'ai d'ailleurs failli !
ELLE : - Je soutiens qu'il n'y avait aucune possibilité de vous marier jusqu'à présent ! Quant au futur, je ne peux que vous parler de probabilités concernant des groupes dans le passé. 
MOI : - Je ne connais donc même pas mes propres possibilités.
ELLE : - Vous les connaissez une fois réalisées, sinon vous les espérez, ou vous les craignez. Dit autrement, le meilleur moyen de savoir qui vous êtes, c'est d'entreprendre, de faire, d'agir. 
MOI : - Mais pour agir, il faut connaître ses possiblités !
ELLE : - Plus exactement, il faut vous rappeler de ce que vous avez su faire et raisonner en termes probabilistes. Par exemple, vu votre niveau en ski, il est probable que vous n'ayez pas la possibilité de descendre sans tomber la piste noire.
MOI : - Des possibilités comme ça, ce n'est pas intéressant, ce qui est chouette, c'est des possibilités extraordinaires, comme celle de vivre une vie tout autre que celle qu'on a menée jusqu'à présent ! Par exemple partir faire un grand voyage en solitaire alors qu' on mené une vie sédentaire entouré d'amis et de sa famille...
ELLE : - Tant que vous ne l'avez pas fait, penser que vous pouvez le faire, c'est ce qu'on appelle prendre ses désirs pour des réalités, dit autrement une illusion.
MOI : - Mais comment se défaire de ses illusions ?


jeudi 20 avril 2023

Ça commence mal (6)

MOI : - Mon prof de philo disait que la nature humaine, ça n'existe pas et que tout est politique.
ELLE : - Les deux affirmations n'ont pas plus de sens l'une que l'autre !
MOI : - Pourquoi donc ?
ELLE : - À quoi opposait-il la nature ?
MOI : - À la culture, bien sûr. Tout est culturel, disait-il.
ELLE : - Bonne blague ! Vous allez comprendre pourquoi tout seul. Qu'est-ce que fait l'agriculteur ?
MOI : - Il cultive une terre, un sol.
ELLE : - Bien, et le sol en question, avant que l'agriculteur ne le travaille, il était cultivé, lui ?
MOI : - Non, bien sûr.
ELLE : - Vous pouvez conclure tout seul désormais pourquoi il est impossible que tout soit culturel.
MOI : - Parce que par définition la culture suppose la nature, qui est sa matière première. D'accord, je comprends, mais ça ne veut pas dire que l'idée que tout est politique, elle, n'a pas de sens.
ELLE : - Réfléchissez un peu et vous trouverez que c'est la même chose. C'est quoi la politique ?
MOI : - Mon prof disait que c'est l'organisation artificielle de la vie en commun.
ELLE : - D'accord, et la vie avant d'être organisée, elle est politique ?
MOI : - Ah oui, je comprends. Mais mon prof disait que même les phénomènes biologiques avaient une dimension culturelle et politique. Il prenait l'exemple d'un acte sexuel : on le fait d'une certaine manière, à un certain moment, il est légal ou non, etc.
ELLE : - Oui, il avait raison mais le vivant en tant que tel, lui, il est comme le climat était avant qu'on soit entré dans l' Anthropocène : il est naturel.
MOI : - Mais sait-on ce qu'est un humain vivant antérieur à la culture et à la politique ? Même son code génétique a des causes culturelles, si on envisage le fait que l'union des gamètes, qui lui a donné naissance, s'est faite dans des circonstances sociales déterminées !
ELLE : - Certes, mais ce n'est pas la société qui a décidé des lois biologiques du processus de fécondation.
