mardi 20 juin 2023

Ça commence mal (13)

MOI : - À la suite de notre dernière conversation, je me demande ce qu'on a vraiment à soi...
ELLE : - Vous voulez dire d'un point de vue psychologique ?
MOI : - Oui, plutôt. 
ELLE : - Sur ce point, je serais plutôt sceptique.
MOI : - J'imagine...
ELLE : - Oui, pour savoir ce qui est commun entre une personne et les autres, il faut comparer, or, pour comparer, il faut percevoir les choses comparées dans un espace et un temps partageables avec les autres.
MOI : - Pourquoi partageables avec les autres ?
ELLE : - Parce que pour être assuré que la comparaison est justifiée, il faut qu'elle soit confirmée par d'autres observateurs.
MOI : - Je vous trouve étonnamment peu sceptique, parce qu'on peut se demander si les autres avis ne sont pas tout aussi peu fiables que le nôtre, voire moins fiables.
ELLE : - La comparaison doit être faite par des spécialistes, pensez à la comparaison entre deux radiographies.
MOI : - Mais qui est spécialiste de moi ? N'est-ce pas moi ?
ELLE : - Si vous vous considérez comme le seul spécialiste de vous-même, la porte est ouverte à tous les délires sur vous-mêmes. En fait, on ne demande pas un spécialiste des personnes, mais de leurs actions. 
MOI : - Vous voulez dire que par exemple ma jalousie sera comparée à celle d'autrui par le moyen d'une comparaison entre les actions. Ça me paraît vraiment superficiel, car je peux ressentir une jalousie formidable sans jamais la manifester, alors qu'un autre, pour faire l'intéressant par exemple, peut mettre en scène une jalousie beaucoup moins intense que la mienne, non ?
ELLE : - Vous avez raison, mais comment êtes-vous arrivé à l'idée que votre jalousie est au plus haut degré alors que celle d'autrui est peu développée ?
MOI : - Je l'ai sentie, pardi. 
ELLE : - Vous avez senti la vôtre, mais pas celle d'autrui, donc vous vous appuyez bien sur ce que l'autre dit, fait, montre de lui pour déclarer que somme toute il est bien peu jaloux. Mais vous ne pouvez pas comparer un ressenti à des actions, pas plus que vous ne pouvez le comparer à celui d'autrui, vous en êtes donc bel et bien réduit à vous observer, vous et autrui en tant que vous avez un certain comportement public, je veux dire observable en droit par les autres.
MOI : - Pourquoi en droit ? 
ELLE : - Parce qu'en fait vos actions, vos comportements ne sont souvent observés par personne, même s'ils pourraient l'être, dans d'autres circonstances.
MOI : - Et les rêves ? N'en suis-je pas le seul spécialiste ?
ELLE : - Vous en êtes le seul témoin, mais être témoin ne veut pas dire être spécialiste. On l'oublie trop aujourd'hui, avec l'importance qu'on donne aux témoignages. 
MOI : - Je vous prends en flagrant délit de précipitation ! N'est-on pas témoin seulement de phénomènes extérieurs à soi ? C'est la raison pour laquelle un fait peut être remarqué par un nombre indéfini de témoins, mais, pour mes rêves, c'est hors de question. Je n'ai pas à appeler aux témoignages d'autrui pour savoir à quoi j'ai rêvé.
ELLE : - Vous avez raison, je m'exprime trop vite ! Se souvenir d'un rêve n'est pas du tout pareil à se souvenir d'un fait passé. Mais de là à penser que vous êtes pour cette raison le seul à connaître vos rêves, il y a un pas...
MOI : - Je suis le seul à pouvoir dire que j'ai fait tel ou tel rêve !
ELLE : - Oui, de même que le médecin que vous consultez pour la première fois ne sait pas que vous avez eu tel ou tel symptôme avant que vous ne le lui disiez.
MOI : - Mais les rêves sont beaucoup plus privés que les symptômes physiques car ces derniers peuvent souvent être observés par les autres.
ELLE : - Je vous l'accorde, les rêves ne sont pas observables en droit, ne le sont que leurs manifestations extérieures, voire neurologiques et pour l'instant on ne peut pas inférer de manifestations externes, mêmes cérébrales un quelconque contenu onirique.
MOI : - Même si on le peut un jour, il y aura toujours quelque chose de privé, qui est précisément le fait de vivre le rêve que le neurologue aura inféré.
ELLE : - Certes mais vivre un rêve suffit-il à le connaître ?
MOI : - Mais pouvoir décrire son rêve, n'est-ce pas le connaître ?
ELLE : - Décrire un nuage sert en partie à l'identifier, mais si vous ne disposez d'aucune connaissance des nuages, vous ne saurez pas le type auquel il appartient, ce qui vous empêchera de connaître les causes de sa formation, ses évolutions possibles, ce qu'il permet de pronostiquer, etc.
MOI : - Donc la plus privée des choses privées est la plus mal connue ? Puis-je aller jusqu'à dire que plus c'est privé, moins c'est connaissable ?
ELLE : - Peut-être, mais vous allez vous faire des ennemis...
MOI : - C'est décevant en effet de penser que le savoir sur soi s'arrête précisément là où il semble qu'il devrait commencer, à l'intime. Donc l'intime est, selon vous, du domaine de la rêverie, de l'imagination...
ELLE : - Sans doute et une imagination qui n'a rien d'intime !
MOI : - ???
ELLE : - En effet chacun se fait sur ses rêves des idées qui ne sont pas séparables de ce qu'on en dit dans sa société.
MOI : - Ce qui veut dire que ma connaissance de l'intime ne sera vraie que si on dispose d'une science de l'intime ?
ELLE : - Ou plus exactement d'une science des manifestations publiques de l'intime !




samedi 3 juin 2023

Ca commence mal (12)

