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mercredi 15 mars 2006

Flash-back 2 : le cynique vu des champs ou Socrate à tuer et à retuer ou jamais assez draconien avec les philosophes.

Les lettres écrites par Alciphron (2ème-3ème siècle) abondent en traits dirigés contre la philosophie. En voici une écrite par un certain Philométor (« celui qui aime sa mère ») à une dénommée Philise :
« J’avais envoyé mon fils vendre à la ville de l’orge et du bois, en lui recommandant de revenir le même jour avec l’argent (celui qui met l’argent au plus haut est la victime rêvée pour ces faux-monnayeurs que sont tous plus ou moins les cyniques, la ville devant être le lieu de la perte et de l’argent et surtout du goût qu’on a de lui). Mais il s’est attiré la colère de je ne sais quelle divinité, qui l’a complètement changé et jeté hors du bon sens (c’est la conversion philosophique vue à l’envers comme punition et perte et non comme récompense et gain). Il a rencontré un de ces furibonds, que leur rage fait justement appeler Cyniques, et il s’est empressé d’en imiter les extravagances. A présent, il surpasse son maître (le père surestime visiblement les progrès du fils : devenir cynique c’est se proposer d’imiter le moins mal possible Héraclès, il y a donc des travaux en perspective...). Quel aspect horrible et repoussant ! On l’aperçoit sans cesse secouer sa chevelure sale ou lancer d’affreux regards ; à peine couvert d’un manteau, affublé d’une maigre besace et armé d’un énorme bâton de poirier, il s’avance fièrement, pieds nus, crasseux, épouvantables ! (vu de l’extérieur, sans prendre en compte l’immense tension vers le surhumain, le portrait est crédible) Il ne connaît plus notre maison, ni personne (en effet être cynique, c’est être de nulle part); il nous renie, prétendant que la nature produit tout et que la naissance ne vient pas des parents, mais du mélange des éléments (les parents ne transmettent ni nom à défendre ni patrimoine à agrandir, mais seulement du matériel génétique ; il faut réduire la parenté sociale à sa dimension naturelle : un peu de glaire en somme). Comme il méprise l’aisance, il abhorre le travail (ça dépend duquel : pas de cynisme sans travail sur soi et arrachage incessant des mauvaises herbes sociales). Quant à la pudeur, il s’en préoccupe peu ; il ne recule devant aucune honte... (ce qui est naturel est bon ; l’artificiel est le mal ; retour à la nature : ramer à contre-courant) Hélas ! Pauvre agriculture, combien ces écoles d’imposteurs t’ont porté préjudice ! (inhabituelle corrélation : le rendement agricole est inversement proportionnel à l’enthousiasme philosophique) J’en veux à Solon et à Dracon d’avoir jugé dignes de mort ceux qui prennent du raisin, tandis qu’ils laissent impunis ceux qui enlèvent la raison des jeunes gens et les réduisent à l’esclavage (c’est encore une fois le monde à l’envers : qui gagne perd, qui se libère est asservi) » (Lettres de pêcheurs,de paysans, de parasites et d'hétaïres trad. de Stéphane de Rouville)
Ainsi Alciphron appelle à assassiner Socrate une deuxième fois.

Commentaires

1. Le mardi 21 mars 2006, 23:39 par Nicotinamide
Je ne crois pas qu'il appelle au meutre. Je reviendrai avec des arguments...
2. Le mercredi 22 mars 2006, 08:06 par philalethe
Certes il serait plus exact d'attribuer au personnage Philometor un tel appel.
3. Le mercredi 22 mars 2006, 22:28 par Nicotinamide
Mon éducation philosophique passa par la rencontre hasardeuse de Socrate. Bien que la lecture m’ennuyait, j’ouvris une œuvre du corpus philosophique. Je ne choisis pas volontairement l’apologie de Socrate. Le livre traînait là. Mon frère l’avait étudié en classe de terminale. Pour marquer son engouement, il avait modifié le titre en utilisant les cercles des o pour figurer des diables cocasses. J’entrai dans le livre profané en imaginant l’aventure verticale d’un Jésus arrogant. Je lus. Ce pou aux yeux pédonculés de taureau me charma. J’admirai immédiatement ce désir invincible de dire la vérité et d’exciter l’indignation. Socrate incarnait le taon à bedaine qui s’évertue à pousser son ironie au suicide. Socrate meurt car il amène le doute rationnel et l’interrogation ironique sur ce qui dépend de la pensée serve : inertie de la tradition, pression de l’usage, puissance des maîtres et peur des dieux. Depuis la lecture de l’apologie, j’aimerai mélanger mes lèvres à celles de Diderot, un désir intenable de boire à la coupe de Socrate me harcèle… Cependant, Socrate partage avec les personnages d’Alciphron, la boue et la bassesse. En effet, les éducateurs de Socrate se prostituaient : Aspasie de Milet et Diotime de Mantinée vendaient leurs culs philosophiques. L’origine de la philosophie provient donc de la sueur et du cloaque. Socrate était un demi-mendiant lubrique qui interpellait ses interlocuteurs à la pointe d’un bâton. Il portait un manteau élimé sur son corps de chèvre bachique. Il louait le loisir comme la plus belle des possessions. Il dansait continuellement. Il multipliait les amours en pratiquant les corps d’adolescents, de Xanthippe et Myrto. Il ne travaillait plus. Il vivait grâce à la mangeaille des banquets. Finalement, le philosophe héroïque ne correspond qu’à un parasite éduqué par des hétaires. Cette tradition philosophique qui consiste à se moquer de la philosophie se suit de Socrate jusqu’à l’aphorisme de Pascal en passant par les cyniques justement, Aristippe, Ménédème d’Erétrie, Lucien, Juvénal, Alciphron, Rabelais, Montaigne, Chamfort… Pour ne citer qu’eux. Comment comprendre la phrase de Deleuze : « Qu'est-ce qu'une pensée qui ne fait de mal à personne, ni à celui qui pense, ni aux autres ? ce qui est premier dans la pensée, c'est l'effraction, la violence, c'est l'ennemi, et rien ne suppose la philosophie, tout part d'une misosophie » Tout part d’une misosophie…
Ainsi les lettres ressuscitent l’esprit d’un Socrate subversif, carnavaleux et renverseur de valeurs.
D’un autre côté, avec Nieztsche, on pourrait dire qu’assassiner Socrate n’est pas si mal. Socrate n’a laissé qu’une œuvre : la mise en scène de sa mort. Son plaidoyer dans l’apologie exprime sa haine de l’existence. Rimbaud rapproche Jésus et Socrate dans le même mollard. Il écrit : « Socrate et Jésus, dégoût ! » Je comprends son écœurement, les deux justes ont joué leur mort. Tous deux voulait mourir. Leur suicide déguise une mort héroïque. Malgré l’injustice, il boit la ciguë sans sourcilier. Il se laisse refroidir. Il défend à ses amis de laisser sortir leurs larmes. Pendant qu’il sirote le poison, il bavarde sur l’immortalité de l’âme et de la justice des lois. Le ventre glacé par le venin ingurgité, il voit la mort, il sait qu’il n’a plus qu’un souffle… Pourtant sa dernière parole évoque une dette à rembourser !?! Il meurt en sage mais se suicide en bouffon. Socrate me rappelle Fancioulle (Une mort héroïque, XXVII, Petits Poèmes en prose, Baudelaire ) jouant sa fin. Le Fancioulle baudelairien, condamné à mort doit jouer la mort avant d’être rendu aux mains du bourreau... « Fancioulle fut, ce soir-là, une parfaite idéalisation (...) ce bouffon allait, venait, riait, se convulsait... » Mais comment a fini Fancioulle, lui qui savait par cœur sa mort héroïque ? « Un coup de sifflet aigu, prolongé, interrompit Fancioulle (...) Fancioulle secoué ferma les yeux, puis les rouvrit presque aussitôt démesurément agrandis, ouvrit ensuite la bouche comme pour respirer convulsivement, chancela un peu en avant, un peu en arrière et puis tomba roide mort sur les planches. » Ainsi après la mise en scène, la mort nous gagne et on crève comme tout le monde : l’orbite vide et le cri d’une tête de mort. « Socrate ne répondit plus ; mais quelques instants après il eut un sursaut. L’homme le découvrit : il avait les yeux fixes. »
4. Le mercredi 22 mars 2006, 23:22 par philalethe
Votre Socrate, très amusant certes, me paraît en même temps bien fantasmatique à vrai dire; certes la tentative d'en parler comme d'un personnage historique est vaine mais on a au moins les textes de Xénophon et de Platon, or, où trouver parmi eux une justification des traits que vous lui attribuez ? Visiblement vous projetez sur lui des caractères cyniques au point d'en faire le premier des chiens-philosophes. Quant à la formule "la philosophie provient de la sueur et du cloaque", je n'arrive pas à y voir autre chose qu'une amusante provocation. Quant aux personnages d'Alciphron, ils seraient à mes yeux des cibles pour les cyniques tant ils exemplifient l'attachement aux biens matériels et le goût malheureusement frustré de l'argent. Leur critique de la philosophie ne me paraît pas récupérable par une formule du genre "la vraie philosophie se moque de la philosophie". Rien à voir avec la haine de la raison deleuzienne qui ne me paraît être au fond rien de plus qu'un plaidoyer pour une raison plus attentive à la vie, pour en somme plus de raison, ce qui implique entre autres l'écoute des schizos. Pour en revenir à Socrate, il ne met pas en scène que sa mort mais bien plus: pensez par exemple à son immobilité soudaine dans la rue avant de se rendre au Banquet. Visiblement votre coeur balance entre un Socrate pré-cynique et un Socrate nietzschéen. Heureusement en tout cas que Nietzsche ne s'est pas contenté du crachat un peu potache de Rimbaud. Quant au brave Jésus, je ne veux pas en faire l'apologie mais s'il voulait mourir, sa passion et son désespoir ("mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?") deviennent iniintelligibles. La cruxifixion devient du suicide assisté. Quant à la fin de Socrate, si l'on en croit la meilleure source, le Phédon, la victime boit le poison après avoir fini de discuter avec ses amis. Socrate n'a pas, contrairement à ce que vous dites, une fin semi-clownesque. Pardonnez enfin mes critiques que vous trouverez peut-être bien pointilleuses et peu inspirées; mais je suis de ceux qui pensent que les qualités requises en général pour être objectif valent aussi en philosophie.
5. Le vendredi 24 mars 2006, 00:05 par Nicotinamide
« Ce que disent les philosophes est aussi décevant que l’enseigne qu’on a pu voir chez un marchand de bric-à-brac : « ici on repasse ». Apporte-t-on son linge à repasser, on est dupé : l’enseigne n’est qu’à vendre. » p. 28 Ou bien Ou bien, TEL. Kierkegaard. Le lien entre la philosophie et la vie ne se suit qu’à travers les fictions et réflexions des romanciers. Les récits, les témoignages créent une familiarité avec les formes de vies humaines. Qui mieux qu’un artiste analysera comment nous réfléchissons à notre vie, comment à l’intérieur de notre vie, à partir de ce que nous sommes, de ce qui nous arrive, de ce qui nous reste à vivre, nous la dirigeons. Je préfère Dostoïevski à Kierkegaard, Beckett à Heidegger ou les moralistes aux philosophes des lumières. Ainsi je préfère Alciphron à Aristote. Toutefois, je ne nie pas que certains personnages puissent être des têtes sur lesquelles tapent la sagesse. Mais je soutiens qu’Alciphron est un remord vivant (pour ne pas dire un philosophe). Il délivre des tremblements, balaie les certitudes et par conséquent nous prive des mystifications confortables. Au lieu de dissiper les doutes, il les enfièvre. Son rire est une prudence qui nous immunise contre l’exaltation, l’esprit de sérieux et les déchirements de l’extrême sentimentale… Son rire est la conscience. La conscience est le refus d’adhérer. Ses lettres sont philosophiques. Je le rapproche volontiers de Lucien évidemment ou de Rabelais (dont la figure tutélaire du tiers livre est Diogène). « Vu par leurs hétaires, les grands hommes ne paraissent plus si grands (…) un regard démystificateur est posé sur la gloire et les biens de fortune, dans un mouvement qui se rattache à la grande tradition de la diatribe cynico-stoicienne. Chez Alciphron, le regard des pauvres opère un renversement des valeurs. Le parasite et l’hétaires arrachent les masques des grands hommes et dévoilent les vices qui mènent le monde » (Fin de l’introduction par Ozanam, édition belles lettres 1999)

