mercredi 4 novembre 2009

Dans quelle mesure peut-on attribuer à Wittgenstein une éthique d'inspiration stoïcienne ?

Il est courant de rapprocher l'éthique implicite de Wittgenstein du stoïcisme. Ainsi, parmi d'autres, Mathieu Marion dans son Introduction au Tractatus logico-philosophicus (Puf 2004), après avoir exclu la possibilité d'un rapprochement autant avec une éthique formelle (Kant) qu'avec une éthique conséquentialiste, écrit:
" La position de Wittgenstein, qui s'apparente au stoïcisme, a été très bien résumée par son ami Paul Engelmann:
" Si je suis malheureux et que je sais que ce malheur reflète un décalage marqué entre moi-même et la vie telle qu'elle est, je n'ai rien résolu; je serais égaré et ne retrouverais jamais mon chemin hors du chaos de mes émotions et de mes pensées tant que je n'aurais pas atteint la vision suprême de ce décalage comme n'étant pas la faute de la vie telle qu'elle mais de moi-même tel que je suis." (p.119)
Ce passage de M. Marion n'est qu'un prétexte à ma réflexion et n'est en aucune manière une critique des pages qu'il consacre à "l'éthique" wittgensteinienne. En effet je souhaite juste souligner l'immense différence qui sépare le stoïcisme de cette manière de voir wittgensteinienne.
En effet si les Stoïciens s'efforcent de vouloir le monde tel qu'il est, c'est qu'ils ont des croyances métaphysiques qui identifient le monde à un système rationnel. L'effort psychologique de transformation de soi repose aussi sur la certitude que le monde en tant que système rationnel est accessible à la raison humaine.
Or, le Tractatus d'une part ne reconnaît pas d'autre nécessité que la nécessité logique (en revanche la nécessité physique est un élément-clé du stoïcisme et justifie par exemple la divination), d'autre part détache radicalement le monde en tant qu'ensemble de tous les faits de toute valeur. La pensée ne peut que se faire une image de faits sans nécessité ni valeur.
Dans ces conditions, l'éthique est complètement privée des fondements métaphysiques et des justifications épistémologiques qui dans le système stoïcien la soutiennent.
On peut faire l'hypothèse que le texte religieux, précisément les Evangiles, à travers entre autres la lecture qu'en a faite Tolstoï, a tenu lieu psychologiquement s'entend de métaphysique pour l'homme Wittgenstein en tant qu'il s'est efforcé dans sa vie de vivre stoïquement. Je précise que Wittgenstein n'a jamais identifié le texte religieux à une super-science (il dénonce précisément cela sous le nom de superstition) mais à quelque chose comme un appel à vivre avec d'autres d'une certaine manière, appel qui ne peut être en aucune cas contesté par la connaissance du réel ni par des éthiques prétendument fondées sur la raison.
Reste quand même un problème psychologique: le texte religieux, révisé ainsi à la baisse, peut-il motiver des efforts ?