MOI : - J'ai pensé à ce que vous m'avez dit, que notre langue maternelle est au coeur de notre esprit, mais j'ai trouvé que ça revient à sous-estimer à quel point nous sommes seuls.
ELLE : - Mais non, nous discutons ensemble !
MOI : - Ne vous moquez pas de moi ! Vous savez bien ce que je veux dire par " seuls ", non ?
ELLE : - Moi, je n'entends par " seul " que deux choses : ou bien on est physiquement seul, ou bien on l'est psychiquement.
MOI : - Voilà, quand je dis que nous sommes seuls, je veux bien sûr dire que nous le sommes psychiquement.
ELLE : - Mais nous pouvons ne pas être seuls psychiquement, pourquoi choisir de dire un peu dramatiquement que nous sommes seuls, comme si ça faisait partie de la condition humaine ?
MOI : - Parce que ça en fait bien partie ! Les hommes sont seuls essentiellement et toujours. 
ELLE : - Mais non, ils le sont de temps en temps, accidentellement.
MOI : - Je ne vous comprends pas. Ne voyez-vous pas que, même au coeur de l'amour, de l'amitié, chacun est seul ?
ELLE : - Vous voulez dire que vous  êtes toujours incompris, abandonné à vos soucis, au coeur même de l'amour, mais alors c'est que vous n'êtes pas vraiment aimé. En effet, aimer quelqu'un, c'est s'efforcer de le comprendre, y parvenir, le soutenir, l'éclairer dans les moments douloureux qu'il traverse.
MOI : - D'accord, mais même si je suis entouré, compris, épaulé, je reste seul !
ELLE : - Pourquoi dites-vous ça ? Expliquez-moi.
MOI : - Je veux dire par exemple que, même si quelqu'un répond à mon amour du mieux qu'il peut, ce que je ressens, je suis seul à le ressentir, même si je l'extériorise par des mots, même si je lui communique mon sentiment aussi par des gestes, des caresses, etc.
ELLE : - Mais si la personne, que vous aimez, se conduit avec vous, comme vous avec elle, si votre amour est partagé, vous n'êtes plus seul !
MOI : - Bien sûr que si, parce que mon amour n'est pas le sien et qu'elle ne peut pas ressentir le même amour que celui que je ressens !
ELLE : - Je crois qu'en disant que vous êtes toujours seul, vous voulez  juste dire que vous êtes une autre personne qu'elle. Vous donnez en fait un tour larmoyant à une lapallissade !
MOI : - Non, je suis juste plus lucide que vous ! Chacun est enfermé en soi, il n'y a pas vraiment d'union entre les personnes, encore moins de fusion. 
ELLE : - C'est une question de vocabulaire ! Si, par union psychique, vous voulez dire quelque chose d'autre que le partage réciproque de son intimité, si par exemple vous pensez à quelque chose comme l'union de deux gouttes d'eau en une seule, alors oui, il n'y a pas d'union possible entre deux personnes.
MOI : - Vous voyez bien que j'ai raison !
ELLE : - Là où je ne partage pas votre avis, c'est quand vous présentez ce que vous appelez solitude comme un malheur fatal. En fait vous paraissez regretter quelque chose qui n'est même pas concevable. En effet essayez d'imaginer ce que ce serait pour vous ne plus être seul dans le sens que vous donnez à cet adjectif.
MOI : - La personne pourrait voir le monde avec mes yeux !
ELLE : - Elle le peut si elle fait l'effort de vous comprendre ou si spontanément vous partagez le même point de vue sur telle ou telle chose.
MOI : - Oui, mais son point de vue restera un autre point de vue que le mien ! Et c'est ça que je trouve douloureux.
ELLE : - Parlons un peu chapeaux, puisqu'il se trouve que vous en portez un.
MOI : - ???
ELLE : - La personne que vous aimez peut-elle porter le même chapeau que le vôtre ?
MOI : - Bien évidemment, si elle achète le même. 
ELLE : - Vous dites que c'est le même chapeau mais en fait c'est un autre, qui est identique au vôtre. 
MOI : - Oui, bien sûr, ça va de soi, on est deux, on ne peut pas porter le même chapeau, strictement parlant, en même temps !
ELLE : - Voilà ce que je voulais vous faire dire : à partir de là, concevez votre amour comme votre chapeau ; au mieux, l'autre personne peut ressentir le même amour que vous comme elle porte le même chapeau, mais on ne peut pas aller plus loin, car par définition, elle n'est pas vous et si elle devenait vous, elle ne serait plus elle. Ce que vous appelez la fin de la solitude, ce serait un état contradictoire où chacun serait à la fois lui-même et un autre, comme si je pouvais porter  le chapeau que vous portez sur la tête tout en le laissant en place sur la vôtre.
MOI : - Vous avez beau faire avec vos raisonnements, je me sens terriblement seul.
ELLE : - Ce qui est terrible, c'est que, partant comme ça, vous le serez toujours. Mais creusez : vu que vous ne parvenez pas à donner du sens à ce que serait la fin de cette solitude, à ce que serait ne plus être seul dans ce cas, n'utilisez plus ce mot attristant. La réalité, c'est qu'il existe une multitude d'êtres humains et que vous en êtes un, un seul ! En fait vous rêvez de ne plus être une corps solide, distinct des autres, vous aimeriez être un liquide !
MOI : - Si vous avez raison, comment ça se fait que ce sentiment de solitude est quelque chose de très partagé ?
ELLE : - C'est précisément parce qu'on est rarement seul à ressentir ce qu'on ressent !

mercredi 31 mai 2023

Ça commence mal (11)