MOI : - En effet, mais quand vous disiez vous méfier de l'anarchisme, je ne pense pas que vous faisiez référence à ce qui est contenu dans les manuels de biologie humaine.
ELLE : - Vous avez raison : dans ce cas je pensais à la dimension naturelle de l'agressivité humaine, c'est pour cette raison que je crois naïf d'accuser la culture et l'État de causer à eux seuls, cette agressivité. Je crois encore une fois que cette agressivité est une matière première, comme la sexualité, matière première que la culture et l'État modèle, organise, structure, utilise.
MOI : - Mais pourquoi l'homme serait-il agressif par nature ?
ELLE : - Ah, je ne peux pas donner de causes précises, mais si on raisonne dans un cadre évolutionniste, on peut imaginer qu'une espèce humaine sans agressivité aurait perdu un avantage par rapport aux autres espèces concurrentes.
MOI : - Je vois que votre scepticisme s'arrête aussi au darwinisme !
ELLE : - C'est vrai que je ne doute pas des connaissances scientifiques établies.
MOI : - Vous êtes donc scientiste !
ELLE : - Ça dépend du sens donné au mot : si vous appelez scientiste la croyance que la connaissance scientifique est la meilleure connaissance possible, je suis scientiste. Mais si vous voulez dire par là que la seule connaissance qui existe est de type scientifique, non alors je ne me reconnais pas dans le scientisme.
MOI : - Quelle autre connaissance que la connaissance scientifique reconnaissez-vous donc ?
ELLE : - La connaissance ordinaire, celle qui dit qu'en ce moment nous nous parlons, que moi, je m'appelle un tel et vous, un tel, etc.
MOI : - Mais les sceptiques ont douté aussi de cette connaissance ordinaire ?
ELLE : - C'est vrai, mais a-t-on vraiment de bonnes raisons d'en douter ? Je peux douter de l'état de la chaussette de mon pied droit  dans ma chaussure (a-t-elle un trou ou non ?), mais pas du fait que mon pied est dans la chaussure. 
MOI : - Le problème, c'est qu'on a appelé autrefois connaissance ordinaire des préjugés. Pensez donc à la connaissance ordinaire d'un raciste, d'un antisémite, d'un misogyne !
ELLE : - Je reconnais que vous avez raison. Dès qu'on donne de la valeur à quelque chose, le doute doit surgir, sauf si on ne fait que constater une valeur monétaire établie, fixée, comme quand on dit que dans tel restaurant le menu est à 20 euros. C'est pour ça que par connaissance ordinaire, j'entends la connaissance perceptive, je sais par exemple que je suis blonde, que nous sommes assis, etc.
MOI : - Ça ne va pas nous mener loin.
ELLE : - D'abord, ça se discute car la perception, associée à l'attention, peut nous faire découvrir beaucoup de choses qui passent inaperçues à première vue (par exemple la connaissance que vous prenez d'un tableau de Brueghel en le scrutant longuement vous permet de le connaître complètement, du moins en tant que surface peinte) ; ensuite dans certains cas, c'est conseillé, si on veut rester lucide, de ne pas aller loin, de s'en tenir à ce qu'on perçoit et de ne pas y associer ce qu'on imagine.
MOI : - Vous voulez dire que si, par exemple, je perçois un être humain qui fait la manche dans la rue, je dois en rester là, ne pas broder autour avec des jugements douteux.
ELLE : - Exactement, et croyez-moi que souvent c'est difficile de s'en tenir à ce qu'on a sous les yeux et de ne pas prendre ce qu'on perçoit comme prétexte pour déblatérer.
MOI : - Mais comment savoir vraiment ce qu'on a sous les yeux ?