Commentaires

1. Le jeudi 5 novembre 2009, 11:14 par herve
Patrick
Je précise que Wittgenstein n'a jamais identifié le texte religieux à une super-science (il dénonce précisément cela sous le nom de superstition) mais à quelque chose comme un appel à vivre avec d'autres d'une certaine manière, appel qui ne peut être en aucune cas contesté par la connaissance du réel ni par des éthiques prétendument fondées sur la raison.
Reste quand même un problème psychologique: le texte religieux, révisé ainsi à la baisse, peut-il motiver des efforts ?
Hervé
Ta question suppose qu'il est difficile d'utiliser un texte religieux sans croire _d'abord_ en l'existence de Dieu. Mais pour Wittgenstein, il n'est pas plus nécessaire de croire en Dieu pour ensuite vivre selon des préceptes évangéliques, qu'il n'est requis pour un enfant de croire en l'existence des livres, des sièges, avant de les utiliser. Cf "De la certitude", 476.
Il semblerait que Wittgenstein ne fasse pas de différence entre les textes littéraires et les textes religieux dans leur utilisation éthique, mais :
- Comment savons-nous que les croyants n'utilisent pas, par exemple les récits évangéliques, de cette façon, les diverses tentatives "rationalisantes" d'élever la religion au statut de super-science n'arrivant _qu'après coup_ ?
- Ne trouvons-nous pas des motifs d'action dans des textes littéraires indépendamment de l'existence ou de l'existence de leurs personnages ?
- Enfin, si je puis me permettre, ton intérêt pour les stoïciens n'est-il pas au moins relativement indépendant de leur métaphysique ?
2. Le jeudi 5 novembre 2009, 14:29 par Philalèthe
Merci, Hervé, de me donner la réplique !
Je sais bien que Wittgenstein donne aux textes religieux une autre fonction que celle de dire la vérité et je suis d'accord avec toi sur le fait qu'il semble (car aucun texte ne le dit, je crois, explicitement) conférer un pouvoir identique au texte religieux et au texte romanesque. C'est ce que j'appelais la révision à la baisse de la valeur du texte religieux. Et je suspecte qu'une telle révision rend peu probable mais pas impossible l'efficacité psychologique du texte.
Quant au texte de Über Gewissheit auquel tu fais allusion, si on le lit en entier, on est plus porté à identifier la question de l'existence de Dieu à celle de l'existence de la licorne qu'à celle de la chaise:. 
"L'enfant n'apprend pas que les livres existent, que les fauteuils existent, etc - il apprend à aller chercher des livres, à s'asseoir dans des fauteuils, etc. Plus tard, bien sûr, viennent des questions à propos de l'existence: "Y a-t-il des licornes ?" et ainsi de suite. Mais une telle question n'est possible que parce que, en règle générale, aucune autre ne se présente qui lui corresponde (je crois qu'ici le texte est mal traduit; en effet l'allemand dit " aber so eine Frage ist nur möglich, weil in der Regel keine ihr entsprechende auftritt"; je ne sais pas si tu lis l'allemand mais si c'est le cas, tu vois que la traduction rajoute un "autre" qui n'existe pas dans le texte original, l'erreur de traduction est d'après moi la mauvaise compréhension de ce à quoi renvoie keine (aucune); ce dernier mot qualifie non la question (die Frage) mais l'existence (die Existenz) que Wittgenstein vient de mentionner; il faut donc traduire et c'est beaucoup plus intelligible: Une telle question n'est possible que parce que, en règle générale, aucune (existence) ne se présente qui lui (à la question) corresponde). En effet comment sait-on comment on est censé se convaincre de l'existence de la licorne ? Comment a-t-on appris la méthode qui nous permet de déterminer si quelque chose existe ou non ?" (trad. Danièle Moyal-Sharrock p.135)
Ce texte donc, contrairement à ce que tu suggères, met en évidence la différence radicale qu'il y a entre la réalité des choses qui nous entourent et que nous percevons de celle, hypothétique, de la licorne-Dieu.
Concernant la lecture que les chrétiens en règle générale font des Évangiles, je serais porté à dire qu'ils sont passés d'une lecture littérale à une lecture symbolique, mais cette dernière ne revient pas à identifier le texte à une fiction enthousiasmante. 
Je suis d'accord: un texte littéraire, comme un film, peut motiver des conduites (on peut essayer de vivre comme Ulrich par exemple), on peut dans la même perspective imiter le Christ mais le mettre sur le même plan qu' Ulysse relativise beaucoup son enseignement. 