Il arrive que mes souvenirs se déforment cependant il me semble que les traits de Socrate retenus ont été puisé dans Diogène Laërce. En ce qui concerne ses maîtresses, Socrate avoue dans le Ménexène et dans le Banquet qu’Aspasie et Diotime l’ont éduqué… Je crois aussi que Socrate (ou sa légende) a beaucoup plus inspiré les cyniques qu’Antisthène. Le Socrate de Dion d’ailleurs approche l’idéal cynique.

L’image d’un suicide assisté est bien choisie. J’imagine très bien Jésus mourir en silence réalisant comme Socrate l’échec de la bonne parole. « Alors qu'il arpentait les rues de ce point d'ennui, un essaim de mouches venimeuses l'encercla. L'une d'entre-elle tomba à genoux et réclama un miracle, une autre se prosterna pour obtenir une nouvelle politique, tous s'agenouillèrent pour implorer la connaissance du bien et du mal. Alors Jésus répondit : « N'avez-vous pas honte de bêler après l'inconnu, de courir à l'avenir, de poursuivre le Concept sans jamais songer d'arriver à vous-mêmes ! Qu'importe la politique ! Démocrite en rirait, Héraclite en pleurerait, Jésus s'en fout ! Vous êtes de misérables lépreux sucré car vous croyez en votre maladie : la vanité ! Les troupeaux de babouins grimpent les arbres de la morale et du savoir. Mais une fois arrivé au sommet de leurs discours que montrent-ils ? De leur position, ils exhibent leur érythème fessier, ils éclairent les foules avec les lumières rouges de leur cul. Les têtes humaines se douchent sous les diarrhées jaunes et bleues. Une grêle de gouttelettes putrides suffit pour vous asseoir... Pauvres rebelles agenouillés, le bonheur ne tient pas aux miracles ou à une grande politique mais aux jugements que vous portez sur vous. La béatitude correspond à un rapport de soi à soi. non à la gestion de ses biens ou d'autrui. » Après ses mots, la foule de Bézatha pensa comment châtier le prophète. De son côté, Jésus réalisa, mais un peu tard que la philosophie n'a jamais rien fait venir… »
(Evangile selon Saint Nicotinamide, p. 152)
6. Le mercredi 19 avril 2006, 14:32 par Nicotinamide
Lucien, dans un certain nombres de ses dialogues utilise des grands noms de philosophes cyniques : Ménippe, Démonax, Diogène, Agathobule, Cratès... Par conte Alciphron pour servir ses satyres ne s'appuie pas sur des cyniques... Et si pourtant... un cynique apparait dans les lettres : Pancratès !

mercredi 8 février 2006

Socrate, mis à sa place ?

A l’école, qui dit Socrate, dit Platon ; dans le même esprit, on est porté à croire que Platon n’a fait au fond que d’abord socratiser pour ensuite platoniser. A partir de là, un des problèmes est de distinguer, dans l’ensemble de ses dialogues, ceux qui reflètent la pensée du maître et les autres où Socrate est devenu le porte-parole des pensées du disciple.
La lecture de Diogène Laërce éloigne, elle, clairement Platon de Socrate.
D’abord parce qu’il donne l’identité du premier maître : même si Denys n’a rien d’un philosophe, il lui apprend à lire et à écrire (II, 4). Diogène, à cette occasion, renvoie aux Rivaux. Ce dialogue, d’auteur inconnu et longtemps attribué par erreur à Platon, commence par l’évocation de ce premier professeur. C’est Socrate qui parle :
« Je pénétrai dans la maison de Denys le grammatiste, et là je vis, en compagnie de ceux qui les aimaient, les représentants de la jeunesse qui passaient pour les plus qualifiés, tant par la beauté de leurs formes que par l’illustration de leurs pères. » (132 a trad. de Léon Robin)
Ensuite, parce que Platon ne passe pas de Denys à Socrate mais entre d'abord dans la mouvance héraclitéenne.
Certes la rencontre avec Socrate ne manque tout de même pas de panache :
« Un peu plus tard cependant, alors qu’il allait participer à un concours de tragédie, il décida, parce qu’il avait entendu Socrate devant le théâtre de Dionysos (ou avant les Dyonisies) et qu’il lui avait prêté l’oreille, de jeter ses poèmes au feu, en disant : Hephaistos, viens ici ; oui, Platon a besoin de toi ( ce qui est l'adaptation d'un vers de l'Iliade)» (4)
Cette conversion, pour spectaculaire, qu’elle soit, reste tout de même dans l’ordre des choses, tant les dialogues de Platon ont mis clairement en garde contre un usage littéraire de la langue, toujours trompeur et dissocié de la détermination précise des essences. On n’est donc pas surpris de lire que Platon, avant d’être Platon, se laissait aller à la littérature, écrivant « des poèmes, d’abord des dithyrambes, puis des vers lyriques et des tragédies » Résumons : Platon pratiquant l’autodafé de ses premières oeuvres littéraires, c’est carrément une thèse platonicienne mise en images. Pas de doute, c’était du Platon que débitait Socrate devant le théâtre de Dyonisos. Luc Brisson est d’ailleurs très clair dans son introduction au livre III: une des recettes de Diogène Laërce est « l’interprétation biographique de passages de Platon. » (p.372). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ces Vies sont si intéressantes et si significatives. Elles n’ont pas la contingence insignifiante des nôtres, elles incarnent des positions. On en a ici un exemple clair.
Revenons à Socrate : Platon devient donc à 20 ans son disciple, c’est l’image d’Epinal par excellence. En revanche, ce qui vaut son pesant d’or, ce sont ces quatre lignes que Diogène Laërce écrit une vingtaine de pages plus loin, revenant alors subitement à Socrate :
« On raconte encore que Socrate, qui venait d’entendre Platon donner lecture du Lysis, s’écria : « Par Héraclès, que de faussetés dit sur moi ce jeune homme. » De fait, Platon a consigné par écrit un nombre non négligeable de choses que Socrate n’a pas dites. » (35)
Certes on sait que Platon mûrissant fait parler Socrate à sa guise mais le piquant ici est de le voir trahir le maître alors qu’il n’est qu’un très jeune disciple. D’où l’image non plus d’un ex-élève qui se libère et s’émancipe de la tutelle de son professeur, mais celle, pas élogieuse du tout, d’un mauvais élève qui n’a pas compris ce que le maître disait, tout en s’imaginant l’avoir assimilé !
Reste à déterminer ce qui arrive à Platon après la mort de Socrate, car c’est alors qu’on voit l’enseignement de Socrate comme un enseignement parmi d’autres, noyé presque dans la foule des influences qui s’exercent sur Platon. Voici en effet la liste des maîtres qui ont succédé à Socrate : a) Cratyle l’Héraclitéen (retour à ses anciennes amours philosophiques ?) b) Hermogène, disciple, lui, de Parménide c) Euclide de Mégare d) Théodore le Mathématicien e) Philolaos et Eurytos, pythagoriciens f) les prêtres du haut clergé égyptien
Et « Platon décida alors d’aller rencontrer les Mages, mais il en fut empêché par les guerres qui faisaient rage en Asie » (II, 7) C’est finalement contraint par les circonstances que « de retour à Athènes, il enseigna à l’Académie »
Diogène a sans doute transformé en rencontres réelles ce qui était de l’ordre de l’influence intellectuelle. Mais peu importe, quelle différence il y a entre cette succession désordonnée de références contradictoires et l’image du parfait parcours initiatique que donne Diotime dans le Banquet !
Voilà donc à peu près tout ce que Diogène raconte à propos de la relation entre Socrate et Platon. Je fais l’hypothèse que, malgré le peu de valeur historique qu’a le récit de cette vie, la place accordée par Diogène à Socrate, celui qui, dans la mythologie philosophique, est le Maître par excellence, est plus proche de celle de nos maîtres réels. Certes ils nous ont marqué mais leur empreinte est, au fil des ans, recouverte par celles de tant d’autres...