MOI : - J'ai lu qu'on peut douter de l'existence du monde extérieur. Ça doit vous plaire, à vous la sceptique ?
ELLE : - Ah non, ce doute, je ne le partage pas !
MOI : - Pourtant on ne peut pas prouver par un raisonnement que le monde extérieur existe. Qu'est-ce qui nous assure donc que la seule chose qui existe, ce n'est pas mon esprit, ma conscience ?
ELLE : - C'est vrai que, si on suit le chemin de Descartes en doutant de tout sauf du fait que soi-même on pense, alors on ne peut pas se prouver  à soi-même grâce à une perception ou à un argument rationnel que le monde extérieur existe, parce que, d'une part, la perception peut être interprétée comme une image venant de mon esprit et parce que, d'autre part, l'argument, aussi rationnel soit-il, peut toujours être mis en doute, au besoin en invoquant un dieu trompeur qui nous fait croire à tort que l'argument en question est tout à fait rationnel !
MOI : - Vous ne suivez donc pas le chemin de Descartes ?
ELLE : - En effet, je pars de la réalité du monde, donc de celle de moi-même, en tant qu' homme.
MOI : - Pourquoi dites-vous " homme " et pas " esprit " ou " conscience ", comme on le dit ordinairement ? On utilise aussi, je crois, le terme de " subjectivité ", qui semble un synonyme.
ELLE : - Parce que dire de l'homme qu'il est esprit avant tout, c'est le mutiler ! On le prive du corps et de tout le monde physique environnant.
MOI : - Le monde de la nature ? 
ELLE : - Je pense plutôt à tous les objets qui dans l'espace entrent en contact avec notre corps, qu'il s'agisse du soleil ou de vous en train de me parler. Ce n'est donc pas le monde de la nature au sens où on l'oppose au monde de la culture. Les deux s'y mêlent toujours : par exemple, si les rayons du soleil nous touchent comme ils nous touchent en ce moment, c'est bien sûr à cause de la position du soleil dans le ciel, ce que vous appellerez sans doute naturel, mais c'est aussi à cause de l' architecture du bâtiment dans lequel nous nous trouvons, à cause des positions que nous avons prises, l'un et l'autre, dans ce bureau (par politesse, je vous ai laissé le meilleur siège, celui où vous ne risquez pas d'être éblouie par la lumière du soleil), c'est donc par un ensemble de causes que vous appellerez, cette fois, culturelles, n'est-ce pas ?
MOI : - Oui, en effet. Mais n'est-ce pas terriblement réducteur d'envisager notre relation humaine comme une relation entre deux corps, alors que précisément nous parlons de philosophie ?
ELLE : - En effet, nous n'avons par une relation qu'on appelle physique ! Mais, quand nous nous parlons et nous nous comprenons, ce sont des ondes physiques que nous émettons et qui font vibrer nos tympans !
MOI : - Oui, mais le sens de ce que nous disons n'est pas physique, lui !
ELLE : - C'est un fait, mais pouvez-vous concevoir un sens qui serait indépendant d'un support physique, matériel, perceptible par un ou plusieurs sens ?
MOI : - Ça doit bien exister, pour que soit possible l'immortalité de l'esprit, sans présence du corps !
ELLE : - C'est précisément parce que je ne doute pas du fait que tout sens a comme  condition quelque chose de physique qui le véhicule, que je ne crois pas dans l'immortalité de l'esprit. C'est aussi une des raisons pour lesquelles ça me hérisse de voir souvent l'être humain transformé en esprit ou subjectivité, comme vous avez dit.
MOI : - Ça vous plairait plus qu'on dise cerveau au lieu d'esprit ?
ELLE : - Réfléchissez un peu ! Dire des hommes que ce sont des cerveaux serait une autre manière, symétrique, si on peut dire, de les défigurer. Car, en réduisant les hommes à leur corps et précisément à un organe de leur corps, on mettrait au second plan tous les phénomènes mentaux et on cesserait de pouvoir expliquer des foules de choses.
MOI : - Comme par exemple ?
ELLE : - Comme par exemple le fait que nous sommes dans ce bureau.
MOI : - ?
ELLE : - Et oui, nous sommes ici parce que vous avez voulu vous entretenir avec moi, en vue de publier cet entretien dans votre revue, n'est-ce pas ?
MOI : - En effet !
ELLE : - Or, si on ne disposait que de la connaissance de nos deux cerveaux, on serait bien en peine de donner cette explication, qui pourtant est la bonne pour rendre compte de notre présence commune ici, ce matin.
MOI : - Mais vous venez de dire que notre réunion est un contact entre nos corps, c'est donc aussi un contact entre nos cerveaux !
ELLE : - Oui, mais l'explication qui convient pour rendre compte de notre réunion n'est pas neurologique, elle est, disons, sociale et psychologique.
MOI : - Mais à vous entendre, le social et le psychologique ont aussi une dimension physique, puisque nous sommes toujours des corps en relation les uns avec les autres.
ELLE : - Bien sûr, mais de même que je n'explique pas le sens du mot âme en énumérant les sons qui le composent, je n'explique pas le sens de notre rencontre en décrivant le corps ou le cerveau qui nous constituent. Pour en revenir à notre sujet, je ne doute pas de la réalité du monde extérieur, parce que, dès que je me dis intérieurement que seul mon esprit existe, j'ai immédiatement conscience que je le dis grâce à des mots que j'ai en tête parce que d'autres me les ont dits en faisant vibrer mes tympans un certain jour, à un certain endroit, d'une certaine manière. Autrement dit, j'ai toujours conscience de la matérialité de mes outils les plus spirituels !
MOI : - Et aussi de leur dimension sociale !
ELLE : - Vous me comprenez mieux : en effet, cette langue française, qui est, pour nous deux, notre langue maternelle, est certes ancrée au coeur de notre esprit mais elle est d'abord un fait social ! Et donc il y a quelque chose de ridicule quand on pense, dans les mots de cette langue, être le seul au monde !



dimanche 14 mai 2023

Ça commence mal (10)