dimanche 16 avril 2023

Ça commence mal (5)

MOI : - Et vous ne trouvez pas que la philosophie, c'est indispensable politiquement ?
ELLE : - En quel sens ?
MOI : - Dans le sens où philosophie rime avec démocratie et liberté !
ELLE : - Mais démocratie et liberté, au sens où vous l'entendez, je crois, c'est une affaire de politique.
MOI : - Justement, la politique est éclairée par la philosophie, non ?
ELLE : - Oui, mais pas spécialement la politique ! La philosophie cherche à connaître la réalité en général, donc en effet la réalité politique.
MOI : - Et elle la connaît ?
ELLE : - Ça va vous faire plaisir, je vais cesser un moment de faire le sceptique.
MOI : - Ah, la philosophie a réussi à savoir quelque chose,  en politique donc  ?
ELLE : - Ce n'est pas tant qu'elle a réussi à savoir quelque chose en politique qu'elle a réussi à comprendre qu'il ne faut pas confondre la politique avec la morale. C'est à Machiavel qu'on le doit.
MOI : - Si c'est ça la découverte de la philosophie, c'est plutôt décevant. Je suis fermement convaincu en effet que la politique devrait être morale, au lieu d'être immorale, comme elle l'est.
ELLE : - Mais Machiavel n'a pas dit qu'elle doit être immorale ! Elle doit choisir les meilleurs moyens en vue du bien commun.
MOI : - Le bien commun de qui ?
ELLE : - En premier lieu de ceux qui vivent à l'intérieur d'un même État.
MOI : - Et les étrangers ? Les réfugiés, par exemple ?
ELLE : - Le bien commun des États auxquels ils appartiennent englobe aussi le bien des citoyens qui les quittent. 
MOI : - Et les apatrides ? 
ELLE : - On peut alors envisager non seulement un bien commun national, mais un bien commun humain, pour le distinguer d'un bien commun international, qui renverrait au bien commun aux citoyens de toutes les nations. Mais le bien commun national est la fin première de l'État !
MOI : - Et comment alors la morale ne doit-elle pas guider la politique, si celle-ci vise le bien commun de tous les citoyens ?
ELLE : - Parce que le bien commun n'est pas nécessairement atteint par des moyens que la morale approuve !
MOI : - ?
ELLE : - Pensez par exemple aux services secrets qui ont pour fonction de protéger la sécurité nationale : leurs membres doivent mentir, voir commettre des actes pires.
MOI : - Mais ça ne veut pas dire que tous les moyens moraux sont inefficaces et tous les moyens immoraux efficaces ?
ELLE : - En effet et Machiavel n'a pas dit le contraire.
MOI : - Vous êtes bizarre ! Sceptique comme vous êtes, je m'attendais à vous voir enclin à l'anarchisme !
ELLE : - Vous voulez dire, enclin à organiser une vie commune sans un État qui contrôle tout et souvent diffuse des mensonges et commet des erreurs en vue de ce contrôle ?
MOI : - Exactement !
ELLE : - Vous oubliez que l'anarchisme est une philosophie politique particulière et que donc elle ne dispose pas d'un savoir affirmant que tout État est essentiellement mauvais.
MOI : - D'accord, mais pourquoi alors mettre au premier plan une autre philosophie, celle de Machiavel ?
ELLE : - Disons que je ne trouve pas d'objections sérieuses à l'idée qu'au niveau politique il peut être dangereux pour le bien commun de respecter la morale. L'exemple classique est celui des pacifistes qui, avant la deuxième guerre mondiale, par refus systématique de la violence, ont favorisé la montée du nazisme en Allemagne. 
MOI : - Et quelles objections sérieuses avez-vous donc contre l'anarchisme ?
ELLE : - Il me semble faire porter excessivement à l'État la responsabilité des maux et des malheurs qui ruinent la vie des citoyens, sans assez prendre en compte la nature humaine.
MOI : - Je n'en crois pas mes oreilles ! Vous croyez à la nature humaine ? Mais c'est complètement ringard !

samedi 8 avril 2023

Ça commence mal (4)