samedi 21 janvier 2006

Criton dans les derniers moments de Socrate.

Diogène m'ayant un peu laissé sur ma faim concernant l'identité de Criton, je vais voir ce que m' apprend Platon sur son compte. Dans l' Apologie , je découvre qu'il a le même âge que Socrate et qu'il est du même dème que lui (le dème est à Athènes une circonscription territoriale). Mais c'est dans le Phédon que quelques lignes valent la peine d'être relevées. Phédon, qui a assisté en direct à la mort de Socrate, raconte à Échécrate, pressé d'en connaître le détail, que la vingtaine de disciples et d'amis dont il fait partie (mais à laquelle n'appartient pas Platon, malade ce jour-là) découvre en prison non seulement celui qu'elle vient voir mais aussi son épouse Xanthippe portant leur plus jeune enfant (Socrate a été en effet un père de famille nombreuse: il a eu trois enfants ) et assise contre son mari:
"Mais, aussitôt qu'elle nous vit, Xanthippe se mit à prononcer des imprécations et à tenir ces sortes de propos qui sont habituels aux femmes: "Ah ! Socrate, c'est maintenant la dernière fois que tes familiers te parleront et que tu leur parleras !" (59 a)
Encline à souligner le côté extraordinaire du moment qu'ils vivent, l' épouse représente ici l' anti-Socrate, attaché à faire jusqu'au bout comme si de rien n'était. On comprend la réaction du philosophe. Elle est en trop dans la pièce car elle gâche la mise en scène:
" Alors Socrate, regardant du côté de Criton: "Qu'on l'emmène à la maison, Criton !" dit-il. Et, pendant que l'emmenaient quelques-uns des serviteurs de Criton, elle poussait de grands cris en se frappant la tête." (59 a-b)
Fidèle, Criton obtempère mais j'imagine qu'il aurait pu casser l'ordre du jour et, inspiré par l'image du dernier-né, faire jouer la corde sensible comme dans le dialogue platonicien auquel il a donné son nom:
" Ce sont tes fils que tu te presseras de laisser derrière toi (Criton imagine alors les conséquences du refus de Socrate de s'évader de sa prison), quand il t'était possible de les élever jusqu'au bout, de faire jusqu'au bout leur éducation; et, pour ce qui te concerne, tu ne t'inquiètes pas de savoir quel sort ils pourront bien avoir ! Ce sort, vraisemblablement, ce sera d'être exposés à ce genre de malheurs auquel, d'habitude, la situation d'orphelin expose les orphelins: ou bien, en effet il ne faut pas faire d'enfants, ou bien il faut prendre la peine de les élever et de faire leur éducation ! Or, tu m'as l'air, toi, de prendre le parti qui présente le moins de difficulté, alors que celui qu'il faut prendre, c'est le parti que prendrait un homme de bien et un vaillant ! Et tu proclames qu'une conduite méritoire est le souci de toute ta vie " (Criton 45 d)
Mais dans le Phédon, Criton, accompagné de son fils Critobule, n' opposera aucune contradiction et se contentera d'écouter. Il sera encore là à la fin quand on fait venir pour une ultime visite les enfants de Socrate et les femmes de sa famille (je souris en lisant la note écrite à cet endroit par Léon Robin: " Des parentes seulement, semble-t-il. Il serait étonnant, si Xanthippe était là, qu'elle s'abstînt des manifestations bruyantes de 60 a." Il m'avait déjà amusé quand il avait jugé bon de placer cette autre note à propos de l' absence de Platon, retenu par une maladie: " Il n'y a pas de bonnes raisons de supposer à l'absence de Platon un autre motif.")
C'est maintenant le coucher du soleil, l'entretien tarit:
"Après cela, on ne se dit plus grand-chose" (116 b)
Le Serviteur des Onze (ils avaient comme fonction d'administrer la prison et de faire exécuter les criminels) s'adresse à Socrate, fait son éloge puis, se mettant à pleurer, quitte la pièce. Socrate dit à ses disciples tout le bien qu'il pense du gardien-chef comme l'appelle Robin et demande à Criton de faire apporter le poison broyé. Criton cherche à retarder l'issue en disant qu'il croit qu'il ne fait pas encore nuit et lui propose assez incroyablement de prendre le temps de jouir une dernière fois des plaisirs de la vie:
" Il y a d'autres (condamnés) qui ont bu le poison longtemps après qu'on le leur a enjoint, et non sans avoir bien mangé et bien bu, quelques-uns même après avoir eu commerce avec les personnes dont ils avaient d'aventure envie. Allons ! Ne te presse pas, puis qu'il te reste encore du temps " (116 e)
Socrate avec une grande douceur ne manifeste aucune réprobation mais met clairement les points sur les i:
" Ils ont bien raison, les gens dont tu parles, de faire ce que tu dis, car ils pensent qu'ils gagneront à le faire ! (Nul n'est méchant volontairement: chacun veut d'abord le bonheur mais la plupart ne sont pas éclairés sur le moyen de l'atteindre) Quant à moi, c'est aussi avec raison que je ne le ferai pas, car je ne crois pas que j'y gagne, en buvant un peu plus tard le poison, sinon de me prêter à rire de moi-même, en m'engluant ainsi dans la vie et en l'économisant alors qu'il n'en reste presque plus ! " (116e-117a)
Criton commande alors à un serviteur non d'emmener la femme mais d'apporter le poison. Socrate ayant bu impassiblement la coupe, Criton s'effondre en larmes et doit quitter la pièce. Peu à peu le corps de Socrate devient insensible, la froideur partie des pieds a atteint le bas-ventre, elle va bientôt gagner le coeur, alors Socrate adresse à Criton et à tous les autres ses dernières paroles:
" - Criton, à Asclépios, nous sommes redevables d'un coq ! Vous autres, acquittez ma dette ! n'y manquez pas ! - Mais oui ! dit Criton, ce sera fait ! Vois cependant si tu n'as rien de plus à dire." (118 a)
En vain, aucune parole, supplémentaire et moins prosaïque, ne sortira de sa bouche et Criton lui fermera les yeux.

vendredi 11 novembre 2005

Eschine, sosie littéraire de Socrate.

