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mardi 13 février 2024

Éduquer et rejeter.

Comment constituer une pédagogie qui d'une part, comme il se doit, favorise le développement du meilleur de chaque élève, en reposant sur une certaine confiance, et d'autre part, respecte la vérité de la dernière phrase de l'Éthique de Spinoza ?

" Omnia praeclara tam difficilia, quam rara sunt." " Tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare. " (traduction de Bernard Pautrat).

On entend par contraste la rengaine ressassée de la garderie à l'université : " Tout ce qui est remarquable est facile autant que fréquent."

En écho au problème posé, ces lignes de Denis Kambouchner à propos du monde des " généreux ", tel que Descartes l'entend :

" Leur société restera donc, non par vocation (comme les critiques récentes de l'humanisme le suggèrent à l'envi), mais par la force des choses, une société partielle et minoritaire." (La question Descartes, Gallimard, 2023, p. 287)

Y aurait-il un mensonge au sein de la pédagogie la plus honorable ? L'association que fait Platon dans La République entre éduquer et cacher, éduquer et exclure est-elle donc inévitable ?

samedi 27 août 2022

Insuffisance des traductions ou ethnocentrisme linguistique ?

Lire les dialogues de Platon, c'est quelquefois lire un monologue déguisé, au sens où ce que dit, par exemple, Socrate est interrompu seulement par des répliques sans intérêt, réduites à  des adverbes comme assurément, certainement, cela va de soi, etc.  ne servant qu'à relancer  la parole du maître. L'impression du lecteur  est alors que l'interlocuteur sert de faire-valoir à celui qui, finalement, donne une leçon unilatérale sous l'apparence d'un échange. Or, un passage de Jacqueline de Romilly dans ses Petites leçons sur le grec ancien (Le livre de poche, 2008) suggère que l'effet que je relève serait  dû à la pauvreté en français des moyens permettant de traduire la diversité expressive des particules grecques :

" On rencontre souvent chez Platon des passages de dialogue avec des particules qui scandent la moindre réplique, et il arrive que les approbations que donnent à Socrate ses interlocuteurs nous semblent monotones et un tant soit peu artificielles. Ce peut être panu ge - un adverbe signifiant " tout à fait ", renforcé par la particule ge -, et les traducteurs s'ingénient à varier en français les formes de l'acquiescement, passant de " absolument " à " certainement " ou à " parfaitement ", comme le fait Alfred Croiset au début de sa traduction du Gorgias pour éviter la monotonie. Il choisit " évidemment " pour rendre le grec pôs gar ou qui signifie proprement " comment, en effet, ne serait-ce pas ? " et il rend sobrement dèlon dèpou par un " c'est évident " sans qu'on puisse savoir, à le lire, si la particule dèpou se borne à souligner l'évidence de l'accord poli mais ironique de l'interlocuteur devant un fait tellement évident qu'il s'excuse de répéter un truisme. C'est en effet la variation des particules qui permet de savoir si l'assentiment accordé est enthousiaste ou réservé, voir excédé. L'apparente montotonie de nos traductions, parfois leur lourdeur, ne doit pas nous faire oublier que ces particules, si légères, donnent au dialogue sa vivacité et soulignent les nuance les plus fines et les plus subtiles de la pensée." (p. 106)

Je me demande dans quelle mesure Jacqueline de Romilly ne rêve pas ici à une langue, précisément le grec ancien,  telle que l'ambiguïté de l'écriture y aurait disparu, langue écrite qui serait en effet aussi expressive que l'oral. Mais cette écriture de rêve ne transcrirait-elle pas un oral à son tour largement irréel ? En effet quelles sont les nuances de l'oral qui n'ont pas tout autant une certaine dose d'équivocité ? Cette double transparence en grec ancien d'abord de l'échange oral puis de sa transcription écrite est trop belle pour être vraie.

dimanche 4 avril 2021

Un tapis de prière platonicien.

 C'est un rêve de Wittgenstein que William W. Bartley III rapporte dans Wittgenstein : une vie, 1973, Paris, éditions Complexe, 1978, p. 28) :

" Il faisait nuit. J'étais à l'extérieur d'une maison dont les fenêtres resplendissaient de lumière. Je me dirigeai vers une fenêtre pour regarder à l'intérieur. Là, sur le plancher, je remarquais un tapis de prière d'une beauté exquise que j'eus le désir immédiatement d'examiner. J'essayai d'ouvrir la porte de devant, mais un serpent sortit d'un bond pour m'empêcher d'entrer. J'essayai une autre porte, mais là aussi un serpent s'élança pour me barrer la route. Des serpents apparurent également aux fenêtres et s'opposèrent à toute tentative d'atteindre le tapis de prière."

L'auteur de l'ouvrage paraît enclin à une lecture freudienne (" Son élément central est une forme qui rappelle assez celle d'un pénis en érection."). Pas vraiment appâté par l'amorce, je vois plutôt dans ce récit une variante de l'allégorie de la caverne, avec des différences notables bien sûr : entre autres, l'accès au Précieux semble pouvoir être immédiat, même si rien n'interdit de penser le tapis comme l'intermédiaire lent entre le priant et le prié ; les contraintes hostiles sont externes et non internes (ça fait plus jeu vidéo) ; les animaux y jouent un rôle décisif alors que dans l'allégorie platonicienne,  que pourrait être l'accès au serpent, sinon la perception de l'ombre du faux serpent manipulé par le mauvais connaisseur de l'animal ? L'objet désiré semble être observable, analysable, examinable : il ne paraît pas prenant, absorbant, fascinant.

Certains y verront les anti-serpents du serpent biblique, sauf à penser que leur morsure possible est une forme subtile de tentation.

mardi 23 février 2021

Les essences platoniciennes contre les abstractions nationalistes : pour l'identité de l' Hêtre, contre l'identité française !

On ne doit pas lire Pierre Drieu La Rochelle en enfant de choeur ! 

Aussi ai-je conscience que le sens donné par moi au passage suivant de Gilles (1939), fait excessivement la part belle aux Formes platoniciennes aux dépens de celle, prééminente et superbe, que les personnages qui dialoguent (Gilles et son maître, le père Carentan), ainsi que vraisemblablement l'auteur lui-même, faisaient à la Terre, ou, plus précisément, à quelque chose comme une France déchue mais digne d'être éternelle. 

Reste qu' une fois cette infidélité avouée, je m'autorise à lire ces lignes comme invitant à distinguer les essences véritablement éternelles des constructions sociales et des idéaux historiques !

" Parmi eux, un hêtre magnifique.
- Tiens... éternellement Dieu voudra ce hêtre. Comment veux-tu que Dieu ne veuille pas toujours cette splendeur... Vois-tu, la création, c'est un hasard, une surprise entre les mille millions de possibilités de l'être. Mais ce hasard, Dieu en reviendra toujours à le caresser comme une chance ineffable...
- Mais pour ce qui est des hommes...
- Il y a de l'éternité dans l'homme comme dans les arbres.
- Mais pour ce qui est des Français...
- Il y a de l'éternité dans l'homme, je ne dis pas dans le Français.
- Mais, si, ici, dans ce lieu que nous nommons France, ce hêtre renaît éternellement, pourquoi pas les Français ?
- Des hommes, en tout cas, toujours...
- Et si la planète refroidit...
- C'est une autre paire de manches.
- Mais tu dis qu'il y a de l'éternité dans l'homme, dans l'arbre.
- Il y a en eux quelque chose qui participe de l'éternité. Ce que dit ce hêtre sera toujours redit, sous une forme ou sous une autre, toujours.
- Pourquoi me dis-tu tout cela ?
- Pour te consoler de la mort de la France." (Folio, 1973, p. 490-491)

mercredi 10 février 2021

Quand les astres sont des stars : comment Pierre Drieu La Rochelle revisite la chute de Thalès.