MOI : - Croyez-vous qu'on a raison de faire de la philosophie une condition du bonheur ?
ELLE : - C'est vrai que philosopher rend heureux, comme faire du vélo ou cuisiner, pour qui aime ces activités. Mais de là à faire de la philosophie une condition nécessaire du bonheur, il y a un pas...
MOI : - Cependant, en rendant  plus lucide, moins victime des idées fausses, la philosophie ne permet-elle pas de distinguer le vrai bonheur des bonheurs imaginaires ?
ELLE : - Si vous n'avez pas oublié nos précédentes conversations, vous devinez que les philosophes ne savent pas ce qu'est le bonheur ; en revanche c'est apparemment une occupation qu'ils aiment de se disputer en prétendant savoir mieux que leurs rivaux, passés ou contemporains, ce qu'est le bonheur... C'est d'ailleurs parce qu'on ne dispose pas d'un savoir sur le bonheur que j'ai les plus grandes méfiances à propos de l'utilitarisme qui fait du bonheur du plus grand nombre un élément-clé de sa morale !
MOI : - Quand j'étais en Terminale, mon professeur nous avait fait étudier la Lettre à Ménécée d'Épicure et je croyais bien alors devenir pour toujours un épicurien éclairé !
ELLE : - Votre professeur vous a enthousiasmé parce qu'il s'est bien gardé de présenter les critiques que les stoïciens ou les sceptiques ou les chrétiens faisaient des épicuriens. S'il l'avait fait, le ver du doute aurait corrompu votre beau petit fruit...
MOI : - Mais il faut bien un jour cesser de douter pour arriver à quelques chose !
ELLE : - Il faut cesser de douter si on arrive à quelque chose, en fait, si on arrive à quelque chose, on ne peut plus douter, sauf verbalement.
MOI : - Vous voulez dire ?
ELLE : - Que par exemple vous ne doutez pas du fait qu'on discute en ce moment ! Même si, dans une conversation philosophique, vous pouvez dire que vous en doutez, en réalité vous ne croyez pas à votre doute. Cela dit,  c'est un petit jeu qui plaît aux élèves : ils ont l'impression de décoller vers les hauteurs philosophiques.
MOI : - Donc la philosophie n'apporte rien concernant la question du bonheur ?
ELLE : - Si, elle apporte le doute, et peut-être que ce doute est bénéfique au moins pour les autres, car on ne risque pas de les contraindre à mener une vie dont ils ne veulent pas.
MOI : - Mais alors vous êtes un relativiste ?
ELLE : - Sur la question du bonheur, ça serait un peu fort de café de soutenir que son règlement n'est pas relatif à la philosophie particulière qu'on défend !
MOI : - Mais le bonheur n' a-t-il pas comme condition universelle le développement harmonieux de soi-même ?
ELLE : - Ce n'est qu'une des conceptions particulières de la vie heureuse et elle se heurte à l'impossible solution de la question suivante : qu'est-ce que ça veut dire " se développer harmonieusement " pour un homme ?  On peut peut-être y répondre s'agissant d'un pommier mais vous voyez que nous manque dans notre cas la définition vraie de l'homme réalisé, mûr, parfait !
MOI : - Et ce qu'on appelle le développement personnel ?
ELLE : - C'est une expérience ordinaire pour chacun de penser qu'il se développe bien ou mal ou médiocrement, entrent dans les causes de cette conception personnelle de ce que je dois être ma vie passée, mon histoire, mes croyances. Mais de là à croire que bien se développer pour moi, c'est suivre un chemin valable pour tout homme...
MOI : - Et vous êtes relativiste aussi en morale ?
ELLE : - C'est un peu pareil : j'ai honte quand je pense me comporter immoralement et je suis fier de moi si je parviens à agir selon la morale. Mais c'est au moment de définir ce qu'est la morale que ça se corse car on retombe sur la dispute...
MOI : - Mais c'est tout de même bien, la morale, non ?
ELLE : - Oui, mais c'est une tautologie.
MOI : - ?
ELLE : - Par définition, parler de la morale, c'est parler de quelque chose qui a de la valeur, qui est bien. Il en va de même avec la beauté. Si vous dites d'un tableau qu'il est beau mais qu'il n'a aucune valeur esthétique, on ne vous comprendra pas. Le problème surgit quand on se demande pourquoi la morale a de la valeur : est-ce quelque chose que les hommes inventent ou bien quelque chose qu'ils découvrent ? Et s'ils l' inventent, y a-t-il plusieurs inventions différentes possibles et d'égale importance ?
MOI : - Et quelle est votre position ?
ELLE : - Je reste sceptique bien sûr !
MOI : - Mais on ne peut pas se passer de la morale ?
ELLE : - À en juger par les dégâts que peuvent faire les hommes immoraux, c'est difficile de dire que la morale n'est pas quelquefois bonne pour la vie en société.
MOI : - Pourquoi quelquefois seulement ?
ELLE : - Pensez à la morale nazie !
MOI : - Mais il n'y a pas de morale nazie !
ELLE : - Comment le savoir si on ne dispose pas d'une définition vraie de la morale ? On peut dire qu'il n'y a pas de mathématiques nazies parce qu'on sait au moins vaguement ce que sont les mathématiques. Mais pour la morale...
MOI : - Alors la philosophie n'est pas un élément de l'éducation morale ?
ELLE : - Je ne vais pas jusque là ! La formation philosophique, en apprenant à clarifier, distinguer, préciser, en donnant aussi une connaissance critique des diverses morales philosophique, etc. aide à mettre un peu de lumière dans le brouillard des discussions morales, mais en effet, elle ne fait pas voir le soleil du Bien...
MOI : - Vous le regrettez ?
ELLE : - Si un télescope ne permet pas de voir un astre qui n'existe pas et n'a jamais existé, pense-t-on que c'est un mauvais télescope ? 

vendredi 7 avril 2023

Ça commence mal (3)