MOI : - Ce qui me frappe chez vous, c'est que vous avez beau être philosophe, vous parlez comme tout le monde !
ELLE : - À quoi pensez-vous donc ?
MOI : - Par exemple, vous ne croyez pas à la liberté et pourtant vous dites comme tout le monde " j'aurais pu, j'aurais dû ", alors qu'en toute rigueur, selon vous, vous avez fait ce que vous étiez condamné à faire !
ELLE : - " Condamné ", je n'aime pas le mot qui suggère une punition, quelque chose en tout cas de négatif. Je dirai plutôt que j'ai réalisé le seul possible qui me correspondait à ce moment-là.
MOI : - D'accord, mais pourquoi parler comme s'il y avait des possibles réalisables et non réalisés ?
ELLE : - Vous, quand vous dites que le soleil se lève, vous y croyez ?
MOI : - Non, mais c'est une façon de parler qui correspond à quelque chose d'observable, le passage de la nuit au  jour ! Alors que, quand vous dites que vous auriez pu, ce n'est pas une manière fausse de décrire quelque chose qui s'est passé.
ELLE : - Je comprends : en effet, ces  expressions dans ma bouche de déterministe ne décrivent pas  un phénomène  passé, mais elles expriment un doute sur la valeur de mon action ou un regret.
MOI : - Mais comment peut-on regretter quelque chose d'inévitable ?
ELLE : - Voyez, si je projette un pique-nique et qu'il pleuve, j'ai beau savoir que la pluie ne peut pas ne pas tomber à cet instant à l'endroit du pique-nique, j'en suis mécontent, contrarié et je peux dire alors " j'aurais dû choisir un autre endroit pour pique-niquer "
MOI : - Et avec les gens, vous fonctionnez pareil ?
ELLE : - J'essaie car c'est plus dur de se convaincre que par exemple le voleur devait me voler, je vais être porté à dire des phrases qui l'accusent et qui supposent à tort qu'il aurait pu se retenir de me voler.
MOI : - Mais vous devriez ne pas accuser, ne pas vous mettre en colère, ne pas être contrarié. Vous n'êtes pas à la hauteur de votre philosophie, si vous me permettez.
ELLE : - Vous êtes comme les prêtres de mon enfance : vous me proposez comme idéal quelque chose d'irréel. Nous avons essentiellement des émotions, des humeurs, des passions. Ce ne sont pas des choses en trop dont on pourrait se passer. Votre idée de la perfection doit être ajustée à la réalité humaine : vous ne dites pas que votre lave-vaisselle ne marche pas, vu qu'il ne lave pas votre linge, non ?
MOI : - Vous poussez un peu ! Ça va de soi que le lave-vaisselle a une fonction définie, en revanche on discute des fonctions de l'homme : est-il fait pour se reproduire ou pour autre chose de plus élevé ?
ELLE : - L'homme n'est fait pour rien du tout, comme l'ensemble de la réalité, mais il a une identité particulière et dans ce cadre-là il a certaines propriétés, comme avoir des états psychologiques incontrôlés...
MOI : - Mais pas incontrôlables !
ELLE : - Certes, on apprend à maîtriser les manifestations de nos émotions, de nos humeurs, de nos passions. Par exemple j'ai peur la nuit mais j'essaie de ne pas le montrer car mon éducation et l'influence de la société m'ont déterminée à donner du prix à la maîtrise de soi. Reste que cette peur s'impose à moi. Et pour en revenir à notre sujet, quand je suis contrarié, vu que je suis bien élevé, je reste en général poli dans l'expression de ma frustration. 
MOI : - Prenons un exemple : si quelqu'un vous nuit, vous manifestez poliment votre état ?
ELLE : - Ne dites pas de bêtises ! Il y a des situations où il ne convient pas d'être poli ! Mais c'est clair que la douleur que me produit la nuisance et mes efforts pour la civiliser ne seront pas plus libres que n'a été libre l'acte qui l'a causée.
MOI : - Mais comment pouvez-vous en vouloir à quelqu'un qui en fin de compte n'est pas, selon vous, très différent de la pluie dont vous parliez ? Pourquoi ne pas voir la personne qui vous nuit comme un orage ?
ELLE : Je la vois en partie comme un orage quand je cherche à me mettre à l'abri, à me protéger d'elle, mais c'est vrai que je peste aussi contre elle, que je lui en veux.
MOI : - Au fond, au meilleur de votre forme vous êtes un anti-animiste : l'animiste voit les phénomènes naturels comme des personnes, vous, vous voyez les personnes comme des phénomènes naturels.
ELLE : - Ce n'est tout de même pas tout à fait ça, je sais bien que, comme moi, la personne qui m'a nui, passe par des moments où elle se sent maîtresse d'elle-même, où elle croit qu'elle peut aussi bien faire quelque chose que ne pas le faire et vous doutez que je ne donne pas une telle conscience à la pluie.
MOI : - C'est étrange, nous nous sentons libres tout en ne l'étant pas, c'est ça ?
ELLE : - Oui, disons que nous ne sommes jamais libres mais que quelquefois nous imaginons l'être, alors que d'autres fois, nous savons que nous sommes empêchés, comme quand par exemple, ayant la jambe cassée, je ne peux pas marcher. C'est parce que nous nous imaginons libres que nous nous accusons et que nous accusons.
MOI : - Il y a quelque chose qui ne va pas : car, quand vous pourrez de nouveau marcher, vous allez dire que vous avez retrouvé la liberté, et pourtant vous affirmez que la liberté n'existe pas.
ELLE : - La liberté, au sens de libre-arbitre, est tout à fait fictive, on ne l'aura donc jamais, on ne l'a jamais eue, mais la liberté de faire quelque chose, par exemple de voyager ou de manifester, c'est la capacité de voyager ou de manifester sans être empêché par un obstacle, qui peut être un état de l'esprit (une phobie, par exemple) ou du corps (une paralysie, par exemple), une personne ou plusieurs (on vous a enfermé), un État (on ne vous a pas accordé le droit de faire la chose en question), etc. Et cette liberté, on peut l'avoir, la perdre, la retrouver.
MOI : - On peut la découvrir aussi ?
ELLE : - Oui, selon les évolutions de la technique, de nouvelles libertés apparaissent : la liberté de naviguer sur le Net, de changer de sexe, etc.
MOI : Donc nier le libre-arbitre, ce n'est pas si gênant que ça ?
ELLE : - Disons que que ça nous met au niveau de tout ce qui existe !  Comme un nuage ou une fourmi, j'ai des conditions déterminées d'apparition, de développement, de disparition.  Je dépends du monde autour de moi et je cesserai d'être un jour, comme le nuage et la fourmi...
MOI : - Elle est triste, votre philosophie !
ELLE : - Ce qui est triste à mes yeux, c'est de se raconter des histoires sur ce qu'on est.
MOI : - Mais savez-vous que le libre-arbitre n'existe pas ? Je n'ai pas oublié que vous vous donnez par moments des airs sceptiques.
ELLE : - En toute rigueur, je ne sais pas que le libre-arbitre n'existe pas comme je sais que 2 + 2 font 4. C'est une certitude au coeur de la philosophie que je me suis faite au cours de ma vie.
MOI : - C'est votre religion ?
ELLE : - Non, la réfutation du libre-arbitre s'argumente et répond aux contre-arguments dirigés contre elle...
MOI : - Ah oui, et aucun des arguments n'est contraignant, c'est ça ?
ELLE : - Oui, la science ne démontre pas l'inexistence du libre-arbitre, pas plus qu'elle ne démontre son existence. Les choses étant ainsi, on a le choix entre dire n'importe quoi sur les sujets qu'elle ne traite pas ou s'efforcer d'en parler avec rigueur, honnêteté, sérieux. 
MOI : - On pourrait se taire aussi ?
ELLE : - Oui, d'un certain type de silence, rempli de bons arguments !

vendredi 5 mai 2023

Ça commence mal (9)

MOI : - Mais si vous êtes porté à douter, vous n'êtes donc pas athée ?
ELLE : - Disons que je suis athée au sens où je tiens pour vrai que Dieu n'existe pas, mais je reconnais ne pas savoir que Dieu n'existe pas.
MOI : - Ne peut-on vraiment pas le savoir ?
ELLE : - La réponse à la question dépend  en fait de la définition de Dieu. Si, comme les épicuriens, on croit qu'être un dieu, c'est être un objet composé d' atomes et situé dans l'espace, alors on peut savoir qu'on n' a découvert aucun objet de ce type dans l'univers. Mais si on définit dieu comme un être qui a créé l'Univers et qui n'est ni dans l'espace ni dans le temps, aucune enquête ne peut aboutir à son inexistence, puisque, dès le départ, sa définition en fait quelque chose dont on ne peut pas avoir l'expérience.
MOI : - Et par le raisonnement pur, on ne peut pas aboutir à la conclusion que son existence est impossible ?
ELLE : - Certes, si on prouvait que l'existence de l'univers implique logiquement l'inexistence de Dieu, ça serait un argument puissant en faveur de l'athéisme, mais ce n'est pas le cas. Tout au contraire, l'astrophysicien le plus éclairé peut croire en Dieu !
MOI : - Est-il réellement éclairé s'il croit en Dieu tout en étant scientifique ?
ELLE : - Oui, il est réellement éclairé scientifiquement mais il doit aussi penser que la connaissance scientifique n'est pas la seule connaissance. Il ne peut donc pas être scientiste et croire en Dieu.
MOI : - Je ne comprends pas : la théorie du Big Bang explique l'univers de A à Z, non ?
ELLE : - En effet mais le processus que la science décrit peut être attribué à la création de Dieu !
MOI : - Comment comprendre la création si le temps et l'espace ne sont pas antérieurs à l'univers ?
ELLE : - En effet mais ce que vous dites suppose qu'on ne dépasse pas ce que nous apprend la science, mais il n'y a pas de science justifiant l'idée que seule la science apporte une connaissance de la réalité, pas plus qu'il n'y a de raisonnement justifiant l'idée que seule la raison est un moyen de connaître la réalité.
MOI : - Je ne comprends pas votre dernier point.
ELLE : - C'est simple : si vous faisiez un raisonnement aboutissant à l'idée que la raison est le seul moyen d'aboutir à la connaissance, vous supposeriez ce que vous devez justifier, que la raison permet de connaître  la vérité, ici la vérité sur la portée du raisonnement.
MOI : - Le rationalisme ne peut donc pas être prouvé par la raison et si je vous comprends bien, c'est une des raisons pour lesquelles vous sympathisez avec le scepticisme. Cela dit, revenons à la religion : savez-vous quelque chose sur ses effets, indépendamment de la question de sa vérité ?
ELLE : - Ils peuvent être puissants, l'histoire l'a montré, et autant au service du bien que du mal !
MOI : - Vous aimeriez croire ? 
ELLE : - J'ai été croyante en effet dans mon enfance et je crois ne jamais avoir de plus forts plaisirs d'amour-propre qu'à cette époque.
MOI : - ?
ELLE : - Au sens où j'étais fière de pouvoir être, par moments du moins, aussi bonne que Dieu voulait que je sois. 
MOI : - Vous êtes nostalgique ?
ELLE : - Pas du tout, car non seulement la religion met la barre trop haut mais en plus elle se trompe à mes yeux sur l'identité de qui met la barre. 
MOI : - Met-elle la barre trop haut ou la place-t-elle tout simplement mal ? Pensez par exemple à la culpabilisation relative à la masturbation.
ELLE : - Sur ce point, je vous donne raison. Mais je pensais plutôt à l'altruisme qu'elle ordonne. J'en étais venue à croire que penser du mal de quelqu'un sans le dire est déjà un péché. Et cet oeil de Dieu, qui voit tout !
MOI : - D'un autre côté, elle doit favoriser chez quelques-uns l'acuité au niveau de l'introspection et donc une certaine lucidité sur les intentions.
ELLE : - Il se peut mais qui dit que cette vigilance ne se mêle pas à beaucoup d'illusions sur soi ?