Quant à la dernière question, j'aimerais bien avancer un peu dans sa solution: que garder du stoïcisme, une fois rejetées leur métaphysique, leur physique, leur anthropologie, enfin tout ce qui pour eux justifiait leur éthique ? 
3. Le jeudi 5 novembre 2009, 17:09 par herve
J'ai peut-être (trop ?) tendance à rapprocher Wittgenstein de Pascal d'une manière qui ne les satisferait peut-être ni l'un ni l'autre : pas d'autre façon de croire en Dieu que d'adopter une pratique ou un ensemble de pratiques, i.e. s'agenouiller, prier, aimer son prochain etc.
- Merci pour ta traduction du 476 qui, en effet, confère plus d'intelligibilité au texte. Il est alors possible de reformuler ainsi la pensée de Wittgenstein : Si nous nous posons la question de l'existence des licornes, c'est parce que nous pouvons imaginer une licorne sans qu'aucune existence ne corresponde à la question.
- Dieu deviendrait une licorne si nous mettions sur le même plan l'existence des chaises et l'existence de Dieu. Or, c'est précisément ce que Wittgenstein ne veut pas. Il souhaite situer le christianisme sur un tout autre plan que celui des faits.
Cf les "Remarques mêlées", p. 43, TER, trad. Gérard Granel :
"Le christianisme ne se fonde pas sur une vérité historique, il nous donne un récit (historique), et dit : maintenant crois ! Non pas : accorde à ce récit la foi qui convient à un récit historique, mais : crois quoi qu'il arrive, _ce qui ne peut être que le résultat d'une vie_ (c'est moi qui souligne !). Tu as là un récit - Ne te comporte envers lui comme envers les autres récits historiques ! Donne-lui une place toute autre dans ta vie. - Il n'y a rien là de paradoxal !"
Le plus étonnant est que, bien qu'il distingue le récit évangélique du domaine des simples faits, qu'il ne mette pas sur le même plan l'existence des fauteuils et celle de Dieu, Wittgenstein, dans les deux cas, ne reconnaît pas de rôle premier au savoir.
Cf "De la certitude", 477 : (...) "Pourquoi le jeu de langage devrait-il reposer sur un savoir ?"
- Bien d'accord pour dire qu'au moins de nombreux chrétiens sont passés d'une lecture littérale à une lecture symbolique des évangiles. Or, si l'on entend par lecture symbolique une lecture qui ne croit pas qu'il s'agisse d'une description des faits, mais d'une façon de parler importante pour notre vie, quelle différence subsiste-t-il entre la lecture symbolique et celle de Wittgenstein ?
Par ailleurs, si quelqu'un donne par sa vie chair et sang à un personnage, que ce soit Ulrich ou Jésus, peut-il, à un moment ou à un autre, se dire : oui mais, ce n'est _qu'_une fiction ?
4. Le jeudi 5 novembre 2009, 17:39 par Philalèthe
- Concernant Wittgenstein et Pascal, une différence majeure apparaît: la pratique que Pascal recommande est un moyen d'accéder à la connaissance de l'existence de Dieu. Or, dès le Tractatus, il est clairement établi que la pensée ne peut connaître que les faits (die Tatsachen).
- Complètement d'accord avec toi sur le point 3. Concernant le passage 477, l'idée est en effet que ce n'est pas nécessaire de disposer d'un savoir pour s'orienter pratiquement dans le monde (la référence aux fauteuils, aux livres en 476 et celle à l'explication ostensive en 477 justifient ce contexte mondain); plus exactement, en termes génétiques, on pourrait dire que c'est une fois qu'on dispose de multiples jeux de langage qui n'ont pas été conditionnés par l'apprentissage d'un savoir qu'on est alors en mesure de participer aux jeux de langage par lesquels les divers savoirs sont transmis - on peut voir ça comme l'interprétation wittgensteinienne et positive de ce que Descartes dénonçait comme écart primitif par rapport à la vérité -
- J'entendais par lecture symbolique de la Bible une lecture qui, sans prendre le texte au premier degré, lui reconnaît une valeur sacrée, une vérité supérieure etc, toutes choses qu'on ne reconnaît pas sauf métaphoriquement au texte littéraire. Dit autrement, la lecture symbolique trie le bon grain de l'ivraie et le bon grain correspond précisément à quelque chose comme le Réel. Quant à celui qui donne par sa vie chair et sang à un personnage, c'est sans doute parce qu'il peut distinguer le caractère fictif du personnage particulier du caractère potentiellement réalisable du type dont le personnage est un exemplaire. On a  alors en vue non pas l'existence passée d'un personnage sacré mais l'existence possible d'un type d'homme. Mais à perdre le sacré, on se retrouve avec une pluralité de types, des discussions et des incertitudes sur le meilleur d'entre eux.