MOI : - Malgré ce que vous dites, vous avez consacré votre vie à enseigner la philosophie ! Ce n'est pas logique.
ELLE : - Oui, je me faisais sans doute de multiples illusions et je me demande aujourd'hui si faire de la philosophie n'est pas toujours chargé d'illusions, dont celle de croire qu'en réfléchissant on va pouvoir arriver, sur un problème donné au moins, à une connaissance désillusionnée. Je me dis quelquefois que choisir la philosophie, c'est mettre la barre trop haut. 
MOI : - Vous voulez dire que vous regrettez de ne pas avoir choisi plutôt la science ?
ELLE : C'est qu'une fois mordu par la philo, le travail scientifique est plat. Mais d'un autre côté, quand on essaie de prendre de la hauteur avec les sciences, en posant des problèmes du genre : qu'est-ce que la science ?, on retombe dans les disputes. Regardez pourtant comment certains scientifiques voient dans la philosophie un couronnement de leur carrière, comme s'ils montaient dans la hiérarchie des savoirs !
MOI : - Et les philosophes, ils aiment la science ?
ELLE : - D'un côté, s'ils sont lucides sur l'histoire de la philosophie, ils se rendent compte que les progrès des sciences appellent souvent aux contestations des philosophies établies ; de l'autre, par leur formation, ils ont en général peu de connaissances scientifiques de première main. Ils répètent ce qu'ils ont lu dans des livres de philosophie des sciences. Là encore, la crédulité, ou si vous préferez un terme moins cruel, la confiance, est une condition de la culture philosophique. Bien sûr certains, bien rares, cumulent la culture philosophique et une culture scientifique déterminée (physique, mathématique, etc), mais qui les comprend ? Qui peut les juger ? Le résultat, c'est que souvent les profs de philo, surtout dans l'enseignement secondaire, répètent ce qu'on leur a dit tout en commandant à leurs élèves de toujours juger par eux-mêmes !
MOI : - Vous êtes bien amer ! Mais, au fait, j'ai entendu dire que certains philosophes, qu'on appelle les analytiques, sont meilleurs que les autres. C'est vrai ?
ELLE : - Oh, ça, c'est une rumeur. C'est vrai que si on reçoit une formation analytique, en général on sera nourri de logique et encouragé à developper des qualités comme la rigueur, la précision, la clarté, la sobriété, on se méfiera donc des enthousiasmes et des délires, mais toutes les divisions qu'on trouve dans la philosophie qu'on appelle continentale, on les retrouvera dans la philosophie analytique : il y aura des dualistes et des monistes, des partisans et des adversaires du libre-arbitre, des croyants, des athées et des agnostiques, etc. 
MOI : - D'accord, mais peut-on tout de même faire une différence entre un vrai philosophe et un charlatan ?
ELLE : - Sans formation philosophique approfondie, je veux dire qui dure plus que l'année de Terminale ! Non ! D'ailleurs ceux que le grand public appelle philosophes sont généralement jugés des charlatans par la profession. 
MOI : - Mais qu'est-ce qu'un charlatan en philosophie ?
ELLE : - C'est forcément quelqu'un qui a une formation philosophique initiale minimale (sans quoi il n'aurait pas les moyens de faire semblant) mais qui base ses écrits ou ses paroles sur des affirmations qu'il présente comme incontestables à son public mais qui sont, du point de vue de la profession, on ne peut plus fragiles. Par exemple il partira d'une définition péremptoire du temps alors que les professionnels savent qu'on n'a pas de savoir philosophique sur le temps (la dispute entre ceux qui pensent que le temps existe en dehors de l'esprit et ceux qui pensent que non, n'est pas réglée ! Est-elle réglable ?). 
MOI : - Il y a des charlatans parmi les professeurs de philo en lycée ?
ELLE : - J'espère que non ! Plus sérieusement, il faut beaucoup de vertus pour enseigner aux lycéens car ils font d'autant plus confiance qu'ils aiment leur professeur. On peut donc former à volonté des brigades de petits kantiens ou de petits nietzschéens, etc., selon son goût personnel.
MOI : - Vous ne méprisez pas les élèves en vous exprimant ainsi ?
ELLE : - Pas du tout ! Les élèves jouent souvent formidablement bien le jeu de la réflexion philosophique mais, sans qu'ils puissent s'en rendre compte, ils réfléchissent librement et spontanément  dans le cadre du jeu particulier que vous introduisez dès les premières heures et sur l'arbitraire duquel vous n'avez pas intérêt à insister, si vous voulez faire bien marcher la classe et mobiliser les intelligences.
MOI : - Mais alors il faudrait plusieurs années de philosophie au lycée ?
ELLE : - Oui, ainsi les élèves, dynamisés par l'amour de leurs professeurs successifs, en viendraient à réaliser mieux ce qu'est la philosophie ! Mais ça serait dur d'enseigner en deuxième ou troisième année ! 