mercredi 3 mai 2023

Ça commence mal (8)

ELLE : - Comment se défaire de ses illusions ? Ma foi, je crains que la pire des illusions ne soit de se croire débarrassé de toute illusion !
MOI : - Pourquoi la pire ?
ELLE : - Parce qu'alors on pense dogmatiquement qu'on est une fois pour toutes installé dans la vérité, si je peux m'exprimer ainsi.
MOI : - D'accord, mais comment se défaire au moins de certaines de ses illusions ?
ELLE : - Je ne sais pas si c'est un but qu'il faut se donner, j'ai plutôt tendance à penser que si l'on est constamment soucieux de connaître la vérité, alors quelquefois on réalise que ce qu'on croyait vrai jusqu'à présent était une illusion.
MOI : - Mais pourquoi ne pas se fixer comme but de les éliminer ?
ELLE : - Au moins, pour deux raisons : d'abord parce que, par définition, on ne peut  pas identifier ses illusions pour les combattre, vu que, si on a des illusions, elles ne nous apparaissent pas comme telles ! Ensuite, parce que ce combat serait si général et si vague, qu'on ne saurait pas sur quel front le livrer. En fait, il vaut mieux continuer de s'instruire dans les domaines qui nous intéressent déjà.
MOI : - Mais alors, cela revient au même de combattre l'erreur que l'illusion ?
ELLE : - En effet l'acquisition du savoir devrait éliminer les deux mais il est bon de garder en tête la distinction entre l'erreur et l'illusion, pour soupçonner par exemple que si on a du mal à voir comme des erreurs certaines de nos croyances passées, c'est peut-être qu'elles étaient des illusions qui nous facilitaient la vie. 
MOI : - Mais y a-t-il des domaines où il ne faut pas chercher à connaître la vérité ? Parce que ça serait en somme trop coûteux de la connaître.
ELLE : - C'est à chacun de juger de la dose de vérité qu'il peut accepter. Pensez par exemple à la connaissance d'une maladie grave, qu'elle touche nous-même ou un proche. Trop peu savoir risque de mettre notre vie en danger, mais trop savoir peut mettre notre moral en danger. 
MOI : - Vous ne pensez donc pas que la vérité vaut plus que tout ?
ELLE : - Non, bien sûr, d'abord parce qu'il y a des domaines où la connaissance de la vérité n'est pas intéressante, par exemple s'il pleut, est-ce intéressant de savoir le nombre de gouttes de pluie ?
MOI : - En fait rien n'est vraiment inintéressant en soi, c'est une affaire de contexte, non ?
ELLE : - C'est clair que si vous cherchez à fuir un orage, la connaissance la plus intéressante porte sur l'abri le plus proche, et si vous cherchez à connaître la quantité de pluie tombée, la connaissance du nombre  de gouttes n'est pas plus intéressante. Donc en effet selon nos buts, l'intéressant varie, mais la vérité, elle, ne varie pas selon nos intérêts !
MOI : - Si je comprends bien, vous ne placez pas la vérité au-dessus du bonheur ?
ELLE : - Ah, quelle question ! Vous savez déjà que je ne sais pas définir le bonheur... Disons que je place la vérité au-dessus de l'erreur et de l'illusion.
MOI : - Pourquoi donc ? Si vous êtes sceptique, vous pourriez ne pas savoir si la vérité est supérieure à l'erreur.
ELLE : - En effet si l'on réfléchit sur les effets de la connaissance de la vérité, on peut les mettre en question mais si l'on définit la vérité classiquement comme ce qui correspond aux faits, l'erreur est manifestement l'échec de cette correspondance. En somme c'est par définition que la vérité est supérieure à l'erreur, mais nous ne parlons alors ni de la connaissance de la vérité, ni de ses effets.
MOI : - Je ne comprends pas comment vous pouvez aimer le scepticisme et en même temps croire dans l'existence de la vérité. Ça ne serait pas plus cohérent de douter de l'existence de la vérité, comme on doute de l'existence de Dieu ou de la liberté ?
ELLE : - Répondez à cette question : pour quelle raison, selon vous, douterait-on de la vérité ? 
MOI : - Parce qu'on ne sait pas s'il est vrai que la vérité existe !
ELLE : - Voilà ! Vous comprenez que douter de la réalité de la vérité, c'est se demander si la phrase " la vérité existe " est conforme aux faits. Dit autrement, à partir du moment où on cherche à savoir, à connaître, on présuppose la vérité, comme correspondance aux faits. 
MOI : - Donc même les sceptiques croient dans la vérité ?
ELLE : - En fait ils ne disposent pas d'une seule vérité mais leur enquête, précisément cette enquête qui n'aboutit à aucune vérité, présuppose la vérité comme but de leur recherche. 
MOI : - Mais alors comment les sceptiques peuvent-ils ne pas se contredire ?
ELLE : - En se taisant ou en ne formulant que des questions ! 
MOI : - Donc il faut se taire sans donner les raisons de son silence, et surtout ne pas formuler de questions rhétoriques !
ELLE : - Exactement et c'est pour cela que c'est impossible de vivre conformément au scepticisme ! Pyrrhon, le fondateur, a fait quelquefois semblant de vivre selon sa doctrine, par exemple en n'évitant pas les dangers dans la rue, mais il ne doutait pas du fait que les disciples qui l'entouraient allaient en cas de problème veiller sur lui, comme on le ferait  avec un aveugle. Encore une fois le doute n'a de prix que comme moyen d'éviter l'erreur. 

vendredi 28 avril 2023

Ça commence mal (7)