"Eschine faisait l'objet de calomnies, surtout de la part de Ménédème d'Erétrie qui prétendait que la plupart des dialogues, Eschine se les était appropriés alors qu'ils étaient de Socrate et qu'il les avait reçus de Xanthippe." (II, 60 trad. Marie-Odile Goulet-Cazé)
Que je fasse confiance ou non à ce Ménédème, ce que je lis est inouï. En effet si je participe à la calomnie, j'apprends la nouvelle ahurissante 1) que Socrate, contrairement à ce qu'enseigne la tradition millénaire, était un écrivain et 2) que Xanthippe, loin de se réduire à son rôle légendaire de mégère mal apprivoisée, a manié, sinon lu, les oeuvres de son mari. Mais si, fidèle à l'avis de Diogène, je ne suis pas complice de la médisance, j'en tire la conclusion qu' Eschine, le disciple, a écrit comme le maître aurait pu écrire. Eschine talentueux au point de produire une imitation confondante de vérité; à dire vrai, il ne s'agit pas tant d'une imitation (Socrate n'ayant rien écrit, il n'y a rien du tout à copier) que d' une création tellement réussie qu'elle suggère que le maître, s'il avait écrit, n'aurait pas pu faire mieux. Diogène Laërce ne s'en tient pas là; il partage les oeuvres eschiniennes en deux parts: a) la mauvaise: ce sont les dialogues "acéphales"; comme l'explique Marie-Odile Goulet-Cazé, on ne sait si le terme désigne l' absence d' un début ou celle d'une fin, mais c'est certain qu'ils ne sont pas parfaits. Mais, ouf, ils ne seraient pas d'Eschine mais d'un faussaire, Pasiphon l' Erétrique. Le processus de production se complique alors singulièrement: Pasiphon imite mal Eschine qui, s'il n'imite pas, aurait été un imitateur excellent au cas où Socrate n' aurait pas fait que parler.... On n'en saura guère plus sur ce Pasiphon, sinon qu' il a fabriqué d'autres faux attribués à tort à Antisthène (le cynique) et à d'autres Socratiques. Je rêve à ses raisons: aurait-il voulu subtilement, car tout à fait indirectement, calomnier ces philosophes en leur faisant attribuer des textes, et médiocres qui plus est, à eux, ces disciples d'un homme qui avait condamné l'écrit et qu'ils trahissaient donc furieusement ? Mais j' invente dans doute un Pasiphon trop malignement tortueux... b) la bonne: "ceux qui portent l'empreinte de la manière socratique, ils sont au nombre de sept" (II, 61). Diogène Laërce s'exprime ici bien curieusement: j'en conclus que si les dialogues d' Eschine portent la marque socratique, alors que Socrate n'a rien écrit, c'est que le maître de Platon parlait comme un livre. D'où une nouvelle interprétation de l'abstention socratique: si Socrate n'a rien écrit, c' est qu'il écrivait en parlant. Pourquoi se serait-il donc répété ?

jeudi 10 novembre 2005

Eschine, aimé par Socrate, mais pas du tout par Platon.

Socrate, condamné à mort, attend la fin dans sa geôle . Selon le témoignage de Platon, un jour, de bon matin, survient Criton; s'il a pu pénétrer dans la prison, c'est qu' il a acheté le gardien. Socrate dormant encore, Criton est le "témoin émerveillé de (son) sommeil tellement paisible" (Criton 43 b trad. de Léon Robin), mais une fois réveillé, le maître apprend de son ami, informé de bonne source, que la mise à mort aura lieu le lendemain. On se doute que la nouvelle n'émeut pas du tout Socrate ("Eh bien, Criton ! bonne chance alors ! et si c'est ainsi qu'il plaît aux dieux, ainsi soit-il !" (43 d). En plus Socrate, interprétant un rêve qu'il vient de faire, doute que son exécution ait lieu si vite. Criton veut bien le croire mais à vrai dire la précision importe peu: s'il est venu, ce n'est pas tant pour donner la date fatale que pour répéter son avis: Socrate doit s'évader de la prison puis s'exiler, ses amis ont suffisamment d'argent pour organiser cette fuite. Il parle beaucoup, Criton, et accumule les raisons qui devraient convaincre Socrate. La principale, qu'il répète avec des variantes, c'est que si Socrate est mis à mort, les gens penseront que ses amis, qui en avaient pourtant les moyens, n'ont pas fait ce qu'ils auraient dû faire. L'insistance de Socrate à rester dans sa prison fait finalement courir à Criton le risque du déshonneur. Si la sentence est accomplie, Criton ne perd pas seulement un ami mais aussi sa dignité ! On sait peut-être que dans la suite du dialogue, Criton ne dira plus grand-chose tant est convaincante l'argumentation socratique, selon laquelle il est juste d'obéir à la loi, même si elle est injustement appliquée. A cause de Platon, on a donc pris l' habitude de penser que cette exhortation de la dernière chance, on la doit donc à Criton, au point qu'on pourrait appeler "critonisme" la conception selon laquelle la défense de la renommée a plus de prix que le respect de la justice. Mais ne voilà-t-il pas que Diogène Laërce met en doute que ce soit Criton qui ait "critonisé". Ce serait Eschine, le fils du charcutier Charinos, autre disciple de Socrate, à propos duquel ce dernier aurait dit: " Seul le fils du charcutier sait nous marquer de l'estime" (II, 60, tra. de Marie-Odile Goulet-Cazé). En effet, "c' est (Eschine), disait Idoménée (de Lampsaque, disciple d'Epicure et auteur d'un ouvrage sur les socratiques) qui, dans la prison, conseilla à Socrate de s'enfuir, et non Criton; mais Platon, parce qu' Eschine avait plus d'amitié pour Aristippe que pour lui-même, attribua les paroles à Criton." (II, 60) Subitement ce dialogue de Platon m'apparaît comme un de ces clichés truqués par les services de propagande de l' URSS stalinienne; le brave Eschine, qui pourtant "ne s'éloign(e) pas de Socrate" tant il était porté dès sa jeunesse à l'effort" (en somme Eschine s'échine...) est éliminé de l'ultime photo de famille par la censure platonicienne. On découvre ici qu'il ne faut pas attendre Freud pour assister au spectacle de disciples qui se détestent. Les frères socratiques sont déjà ennemis et se déchirent.

samedi 5 novembre 2005

Socrate, ni maçon, ni cordonnier.

Diogène Laërce rapporte la fierté que tire Socrate du fait qu'il se suffit à lui-même; jusque-là, rien de surprenant: comme tant d'autres philosophes avant lui et après lui, Socrate, réduisant ses besoins au minimum, n'a pas besoin des services des autres pour être satisfait. Ce qui retient mon attention, c' est l'anecdote qui suit:
"Une fois, même, alors qu' Alcibiade, selon ce que dit Pamphile au livre VII de ses Notes, lui offrait un grand terrain pour qu'il s' y construisît une maison, il dit: "Et s'il me fallait des chaussures et que tu me donnes du cuir pour que je m'en fasse des chaussures, je serais ridicule de le prendre." (II, 24)
Ce que je lis ici n'est pas tant le refus de la maison ou des chaussures que celui de se les faire. Même si Socrate avait un besoin légitime, je veux dire un besoin qui en aucune manière n'est incompatible avec l'idéal d'autosuffisance, il ne ne le satisferait pas par la production de ce qui le comblerait. C'est autant une condamnation du travail que de l'activité manuelle et artisanale, car j'entends que Socrate prendrait les chaussures offertes par Alcibiade s'il en avait réellement besoin. Mais quelles peuvent bien être ses raisons ? Dois-je comprendre que la satisfaction du corps n'est pas si impérative qu' elle vaille l' effort de donner une forme à la matière, comme si Socrate réservait sa force à la résolution de problèmes tout à fait distincts ? Ce serait donc l'idée que le philosophe doit plutôt marcher pieds nus que de prendre le temps de se chausser. Si philosopher, c'est apprendre à mourir comme le Phédon de Platon le fait comprendre, c'est aussi renoncer à apprendre à fabriquer, à construire de quoi prolonger la vie. Antithèse parfaite de Socrate, Hippias, tel que le décrit l' Hippias mineur, est non seulement un prodigieux sophiste mais aussi un habile artisan ("technicien encyclopédique" selon la jolie formule de Léon Robin) , qui porte sur lui la preuve de son extrême dextérité manuelle. C'est Socrate lui-même qui détaille ses talents:
"Tu disais être une fois venu à Olympie, ayant ouvré toi-même tout, sans exception, ce que tu avais sur le corps: ta bague d'abord (car c'est par là que tu commençais), la bague que tu portais elle était ton ouvrage; le cachet ensuite, ton ouvrage encore; et ton étrille et ta burette à huile, elles étaient aussi de ta façon, à toi tout seul; après cela, les chaussures, c'étais toi, disais-tu, qui en avait été le cordonnier; ton manteau, c'était toi qui l'avais tissé, ainsi que ta tunique; ce qui enfin fut, en vérité, au jugement de tout le monde, le fait le plus déconcertant, et un témoignage probant d'un savoir sans bornes, c'était la ceinture que tu avais à ta tunique, pareille, disais-tu, aux ceintures de Perse, entre les plus somptueuses, et celle-là tressée de ta propre main !" (368 b-c)
A la différence de Socrate, Hippias sait et fait savoir qu'il sait tout (faire).

jeudi 3 novembre 2005

Socrate ou trois façons de refuser un avocat.