 " Les parents de Myriam Falkenberg étaient riches et avaient cru prendre grand soin de son éducation. Mais ils ne s'aimaient pas et ne l'aimaient pas. Sa mère n'aimait pas plus son père qu'aucune autre personne au monde. D'abord elle avait voulu être riche ; ensuite faire de la peinture ; puis, connaître des duchesses ; plus tard encore, être pauvre (cela consistait à fréquenter de riches ministres socialistes). Elle admirait qu'un homme fût un grand médecin, ou fît un grand voyage ; mais l'être sensible derrière la parade des gestes, elle l'ignorait. Comme l'astronome prêt à tomber dans un puits, elle était éblouie par un firmament de signes sociaux. Elle s'était tôt désintéressée de sa fille  qui ne saurait pas acquérir une situation brillante. Ses deux fils, qu'elle préférait, elle ne les avait pas plus approchés. Toutefois, elle avait jugé convenable de mourir de chagrin quand leur nom avait paru dans la liste des morts, au Figaro." (Gilles, Gallimard, 1939, Folio, p. 53-54)

On mesure l'inversion réalisée par Drieu La Rochelle en se rappelant de la cécité sociale qui caractérise ceux que Thalès symbolise dans le Théétète de Platon. Ainsi sont décrits " ceux qui perdent leur temps dans la quête du savoir " (173 c) :

" Ceux-là, oui, depuis leur jeunesse, d'abord ils ne savent pas le chemin pour se rendre au lieu de l' Assemblée, ni où se trouve le tribunal, le Conseil, ni un autre lieu où la cité s'assemble en commun ; lois et décrets, que ce soit au moment où ces assemblées en parlent, ou une fois promulgués, ne frappent ni leur vue, ni leur ouïe ; les efforts des partis pour s'assurer les magistratures, leurs réunions, les repas, les fêtes qu'ils organisent avec des joueuses de flûte, même en rêve cette activité ne leur vient pas à l'esprit. Et l'un d'entre eux connaît-il le bonheur ou le malheur dans la cité, ou l'entre d'entre eux a-t-il quelque handicap qui lui vient de ses ancêtres, soit par les hommes, soit par les femmes : il en est plus ignorant que du nombre de pintes, comme on dit, contenues dans la mer. Et tout cela, il ne sait même pas qu'il ne le sait pas. Car ce n'est même pas pour le plaisir d'être tenu en haute estime, qu'il s'en désintéresse : c'est qu'en fait son corps seul gît dans la cité, il y réside en étranger ; sa pensée, qui tient tout cela pour peu de chose et même pour rien, en éprouve du dédain, elle qui vole en tous sens, géomètre dans " les profondeurs de la terre ", comme dit Pindare, et sur ses étendues, astronome " au surplomb du ciel ", explorant enfin sous tous ses aspects la nature entière de chacun des êtres en général, sans s'abaisser elle-même vers rien de ce qui l'environne." (Théétète, Oeuvres complètes, Flammarion, 2008, p. 1930-1931)


dimanche 4 octobre 2020

L'Idée platonicienne meurt à Delphes.

 Michel Leiris, en 1928, dans son journal, rapporte ainsi un de ses rêves :

" Je voyage à Delphes dans un pays montagneux, assez dangereux. J'arrive à Delphes et aperçois derrière le temple, toute une série de déserts qui s'étendent à perte de vue. Au bout de chaque désert, il y a une chaîne de montagnes. Derrière cette chaîne de montagnes, il y a un autre désert, limité lui-même par une chaîne de montagnes masquant un troisième désert et ainsi de suite. C'est l'ensemble de tous ces déserts limités qui constitue le vrai Désert, le DÉSERT en soi." (Gallimard, 1992, p. 131)

vendredi 20 mars 2020

La raison, l'homme et la femme.

Au début du Cratyle, Socrate, comparant le nom à un instrument, défend la thèse que les noms donnés à une chose doivent traduire l'Idée, la Forme du nom de cette chose, dit autrement, le Nom. De même que l' Idée de métier à tisser peut être réalisée concrètement à travers une multiplicité de métiers à tisser particuliers et différents, le Nom peut ainsi avoir autant une traduction grecque qu'une version barbare.
La comparaison du nom avec un instrument justifie la référence au producteur des noms concrets qui ne peut réussir sa tâche que si, tel le fabricant d'outils, il a une connaissance théorique des Noms correspondant aux êtres nommés (choses, personnes etc.). Mais qui est susceptible d'être ce producteur éclairé ?
" Socrate : Imagine donc qu'on te demande si, selon toi, ce sont les gens les plus raisonnables qui donnent les noms de la façon la plus correcte.
Hermogène : Je dirais évidemment que ce sont les gens raisonnables.
Socrate : Eh bien, d'après toi, dans les cités, sont-ce les femmes ou les hommes qui sont les plus raisonnables - j'entends le sexe féminin ou le sexe masculin dans son ensemble ?
Hermogène : Les hommes.
Socrate : Eh bien, tu sais que, d'après Homère, le jeune enfant d' Hector était appelé Astuánax par les Troyens : il est clair, n'est-ce pas ? que les femmes lui donnaient le nom de Skamándrios puisque ce sont les hommes qui l'appelaient Astuánax ?
Hermogène : Je crois bien.
Socrate : Par conséquent, Homère ne jugeait-il pas, lui aussi, les Troyens plus sages que leurs femmes ?
Hermogène : Oui, je crois.
Socrate : Dans ce cas, il trouvait plus correct de donner à l'enfant le nom d' Astuánax plutôt que celui de Skamándrios ?
Hermogène : Apparemment." (392c, Œuvres complètes, p. 206, Flammarion, 2008).
Qui par principe aurait plus confiance dans la vérité des paroles de femmes que dans celle des paroles masculines ne ferait qu'inverser stérilement le phallologocentrisme platonicien...

vendredi 27 avril 2018

Platon avant Saint-Augustin.

Il est vraiment dommage que, sans doute par économie, Gallimard dans la Bibliothèque des Histoires ait publié le livre de Philippe Buc Guerre sainte, martyr et terreur. Les formes chrétiennes de la violence en Occident sans son appareil de notes. C'est d'autant plus paradoxal, voire incohérent, que, grand luxe, la traduction de l'ouvrage a été confiée à un autre médiéviste expérimenté, Jacques Dalarun.
Aucune référence n'est donc donnée de ce texte de Saint-Augustin justifiant la coercition comme préparation à la conversion libératrice :
" Quand des enseignements salutaires sont associés à une utile terreur, il s'ensuit non seulement que la lumière de la vérité chasse l'aveuglement de l'erreur, mais aussi que la force de la crainte brise les chaînes de la mauvaise habitude."
Mais, passons, il suffit de compulser son Saint-Augustin. Le point est en fait que Philippe Buc présente ce philosophe comme une des premières sources chrétiennes de cette théorie combinant contrainte des corps et libération des esprits. Certes, mais au risque de lasser, je veux rappeler que Saint-Augustin reprend là son Platon, la théorie étant déjà implicite dans l'allégorie de la caverne : en effet le prisonnier libéré est "contraint de se lever subitement, de retourner la tête, de marcher et de regarder vers la lumière " ; quand on lui montre " chacune des choses qui passent, on le contraint de répondre à la question : qu'est-ce que c'est ? ". On le force à regarder la lumière elle-même, précisément la lumière dans la caverne, puis on le tire par la force en lui faisant remonter la pente raide et on ne le lâche pas. Une fois qu'il est sorti, plus besoin de continuer la coercition, le regard du prisonnier est tourné dans la bonne direction, le temps, la réalité extérieure et l'esprit feront le travail aboutissant au savoir.
Manifestement cette première (?) mise en scène des rapports complémentaires de la contrainte physique et de la liberté mentale éclaire, tout autant que les lignes de Saint-Augustin, certains des textes bien plus tardifs cités par Philippe Buc, comme par exemple ces lignes du puritain William Perkins (1558-1602) dont je ne peux malheureusement pas non plus donner la source :
" C'est vrai : la volonté ne peut être contrainte ; et il est pareillement vrai que le magistrat ne force personne à croire, car quand un homme croit vraiment et embrasse la vraie religion du fond du coeur, il le fait volontairement. Néanmoins, des moyens doivent être utlisés pour faire vouloir aux gens ce qu'ils ne veulent pas ; et ces moyens sont de les forcer à venir à nos assemblées, à écouter le verbe et à apprendre les bases de la vraie religion." (p.355)
Identiquement, personne ne force le prisonnier platonicien à croire, il est juste forcé de se trouver en plein milieu de la réalité, la croyance s'ensuivant par la force des choses.
De nos jours, cette contrainte initiale n'est plus bien vue. Elle correspond plus ou moins à ce que Kant désigne par discipline dans son Traité de pédagogie, du moins si l'on accepte que faire faire à quelqu'un ce qu'il ne veut pas (Platon) équivaut en contrainte à l'empêcher de faire ce qu'il veut (Kant : " la discipline doit brider l'homme pour l'empêcher de se livrer aux dangers dans le désordre et l'irréflexion.").
Il faudrait avoir le talent d'écrire une version de l'allégorie de la caverne que les pédagogues du jeu pourraient s'approprier. Ce serait en s'amusant et donc sans réaliser la différence de niveau entre sa caverne et la connaissance que le prisonner sortirait au grand jour. Certes, quand il se retrouverait seul face aux choses, le réel lui-même devrait être divertissant pour faire entrer sans peine le savoir dans l'esprit ... Comme notre nouveau prisonnier, d'autant plus pressé que la technique lui permettrait de gagner du temps (sur ce sujet, consulter Accélération. Une critique sociale du temps de Hartmut Rosa), serait trop impatient pour prendre le temps de s'habituer à son nouvel environnement (516 a), la réalité devrait être complètement accessible d'un seul coup. Mais, dans de telles conditions, je le vois mal s'attarder à contempler l' Idée du Bien, elle l'ennuierait vite, il redescendrait d'où il vient, juste pour se changer les idées. Serait-il tué ? Sans doute pas, on lui préférerait un clown plus captivant...