ELLE : - Vous me provoquez ! Comment savoir ce qu'on voit ? On sait ce qu'on voit quand on peut le désigner par le mot approprié !
MOI : - Vous vous disiez sceptique et il vous suffit de disposer du nom commun ordinaire pour croire connaître ce que vous désignez par lui !
ELLE : - En effet, si je peux désigner par le mot " coquelicot " ce coquelicot que je vois dans ce pré, j'en ai une connaissance.
MOI : - Non, vous pouvez parfaitement savoir désigner correctement le coquelicot sans avoir une seule connaissance sur lui !
ELLE : - Que voulez-vous dire ?
MOI : - Que vous savez seulement comment la chose s'appelle en français sans pour autant connaître ses caractéristiques ! Et si vous connaissez, parce que vous avez fait de la botanique, les caractériques de l'espèce de fleur appelée " coquelicot " en français, c'est très probable que vous n'ayez pas de connaissances sur ce coquelicot-là, sur ce qu'il a d'unique.
ELLE : - Je dirais plutôt que c'est plus probable d'avoir des connaissances sur ce que tel coquelicot a de particulier que sur l'espèce à laquelle il appartient. On voit par exemple qu'il est un peu flétri, qu'un des  pétales est sur le point d'être emporté par le vent, etc.
MOI : - Et donc je dois m'en tenir à ces connaissances-là ?  Peut-être mais elles ne sont pas intéressantes... 
ELLE : - En effet, mais ce qui est plus intéressant, c'est l'idée que, dans beaucoup de situations, le mieux qu'on peut faire, c'est de décrire exactement et mieux encore, précisément, ce qui se passe, qui est le plus souvent assez ordinaire.
MOI : - Mais, quand on a des êtres humains sous les yeux, on peut faire quand même beaucoup mieux que s'en tenir à ce qu'ils montrent, non ?
ELLE : - Non, au plus, vous pouvez mieux voir que d'autres ce qu'ils montrent. 
MOI : - Mais on peut savoir sur eux des choses qu'ils ne montrent pas, par exemple leurs sentiments profonds, leurs convictions intimes, ce qu'ils sont vraiment, au-delà de ce qu'ils font voir d'eux-mêmes.
ELLE : - Si vous ne pouvez justifier ce que vous croyez qu'ils sont vraiment, par rien de ce qu'ils montrent, ma foi, le risque est grand que vous imaginiez ce qu'ils sont, soit parce que vous le désirez, soit parce que vous le craignez, comme l'hypocondriaque qui pense que ses résultats d'analyse vont être à coup sûr catastrophiques.
MOI : - Mais si la personne en question me donne raison quand je lui dis ce qu'elle est au plus profond d'elle-même, c'est bien la preuve que je vois juste !
ELLE : - Pas du tout, vos désirs peuvent coïncider, comme vos craintes.
MOI : - Mais alors on ne peut rien dire de vrai sur quiconque !
ELLE : - Disons que c'est difficile. D'autant plus que, si par exemple on identifie une conduite comme une preuve de jalousie, on a tendance à faire de la conduite jalouse un révélateur de ce qu'est la personne essentiellement et pour toujours. Sartre a raison sur ce point de dire que chacun garde pour soi la possibilité de changer et condamne les autres à un caractère défini une fois pour toutes. La Rochefoucauld aurait sans doute vu dans ce trait une manifestation de plus de notre amour-propre.
MOI : - Vous voulez dire que le changement dans la manière d'être est toujours possible ?
ELLE : - Je n'irai pas si loin car je suis porté à appeler possible seulement ce qui s'est réalisé.
MOI : - Je ne comprends pas.
ELLE : - Par exemple, si cette personne qui est depuis des années terriblement jalouse me montre un jour qu'elle ne l'est plus, je dirai rétrospectivement que la disparition de sa jalousie était possible. Mais avant qu'elle ne réalise cette possibilité, ce que j'appelais des possibilités la concernant n'étaient que des créations de mon imagination. Par exemple, je disais qu'il était possible qu'elle aille par jalousie jusqu'au meurtre, non parce que je le savais, mais parce que des gens jaloux  en arrivent à tuer. Si j'avais été rigoureux, j'aurais dû me contenter de dire : " quelques personnes jalouses comme elle ont dans le passé tué par jalousie ". À supposer que le fait soit vrai, c'est une connaissance de probabilités, comme celle du médecin qui annonce à son patient qu'il a 40% de chances de guérir. Il ignore complètement les possibilités de son patient, qu'il ne connaîtra qu' à partir du moment où elles se seront réalisées.
MOI : - Mais il y a des possibilités qui ne se réalisent pas ! Par exemple je suis célibataire mais j'aurais pu me marier, j'ai d'ailleurs failli !
ELLE : - Je soutiens qu'il n'y avait aucune possibilité de vous marier jusqu'à présent ! Quant au futur, je ne peux que vous parler de probabilités concernant des groupes dans le passé. 
MOI : - Je ne connais donc même pas mes propres possibilités.
ELLE : - Vous les connaissez une fois réalisées, sinon vous les espérez, ou vous les craignez. Dit autrement, le meilleur moyen de savoir qui vous êtes, c'est d'entreprendre, de faire, d'agir. 
MOI : - Mais pour agir, il faut connaître ses possiblités !
ELLE : - Plus exactement, il faut vous rappeler de ce que vous avez su faire et raisonner en termes probabilistes. Par exemple, vu votre niveau en ski, il est probable que vous n'ayez pas la possibilité de descendre sans tomber la piste noire.
MOI : - Des possibilités comme ça, ce n'est pas intéressant, ce qui est chouette, c'est des possibilités extraordinaires, comme celle de vivre une vie tout autre que celle qu'on a menée jusqu'à présent ! Par exemple partir faire un grand voyage en solitaire alors qu' on mené une vie sédentaire entouré d'amis et de sa famille...
ELLE : - Tant que vous ne l'avez pas fait, penser que vous pouvez le faire, c'est ce qu'on appelle prendre ses désirs pour des réalités, dit autrement une illusion.
MOI : - Mais comment se défaire de ses illusions ?


jeudi 20 avril 2023

Ça commence mal (6)

