La première est la plus connue, elle caractérise Socrate se rendant avec Aristodème au souper offert par Agathon (source : Le Banquet de Platon). Ce n'est pas une immobilité subite, un ralentissement l'annonce:
" Chemin faisant, Socrate, l'esprit en quelque sorte concentré en lui-même, avançait en se laissant distancer." (174 d éd. Brisson)
Elle est liée essentiellement sinon à la solitude, du moins à l'isolement :
" Comme je l'attendais, il me recommanda de continuer à avancer." (ibid.)
Elle casse les règles du jeu social et gêne, par là même, qui a l'intention de continuer le jeu :
" Agathon : Mais, Socrate, comment se fait-il que tu ne nous l'amènes pas ?
Aristodème : Je me retourne (...) et je constate qu'effectivement Socrate ne m'a pas suivi. J'expliquai donc que c'était bien avec Socrate que j'étais venu, et que c'était lui qui m'avait invité à venir souper." (174 e)
Elle dure, Socrate devenant une statue pensante et asociale ; Agathon, qui a envoyé un esclave le chercher, entend de la bouche de ce dernier :
" Votre Socrate s'est retiré sous le porche de la maison des voisins, et il s'y tient debout ; j'ai beau l'appeler, il ne veut pas venir." (175 a)
L'hôte ne lui trouve aucune bonne raison et est disposé à utiliser la contrainte pour faire respecter les règles transgressées :
" Quel comportement étrange, s'écria Agathon. Va lui dire de venir, et ne le lâche pas d'une semelle." (ibid.)
Aristodème, le disciple, "un des fanatiques de l'entourage" comme dit Léon Robin (La Pléiade note 4 p.1349), explique sans pour autant justifier (il donne à cette immobilité une cause, l'habitude, mais pas de sens) :
" N'en faites rien (...), laissez-le plutôt. C'est une habitude qu'il a. Parfois il se met à l'écart n'importe où, et il reste là debout. Il viendra tout à l'heure, je pense. Ne le dérangez pas, laissez-le en paix." (175 b)
C'est donc une immobilité régulière, du coup prévisible mais néanmoins énigmatique.
Elle reste difficile à supporter pour les partenaires de jeu :
" Aristodème : Là-dessus (...) nous nous mettons à souper, mais Socrate n'arrivait pas. Aussi Agathon demanda-t-il à maintes reprises qu'on allât le chercher. , mais je m'interposai. " (175 c)
Longue, quand elle prend fin, elle n'est pourtant pas justifiée par l'intéressé mais c'est l'hôte qui en donne désormais une interprétation généreuse :
" Aristodème : Enfin, Socrate arriva sans s'être attardé aussi longtemps qu'à l'ordinaire ; en fait, les convives en étaient à peu près au milieu de leur souper.
Agathon : (...) Viens, ici, Socrate, t'installer près de moi, pour que à ton contact, je profite moi aussi du savoir qui t'est venu alors que tu te trouvais dans le vestibule. Car il est évident que tu l'as trouvé et que tu le tiens, ce savoir ; en effet, tu ne serais pas venu avant." (175 d)
Socrate n' infirmera ni ne confirmera ce dire, précisant seulement que le savoir ne se transmet pas par contact.
Passons à la seconde immobilité, celle du plus connu des disciples de Socrate, Platon. Je l'aborde à travers la référence qu'y fait Sénèque dans le De ira :
" Platon, irrité contre son esclave, ne put se donner du temps, mais il lui ordonna d'enlever tout de suite sa tunique et de tendre les épaules aux coups, afin de frapper de sa propre main ; comprenant qu'il était irrité, il garda sa main en l'air comme il l'avait et resta dans l'attitude d'un homme qui va frapper ; un ami qui survint justement lui demanda ce qu'il faisait : " Je punis, répondit-il, un homme en colère". Comme figé sur place, il conservait le geste, déshonorant pour un sage, de l'homme qui va sévir, et déjà il avait oublié l'esclave, ayant trouvé mieux à châtier." (III XII 5 ed.Veyne p.162).
La différence entre les deux immobilités est nette : certes les deux exemplifient la maîtrise de l'esprit sur le corps. Mais le corps socratique est un, dominé totalement par l'esprit qui le met au repos, alors que le corps platonicien est deux ; en effet il se divise en corps emporté par la passion et corps dominé par la raison ; la division ne passe pas au sein du corps mais entre deux états d'un processus : le mouvement colérique dynamique et ce même mouvement statique, statufié. C'est une immobilisation spectaculaire, soudaine et offerte au public, comme indice et de l'absence première de maîtrise et de la maîtrise, seconde, de cette même absence de maîtrise. Loin d'être une position méditative, elle est moindre mal et effet d'une capture : Platon se prend lui-même en flagrant délit et tel un agent de l'ordre moral, immobilise le malfaisant et l'expose à la réprobation publique.
Cependant, pareille en cela à la première, celle de Socrate, l'immobilité décrite par Sénèque court-circuite la vie ordinaire et les échanges quotidiens : comme son maître qui ne se rend pas où on l'attend, Platon ne fait pas ce qu'on attend d'un maître : châtier son esclave si besoin est. C'est le maître d'esclaves maîtrisé par le philosophe maître de soi.
Sa finalité est ne pas se répéter car les immobilisations successives, à la différence des immobilités régulières, illustreraient l' échec constant et visible de la raison.
Commentaires
Sinnbegabte,
Liebt nicht vor allen
Wunderescheinungen
Des verbreiteten Raums um ihn
Das allerfreuliche Licht -
[...]
Abwärts wend ich mich
Zu der heiligen, unaussprechlichen
Geheimnissvollen Nacht -
Aucune des sources que je connaisse ne mentionne le fait que Wittgenstein ait lu Novalis.
Je n'ai pas les moyens de commenter adéquatement ces vers, mais de manière très libre et donc bien risquée, je dirais que Wittgenstein aurait aussi préféré la lumière réjouissante de l'espace autour de lui aux miracles. Vers 1944, il écrit :
" Un miracle est pour ainsi dire un geste de Dieu. Comme un homme tranquillement assis fait tout à coup un geste spectaculaire, Dieu laisse le monde suivre paisiblement son train, et tout à coup accompagne les paroles d'un saint d'un geste symbolique, un geste de la nature. Un exemple en serait qu'après qu'un saint a parlé, les arbres autour de lui s'inclinent, comme par révérence. Cela dit, est-ce que je crois qu'une telle chose se produise ? Non.
La seule chose qui me ferait croire au miracle ainsi compris serait que je sois impressionné par un événement qui se produirait de cette façon particulière. En sorte que je dirais, par exemple : "Il 'etait impossible de voir ces arbres sans avoir le sentiment qu’ils répondaient aux paroles de ce saint.” Tout à fait comme je dirais : « Il est impossible de voir la face de ce chien sans voir aussi qu’il est en alerte et qu’il suit attentivement tout ce que fait son maître. » Et j’imagine aisément que le simple récit des paroles et de la vie d’un saint puisse mener quelqu’un à croire également l’histoire des arbres qui s’inclinent. Mais je ne suis pas impressionnable de cette façon. »