Commentaires

1. Le dimanche 29 avril 2018, 05:21 par Philippe Buc
0)
Merci pour le retour sur Platon. Toute coercicion n´est pas chrétienne.
1)
Augustin, Ep. 93.1.3, CSEL 34:2, 448, ou CCSL 31A, 169.
2)
William Perkins, Works, vol. 2 (Londres: 1617), 412:
"True it is, the will cannot be compelled; and true it is likewise, that the Magistrate doth not compell any to beleeve: for when a man doth beleeve, and from his heart imbrace true religion, he doth it willingly. Notwithstanding meanes are to be used to make them willing, that are unwilling, and the meanes is to compell them to come to our assemblies, to heare the word, and to learne the grounds for true religion".
2. Le dimanche 29 avril 2018, 14:55 par Philalethe
Merci infiniment à vous pour ces précisions.
Je tiens à ajouter que l'ouvrage, même sans les notes, reste passionnant !

lundi 15 mai 2017

La difficulté d'enseigner la philosophie sans être nuisible.

On connaît Socrate, disant au Livre VII de La République :
" Je pense en effet que tu t'es rendu compte que les très jeunes gens, lorsqu'ils goûtent pour la première fois aux dialogues argumentés, en font mauvais usage, comme s'il s'agissait de jeux d'enfants. Ils y recourent sans cesse dans le seul but de contredire et, en imitant ceux qui les réfutent, ils en réfutent eux-mêmes d'autres, se réjouissant comme de jeunes chiens à tirer et à mettre en pièces par la parole ceux qui se trouvent dans leur entourage.
- Oui, dit-il, ils en raffolent.
- Dès lors, lorsqu'ils ont eux-mêmes réfuté beaucoup de gens, et lorsqu'ils ont été réfutés par plusieurs, ils basculent avec une brutale rapidité dans le scepticisme à l'endroit de ce qu'ils croyaient auparavant. Et compte tenu de cela, justement, ils deviennent eux-mêmes, comme tout ce qui touche à l'exercice de la philosophie, objets de mépris de la part de tous les autres." (539 bc, édition Brisson, pp. 1705-06)
Qui enseigne du Nietzsche à de jeunes esprits donne raison à Platon sur ce point. Mais Nietzsche lui-même fait écho à Platon en écrivant dans Le Gai Savoir (I,28) à propos de la transmission de ce que certains ont de meilleur :
" (...) justement avec ce qu'ils ont de meilleur, avec ce qu'eux seuls savent faire, ils ruinent beaucoup d'êtres faibles, incertains, qui sont encore dans le devenir et le vouloir - et c'est par cela qu'ils sont nuisibles. Le cas peut même se présenter où, somme toute, ils ne font que nuire, puisque ce qu'ils ont de meilleur n'est absorbé, en quelque sorte dégusté, que par ceux qui y perdent leur raison et leur ambition, comme sous l'influence d'une boisson forte : ils sont mis dans un tel état d'ivresse que leurs membres se briseront sur tous les faux chemins où les conduira leur ivresse." (édition Lacoste et Le Rider, pp. 72-73)
La philosophie qui n'enivre pas ennuie, celle qui enivre nuit : où est la solution ?

Commentaires

1. Le jeudi 18 mai 2017, 19:46 par gelana cleps
boire un petit coup c'est agreable. Fuir l'ivresse en philosophie, mais pas ailleurs.
L'ivresse peut être aussi ennuyeuse que la sobriété. Osons le dire : souvent Nietzsche est ennuyeux. Souvent les alcools forts sont insipides.
2. Le samedi 20 mai 2017, 12:56 par Philalèthe
Oui, on s'accoutume à un alcool, Nietzsche doit aussi être lu à petites doses et, en gardant raison, il stimule mais risque  d'anesthésier et de rendre insensible, certains nietzschéens ont un ton tellement grand seigneur, à mes yeux. 
Toutefois, même à petites doses, il rend ivres certains jeunes esprits qui perdent alors tout sens commun. Freud a encore plus cet effet : enivrés par son inconscient, les mêmes sont portés à écrire n'importe quoi en faisant de ce même inconscient un petit dieu. 
3. Le samedi 20 mai 2017, 14:15 par Arnaud
"Nietzsche n'est pas une nourriture, c'est un excitant" : célèbre citation de Valéry dans ses Cahiers qui résumerait assez bien la discussion ?
4. Le samedi 20 mai 2017, 16:00 par Philalèthe
Merci de rappeler ce texte de Valéry , mais à ses yeux " toute philosophie ne peut être qu'un excitant " (Cahiers, volume 1, La Pléiade, p.567). 
Il semble que celle de Nietzsche, si intelligent à ses yeux (" Comment se peut-il que cet homme si intelligent ait pu écrire de telles sottises ? ")  lui est indigeste : il  lui reproche son prophétisme plus que mégalomane  (" un chef d'orchestre danubien furibond " !), son infantilisme, ses généralités, ses sophismes, son verbalisme (la volonté de puissance, " le mot magique : Vie "). Il l'aime en revanche dans sa capacité à repérer "les fantômes verbaux", "les mots suspects". C'est un de ses philosophes préférés, avoue-t-il.
" Nietzsche - Inflation insupportable qui infeste cette intelligence.
Que de sommets de carton ! - Comment peut-on se croire quelque chose à ce point -!
Et quelle imagination universitaire -- Il est ivre de lectures et de lections. Les livres comptent pour lui ! Ce n'est pas le fort de M. Teste.
Et naturellement, non-observateur personnel. Pas de sens - des nerfs - type nordique.
D'où mixture, salade, d'histoire, de philo-logie et sophie - Esthétique de thèses.
Mais, quand il est bon, very-exciting. Rien de plus - mais rien de moins - et c'est beaucoup.
Appartient à l'ordre des exagérants, classe des solitaires par mégastomanie." (1942)
Ou encore ce texte dela même année :
" Excitants - Les ivresses théorétiques -
Je lis quelques pages de la "Volonté de puissance" - et après y avoir trouvé ce que cela peut donner, c'est-à-dire une excitant - de la classe L, je ressens, re-trouve la sensation du vide - que ces mixtures de prophétisme, historisme, philosophisme et biologie, me procurent."
Savez-vous à quoi la classe L se réfère ?

samedi 28 janvier 2017

Indémodable Platon.