mercredi 5 avril 2023

Ça commence mal (2)

MOI : - Mais alors à quoi peut servir la philosophie, si toutes les convictions philosophiques sont fragiles ? En quoi est-ce donc utile d'enseigner la philosophie à tous les lycéens par exemple ?
ELLE : - Je dirais que la philosophie est un moindre mal. Si on n'en fait jamais, on traverse l'existence avec des certitudes jamais discutées.
MOI : - À quoi bon mettre en doute nos certitudes de départ si c'est pour les remplacer par d'autres pas plus fondées ?
ELLE : - Les positions philosophiques sont plus solides que les certitudes de départ, car elles se nourrissent des objections qu'on leur fait pour consolider leurs points faibles, mais elles ne forment en effet pas un savoir.
MOI  : - Elles sont personnelles ?
ELLE : - Non, pas plus que les opinions de départ. Comme elles, elles sont héritées mais dans le cas de la philosophie, l'héritage est conscient.
MOI : - Que voulez-vous dire ?
ELLE : - La chose suivante : quand on apprend la philosophie, on sait que ce qu'on apprend, ce n'est pas la réalité mais ce qu'a écrit tel ou tel sur la réalité. Bien sûr, si on prend le temps de lire et de comprendre la philosophie, c'est parce qu'on croit que le philosophe qu'on lit a une lucidité supérieure à la nôtre, voire à tous les autres. C'est pour cette raison que certains lecteurs s'appellent au bout d'un certain temps kantien, wittgensteinien, heideggerien, etc.
MOI : - Mais on ne peut pas lire les philosophes sans prendre parti ?
ELLE : - Si, bien sûr, mais d'abord on entre dans la philosophie guidé par un ou des professeurs qui en font l'éloge et puis le philosophe qu'on lit prétend avoir raison contre les idées toutes faites ou les autres philosophes, et comme on n'est pas armé pour résister à son entreprise de persuasion, on mord à l'hameçon. 
MOI : - Mais j'ai entendu dire que les philosophes raisonnent, avancent des arguments et vous, vous les décrivez comme des rhéteurs !
ELLE : - C'est vrai, ils justifient ce qu'ils disent, c'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles on est séduit quand on les lit, ils s'adressent à notre intelligence. À les entendre, ils prouvent leurs positions. Et pour montrer leur supériorité quelquefois,  ils font même parler leurs adversaires. Mais leurs raisonnements ne sont jamais contraignants au sens où le sont des raisonnements mathématiques, qui conduisent l'auditeur, qu'il le veuille ou non, à une conclusion indiscutable. Leurs références aux faits ne sont pas plus impérieuses : Nietzsche par exemple commence son oeuvre philosophique par une réflexion sur le fait de la tragédie grecque mais il a une manière initiale à lui de la décrire ; aussi, quand  on veut apprendre ce qu'est la tragédie grecque, on ne doit pas lire Nietzsche mais les historiens contemporains qui en ont fait leur spécialité...
MOI : - Mais aucun philosophe n'a jamais voulu vraiment partir du début, je veux dire sans s'appuyer sur des points de départ au fond fragiles ?
ELLE : - Si, bien sûr, parmi eux il y a eu Descartes qui a rêvé de débarrasser son esprit de toutes les certitudes discutables. De son point de vue, il l'a fait mais du point de vue de qui creuse plus que lui, il ne l'a pas fait. Lui aussi avait des présupposés indiscutés, par exemple il était sûr que la vérité s'obtient t par réflexion interne et solitaire de l'esprit, esprit qu'il distingue dès le début du corps.
MOI : - Et les philosophes sceptiques ?
ELLE : - Eux, ils ne peuvent pas faire autrement que détruire les convictions philosophiques, en prenant bien garde de ne pas leur en substituer de nouvelles. Leurs modes d'expression favoris sont le silence et l'interrogation. Et si vous les suivez, c'est comme si vous mangiez maigre tous les jours !


dimanche 2 avril 2023

Ça commence mal (1)