MOI : - Mon prof de philo disait que la nature humaine, ça n'existe pas et que tout est politique.
ELLE : - Les deux affirmations n'ont pas plus de sens l'une que l'autre !
MOI : - Pourquoi donc ?
ELLE : - À quoi opposait-il la nature ?
MOI : - À la culture, bien sûr. Tout est culturel, disait-il.
ELLE : - Bonne blague ! Vous allez comprendre pourquoi tout seul. Qu'est-ce que fait l'agriculteur ?
MOI : - Il cultive une terre, un sol.
ELLE : - Bien, et le sol en question, avant que l'agriculteur ne le travaille, il était cultivé, lui ?
MOI : - Non, bien sûr.
ELLE : - Vous pouvez conclure tout seul désormais pourquoi il est impossible que tout soit culturel.
MOI : - Parce que par définition la culture suppose la nature, qui est sa matière première. D'accord, je comprends, mais ça ne veut pas dire que l'idée que tout est politique, elle, n'a pas de sens.
ELLE : - Réfléchissez un peu et vous trouverez que c'est la même chose. C'est quoi la politique ?
MOI : - Mon prof disait que c'est l'organisation artificielle de la vie en commun.
ELLE : - D'accord, et la vie avant d'être organisée, elle est politique ?
MOI : - Ah oui, je comprends. Mais mon prof disait que même les phénomènes biologiques avaient une dimension culturelle et politique. Il prenait l'exemple d'un acte sexuel : on le fait d'une certaine manière, à un certain moment, il est légal ou non, etc.
ELLE : - Oui, il avait raison mais le vivant en tant que tel, lui, il est comme le climat était avant qu'on soit entré dans l' Anthropocène : il est naturel.
MOI : - Mais sait-on ce qu'est un humain vivant antérieur à la culture et à la politique ? Même son code génétique a des causes culturelles, si on envisage le fait que l'union des gamètes, qui lui a donné naissance, s'est faite dans des circonstances sociales déterminées !
ELLE : - Certes, mais ce n'est pas la société qui a décidé des lois biologiques du processus de fécondation.
MOI : - En effet, mais quand vous disiez vous méfier de l'anarchisme, je ne pense pas que vous faisiez référence à ce qui est contenu dans les manuels de biologie humaine.
ELLE : - Vous avez raison : dans ce cas je pensais à la dimension naturelle de l'agressivité humaine, c'est pour cette raison que je crois naïf d'accuser la culture et l'État de causer à eux seuls, cette agressivité. Je crois encore une fois que cette agressivité est une matière première, comme la sexualité, matière première que la culture et l'État modèle, organise, structure, utilise.
MOI : - Mais pourquoi l'homme serait-il agressif par nature ?
ELLE : - Ah, je ne peux pas donner de causes précises, mais si on raisonne dans un cadre évolutionniste, on peut imaginer qu'une espèce humaine sans agressivité aurait perdu un avantage par rapport aux autres espèces concurrentes.
MOI : - Je vois que votre scepticisme s'arrête aussi au darwinisme !
ELLE : - C'est vrai que je ne doute pas des connaissances scientifiques établies.
MOI : - Vous êtes donc scientiste !
ELLE : - Ça dépend du sens donné au mot : si vous appelez scientiste la croyance que la connaissance scientifique est la meilleure connaissance possible, je suis scientiste. Mais si vous voulez dire par là que la seule connaissance qui existe est de type scientifique, non alors je ne me reconnais pas dans le scientisme.
MOI : - Quelle autre connaissance que la connaissance scientifique reconnaissez-vous donc ?
ELLE : - La connaissance ordinaire, celle qui dit qu'en ce moment nous nous parlons, que moi, je m'appelle un tel et vous, un tel, etc.
MOI : - Mais les sceptiques ont douté aussi de cette connaissance ordinaire ?
ELLE : - C'est vrai, mais a-t-on vraiment de bonnes raisons d'en douter ? Je peux douter de l'état de la chaussette de mon pied droit  dans ma chaussure (a-t-elle un trou ou non ?), mais pas du fait que mon pied est dans la chaussure. 
MOI : - Le problème, c'est qu'on a appelé autrefois connaissance ordinaire des préjugés. Pensez donc à la connaissance ordinaire d'un raciste, d'un antisémite, d'un misogyne !
ELLE : - Je reconnais que vous avez raison. Dès qu'on donne de la valeur à quelque chose, le doute doit surgir, sauf si on ne fait que constater une valeur monétaire établie, fixée, comme quand on dit que dans tel restaurant le menu est à 20 euros. C'est pour ça que par connaissance ordinaire, j'entends la connaissance perceptive, je sais par exemple que je suis blonde, que nous sommes assis, etc.
MOI : - Ça ne va pas nous mener loin.
ELLE : - D'abord, ça se discute car la perception, associée à l'attention, peut nous faire découvrir beaucoup de choses qui passent inaperçues à première vue (par exemple la connaissance que vous prenez d'un tableau de Brueghel en le scrutant longuement vous permet de le connaître complètement, du moins en tant que surface peinte) ; ensuite dans certains cas, c'est conseillé, si on veut rester lucide, de ne pas aller loin, de s'en tenir à ce qu'on perçoit et de ne pas y associer ce qu'on imagine.
MOI : - Vous voulez dire que si, par exemple, je perçois un être humain qui fait la manche dans la rue, je dois en rester là, ne pas broder autour avec des jugements douteux.
ELLE : - Exactement, et croyez-moi que souvent c'est difficile de s'en tenir à ce qu'on a sous les yeux et de ne pas prendre ce qu'on perçoit comme prétexte pour déblatérer.
MOI : - Mais comment savoir vraiment ce qu'on a sous les yeux ?

dimanche 16 avril 2023

Ça commence mal (5)

MOI : - Et vous ne trouvez pas que la philosophie, c'est indispensable politiquement ?
ELLE : - En quel sens ?
MOI : - Dans le sens où philosophie rime avec démocratie et liberté !
ELLE : - Mais démocratie et liberté, au sens où vous l'entendez, je crois, c'est une affaire de politique.
MOI : - Justement, la politique est éclairée par la philosophie, non ?
ELLE : - Oui, mais pas spécialement la politique ! La philosophie cherche à connaître la réalité en général, donc en effet la réalité politique.
MOI : - Et elle la connaît ?
ELLE : - Ça va vous faire plaisir, je vais cesser un moment de faire le sceptique.
MOI : - Ah, la philosophie a réussi à savoir quelque chose,  en politique donc  ?
ELLE : - Ce n'est pas tant qu'elle a réussi à savoir quelque chose en politique qu'elle a réussi à comprendre qu'il ne faut pas confondre la politique avec la morale. C'est à Machiavel qu'on le doit.
MOI : - Si c'est ça la découverte de la philosophie, c'est plutôt décevant. Je suis fermement convaincu en effet que la politique devrait être morale, au lieu d'être immorale, comme elle l'est.
ELLE : - Mais Machiavel n'a pas dit qu'elle doit être immorale ! Elle doit choisir les meilleurs moyens en vue du bien commun.
MOI : - Le bien commun de qui ?
ELLE : - En premier lieu de ceux qui vivent à l'intérieur d'un même État.
MOI : - Et les étrangers ? Les réfugiés, par exemple ?
ELLE : - Le bien commun des États auxquels ils appartiennent englobe aussi le bien des citoyens qui les quittent. 
MOI : - Et les apatrides ? 
ELLE : - On peut alors envisager non seulement un bien commun national, mais un bien commun humain, pour le distinguer d'un bien commun international, qui renverrait au bien commun aux citoyens de toutes les nations. Mais le bien commun national est la fin première de l'État !
MOI : - Et comment alors la morale ne doit-elle pas guider la politique, si celle-ci vise le bien commun de tous les citoyens ?
ELLE : - Parce que le bien commun n'est pas nécessairement atteint par des moyens que la morale approuve !
MOI : - ?
ELLE : - Pensez par exemple aux services secrets qui ont pour fonction de protéger la sécurité nationale : leurs membres doivent mentir, voir commettre des actes pires.
MOI : - Mais ça ne veut pas dire que tous les moyens moraux sont inefficaces et tous les moyens immoraux efficaces ?
ELLE : - En effet et Machiavel n'a pas dit le contraire.
MOI : - Vous êtes bizarre ! Sceptique comme vous êtes, je m'attendais à vous voir enclin à l'anarchisme !
ELLE : - Vous voulez dire, enclin à organiser une vie commune sans un État qui contrôle tout et souvent diffuse des mensonges et commet des erreurs en vue de ce contrôle ?
MOI : - Exactement !
ELLE : - Vous oubliez que l'anarchisme est une philosophie politique particulière et que donc elle ne dispose pas d'un savoir affirmant que tout État est essentiellement mauvais.
MOI : - D'accord, mais pourquoi alors mettre au premier plan une autre philosophie, celle de Machiavel ?
ELLE : - Disons que je ne trouve pas d'objections sérieuses à l'idée qu'au niveau politique il peut être dangereux pour le bien commun de respecter la morale. L'exemple classique est celui des pacifistes qui, avant la deuxième guerre mondiale, par refus systématique de la violence, ont favorisé la montée du nazisme en Allemagne. 
MOI : - Et quelles objections sérieuses avez-vous donc contre l'anarchisme ?
ELLE : - Il me semble faire porter excessivement à l'État la responsabilité des maux et des malheurs qui ruinent la vie des citoyens, sans assez prendre en compte la nature humaine.
MOI : - Je n'en crois pas mes oreilles ! Vous croyez à la nature humaine ? Mais c'est complètement ringard !