" Si je suis juste, et que je n'en donne pas l'apparence, alors je n'en tirerai aucun profit, mais plutôt des peines et des châtiments évidents, alors que si j'assortis une vie injuste d'une apparence de justice, on dira que mon existence est digne des dieux. En conséquence, puisque le paraître, comme l'expliquent les sages, vient à bout même de la vérité et se montre souverain pour le bonheur, c'est dans cette direction qu'il faut entièrement se tourner. Il convient donc de représenter en cercle tout autour de moi, comme une facade et un décor - la peinture d'un artifice de vertu - et il faudra tirer derrière moi le renard, subtil et astucieux, du très sage Archiloque. " Mais, dira-t-on, il n'est pas facile de toujours se cacher quand on est méchant." Rien d'autre de ce qui a de la valeur, dirons-nous en guise de réponse, n'est facile d'accès. Et pourtant, si nous voulons être heureux, c'est ce chemin qu'il faut prendre, comme il nous est tracé par ces discours. Pour ce qui est de nous cacher, nous nous rassemblerons dans des ligues et des hétairies, et il existe des maîtres de persuasion pour nous transmettre l'expertise du discours populaire et de la plaidoirie devant le tribunal. Puisant dans leur art, tantôt nous persuaderons, tantôt nous contraindrons par la force, dans le dessein de nous enrichir tout en évitant d'affronter la justice." (La République, II, 365 b-c, édition Brisson, Flammarion, 2008, pp. 1523-1524)

mercredi 24 août 2016

Figures du cygne chez Platon et Baudelaire.

Dans le texte platonicien de l'allégorie de la caverne, l'évasion du prisonnier est une sortie vers les hauteurs du Bien. En revanche l'évasion est sans issue vraiment libératrice dans ces trois strophes extraites du Cygne de Baudelaire :
" Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le coeur plein de son beau lac natal :
" Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ?"
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s'il adressait des reproches à Dieu."
Comme il est différent ce cygne baudelairien des cygnes platoniciens, tant reliés ici-bas à l'au-delà qu'ils chantent en mourant :
" Eux, dès qu'ils sentent qu'il leur faut mourir, le chant qu'ils chantaient déjà auparavant, ils le chantent alors de façon plus fréquente et plus éclatante, tout à la joie d'aller retrouver le dieu qu'ils servent." (Phédon 85a)
Oiseaux d'Apollon, ils partagent avec Socrate la prescience des biens qu'ils trouveront après la mort (ibid., 85b).
Entre le cygne baudelairien, définitivement loin du ciel, et le cygne socratique, qui y est déjà en pensée, peut-être la mouche wittgensteinienne occupe-t-elle une place intermédiaire, se butant contre les parois du piège mais potentiellement libérée..
Certes le ciel de la mouche wittgensteinienne n'est pas le Ciel.

Commentaires

1. Le samedi 27 août 2016, 19:29 par angle pselac
et le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui ?
Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n'avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui.

lundi 11 avril 2016

Calliclès et Bourdieu : la philo, bonne pour les ados ?

Calliclès dans le Gorgias de Platon :
" Quand je vois un jeune, un adolescent qui fait de la philosophie, je suis content, j'ai l'impression que cela convient à son âge, je me dis que c'est le signe d'un homme libre (...) Mais si c'est un homme d'un certain âge, que je vois en train de faire de la philosophie, un homme qui n'arrive pas à s'en débarrasser, à mon avis, Socrate, cet homme ne mérite que des coups." (485 d-e)
Bourdieu le 19 octobre 1982 au Collège de France :
" Il y a dans la préhistoire des sciences sociales, une sorte de fascination sur un certain nombre de problèmes légués par la philosophie, au mauvais sens du terme, comme tous les tristes topiques du genre " expliquer et comprendre ", " sciences de l'homme et sciences de la nature ", " y a-t-il une spécificité des sciences de l'homme ? ", etc. Toutes ces discussions sur le rapport du monde social, qui peuvent avoir une fonction éminente dans l'enseignement - il faut bien enseigner quelque chose - et aussi dans la discussion un peu adolescente sur le monde social, doivent, me semble-t-il, être évacuées du discours scientifique."

Commentaires

1. Le samedi 16 avril 2016, 14:07 par Arnaud
La conception exprimée ici par Calliclès ne rejoint-elle pas l’opinion commune sur la philosophie qui avait cours chez les Athéniens de cette époque ? Elle envisageait la philosophie comme une formation éducative parmi d’autres ou encore comme une gymnastique mentale et verbale bonne pour la jeunesse, mais par la suite inutile voire ridicule et nuisible chez l’homme mûr. Il est clair que cette philosophie qui convient à l’adolescent mais non à l’adulte n’a que peu de choses à voir avec celle que pratique Socrate : pour Calliclès, une vie réussie est une vie où l’on se distingue sur l'Agora, notamment par l’éclat du discours. On devine sans peine sa fascination pour la rhétorique qu’il confond purement et simplement avec la philosophie… Dans cette optique, le parallèle avec cet extrait de Bourdieu n'est-il pas hasardeux ?
2. Le dimanche 17 avril 2016, 09:40 par sale pelcange
proposition : pas de philosophie avant 25 ans ( avant les esprits ne sont pas mûrs), et pas après 70 ans ( après ils sont trop mous).
Et sanctions pour ceux qui continuent après cet âge.
3. Le dimanche 17 avril 2016, 11:41 par Philalethe
à sale pelcange
voilà une proposition platonicienne en tant qu'elle légifère dans les choses de l'esprit et non platonicienne en tant qu'elle y condamne la gérontocratie.
Mais l'exclusion des plus de 70 ans est trop générale, je propose donc après 70 ans une censure d' État constituée des meilleurs philosophes et jugeant au cas par cas.
4. Le dimanche 17 avril 2016, 11:47 par Philalethe
à Arnaud
Un parallèle ne veut pas dire une identification. L'arrière-plan des deux condamnations de la philosophie est bien différent : pour Calliclès, c'est la vie active qui la justifie, pour Bourdieu, c'est la science.
Cela dit, il y a de nombreux textes chez Bourdieu qui expriment ce désir d'en finir avec la philosophie, ce qui est en aucune manière une misologie.
Certes les références aux philosophies sont multiples chez lui mais elles ne sont pas vraiment respectueuses ; il se sert des concepts philosophiques des autres comme les chrétiens ont récupéré pour leurs églises les restes des monuments païens...

jeudi 18 février 2016

Dialoguer empêche de mourir !


