Je passe donc désormais au prestigieux disciple d'Archélaos, Socrate. Vu que nous disposons des textes de Platon et de Xénophon, que Diogène Laërce avait lui-même lus, ce que mon compilateur préféré a écrit sur le maître de Platon n'a donc rien de surprenant. Restent quelques sources d'étonnement. Voici la première. Il est généralement bien connu que la Pythie (prêtresse d' Apollon à Delphes) avait dit en réponse à une question de Chéréphon, disciple de Socrate, que "de tous les hommes sans exception, Socrate est le plus sage" (II, 37). Si elle ne donne pas de raisons, il n' est à première vue pas difficile d'en trouver dans la conscience qu' avait Socrate de ne pas être sage, sa nescience le mettant ainsi sur la voie de la recherche de la Vérité. Cela revient à dire que le vrai sage est finalement le philosophe car il est certain de ne pas être sage. Mais Diogène, lui, donne une autre explication de cette attribution à Socrate du titre de sage. Elle est en relation avec Xanthippe, la première femme de Socrate, la seule à être entrée dans la légende philosophique. Xanthippe se conduisait fort mal avec son mari, ne se contentant pas de l'injurier mais l'arrosant aussi. Or, ce qui fait la sagesse de Socrate, c'est qu'il transforme sa femme en phénomène naturel:
"Ne disais-je pas que Xanthippe en tonnant ferait aussi la pluie ?" (II, 36)
L'autre identification revient au même, bien qu'il s'agisse cette fois d'artefacts et non plus de phénomènes météorologiques:
" A Alcibiade, qui disait que Xanthippe, quand elle l'injuriait n'était pas supportable, "Pourtant moi, dit-il, j'y suis habitué, exactement comme si j'entendais continuellement des poulies ; et toi, d'ailleurs, dit-il, tu supportes les oies quand elles crient ? L'autre lui répondant: "Mais elles me donnent des oeufs et des oisons", "Moi aussi, dit-il, Xanthippe me donne des enfants." (II, 36-37)
Pour supporter Xanthippe, Socrate a la force d'imaginer que ses comportements intentionnels ne le sont pas et qu'elle ne le vise pas plus que la foudre qui le frapperait. Il y a peut-être un historique de la transformation par les philosophes des femmes en mécaniques insensées. Je pense entre autres à ce propos d' Alain daté de 1923, dirigé contre la psychanalyse et identifiant le cri d'une femme à un "cri de poulet mort" :
"Quand on appuie vivement sur la poitrine d'un poulet plumé et paré, et enfin mort à n'en point douter, on produit un cri d'angoisse de poulet qui est assez étonnant; mais croyez-vous que cette femme qui pousse un cri de surprise pense davantage ? Ce sont les muscles subitement réveillés et tendus qui resserrent vivement la poitrine."
Laissant de côté tout le parti qu'une lecture féministe pourrait faire de ces textes qu'il n'est pas forcément faux d'associer à une mysoginie philosophique, cette attitude socratique me semble en partie reprise par les stoïciens quand, à défaut de pouvoir modifier les hommes, ils décident de les supporter. Ainsi Marc-Aurèle a dans le même esprit recours à un arbre fruitier:
" De telles choses, par le fait de tels hommes (il se réfère aux méchants et à leurs méchancetés), doivent naturellement se produire ainsi, par nécessité. Ne pas vouloir que cela soit, c'est vouloir que le figuier soit privé de son suc." ´(Pensées pour moi-même livre IV , VI, trad. Meunier)
On remarque qu'à la différence du cri du volatile écrasé, autant la pluie que la poulie et le figuier sont utiles. Ce que Socrate d'ailleurs met en relief: cette femme orageuse et grinçante produit des enfants. Marc-Aurèle ira jusqu'à soutenir que le monde a besoin de ces gens insensés qui semblent troubler l' ordre du monde alors qu'ils en sont une des manifestations. Concluons: c'est pour récompenser la transformation imaginaire qu'il opère chaque jour sur son épouse que la Pythie glorifie Socrate du nom de sage. D'où cette définition: est sage quiconque est en mesure de faire comme si les comportements humains nuisibles avaient seulement des causes et pas de raisons. Mais nous verrons bientôt que Socrate n'a pas qu'une manière de s'y prendre avec sa mégère...
17 octobre 2005 | Lien permanent | Commentaires (0)
15 octobre 2005