MOI : - Vous  qui dites vous passionner pour la philosophie depuis plus de 50 ans, dites-moi donc ce qu'elle est !
ELLE : - Vous m'embarrassez car je peux bien vous répondre mais je sais que ce n'est pas une réponse vraie.
MOI : - Comment est-ce possible de passer sa vie sur quelque chose qu' on connaît à moitié ?
ELLE : - Pour être honnête, je ne peux même pas dire que je connais la philosophie à moitié ou à peu près, car quand on a une connaissance approximative, on sait indubitablement certaines choses : par exemple, si je connais de vue quelqu'un, je sais qu'il est de tel sexe, jeune ou vieux, etc. Or, de la philosophie, je ne peux rien dire de certain.
MOI : - Pourquoi alors m'avez-vous dit que vous êtes tout de même capable de répondre à ma question ?
ELLE : - Parce que dès qu'on fait de la philosophie, on s'en fait une image, on a des croyances sur elle, et au fil du temps, on pense les améliorer, mais il suffit de vouloir les partager avec une personne ayant comme soi-même une formation philosophique, mais de nature différente, pour réaliser que le premier mot que vous prononcez dans le but de définir la philosophie peut être légitimement contesté. 
MOI : - Pourquoi dites-vous que seule une personne ayant une culture philosophique est en mesure de discuter ce que vous présentez comme la définition de la philosophie ?
ELLE : - Parce que les autres sont portés à la croire vraie !
MOI : - Pourquoi, si elle n'est pas vraie ?
ELLE  : - Parce qu'elle est vraisemblable, qu' elle sonne vrai et puis sans doute parce qu'on reprend une définition dont ils ont déjà entendu parler. Et qu'ils désirent fortement s'approprier quelque chose dont on dit que c'est précieux !
MOI : - Vous ne pouvez pas donner un exemple de définition vraisemblable ?
ELLE : - Si, bien sûr. On dit que la philosophie, c'est la critique des opinions reçues, c'est leur dire non.
MOI : - Oui, j'ai déjà entendu ça quelque part, mais pourquoi cette définition n'est-elle pas vraie ?
ELLE : - Entre autres, parce qu' on ne dispose pas d'une définition vraie de l'opinion ! Certes les dictionnaires font l'inventaire des sens donnés au mot " opinion " mais ce qu'ils ne disent pas, c'est si l'opinion existe et ce qu'elle est en vérité. Et puis on ne sait pas plus s'il est bon de combattre les opinions reçues...
MOI : D'accord, mais quel est le sens philosophique d'opinion ?
ELLE : - Il n'y en a pas un, mais plusieurs, autant que de philosophies particulières.
MOI : - Mais alors on peut bien connaître le sens d' opinion pour tel philosophe ?
ELLE : - Oui, cependant c'est déjà toute une affaire, car généralement les philosophes ont varié dans les sens qu'ils donnaient aux mots qu'ils utilisaient. Et puis surtout ça n'assure en rien que vous connaissez alors grâce au philosophe en question ce qu'est l'opinion. Caricaturons un peu : le fait qu'un auteur donne des sens différents au mot fantôme, que vous  les connaissiez et que vous connaissiez aussi les autres sens que les auteurs ont donnés au même mot (ajoutons aussi le fait que vous sachiez les traductions de tous ces sens dans de multiples autres langues) ne garantit en rien que vous ayez la moindre connaissance vraie sur le fantôme. Si vous êtes athée, mettez Dieu à la place de fantôme !
MOI : - Mais si vous avez raison, comment se fait-il qu'on fasse de la philosophie ?
ELLE : - Sans doute parce que par amour-propre on pense faire mieux que les autres et qu'on est entouré de personnes qui pensent comme nous et  qu'on lit des personnes qui ont pensé comme nous et  qu'on est cru par des personnes qui ne sont pas très exigeantes en termes de preuves !
MOI : - Alors il y a un malentendu  au départ des formations philosophiques ?
ELLE : - Oui, en un sens. Au début d'un enseignement de la philosophie, on devrait tenir le discours que je tiens, mais si on le tient et si on est cru, alors le public se détournera de nous car il a hérité d' une idée bien plus haute de la philosophie et il est donc déçu par ce que, toi, tu juges honnête de transmettre.
MOI : - Alors ou on trompe sur la marchandise ou on ne vend rien ?
ELLE  : - On peut dire les choses comme ça. Mais attention à ce que je viens de vous dire !  Je n'ai fait que développer l'image sceptique de la philosophie...