Dans Les peines de mort en Grèce et à Rome (Albin Michel, 2000), Eva Cantarella consacre un chapitre à la ciguë, nous permettant ainsi de voir sous un autre jour la mort de Socrate :
" Ce que nous pouvons dire avec certitude, c'est qu'après avoir été employé par les Trente comme instrument d'élimination des ennemis politiques, le kôneion (entendez la ciguë) devint un des moyens par lesquels on exécutait certaines condamnations à mort, régulièrement prononcées dans le respect de la loi. Il devint ainsi un des supplices d'État. Mais, à la différence de l'apotympanismos (une forme rudimentaire et grecque de crucifixion) et de la précipitation (le condamné est jeté dans le vide), la mort par le poison n'était pas destinée à tous ceux qui avaient commis un délit déterminé. La ciguë était une variante accordée à certains condamnés : plus précisément, aux condamnés pour crimes politiques et pour "impiété" (...) Même si elle était réglementée par les lois de la cité, l'exécution par le poison a été différente de toutes les autres :le kôneion, en effet, devait être payé par le condamné (...) Seul celui qui peut se la payer obtient une mort douce (...) La ciguë, comme on sait, était rare à Athènes et par conséquent très chère : douze drachmes la dose, au temps de Phocion (soit en - 318) (...) Douze drachmes étaient environ le coût de l'alimentation d'un homme pour quatre mois, d'une femme pour six mois et d'un enfant pour presque un an. Un prix donc très élevé que celui de la ciguë, qui, de plus, pour chaque condamné pouvait doubler ou tripler, si les instructions du gardien n'étaient pas respectées." (pp.101-103)
Ces lignes conduisent à lire autrement un certain passage du Phédon . Simmias et Socrate y dialoguent, mais manifestement Criton veut dire quelque chose à Socrate qui, pour cette raison, contraint d'interrompre l' échange avec Simmias, lui dit :
" (...) Voyons d'abord ce que, et depuis un bon moment déjà il me semble, ce brave Criton a envie de nous dire.
- Tout simplement, Socrate, fit Criton, ce que me dit à moi depuis un bon moment déjà celui qui doit te donner le poison : que je dois t'expliquer qu'il faut dialoguer le moins possible, car il prétend que l'on s'échauffe trop en dialoguant, et qu'il ne faut rien opposer de tel à l'action du poison ; sinon on est parfois obligé d'en boire deux et même trois fois quand on se comporte ainsi." (63d-e, éd. Brisson, p.1179)
Si on fixait à 400 E par mois le budget alimentaire moyen du Français, cela ferait aujourd'hui la dose de ciguë aux alentours de 1500 E, donc dialoguer pourrait coûter jusqu'à 45OO euros... Diantre !
Mais qu'importe l'argent à Socrate !
En effet il répond ainsi à Criton :
" Envoie-le promener, dit-il ; il n'a qu'à préparer son affaire de manière à m'en donner deux et trois fois s'il le faut.
- Je me doutais bien que tu allais réagir de cette façon, dit Criton, mais l'homme n'arrête pas de me faire des histoires.
- Laisse-le dire, fit Socrate."
Et malgré les appels à l'économie du bourreau, la victime dépensière reprend un dialogue long et vif...
Mais revenons au texte d'Eva Cantarella :
" Tout en étant administré en prison, le poison n'était donc pas une forme d'exécution capitale ordinaire, remplaçant en règle générale un autre supplice. En premier lieu, il était réservé seulement à certains condamnés à mort : les coupables de délits punis par la précipitation. En second lieu, pour les condamnés à cette mort, la ciguë n'était pas un droit : contrairement à ce qu'on dit d'habitude et abstraction faite que l'apotympanismos continuait d'être pratiqué, le poison ne remplaça pas en général la précipitation dans le barathron, il épargnait seulement le barathron à celui qui pouvait payer son prix (...) Comme déjà à l'époque des Trente - bien qu'en toute illégalité à ce moment - , le poison était une forme de mort accordée d'abord pour des raisons d'opportunité et de calcul politique. Ce n'est pas un hasard si les condamnés qui pouvaient bénéficier de la mort douce étaient, à côté des criminels politiques, les condamnés pour impiété (asebeia). Ce délit était devenu l'instrument de la répression politique la plus difficile et la plus délicate : celle des intellectuels (...) Le procès de Socrate fut donc, véritablement, fondamentalement et dans tous les sens du terme un procès politique : et les procès politiques sont toujours impopulaires, tout comme les exécutions des sentences par lesquelles ils se concluent. Dans le cas de Socrate, celui qui avait voulu sa condamnation savait qu'en face de la majorité des juges, et probablement des Athéniens, qui voyaient dans les idées un danger pour la cité, il y avait une minorité numérique, mais politiquement considérable, qui partageait ses idées : une minorité qui comptait, qui faisait l'opinion, toujours susceptible de devenir dangereuse. Tout procès politique, en tout temps et en tout lieu, peut se retourner contre celui qui l'a voulu : c'est pourquoi le kôneion était offert (sic) à celui qui globalement avait été condamné pour des raisons politiques.
L'introduction de la mort douce ne signifie pas que les Athéniens cherchaient à réduire la cruauté de la peine de mort, mais montre plutôt leur volonté d'exercer le pouvoir de façon plus discrète, conscients qu'ils étaient de la nécessité d'employer la force sans ostentation et sans excès. Mais ce ne fut pas leur seule motivation : permettre aux condamnés à mort d'éviter la peine capitale publique et infamante était aussi la reconnaissance d'un privilège social.
Les condamnés pour raisons politiques étaient très différents des autres condamnés à mort.. Ils n'étaient pas de vulgaires malfaiteurs comme les voleurs et tous les autres kakourgoi ou comme les assassins qui continuaient à mourir sur la croix. Ils étaient des dissidents et des ennemis, mais en même temps ils faisaient partie de ceux qui comptaient et appelaient le respect. Leur permettre de mourir sans douleur et sans infamie était un moyen de reconnaître cette position et de ne pas les priver d'une dignité qui, en définitive, était analogue à celle de ceux qui les avaient condamnés." ( pp.102-106)
La mort de Socrate est-elle donc sous certains aspects une mort de notable dissident ?

Commentaires

1. Le jeudi 18 février 2016, 22:39 par Elias
Quel plaisir de découvrir que, sur un thème aussi rebattu que la mort de Socrate, on peut encore découvrir des choses surprenantes.
Merci pour cet article.

lundi 15 février 2016

Singerie.

Platon dans le Gorgias (461d) :
" SOCRATE : (...) ces longs discours que tu fais, Polos, comme celui dans lequel tu t'es lancé au début, réprime-les.
POLOS : Pourquoi ? N'ai-je pas le droit de parler autant que je veux ?."
et dans l' Hippias Majeur (304a-b) :
" HIPPIAS : Mais Socrate, que penses-tu réellement de tout cela ? Ce ne sont là que des rognures, des coupures de discours hachés menus, comme je le disais à l'instant. Mais ce qui est beau et digne d'une grande estime, le voici : c'est d'être capable de produire de bonne et belle façon un discours qui emporte la persuasion - devant un tribunal, devant le Conseil ou devant n'importe quelle autre autorité à laquelle on est susceptible d'adresser un discours - et de se retirer en ayant gagné non le moindre, mais le plus grand des prix : le salut de notre propre personne, de nos biens et de nos amis. C'est à cela qu'on doit se consacrer en disant au revoir à ces arguments minuscules, pour ne pas sembler parfaitement dépourvu d'intelligence en persévérant (...) dans les bavardages et les niaiseries."
Ramón Gómez de la Serna dans ses Greguerías :
" Monólogo significa el mono que habla solo. "
Mono veut dire singe en castillan.

Commentaires

1. Le mardi 16 février 2016, 11:19 par Arnaud
Mieux vaut s'adresser à Dieu qu'à ses singes...

dimanche 20 décembre 2015

Socrate et l'esclave dans le Criton : l'élévation morale illustrée a contrario par la bassesse sociale.