Le Socrate des Dialogues de Platon, si mes souvenirs sont bons, est très posé et bien différent donc de celui qu' évoque Diogène Laërce, se référant , semble-t-il, à l' Apologie de Socrate de Demétrios de Phalère, disciple d'Aristote et ami de Théophraste:
" Comme souvent, dans le cours de ses recherches, il discutait avec trop de violence, on lui répondait à coups de poing et en lui tirant les cheveux, et la plupart du temps il faisait rire de lui avec mépris; et tout cela il le supportait patiemment." (II, 21, trad. Michel Narcy)
Socrate hors de ses gonds met à mal le topos du dialogue socratique comme voie pacifique menant par consentement progressif et ajusté à l'union des esprits. En plus ce Socrate, à la dialectique agressive et colérique, est rossé et c'est tout autre chose que le philosophe condamné à mort légalement. Lecteur de Platon, on a l'habitude de penser que c'est au fil des années que son maître engendre lentement une haine qui soudain prendra la forme policée d'un procès. Il en va tout autrement ici: la réplique de l'interlocuteur contrarié est immédiate, individuelle et passionnelle. Socrate est donc non seulement battu par sa femme (cf la note du 17-10-05) mais par ceux auxquels il apporte la contradiction. Ce Socrate-ci a en plus un petit côté christique dans sa manière de supporter sa minuscule Passion et d' être objet du mépris des brutes. C'est ordinairement à un Socrate fascinant qu'on a affaire, tant on est marqué par le portrait qu'en fait Alcibiade dans le Banquet de Platon. Le Socrate platonicien ne perd jamais la face. Mais il faut lire tout le texte et les lignes qui suivent redonnent en fin de compte à cette victime qui n'en peut mais une auréole de grandeur:
"D'où vient qu'après qu'il se fut laissé battre à coups de pied, quelqu'un s'en étonnant, il dit: "Et si c'était un âne qui m'avait donné une ruade, lui intenterais-je un procès ?" (ibid.)
Parlant ainsi, Socrate, bien qu'il compare le violent à un âne, l'injurie moins qu'il ne le transforme en force naturelle privée d'intention. J'y vois l'annonce de la technique stoïcienne qui désamorcera l'émotion en vidant de sens le comportement d'autrui quand on est sur le point d'en souffrir. On l'a vu, Socrate s'en sortait de la même manière avec sa mégère non apprivoisée. Ce qui en revanche m'étonne un peu ici, c'est le procès comme arme possible de Socrate, tant on est accoutumé à en faire l'instrument de ses adversaires. L'argument est en plus curieux car d'une certaine manière il légitime le procès fait à Socrate, non en tant que l'acte d'accusation est justifié mais en tant qu'il est pour les plaignants une forme adéquate de protestation, car il est bien clair que Socrate, victime des ânes, n' en est pas un, lui.

mercredi 2 novembre 2005

Socrate ou l'art de prendre son interlocuteur pour un âne.

Le Socrate des Dialogues de Platon, si mes souvenirs sont bons, est très posé et bien différent donc de celui qu' évoque Diogène Laërce, se référant , semble-t-il, à l' Apologie de Socrate de Demétrios de Phalère, disciple d'Aristote et ami de Théophraste:
" Comme souvent, dans le cours de ses recherches, il discutait avec trop de violence, on lui répondait à coups de poing et en lui tirant les cheveux, et la plupart du temps il faisait rire de lui avec mépris; et tout cela il le supportait patiemment." (II, 21, trad. Michel Narcy)
Socrate hors de ses gonds met à mal le topos du dialogue socratique comme voie pacifique menant par consentement progressif et ajusté à l'union des esprits. En plus ce Socrate, à la dialectique agressive et colérique, est rossé et c'est tout autre chose que le philosophe condamné à mort légalement. Lecteur de Platon, on a l'habitude de penser que c'est au fil des années que son maître engendre lentement une haine qui soudain prendra la forme policée d'un procès. Il en va tout autrement ici: la réplique de l'interlocuteur contrarié est immédiate, individuelle et passionnelle. Socrate est donc non seulement battu par sa femme (cf la note du 17-10-05) mais par ceux auxquels il apporte la contradiction. Ce Socrate-ci a en plus un petit côté christique dans sa manière de supporter sa minuscule Passion et d' être objet du mépris des brutes. C'est ordinairement à un Socrate fascinant qu'on a affaire, tant on est marqué par le portrait qu'en fait Alcibiade dans le Banquet de Platon. Le Socrate platonicien ne perd jamais la face. Mais il faut lire tout le texte et les lignes qui suivent redonnent en fin de compte à cette victime qui n'en peut mais une auréole de grandeur:
"D'où vient qu'après qu'il se fut laissé battre à coups de pied, quelqu'un s'en étonnant, il dit: "Et si c'était un âne qui m'avait donné une ruade, lui intenterais-je un procès ?" (ibid.)
Parlant ainsi, Socrate, bien qu'il compare le violent à un âne, l'injurie moins qu'il ne le transforme en force naturelle privée d'intention. J'y vois l'annonce de la technique stoïcienne qui désamorcera l'émotion en vidant de sens le comportement d'autrui quand on est sur le point d'en souffrir. On l'a vu, Socrate s'en sortait de la même manière avec sa mégère non apprivoisée. Ce qui en revanche m'étonne un peu ici, c'est le procès comme arme possible de Socrate, tant on est accoutumé à en faire l'instrument de ses adversaires. L'argument est en plus curieux car d'une certaine manière il légitime le procès fait à Socrate, non en tant que l'acte d'accusation est justifié mais en tant qu'il est pour les plaignants une forme adéquate de protestation, car il est bien clair que Socrate, victime des ânes, n' en est pas un, lui.

jeudi 27 octobre 2005

Socrate et ceux qui ne valent pas un sou,

Dans le Ménon de Platon, Socrate s'entretient avec un jeune esclave et par un jeu de questions habilement posées réussit à lui faire résoudre un problème géométrique. De cet accouchement inattendu, on retire l'idée que tout homme, bien interrogé, a suffisamment de raison pour découvrir des vérités universelles. Ce Socrate-là semble ainsi annoncer la confiance stoïcienne en chaque homme en tant qu'il est, malgré ses passions et ses enracinements particuliers, apte par sa raison à les dépasser et à s'entendre donc avec tout autre. Rien à voir avec ce que suggère cette phrase inattendue de Diogène Laërce:
" A l'égard de la masse de ceux qui ne méritent pas pas qu'on parle d'eux, il disait que ce serait pareil, si quelqu'un, rejetant comme fausse monnaie un unique tétradrachme, acceptait comme de bon aloi le tas fait de la même monnaie." (II, 34, trad. Michel Narcy)
Ce qui d'abord saute aux yeux, c'est que Socrate disqualifie une partie du genre humain, celle composée d'hommes sans valeur aucune. Je ne me souviens pas d'avoir lu dans les dialogues un seul passage d'une telle brutalité, même si la critique de certaines manières de vivre entraîne ipso facto celle de certains hommes. Sans doute à cause de la référence à la fausse monnaie (cf la note du 25-02-05), je pense immédiatement au mépris ostentatoire des cyniques à l'égard de ceux qui, par leurs conduites, ne méritent plus d'après eux le nom d'hommes. Mais ce passage de Diogène Laërce n'a pas comme seul intérêt de mettre dans la bouche de Socrate une position cynique. Il est aussi un remède contre l'effet que peut produire sur l'esprit du philosophe les opinions défendues par la foule. Il part en effet de la vulnérabilité à la bêtise et à l'gnorance quand celles-ci sont massivement défendues. Le problème se pose alors ainsi: comment garder la tête froide quand on défend une position condamnée par la foule ? Pour le résoudre, Socrate propose ici de se représenter la foule comme une série d'individus. La décomposition imaginaire de cette foule compacte et pour cela dangereuse redonne des forces par la conscience que l'on prend alors de la faiblesse indubitable de chacun de ses composants. Ce fut en effet un souci de ces philosophes antiques non seulement d'éduquer l'ignorant mais aussi de se protéger de la contamination multitudinaire. En particulier Epicure prodiguera différents conseils à cette fin, dont le plus connu est de s'entourer d''un groupe d'amis pour, grâce à cette densité affectueuse et intelligente, annihiler l'effet dangereux que produirait l'ensemble des insensés. Socrate propose une autre voie: afin de battre l'armée de la bêtise, se rappeler qu'on a facilement le dessus sur chacun de ses soldats.

mercredi 26 octobre 2005

Socrate ou l'art de ne pas être Narcisse .

