Si j'en crois Diogène, Xanthippe frappait Socrate, qui refusait de rendre les coups. Ce qui m'intéresse, c'est la raison qu'il invoque:
" Une fois que, sur la place publique, elle l'avait dépouillé de son manteau, ses disciples lui conseillaient d'user de ses mains pour se défendre: "Oui, par Zeus, dit-il, pour que, pendant que nous échangeons des coups, chacun de vous dise: "Bravo, Socrate !", "Bravo, Xanthippe!" (II, 37)
La scène confine au burlesque mais ce que j'en retiens, c'est que Socrate ne veut pas donner aux autres le spectacle d'un combat où les jeux ne sont pas faits. Socrate ne doute pas de sa capacité de répondre mais de son aptitude à l'emporter. La violence est refusée comme occasion de mettre Socrate à égalité avec Xanthippe.Il préfère l'emporter moralement en endossant gaillardement le rôle honorable de la victime. Mais qu'il y ait eu volonté de dominer chez Socrate, la suite du texte le met peut-être en évidence:
" Il avait commerce (''je dois ici citer la précieuse et ô combien embarrassante note de Michel Narcy: " Suneinai a certes une acception plus large, mais la comparaison avec les cavaliers montant des chevaux fougueux invite à en souligner ici la connotation explicitement sexuelle'"'), disait-il, avec une femme acariâtre, tout comme les cavaliers avec les chevaux fougueux. "Eh bien, dit-il, tout comme eux, une fois qu'ils les ont domptés, maîtrisent facilement les autres, moi, de même, qui ai affaire à Xanthippe, je saurai m'adapter aux autres humains." (ibid.)
Certes la fréquentation de l'épouse a encore valeur d'exercice comme dans la pratique de la patience mais ici l'accent est clairement mis sur la domestication, si on peut dire, de Xanthippe. Tout se passe donc comme si la femme était le premier adversaire à dominer et celui qui en même temps assure des victoires à venir. Que l'occasion de la mise au pas soit l'acte sexuel (qui d'ailleurs tiendrait ici presque du viol) en rajoute à l'étrangeté de ce passage qui ne cadre pas du tout avec l'image canonique de Socrate. On peut cependant comprendre le texte autrement: de même que les cavaliers qui ont dompté des chevaux fougueux savent facilement s'y prendre avec les autres chevaux, de même Socrate qui a su comment supporter Xanthippe, la Pénible par excellence, saura supporter les autres humains. Mais la référence à l'acte sexuel s'intègre mal avec cette hypothèse de lecture, à moins de supposer que c'est Socrate qui est dominé sexuellement. Pourquoi pas finalement ? Robert Genaille en ne traduisant pas suneinai évite l'ambiguité et rend le texte plus correct:
"Il disait qu’il en était des femmes irascibles comme des chevaux rétifs. Quand les cavaliers ont pu dompter ceux-ci, ils n’ont aucune peine à venir à bout des autres. Lui-même, s’il savait vivre avec sa femme, en saurait beaucoup plus aisément vivre avec les autres gens."
A dire vrai, si on se rapporte au texte de Xénophon qui semble avoir été la source même de Diogène Laërce, il faut en conclure que la traduction conforme au sens de l'original est cette fois celle de Robert Genaille. Qu'on en juge:
" Comment se fait-il donc, Socrate, demanda Antisthène, si tu as cette opinion, que tu n'instruises pas Xanthippe et que tu t'accommodes de la plus acariâtre des créatures qui existent, je dirai même qui ont été ou qui seront jamais? — C'est que, répondit Socrate, je vois que ceux qui veulent devenir de bons écuyers se procurent non pas les chevaux les plus dociles, mais des chevaux fougueux, persuadés que s'ils parviennent à dompter de tels chevaux, ils pourront manier facilement les autres. J'ai fait comme eux : voulant vivre dans la société des hommes, j'ai pris cette femme, sûr que, si je la supportais, je m'accommoderais facilement de tous les caractères. » On trouva que ce propos ne manquait pas de pertinence. " (Le Banquet II, 10 trad. de Emile Chambry 1954)
Hypothèse: Diogène, en recopiant Xénophon, y a mis un peu du sien, ce qui fait un texte guère cohérent mais que Michel Narcy aurait rendu cependant avec exactitude. Diogène aura eu au moins le mérite de me faire penser à Socrate dans des situations tout à fait inhabituelles.