Dans le Criton, les Lois, s'adressant à Socrate, lui parlent comme s'il voulait s'évader et éviter le châtiment légalement requis contre lui :
" (...) sans montrer aucune considération pour nous, les Lois, tu projettes de nous détruire en entreprenant de faire ce que précisément ferait l'esclave le plus vil, puisque tu projettes de t'enfuir en violant les contrats et les engagements que tu as pris envers nous comme citoyen ?" (52c)
C'est bien sûr au niveau extérieur de la seule conduite de la fuite que Socrate ressemblerait à l'esclave; la vilénie de ce dernier ne peut pas rompre un contrat, jamais passé, mais ne pas faire ce que la société athénienne exige de lui. En revanche, quelques lignes plus loin, ces mêmes Lois mettent on ne peut plus clairement en évidence la liberté du citoyen Socrate :
" Dans ces conditions, tu transgresses les contrats et les engagements que tu as pris avec nous, des accords et des engagements que tu as conclus sans y avoir été contraint, sans avoir été trompé par une ruse ni avoir été forcé de prendre une décision précipitée (...)" (52e)
Les Lois reprennent ensuite la comparaison entre Socrate et l'esclave : elles ont envisagé deux possibilités d'exil pour Socrate, ou dans un cité réglée, ou dans une cité déréglée, qu'exemplifie la Thessalie. Elles imaginent alors l'accueil, nécessairement déréglé, qu'on lui y ferait :
" Peut-être y prendrait-on plaisir à t'entendre raconter de quelle façon bouffonne tu t'es évadé de prison, revêtu d'un déguisement, d'une peau de bête ou d'un autre travestissement habituellement utilisé par les esclaves qui s'enfuient, bref en ayant modifié l'aspect qui est le tien."
Fuyard, l'esclave se dissimule au point d'imiter la bête, comme devrait le faire Socrate pour passer inaperçu. Fuyant Athènes, le philosophe non seulement imiterait ainsi la fuite de l'esclave, mais encore en imiterait la feinte en jouant à la bête.
Une dernière fois, les Lois vont comparer Socrate à un esclave, mais sous un nouvel aspect : en effet, pour que personne ne lui fasse honte de la préférence qu'il a donnée à la vie sur la vertu, Socrate devrait sur sa terre d'exil faire profil bas :
" Ce sera donc en flattant tout le monde et en te conduisant comme un esclave que tu vivras dès lors." (53e)
Manifestement, dans ce dialogue, l'esclave, sous la triple figure du fuyard, du travesti et du flatteur, a une valeur éthique en harmonie avec sa position sociale : au plus bas de la hiérarchie morale comme de la hiérarchie statutaire, homme qui se déguise au sens figuré avant de le faire dès qu'il le peut au sens propre, il est celui que Socrate ne doit surtout pas être.
Certes, plus tard, les premiers cyniques, disciples de Socrate, imiteront l'animal mais pour montrer, eux, leur excellence humaine au-delà des artifices vains et trompeurs des rôles sociaux.

samedi 19 décembre 2015

Sándor Márai, lecteur attentif du Criton.

Sándor Márai, terminant ses Mémoires de Hongrie, explique pourquoi en 1948 il a décidé de s'exiler :
" (...) il ne suffit plus de se taire, il faut dire "non" par ses paroles et par ses actes et quitter cette zone contaminée. Ce "non", lourd de conséquences, demande un sacrifice que l'on n'a le droit de demander à personne, sinon à soi-même. Dans le Criton (ce petit volume ayant survécu au siège, je le pris un jour dans ma bibliothèque pour y rechercher le passage en question), Socrate affirme que tout citoyen a le droit de quitter son pays s'il ne veut pas participer à des actions qu'il juge contraires aux intérêts de celui-ci. Dans sa Civil disobedience, Thoreau, cet ermite hérétique des forêts nord-américaines (vivant sans le moindre livre, se nourrissant de racines et de miel sauvage, celui-là n'avait guère eu la possibilité de méditer sur le Criton), déclare ceci : pour protester contre un crime dont on refuse d'être le complice, il faut, en dernier recours, quitter son foyer. Babits, lui, n'était ni le premier ni le dernier à rappeler que "parmi les criminels, on est complice quand on reste muet". Élever la voix dans de telles circonstances n'est pas seulement un droit, c'est aussi un devoir." (p.403)
Dans le Criton, Socrate pose centralement le problème de savoir s'il est juste de quitter Athènes alors qu'une condamnation à mort illégitime mais légale a été prononcée contre lui. Or, partant du principe qu'il ne faut jamais commettre l'injustice, c'est-à-dire faire du tort à quelqu'un, même quand on en a été victime, Socrate en tire la conclusion qu' accepter de quitter le territoire athénien illégalement, comme le lui propose Criton, nuirait à l'État et aux Lois et serait donc une injustice. Dans ces conditions, "il faut, au combat, au tribunal, partout ou bien faire ce qu'ordonne la cité, c'est-à-dire la patrie, ou bien l'amener à changer d'idée en lui montrant en quoi consiste la justice." (51c).
C'est la leçon bien connue du Criton : il est légitime de subir une condamnation illégitime quand elle est formulée légalement dans le cadre des Lois de la Cité. Cependant Márai a raison d'en tirer aussi une autre leçon, plus discrète mais tout autant contenue dans le dialogue, qui, elle, justifie indéniablement son projet d'exil légal. En effet les Lois reconnaissent au citoyen le droit de quitter la Cité :
" Nous proclamons pourtant qu'il est possible à tout Athénien qui le souhaite, après qu'il a été mis en possession de ses droits civiques et qu'il a fait l'expérience de la vie publique et pris connaissance de nous, les Lois, de quitter la cité, à supposer que nous ne lui plaisions pas (Márai ici comprend "nous ne lui plaisions plus"), en emportant ce qui est à lui, et aller là où il le souhaite. Aucune de nous, les Lois, n'y fait obstacle, aucune non plus n'interdit à qui de vous le souhaite de se rendre dans une colonie, si nous, les Lois et la cité, ne lui plaisons pas, ou même de partir pour s'établir à l'étranger, là où il le souhaite, en emportant ce qu'il possède." (51-d)
Donc ne pas quitter le territoire que les Lois régissent est identifié comme une preuve de reconnaissance de leur valeur. Sándor Márai est ainsi autorisé par Platon à quitter la Hongrie dès qu'il réalise que les lois hongroises ne font qu'institutionnaliser l'invasion soviétique, consécutive à la libération du territoire de l'emprise de l'Allemagne nazie.
Certes Sándor Márai est tout de même partiellement infidèle à la leçon platonicienne en paraissant transformer en devoir de s'exiler en protestant ce que les Lois se contentent de présenter comme un droit au départ. Mais il faut dire aussi que la loi russe différait des Lois auxquelles Platon donnait la parole, en privant le citoyen hongrois du pouvoir de partir avec ses biens, pour la raison simple qu'elle l'en avait antérieurement dépossédé.

vendredi 11 décembre 2015

Aller-retour Caverne-Soleil, une variante de l'allégorie platonicienne.

Dans ses remarquables Mémoires de Hongrie, Sándor Márai écrit à propos d'un voyage fait en hiver 1946 :
" Je me rendis d'abord à Rome, puis à Naples. Le soleil brillait sur le Pausilippe - son éclat devait m'accompagner pendant tout mon voyage et même plus tard, après mon retour en Hongrie. Ce fut le seul souvenir positif de mon expédition en Europe de l'Ouest, le seul qui m'incitât à y revenir. Plus tard, en quittant mon pays pour ne plus y retourner, ce fut à cet appel que j'obéis. J'allai directement au Pausilippe, pour plonger, tête la première, dans sa lumière, tel le suicidé qui, après une longue hésitation, se débarrasse de sa bouée et se jette dans le Niagara.
Dans la Lumière, la pure Lumière, oui - après cette obscurité démente, je retournai enfin à la Lumière, là ou il est impossible de tricher, où il est inutile de mentir, où tout, le vrai comme le faux, se manifeste dans une clarté aveuglante. Oui, j'affrontais la Lumière, qui avait jailli d'ici avant de se répandre à travers toute l'Europe obscure et sauvage. Et, fùt-ce une dizaine d'années plus tard, alors que je grelottais , sous les néons de la nuit new-yorkaise, j'évoquais toujours avec le même bonheur la lumière du Pausilippe.
Pourtant, si l'on peut se baigner dans la lumière, si l'on peut s'y plonger comme dans l'Océan, il est impossible d'y vivre, tant elle vous éblouit. Vivre - réfléchir, agir - n'est possible que dans la pénombre. Aussi, fermant les yeux, m'étirai-je une dernière fois au sommet de ces hauteurs du sud avant de prendre le train pour Paris.
À la frontière française, je faillis être arrêté. Le douaniers examina à la loupe chacun de mes pauvres effets : il me soupçonnait de vouloir introduire en contrebande...quoi, au juste ? Je l'ignore. Sans doute ce que rapportent, d'ordinaire, les contrebandiers qui viennent de la Lumière pour regagner l'Obscurité." (Le livre de poche, p.286-287)

mercredi 2 décembre 2015

L'expertise est bonne pour les esclaves ! Aux hommes libres de décider !