Si j'en crois Diogène, Xanthippe frappait Socrate, qui refusait de rendre les coups. Ce qui m'intéresse, c'est la raison qu'il invoque:
" Une fois que, sur la place publique, elle l'avait dépouillé de son manteau, ses disciples lui conseillaient d'user de ses mains pour se défendre: "Oui, par Zeus, dit-il, pour que, pendant que nous échangeons des coups, chacun de vous dise: "Bravo, Socrate !", "Bravo, Xanthippe!" (II, 37)
La scène confine au burlesque mais ce que j'en retiens, c'est que Socrate ne veut pas donner aux autres le spectacle d'un combat où les jeux ne sont pas faits. Socrate ne doute pas de sa capacité de répondre mais de son aptitude à l'emporter. La violence est refusée comme occasion de mettre Socrate à égalité avec Xanthippe.Il préfère l'emporter moralement en endossant gaillardement le rôle honorable de la victime. Mais qu'il y ait eu volonté de dominer chez Socrate, la suite du texte le met peut-être en évidence:
" Il avait commerce (''je dois ici citer la précieuse et ô combien embarrassante note de Michel Narcy: " Suneinai a certes une acception plus large, mais la comparaison avec les cavaliers montant des chevaux fougueux invite à en souligner ici la connotation explicitement sexuelle'"'), disait-il, avec une femme acariâtre, tout comme les cavaliers avec les chevaux fougueux. "Eh bien, dit-il, tout comme eux, une fois qu'ils les ont domptés, maîtrisent facilement les autres, moi, de même, qui ai affaire à Xanthippe, je saurai m'adapter aux autres humains." (ibid.)
Certes la fréquentation de l'épouse a encore valeur d'exercice comme dans la pratique de la patience mais ici l'accent est clairement mis sur la domestication, si on peut dire, de Xanthippe. Tout se passe donc comme si la femme était le premier adversaire à dominer et celui qui en même temps assure des victoires à venir. Que l'occasion de la mise au pas soit l'acte sexuel (qui d'ailleurs tiendrait ici presque du viol) en rajoute à l'étrangeté de ce passage qui ne cadre pas du tout avec l'image canonique de Socrate. On peut cependant comprendre le texte autrement: de même que les cavaliers qui ont dompté des chevaux fougueux savent facilement s'y prendre avec les autres chevaux, de même Socrate qui a su comment supporter Xanthippe, la Pénible par excellence, saura supporter les autres humains. Mais la référence à l'acte sexuel s'intègre mal avec cette hypothèse de lecture, à moins de supposer que c'est Socrate qui est dominé sexuellement. Pourquoi pas finalement ? Robert Genaille en ne traduisant pas suneinai évite l'ambiguité et rend le texte plus correct:
"Il disait qu’il en était des femmes irascibles comme des chevaux rétifs. Quand les cavaliers ont pu dompter ceux-ci, ils n’ont aucune peine à venir à bout des autres. Lui-même, s’il savait vivre avec sa femme, en saurait beaucoup plus aisément vivre avec les autres gens."
A dire vrai, si on se rapporte au texte de Xénophon qui semble avoir été la source même de Diogène Laërce, il faut en conclure que la traduction conforme au sens de l'original est cette fois celle de Robert Genaille. Qu'on en juge:
" Comment se fait-il donc, Socrate, demanda Antisthène, si tu as cette opinion, que tu n'instruises pas Xanthippe et que tu t'accommodes de la plus acariâtre des créatures qui existent, je dirai même qui ont été ou qui seront jamais? — C'est que, répondit Socrate, je vois que ceux qui veulent devenir de bons écuyers se procurent non pas les chevaux les plus dociles, mais des chevaux fougueux, persuadés que s'ils parviennent à dompter de tels chevaux, ils pourront manier facilement les autres. J'ai fait comme eux : voulant vivre dans la société des hommes, j'ai pris cette femme, sûr que, si je la supportais, je m'accommoderais facilement de tous les caractères. » On trouva que ce propos ne manquait pas de pertinence. " (Le Banquet II, 10 trad. de Emile Chambry 1954)
Hypothèse: Diogène, en recopiant Xénophon, y a mis un peu du sien, ce qui fait un texte guère cohérent mais que Michel Narcy aurait rendu cependant avec exactitude. Diogène aura eu au moins le mérite de me faire penser à Socrate dans des situations tout à fait inhabituelles.

Commentaires

1. Le mercredi 21 avril 2010, 19:05 par socrateplaton73
Socrate at-il peur des gens?
Est-il intilligent
2. Le mercredi 21 avril 2010, 19:43 par philalèthe
Ce sont plutôt les autres qui semblent avoir été intimidés par lui.
Quant à son intelligence, elle n'est jamais mise en doute !

mardi 25 octobre 2005

Socrate ou la représentation comme modèle du modèle.

Si j'en crois Diogène, Xanthippe frappait Socrate, qui refusait de rendre les coups. Ce qui m'intéresse, c'est la raison qu'il invoque:
" Une fois que, sur la place publique, elle l'avait dépouillé de son manteau, ses disciples lui conseillaient d'user de ses mains pour se défendre: "Oui, par Zeus, dit-il, pour que, pendant que nous échangeons des coups, chacun de vous dise: "Bravo, Socrate !", "Bravo, Xanthippe!" (II, 37)
La scène confine au burlesque mais ce que j'en retiens, c'est que Socrate ne veut pas donner aux autres le spectacle d'un combat où les jeux ne sont pas faits. Socrate ne doute pas de sa capacité de répondre mais de son aptitude à l'emporter. La violence est refusée comme occasion de mettre Socrate à égalité avec Xanthippe.Il préfère l'emporter moralement en endossant gaillardement le rôle honorable de la victime. Mais qu'il y ait eu volonté de dominer chez Socrate, la suite du texte le met peut-être en évidence:
" Il avait commerce (''je dois ici citer la précieuse et ô combien embarrassante note de Michel Narcy: " Suneinai a certes une acception plus large, mais la comparaison avec les cavaliers montant des chevaux fougueux invite à en souligner ici la connotation explicitement sexuelle'"'), disait-il, avec une femme acariâtre, tout comme les cavaliers avec les chevaux fougueux. "Eh bien, dit-il, tout comme eux, une fois qu'ils les ont domptés, maîtrisent facilement les autres, moi, de même, qui ai affaire à Xanthippe, je saurai m'adapter aux autres humains." (ibid.)
Certes la fréquentation de l'épouse a encore valeur d'exercice comme dans la pratique de la patience mais ici l'accent est clairement mis sur la domestication, si on peut dire, de Xanthippe. Tout se passe donc comme si la femme était le premier adversaire à dominer et celui qui en même temps assure des victoires à venir. Que l'occasion de la mise au pas soit l'acte sexuel (qui d'ailleurs tiendrait ici presque du viol) en rajoute à l'étrangeté de ce passage qui ne cadre pas du tout avec l'image canonique de Socrate. On peut cependant comprendre le texte autrement: de même que les cavaliers qui ont dompté des chevaux fougueux savent facilement s'y prendre avec les autres chevaux, de même Socrate qui a su comment supporter Xanthippe, la Pénible par excellence, saura supporter les autres humains. Mais la référence à l'acte sexuel s'intègre mal avec cette hypothèse de lecture, à moins de supposer que c'est Socrate qui est dominé sexuellement. Pourquoi pas finalement ? Robert Genaille en ne traduisant pas suneinai évite l'ambiguité et rend le texte plus correct:
"Il disait qu’il en était des femmes irascibles comme des chevaux rétifs. Quand les cavaliers ont pu dompter ceux-ci, ils n’ont aucune peine à venir à bout des autres. Lui-même, s’il savait vivre avec sa femme, en saurait beaucoup plus aisément vivre avec les autres gens."
A dire vrai, si on se rapporte au texte de Xénophon qui semble avoir été la source même de Diogène Laërce, il faut en conclure que la traduction conforme au sens de l'original est cette fois celle de Robert Genaille. Qu'on en juge:
" Comment se fait-il donc, Socrate, demanda Antisthène, si tu as cette opinion, que tu n'instruises pas Xanthippe et que tu t'accommodes de la plus acariâtre des créatures qui existent, je dirai même qui ont été ou qui seront jamais? — C'est que, répondit Socrate, je vois que ceux qui veulent devenir de bons écuyers se procurent non pas les chevaux les plus dociles, mais des chevaux fougueux, persuadés que s'ils parviennent à dompter de tels chevaux, ils pourront manier facilement les autres. J'ai fait comme eux : voulant vivre dans la société des hommes, j'ai pris cette femme, sûr que, si je la supportais, je m'accommoderais facilement de tous les caractères. » On trouva que ce propos ne manquait pas de pertinence. " (Le Banquet II, 10 trad. de Emile Chambry 1954)
Hypothèse: Diogène, en recopiant Xénophon, y a mis un peu du sien, ce qui fait un texte guère cohérent mais que Michel Narcy aurait rendu cependant avec exactitude. Diogène aura eu au moins le mérite de me faire penser à Socrate dans des situations tout à fait inhabituelles.