samedi 8 avril 2023

Ça commence mal (4)

MOI : - Croyez-vous qu'on a raison de faire de la philosophie une condition du bonheur ?
ELLE : - C'est vrai que philosopher rend heureux, comme faire du vélo ou cuisiner, pour qui aime ces activités. Mais de là à faire de la philosophie une condition nécessaire du bonheur, il y a un pas...
MOI : - Cependant, en rendant  plus lucide, moins victime des idées fausses, la philosophie ne permet-elle pas de distinguer le vrai bonheur des bonheurs imaginaires ?
ELLE : - Si vous n'avez pas oublié nos précédentes conversations, vous devinez que les philosophes ne savent pas ce qu'est le bonheur ; en revanche c'est apparemment une occupation qu'ils aiment de se disputer en prétendant savoir mieux que leurs rivaux, passés ou contemporains, ce qu'est le bonheur... C'est d'ailleurs parce qu'on ne dispose pas d'un savoir sur le bonheur que j'ai les plus grandes méfiances à propos de l'utilitarisme qui fait du bonheur du plus grand nombre un élément-clé de sa morale !
MOI : - Quand j'étais en Terminale, mon professeur nous avait fait étudier la Lettre à Ménécée d'Épicure et je croyais bien alors devenir pour toujours un épicurien éclairé !
ELLE : - Votre professeur vous a enthousiasmé parce qu'il s'est bien gardé de présenter les critiques que les stoïciens ou les sceptiques ou les chrétiens faisaient des épicuriens. S'il l'avait fait, le ver du doute aurait corrompu votre beau petit fruit...
MOI : - Mais il faut bien un jour cesser de douter pour arriver à quelques chose !
ELLE : - Il faut cesser de douter si on arrive à quelque chose, en fait, si on arrive à quelque chose, on ne peut plus douter, sauf verbalement.
MOI : - Vous voulez dire ?
ELLE : - Que par exemple vous ne doutez pas du fait qu'on discute en ce moment ! Même si, dans une conversation philosophique, vous pouvez dire que vous en doutez, en réalité vous ne croyez pas à votre doute. Cela dit,  c'est un petit jeu qui plaît aux élèves : ils ont l'impression de décoller vers les hauteurs philosophiques.
MOI : - Donc la philosophie n'apporte rien concernant la question du bonheur ?
ELLE : - Si, elle apporte le doute, et peut-être que ce doute est bénéfique au moins pour les autres, car on ne risque pas de les contraindre à mener une vie dont ils ne veulent pas.
MOI : - Mais alors vous êtes un relativiste ?
ELLE : - Sur la question du bonheur, ça serait un peu fort de café de soutenir que son règlement n'est pas relatif à la philosophie particulière qu'on défend !
MOI : - Mais le bonheur n' a-t-il pas comme condition universelle le développement harmonieux de soi-même ?
ELLE : - Ce n'est qu'une des conceptions particulières de la vie heureuse et elle se heurte à l'impossible solution de la question suivante : qu'est-ce que ça veut dire " se développer harmonieusement " pour un homme ?  On peut peut-être y répondre s'agissant d'un pommier mais vous voyez que nous manque dans notre cas la définition vraie de l'homme réalisé, mûr, parfait !
MOI : - Et ce qu'on appelle le développement personnel ?
ELLE : - C'est une expérience ordinaire pour chacun de penser qu'il se développe bien ou mal ou médiocrement, entrent dans les causes de cette conception personnelle de ce que je dois être ma vie passée, mon histoire, mes croyances. Mais de là à croire que bien se développer pour moi, c'est suivre un chemin valable pour tout homme...
MOI : - Et vous êtes relativiste aussi en morale ?
ELLE : - C'est un peu pareil : j'ai honte quand je pense me comporter immoralement et je suis fier de moi si je parviens à agir selon la morale. Mais c'est au moment de définir ce qu'est la morale que ça se corse car on retombe sur la dispute...
MOI : - Mais c'est tout de même bien, la morale, non ?
ELLE : - Oui, mais c'est une tautologie.
MOI : - ?
ELLE : - Par définition, parler de la morale, c'est parler de quelque chose qui a de la valeur, qui est bien. Il en va de même avec la beauté. Si vous dites d'un tableau qu'il est beau mais qu'il n'a aucune valeur esthétique, on ne vous comprendra pas. Le problème surgit quand on se demande pourquoi la morale a de la valeur : est-ce quelque chose que les hommes inventent ou bien quelque chose qu'ils découvrent ? Et s'ils l' inventent, y a-t-il plusieurs inventions différentes possibles et d'égale importance ?
MOI : - Et quelle est votre position ?
ELLE : - Je reste sceptique bien sûr !
MOI : - Mais on ne peut pas se passer de la morale ?
ELLE : - À en juger par les dégâts que peuvent faire les hommes immoraux, c'est difficile de dire que la morale n'est pas quelquefois bonne pour la vie en société.
MOI : - Pourquoi quelquefois seulement ?
ELLE : - Pensez à la morale nazie !
MOI : - Mais il n'y a pas de morale nazie !
ELLE : - Comment le savoir si on ne dispose pas d'une définition vraie de la morale ? On peut dire qu'il n'y a pas de mathématiques nazies parce qu'on sait au moins vaguement ce que sont les mathématiques. Mais pour la morale...
MOI : - Alors la philosophie n'est pas un élément de l'éducation morale ?
ELLE : - Je ne vais pas jusque là ! La formation philosophique, en apprenant à clarifier, distinguer, préciser, en donnant aussi une connaissance critique des diverses morales philosophique, etc. aide à mettre un peu de lumière dans le brouillard des discussions morales, mais en effet, elle ne fait pas voir le soleil du Bien...
MOI : - Vous le regrettez ?
ELLE : - Si un télescope ne permet pas de voir un astre qui n'existe pas et n'a jamais existé, pense-t-on que c'est un mauvais télescope ?