La démocratie contre les experts (2015) est certes en premier lieu un livre d'histoire : Paulin Ismard s'y consacre à l'étude des esclaves publics en Grèce Ancienne. Ceux-ci, jouant le rôle de fonctionnaires au service de la polis, sont utilisés par les cités grecques pour leur savoir d'expert. Cependant, loin d'y gagner des droits civiques, ces esclaves assurent par leur existence séparée que la cité est gouvernée seulement par des hommes non sélectionnés pour leur compétence mais obligés par leur statut d'hommes libres à délibérer sur les affaires communes.
Pour le dire vite, les hommes libres prennent ensemble les décisions politiques et les esclaves mettent leur expertise au service de la réalisation de ces choix. Le lieu du savoir "politique" est servile et ne se confond pas avec celui du pouvoir, libre.
Loin d'être soumis aux directives des experts, les assemblées démocratiques les instrumentalisent en vue de réaliser la politique décidée par elles. Rien d'étonnant à ce que dans les dernières pages de l'ouvrage, l'auteur se laisse aller à rêver :
" Imaginons un instant que le dirigeant de la Banque Centrale européenne, le directeur des Compagnies républicaines de sécurité comme celui des Archives nationales, les inspecteurs du Trésor public tout comme les greffiers des tribunaux soient des esclaves, propriétés à titre collectif du peuple français ou, plus improbable encore, d'un peuple européen. Transportons-nous, en somme, au sein d'une République dans laquelle certains des plus grands "serviteurs" de l'État seraient ses esclaves. Quelle serait l'allure de la place de la Nation au soir des grandes manifestations parisiennes, si des cohortes d'esclaves devaient en déloger les derniers occupants ? Supposons que l'une de ces manifestations ait pour objet l'austérité budgétaire imposée par les traités européens : la politique monétaire de l'Union serait-elle différente si le directeur de la Banque centrale était un esclave que le Parlement pouvait revendre, ou fouetter, s'il s'acquittait mal de sa tâche ? Poursuivons : dans ce même Parlement, quelle forme emprunterait la délibération entre députés si les esclaves étaient le seul personnel attaché de façon permanente à l'institution, alors que les parlementaires seraient renouvelés tous les ans ? Le tableau laisse songeur..." (p.206)
Ceci dit, si cet ouvrage retient particulièrement mon attention, c'est parce qu'il interprète de manière intéressante trois passages de Platon.
Les deux premiers sont des passages très connus.
D'abord, dans le Protagoras, le mythe de Prométhée :
" Le mythe de Protagoras frappe ainsi par trois éléments qui renvoient au contexte de son élaboration, celui du régime démocratique athénien. La capacité politique procède tout d'abord d'une rupture radicale avec l'ordre des dêmiourgikai technai, ces savoirs spécialisés placés au service de la communauté, dont les dêmosioi (les esclaves publics) ont en partie hérité. Sous la double dimension de l'aidôs et de la dikê, le politique est ensuite pensé comme une capacité offerte au genre humain par les dieux ; en ce sens, elle ne constitue en rien un savoir spécialisé mais bien plutôt une capacité qui mérite d'être régulièrement entretenue : " Cette excellence politique n'est pas naturelle ni ne survient au petit bonheur, mais elle s'enseigne et n'advient à un homme que par l'exercice." Sa spécificité tient enfin à ce qu'elle est également répartie entre tous les hommes ; le récit de Protagoras offre ainsi une assise légendaire à une valeur cardinale de l'idéologie démocratique athénienne, l'isonomia (le "partage égal" des charges politiques) (...) Tandis que l'acquisition des dêmiourgikai technai procède de la transmission verticale d'un savoir établi une fois pour toutes, l'apprentissage de la vertu résulte au contraire d'une circulation horizontale, entre égaux, se déployant tout au long de l'existence." (p.149-150)
On comprend donc que la décision politique se constitue dans le cadre d'une délibération collective, les esclaves étant chargés de régler les détails techniques.
Second passage : quand Socrate fait trouver au petit esclave du Ménon une démonstration géométrique :
" En faisant comparaître un homme dépourvu d'identité propre, interdit de parole dans la cité et qui, pourtant, peut accéder à la connaissance dont procède la réminiscence, il s'agirait pour Socrate d'opposer à l'épistémologie sophistique un savoir qui ne doit rien à l'ordre civique et à son dialogisme - autre manière de démontrer que le savoir authentique n'a pas sa place dans la cité démocratique (...) la scène offre une chambre d'écho au régime des savoirs propre à la cité démocratique, dissociant un savoir public, issu de la délibération entre égaux, d'un savoir qui ne doit rien à l'univers de la cité, au point qu'un être dépourvu de toute identité civique puisse s'en faire le porte-parole - et la lecture platonicienne suggère que l'esclave est la figure par excellence à travers laquelle se manifeste l'écart entre ces deux conceptions du savoir." (p. 160-161)
Pour terminer, à la fin du Phédon , le dialogue entre l'esclave et Socrate :
" Le dêmosios (l' esclave public) trouve ainsi sa place au centre de ''La mort de Socrate'' peinte par David en 1787. Le tableau est en effet composé autour de l'étrange duo formé par l'esclave public et le philosophe : alors que l'esclave, de dos, tourne son regard vers sa gauche en retenant ses larmes, le philosophe, de face, s'adresse à ses disciples disposés vers la droite, tandis que la coupe de ciguë passe de l'un à l'autre. Le jeune esclave de dos, le vieux sage de face, la clarté de la pensée socratique qui s'offre à la pleine lumière, l'esclave dont le visage reste plongé dans les ténèbres, comme si les deux personnages étaient l'envers et l'avers d'une même figure : qu'a donc vu David dans cette scène que l' exégèse platonicienne persiste à ignorer ?
(...) Le dêmosios n'est en rien l'un des disciples de Socrate et, s'il a participé à de nombreuses conversations avec lui, comme le philosophe l'affirme, les logoi sokratikoi se sont bien gardés d'en rapporter le contenu. Célébré par Socrate, le comportement de l'esclave est en réalité construit par contraste avec l'attitude des disciples, tétanisés à l'idée de la mort du maître. Face aux disciples abattus, l'esclave donne l'exemple du noble comportement à adopter devant la mort du maître.
Alors que les disciples pleurent sur leur propre sort, comme le reconnaîtra Phédon, c'est par générosité et noblesse d'âme (hôs gennaiôs) que l'esclave pleure Socrate. Mieux que tous les disciples réunis, le dêmosios comprend le comportement de Socrate. Sa compassion le projette aux côtés du philosophe quand les disciples observent impuissants la disparition de leur maître. Aucun d'entre eux ne sera d'ailleurs gratifié de l'adieu (chairê) que Socrate lance à l'esclave et si Phédon clôt son récit par la célébration en Socrate du meilleur (aristos), du plus sage (phrônimotatos) et du plus juste (dikaiotatos) de tous les hommes, c'est en écho au discours de l'esclave qui avait prononcé l'éloge, selon une même structure ternaire, de l'homme le plus noble (gennaiotatos), le plus doux (praotatos) et le meilleur (aristos)." (p.189-190)
Concluons : Paulin Ismard ne s'est pas contenté en historien de mettre en relief la fonction paradoxale de l'esclave public, à la fois expert et exclu ; il a pointé dans le texte platonicien comment le philosophe à deux reprises a identifié l'esclave public à un dépositaire de savoir, mais, dans le texte philosophique, à la différence de ce qui a lieu réellement dans la cité, l'esclave public possède non un savoir spécialisé mais un savoir universel, autant mathématique qu'éthique.

Commentaires

1. Le dimanche 6 décembre 2015, 18:25 par sang capelle
Finalement, le sort le plus enviable est celui des clercs aux temps médiévaux. Sans pouvoir, sans argent, mais experts quand même, en universalité, et quand même respectés un peu plus que les esclaves anciens.

jeudi 12 novembre 2015

Discours de Diotime à Socrate, aveugle de naissance.