Commentaires

1. Le mercredi 21 avril 2010, 19:05 par socrateplaton73
Socrate at-il peur des gens?
Est-il intilligent
2. Le mercredi 21 avril 2010, 19:43 par philalèthe
Ce sont plutôt les autres qui semblent avoir été intimidés par lui.
Quant à son intelligence, elle n'est jamais mise en doute !

mardi 18 octobre 2005

Socrate et Xanthippe (2)

Si j'en crois Diogène, Xanthippe frappait Socrate, qui refusait de rendre les coups. Ce qui m'intéresse, c'est la raison qu'il invoque:
" Une fois que, sur la place publique, elle l'avait dépouillé de son manteau, ses disciples lui conseillaient d'user de ses mains pour se défendre: "Oui, par Zeus, dit-il, pour que, pendant que nous échangeons des coups, chacun de vous dise: "Bravo, Socrate !", "Bravo, Xanthippe!" (II, 37)
La scène confine au burlesque mais ce que j'en retiens, c'est que Socrate ne veut pas donner aux autres le spectacle d'un combat où les jeux ne sont pas faits. Socrate ne doute pas de sa capacité de répondre mais de son aptitude à l'emporter. La violence est refusée comme occasion de mettre Socrate à égalité avec Xanthippe.Il préfère l'emporter moralement en endossant gaillardement le rôle honorable de la victime. Mais qu'il y ait eu volonté de dominer chez Socrate, la suite du texte le met peut-être en évidence:
" Il avait commerce (''je dois ici citer la précieuse et ô combien embarrassante note de Michel Narcy: " Suneinai a certes une acception plus large, mais la comparaison avec les cavaliers montant des chevaux fougueux invite à en souligner ici la connotation explicitement sexuelle'"'), disait-il, avec une femme acariâtre, tout comme les cavaliers avec les chevaux fougueux. "Eh bien, dit-il, tout comme eux, une fois qu'ils les ont domptés, maîtrisent facilement les autres, moi, de même, qui ai affaire à Xanthippe, je saurai m'adapter aux autres humains." (ibid.)
Certes la fréquentation de l'épouse a encore valeur d'exercice comme dans la pratique de la patience mais ici l'accent est clairement mis sur la domestication, si on peut dire, de Xanthippe. Tout se passe donc comme si la femme était le premier adversaire à dominer et celui qui en même temps assure des victoires à venir. Que l'occasion de la mise au pas soit l'acte sexuel (qui d'ailleurs tiendrait ici presque du viol) en rajoute à l'étrangeté de ce passage qui ne cadre pas du tout avec l'image canonique de Socrate. On peut cependant comprendre le texte autrement: de même que les cavaliers qui ont dompté des chevaux fougueux savent facilement s'y prendre avec les autres chevaux, de même Socrate qui a su comment supporter Xanthippe, la Pénible par excellence, saura supporter les autres humains. Mais la référence à l'acte sexuel s'intègre mal avec cette hypothèse de lecture, à moins de supposer que c'est Socrate qui est dominé sexuellement. Pourquoi pas finalement ? Robert Genaille en ne traduisant pas suneinai évite l'ambiguité et rend le texte plus correct:
"Il disait qu’il en était des femmes irascibles comme des chevaux rétifs. Quand les cavaliers ont pu dompter ceux-ci, ils n’ont aucune peine à venir à bout des autres. Lui-même, s’il savait vivre avec sa femme, en saurait beaucoup plus aisément vivre avec les autres gens."
A dire vrai, si on se rapporte au texte de Xénophon qui semble avoir été la source même de Diogène Laërce, il faut en conclure que la traduction conforme au sens de l'original est cette fois celle de Robert Genaille. Qu'on en juge:
" Comment se fait-il donc, Socrate, demanda Antisthène, si tu as cette opinion, que tu n'instruises pas Xanthippe et que tu t'accommodes de la plus acariâtre des créatures qui existent, je dirai même qui ont été ou qui seront jamais? — C'est que, répondit Socrate, je vois que ceux qui veulent devenir de bons écuyers se procurent non pas les chevaux les plus dociles, mais des chevaux fougueux, persuadés que s'ils parviennent à dompter de tels chevaux, ils pourront manier facilement les autres. J'ai fait comme eux : voulant vivre dans la société des hommes, j'ai pris cette femme, sûr que, si je la supportais, je m'accommoderais facilement de tous les caractères. » On trouva que ce propos ne manquait pas de pertinence. " (Le Banquet II, 10 trad. de Emile Chambry 1954)
Hypothèse: Diogène, en recopiant Xénophon, y a mis un peu du sien, ce qui fait un texte guère cohérent mais que Michel Narcy aurait rendu cependant avec exactitude. Diogène aura eu au moins le mérite de me faire penser à Socrate dans des situations tout à fait inhabituelles.

Commentaires

1. Le mercredi 21 avril 2010, 19:05 par socrateplaton73
Socrate at-il peur des gens?
Est-il intilligent
2. Le mercredi 21 avril 2010, 19:43 par philalèthe
Ce sont plutôt les autres qui semblent avoir été intimidés par lui.
Quant à son intelligence, elle n'est jamais mise en doute !

lundi 17 octobre 2005

Socrate et Xanthippe (1)

Je passe donc désormais au prestigieux disciple d'Archélaos, Socrate. Vu que nous disposons des textes de Platon et de Xénophon, que Diogène Laërce avait lui-même lus, ce que mon compilateur préféré a écrit sur le maître de Platon n'a donc rien de surprenant. Restent quelques sources d'étonnement. Voici la première. Il est généralement bien connu que la Pythie (prêtresse d' Apollon à Delphes) avait dit en réponse à une question de Chéréphon, disciple de Socrate, que "de tous les hommes sans exception, Socrate est le plus sage" (II, 37). Si elle ne donne pas de raisons, il n' est à première vue pas difficile d'en trouver dans la conscience qu' avait Socrate de ne pas être sage, sa nescience le mettant ainsi sur la voie de la recherche de la Vérité. Cela revient à dire que le vrai sage est finalement le philosophe car il est certain de ne pas être sage. Mais Diogène, lui, donne une autre explication de cette attribution à Socrate du titre de sage. Elle est en relation avec Xanthippe, la première femme de Socrate, la seule à être entrée dans la légende philosophique. Xanthippe se conduisait fort mal avec son mari, ne se contentant pas de l'injurier mais l'arrosant aussi. Or, ce qui fait la sagesse de Socrate, c'est qu'il transforme sa femme en phénomène naturel:
"Ne disais-je pas que Xanthippe en tonnant ferait aussi la pluie ?" (II, 36)
L'autre identification revient au même, bien qu'il s'agisse cette fois d'artefacts et non plus de phénomènes météorologiques:
" A Alcibiade, qui disait que Xanthippe, quand elle l'injuriait n'était pas supportable, "Pourtant moi, dit-il, j'y suis habitué, exactement comme si j'entendais continuellement des poulies ; et toi, d'ailleurs, dit-il, tu supportes les oies quand elles crient ? L'autre lui répondant: "Mais elles me donnent des oeufs et des oisons", "Moi aussi, dit-il, Xanthippe me donne des enfants." (II, 36-37)
Pour supporter Xanthippe, Socrate a la force d'imaginer que ses comportements intentionnels ne le sont pas et qu'elle ne le vise pas plus que la foudre qui le frapperait. Il y a peut-être un historique de la transformation par les philosophes des femmes en mécaniques insensées. Je pense entre autres à ce propos d' Alain daté de 1923, dirigé contre la psychanalyse et identifiant le cri d'une femme à un "cri de poulet mort" :
"Quand on appuie vivement sur la poitrine d'un poulet plumé et paré, et enfin mort à n'en point douter, on produit un cri d'angoisse de poulet qui est assez étonnant; mais croyez-vous que cette femme qui pousse un cri de surprise pense davantage ? Ce sont les muscles subitement réveillés et tendus qui resserrent vivement la poitrine."
Laissant de côté tout le parti qu'une lecture féministe pourrait faire de ces textes qu'il n'est pas forcément faux d'associer à une mysoginie philosophique, cette attitude socratique me semble en partie reprise par les stoïciens quand, à défaut de pouvoir modifier les hommes, ils décident de les supporter. Ainsi Marc-Aurèle a dans le même esprit recours à un arbre fruitier:
" De telles choses, par le fait de tels hommes (il se réfère aux méchants et à leurs méchancetés), doivent naturellement se produire ainsi, par nécessité. Ne pas vouloir que cela soit, c'est vouloir que le figuier soit privé de son suc." ´(Pensées pour moi-même livre IV , VI, trad. Meunier)
On remarque qu'à la différence du cri du volatile écrasé, autant la pluie que la poulie et le figuier sont utiles. Ce que Socrate d'ailleurs met en relief: cette femme orageuse et grinçante produit des enfants. Marc-Aurèle ira jusqu'à soutenir que le monde a besoin de ces gens insensés qui semblent troubler l' ordre du monde alors qu'ils en sont une des manifestations. Concluons: c'est pour récompenser la transformation imaginaire qu'il opère chaque jour sur son épouse que la Pythie glorifie Socrate du nom de sage. D'où cette définition: est sage quiconque est en mesure de faire comme si les comportements humains nuisibles avaient seulement des causes et pas de raisons. Mais nous verrons bientôt que Socrate n'a pas qu'une manière de s'y prendre avec sa mégère...
17 octobre 2005 | Lien permanent | Commentaires (0)
15 octobre 2005

Commentaires

1. Le jeudi 19 avril 2012, 13:24 par soumad
je trouve sa bien dommage que vous ne donner aucune description de la vie des trois fils (exemple=leur métier,age,si ils sont mariés...)

lundi 26 septembre 2005

Anaxagore vu par Platon (III) : bien qu'élève de son élève, Socrate ne veut pas être confondu avec Anaxagore.être confondu avec

Dans l'Apologie de Socrate, dialogue reconstituant le procès de son maître, Platon présente Mélétos formulant une des deux accusations dont Socrate est la cible:
"Tu ne crois pas du tout aux Dieux !" (26 c)
Socrate alors proteste:
"Qu'est-ce qui te fait dire cela, ô prodigieux Mélètos ? Est-ce donc que je ne crois pas, comme le croit le reste des hommes, que le Soleil est un Dieu et aussi la Lune ?" (26 d)
A cela Mélètos réplique en justifiant son affirmation:
"Par Zeus ! il ne le croit pas, Juges, puisqu'il dit du Soleil que c'est une pierre, de la Lune, que c'est une terre." (ibid.)
Socrate ne peut accepter l'identification erronée:
"C'est Anaxagore, cher Mélètos, que tu te figures accuser ! Et, ce faisant, tu méprises les juges qui nous écoutent, et tu les figures assez inexpérimentés en lecture pour ignorer que les livres d'Anaxagore de Clazomènes regorgent de telles conceptions; et ce serait de moi que la jeunesse les aurait apprises, alors qu'il lui est possible de faire à l'orchestre (partie de l'agora où se tient le marché aux livres, explique J.P. Dumont) acquisition de ces livres, quelquefois pour une drachme quand ils se vendent très cher ! C'est de Socrate qu'elle se gausserait, la jeunesse, s'il feignait que ces conceptions sont de lui, étant donné surtout leur éminente singularité." (ibid.)
La critique adressée à Anaxagore est sévère: sa philosophie est susceptible d'être objet de moqueries, ce qui explique que les livres qui la présentent ne valent pas un sou. Il n'en reste pas moins que c'est seulement du point de vue de Socrate qu'Anaxagore est ainsi évalué. En effet Mélètos juge ses positions dangereuses et dignes d'être combattues. Ce qui était déjà le cas de certains des contemporains d'Anaxagore, d'où le procès pour impiété. Le chef d'accusation principal semble avoir été sa conception du soleil, réduit par lui à une "masse métallique incandescente" comme le rapporte Diogène ou à une "pierre de meule embrasée" selon le témoignage antérieur de l' historien Flavius Josèphe. Peu importent les divergences: Anaxagore refuse la divinisation des corps célestes. Il n'en reste pas moins que, comme plus tard pour Socrate, cette mise en accusation exprime aussi un rapport de forces politique, dans ce cas précis défavorable à Périclès, même si le détail de l'affaire semble encore échapper aux historiens. Quant à l'issue du procès, même en ne s'en tenant qu'à Diogène Laërce, les versions sont nombreuses mais dans toutes Périclès vient à son secours et le fait échapper à la mort . Dans aucune Anaxagore ne fait belle figure, à la différence de Socrate qui, se considérant digne d'être récompensé et non puni, ne donne pas à ses juges d'autre alternative que la condamnation à mort. S'appuyant d'abord sur Sotion, aristotélicien du 3ème siècle av. JC, Diogène fait de Périclès le plaideur capable de transformer la peine de mort en banissement et en amende. Se référant ensuite à Hermippe de Smyrne, source aussi ancienne que la première, Diogène donne à Périclès un rôle moins conventionnel. Alors que son maître attend d'être exécuté, se présentant comme son élève, il le fait relâcher en mettant en relief l'exemplarité de sa vie et le rôle des calomnies. Enfin tirant cette fois son savoir de Hiéronymos de Rhodes, élève d'Aristote, Laërce réduit la fonction de Périclès à bien peu: il se contente de présenter au tribunal son maître "ravagé et affaibli par la maladie", ce qui suffit à éveiller la compassion des juges et à annuler toute peine. Pour rendre justice à Anaxagore, il faut tout de même mentionner l'indifférence pré-stoïcienne avec laquelle selon Satyros, historien grec contemporain de Sotion, il accueille la nouvelle de sa condamnation à mort par les juges:
"Contre eux et contre moi, il y a bien longtemps que la nature a rendu son verdict" (II, 13)
Heureux homme, qui pouvait se consoler avec une simple métaphore...

jeudi 22 septembre 2005

Anaxagore vu par Platon (1) : la déception de Socrate.

C'est par une lecture publique que Socrate fait connaissance avec Anaxagore. Le passage devait avoir été soigneusement choisi car il y apprend la grande thèse anaxagoréenne que "c'est l'intelligence qui met tout en ordre et qui est la cause universelle." (Phédon 97 b, trad. Robin). Autrement dit, ni l'Eau, ni l'Air, ni l'Illimité mais l'Intellect ou l'Intelligence. Socrate, disciple d'Archélaos, disciple lui-même d' Anaxagore, pense avoir trouvé le Livre. Sa connaissance permettra de savoir pourquoi le monde est comme il est, il ne sera plus ignorant de la finalité des choses. L' Intelligence ne peut pas en effet ne pas tout faire au mieux. Ainsi ce n'est donc pas seulement la forme de la Terre (ronde ou plate) qui sera révélée mais la raison de cette forme:
" M'apprenant, lui qui dit ce qui est le meilleur, qu'il était meilleur pour la terre d'avoir telle ou telle forme ! Et s'il me disait qu'elle est au centre du monde, il m'exposerait tout au long qu'il était meilleur pour elle d'être au centre." (97 d)
Mais surtout si Anaxagore a percé à jour les fins de l'intellect, c'est l'action humaine qui sera éclairée sur les buts à suivre et ceux dont il faut se détourner. Socrate se précipite donc sur le livre convoité et se met à le dévorer. Mais il déchante bien vite. Lui qui pensait trouver la présentation des raisons n'y trouve que l'identification des causes. L' Intelligence n'est pas digne de ce nom: elle n'a pas d'intention, de projet, de programme; elle ne vise rien. En somme c'est une Intelligence aveugle. Du même coup la morale humaine ne reçoit pas du livre le fondement que Socrate en attendait. A ses yeux Anaxagore n'a pas saisi ce qu'est l'intelligence. Intelligence aveugle vaut cercle carré: contradiction dans les termes. L'invoquer implique la prise en compte de l'intentionnalité. Pour se faire comprendre, il imagine quelqu'un disant que Socrate agit toujours intelligemment et justifiant pourtant sa position par des explications purement anatomiques. Soit l'action de s'asseoir. Si elle est faite avec intelligence, on attend logiquement qu'en s'asseyant Socrate poursuive un but (par exemple, attendre). Or celui qui a invoqué l'intelligence socratique se contente d'expliquer l'enchaînement de mouvements qui ont rendu possible la position assise:
" Premièrement, la raison ( c'est une cause, dira le wittgensteinien ) pour laquelle je suis maintenant assis en ce lieu, c'est que mon corps est fait d'os et de muscles; que les os sont solides et qu'ils ont des commissures les séparant les uns des autres, tandis que les muscles ont la propriété de se tendre et de se relâcher, faisant aux os une enveloppe de chairs et de peau, laquelle maintient les chairs; en conséquence de quoi, lorsque les os oscillent dans leurs propres emboîtements, les muscles, qui se détendent ou se contractent, me mettent à même, par exemple, de fléchir à présent mes membres; et voilà la cause en vertu de laquelle, m'étant replié de la sorte, je suis assis en ce lieu." (98 d)
La suite du texte applique à la conversation la même analyse: alors que Socrate discute des raisons qui justifient sa décision de subir sans révolte la peine à laquelle il est condamné, l'acolyte d'Anaxagore réduirait l'échange à sa dimension strictement physique. Socrate reconnaît bien sûr que sans os et muscles on ne s'assied pas mais que c'est mal répondre à la question: "pourquoi s'assied-il ?" que de jouer au médecin disséquant. Ce texte est malgré sa référence à une anatomie vieillotte d'une stupéfiante modernité. Il faut le faire lire aux neurologues quand, mal éduqués philosophiquement, ils s'imaginent parler de l'esprit quand ils parlent en fait seulement du cerveau. Certes sans cerveau, pas d'esprit mais des raisons d'agir ne sont pas des causes neurologiques. D'autres neurologues, mal éduqués d'une autre façon, parleront du cerveau comme si c'était une personne: il classe, il trie, il juge, disent-ils. Pourquoi pas "il croit en Dieu" ? Donc ne pas parler de l'esprit comme si c'était le cerveau, ne pas parler du cerveau comme si c'était l'esprit. Voilà la bonne philosophie du neurologue.