Dans Philosopher ou faire l'amour (2014), Ruwen Ogien présente le problème suivant :
" Si la naissance de l'amour est étroitement liée à la perception de la beauté physique de l'aimé, les aveugles peuvent-ils connaître ce sentiment ? " (p.66).
Le problème ne le retient que quelques lignes mais Ruwen Ogien a le temps de lancer une pique à Platon :
" Les avis sont évidemment partagés.
Si les aveugles sont capables d'aimer comme tout nous incite à le penser, une idée platonicienne tombe d'elle-même : c'est le spectacle de la beauté physique masculine qui déclencherait le mouvement d'ascension spirituelle au cours duquel se construit l'amour véritable. Les platoniciens chercheront probablement un compromis qui respecte l'intuition que les aveugles sont capables d'aimer, sans ôter la place centrale qu'ils donnent au spectacle de la beauté corporelle dans l'éveil de l'amour."
Revenons au Banquet, texte de Platon auquel Ruwen Ogien fait ici allusion, Diotime y détaillant le parcours initiatique qui donne accès à la contemplation de la beauté absolue :
" C'est en prenant son point de départ dans les beautés d'ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s'élever toujours, comme au moyen d'échelons, en passant d'un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n'est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi." ( 211-bc, éd. Brisson)
Qu'un aveugle puisse juger beau un corps n'est pas douteux, mais le tact, le goût, l'odorat n'étant pas des sens esthétiques, ne reste que l'ouïe. Diotime, s'adressant à Socrate privé de la vue, tiendrait donc le propos suivant concernant le jeune homme aveugle à initier :
" Dans un premier temps, s'il est bien dirigé par celui qui le dirige, il n'aimera qu'une seule voix et alors il enfantera de beaux discours ; puis il constatera que la beauté qui réside en une voix quelconque est soeur de la beauté qui se trouve dans une autre voix, et que, si on s'en tient à la beauté de cette sorte, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans toutes les voix. Une fois que cela sera gravé dans son esprit, il deviendra amoureux de toutes les belles voix et son impérieux amour pour une seule voix se relâchera ; il le dédaignera et le tiendra pour peu de chose. Après quoi c'est la beauté qui se trouve dans les âmes qu'il tiendra pour plus précieuse que celle qui se trouve dans la voix, en sorte que, même si une personne ayant une âme admirable, se trouve ne pas avoir une voix d'un charme éclatant, il se satisfait d'aimer un tel être, etc."
Je ne suis pas platonicien et je n'ai pas non plus fait de compromis : j'ai seulement expliqué à un élève aveugle le discours de Diotime.
On note d'ailleurs que dans cette version hétérodoxe le passage du physique au moral est plus naturel que dans le texte original car c'est aussi la voix par laquelle se manifeste possiblement la beauté de l'âme. Alors que le texte authentique suppose un saut brutal entre le physique vu et le moral compris, lui, en revanche, par le sens de l'ouïe, dans ce texte fantaisiste, il n'y a pas de solution de continuité entre l'amour des personnes dans leur dimension physique et l'amour de ces mêmes personnes dans leur dimension morale, l'ouïe passant seulement de la perception de la valeur musicale de la voix à la compréhension de la valeur éthique de ce que dit la voix.
Certes, c'est une autre paire de manches de parvenir à adapter à l'élève aveugle l'allégorie de la Caverne : il faut distinguer écho d'un son imité, son imité, son d'origine, mais comment conduire du son d'origine à l'origine sonore de tout son, je veux dire, bien sûr à la Forme du Bien ?
Mais, bien avant, quel sera le son qui servira de transition entre le son imité et le son d'origine ? Ce son qui est l'équivalent sonore des ombres et des reflets, auxquels le prisonnier, une fois sorti de la Caverne, doit s'habituer avant de parvenir à percevoir les sons réels et non plus leurs images ? Doit-on encore recourir à la métaphore de l'écho ? Y aurait-il alors deux types d'écho, celui qui renvoie les imitations de sons et un autre qui renverrait les sons objets d'imitation ? Peut-être.
Reste l'énigmatique incarnation sonore du Bien...

lundi 29 juin 2015

L'allégorie de la caverne et la révision à la hausse de l'ombre : lecture de Platon par Jean-Bertrand Pontalis.

Dans Traversée des ombres (2003), Jean-Bertrand Pontalis porte le jugement suivant sur l'allégorie de la caverne, présentée par Platon dans La République :
" Et comme elle m'a d'emblée séduit, dès ma classe de philosophie, l'allégorie de la caverne souterraine où les hommes qui y demeurent depuis l'enfance ne voient sur un mur que des ombres d'objets qui sont pour eux la réalité. Je devais être trop platonicien à l'époque ; je n'avais su qu'accompagner, admiratif, la délivrance des prisonniers, leur lente progression de la caverne vers la lumière, de l'ombre vers le soleil, du reflet, de l'image, vers l'idée. J'avais passé outre la souffrance des prisonniers prétendument libérés. Or c'est bien d'un arrachement d'une extrême violence qu'il est question, comme le fut peut-être notre arrachement de la caverne maternelle, comme l'est pour beaucoup l'arrachement brutal de nos rêves au profit, si l'on peut dire, de la seule réalité. Je lis : " Qu'on détache un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser soudain, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière, tous ces mouvements le feront souffrir et l'éblouissement l'empêchera de regarder les objets dont il voyait les ombres tout à l'heure.(...) Si on le forçait à regarder la lumière même, ne crois-tu pas que les yeux lui feraient mal et qu'il se déroberait aux choses qu'il peut regarder ? Et si on le tirait de là par la force, qu'on lui fît gravir la montée rude et escarpée et qu'on ne le lâchât pas avant de l'avoir traîné dehors à la lumière du soleil, ne penses-tu pas qu'il souffrirait et se révolterait d'être ainsi traité ?"
Douleur, révolte face à trop de lumière, à la lumière implacable. Un soleil qui éblouit, un soleil qui tue. Confrontés par force à l'idée pure, sans ombre, des philosophes, ne choisirions-nous pas plutôt de rester, comme les prisonniers, au plus près des ombres ?
Pourquoi instituer en principe absolu la séparation de la lumière et de l'ombre ? Sommes-nous voués à répéter la division originelle : "Dieu sépare la lumière et le noir, Dieu appelle la lumière le jour et nuit le noir" ? Je me refuse à séparer le jour et la nuit. La nuit n'est pas ténèbres et nos jours ne sont pas lumineux. J'ai toujours présent en moi ce titre de Sylvie Germain Le Livre des Nuits. Les plus beaux poèmes, les plus grands romans sont des enfants de la nuit, des enfants du silence aussi. C'est qu'ils transforment nos visions nocturnes en des mots qui ne le leur sont pas infidèles."
Certes, mais de tels mots ne parviennent à ce but que parce qu'ils font la lumière sur les phénomènes obscurs ! Peu importe l'objet de la connaissance, s'il y a connaissance, c'est parce que précisément on voit clairement et précisément la réalité en jeu...
Et puis le soleil platonicien non seulement ne tue pas mais ne brûle même pas. Il éclaire et engendre...
Par ailleurs la psychanalyse existerait-elle si Freud n'avait pas abordé en homme des Lumières des phénomènes mal connus ?
Quant au philosophe, il n'est pas celui qui ignore les ombres ! L'allégorie le met en évidence : il vise à faire voir l'ombre comme ombre, précisément à en acquérir et à en donner une connaissance vraie, lumineuse si possible.
Pour terminer, un seul prisonnier est libéré, ce qui n'est pas sans importance au sens où l'allégorie laisse penser ainsi qu'une personne libérée peut en libérer une autre mais échoue à en libérer plusieurs, et encore plus un grand nombre, comme le prouve la fin du texte où la masse emprisonnée se débarrasse de l'homme seul qui prétend les libérer tous.
En somme est-on jamais trop platonicien ?