dimanche 25 octobre 2009

La consolation à Marcia (2)

Dans ce texte qui est le plus ancien de ses écrits qui nous soit parvenu, on trouve ce qu'on peut donc voir comme la première des références que Sénèque fait à Platon. Elle a à mes yeux un aspect emblématique, on verra pourquoi. Elle apparaît dans le contexte suivant: pour faire accepter à Marcia la mort de son fils, Sénèque compare la vie humaine à un voyage à Syracuse. Or se rendre à Syracuse implique autant d'avantages que d'inconvénients. Parmi les avantages:
" Tu verras le port le mieux abrité de tous ceux que la nature a creusés pour nos flottes ou que la main de l'homme a aménagés, port si sûr que jamais les plus fortes tempêtes n'y font sentir leur fureur." (XVII 4 éd.Veyne)
Parmi les inconvénients:
" Tu trouveras là le tyran Denys, fléau de la liberté, de la justice et des lois, avide de despotisme même après la visite de Platon (dominationis cupidus etiam post Platonem): il fera brûler les uns, fouetter les autres, vous décapitera pour la plus légère offense, recrutera mâles et femelles pour assouvir sa lubricité, et, parmi les ignobles équipes consacrées aux fantaisies royales, ce sera peu que de prendre part à deux accouplements à la fois." (voici le texte latin en entier, car les lignes relatives aux orgies sont rendues différemment selon les traductions: " Erit Dionysius illic tyrannus, libertatis iustitiae legum exitium, dominationis cupidus etiam post Platonem, uitae etiam post exilium: alios uret, alios uerberabit, alios ob leuem offensam detruncari iubebit, arcesset ad libidinem mares feminasque et inter foedos regiae intemperantiae greges parum erit simul binis coire ")
Je relève ici la mise en évidence des limites du pouvoir de la philosophie. Car ce n'est pas Platon ici qui manque de pouvoir, en effet sa personne est un exemplaire du type "grand philosophe", si on peut dire. Il va de soi que Sénèque ne nie pas pour autant les pouvoirs de la philosophie, loin de là !
C'est amusant de rapprocher ce passage de la description que Platon donne dans la République des désirs déréglés qui ont comme particularité de se manifester dans les rêves:
" La partie bestiale et sauvage (de l'âme), repue d'aliments et de boissons, s'agite, et, repoussant le sommeil (il faut comprendre que seule la partie rationnelle dort), cherche à se frayer un chemin et à assouvir ses penchants habituels. Tu sais que dans cet état elle a l'audace de tout entreprendre, comme si elle était déliée et libérée de toute pudeur et de toute sagesse rationnelle. Elle n'hésite aucunement à faire le projet, selon ce qu'elle se représente de s'unir à sa mère, ou à n'importe qui d'autre, homme, dieu, animal; elle se souille de n'importe quelle ignominie, elle ne renonce à aucune nourriture, et pour le dire en un mot, elle ne recule devant aucune folie ni aucune infamie." (IX 571d éd. Brisson p.1739)
Chez Platon, c'est l'homme tyrannique qui satisfait pour de bon (et pas seulement oniriquement) de tels désirs et donc quand Sénèque dépeint le tyran de Syracuse, il lui attribue en termes platoniciens la propriété psychologique adéquate au statut politique. Pour le dire autrement, ce texte de Sénèque nous fait voir l'échec de Platon à Syracuse comme la rencontre de l'homme Platon avec l'incarnation d'un de ses concepts, celui d'homme tyrannique.
Ne pas en inférer cependant que chaque fois que Sénèque se réfère à Platon, c'est pour mettre en évidence la faiblesse de la philosophie par rapport aux hommes tyranniques. Sauf à me tromper, dans toute l'oeuvre, c'est la seule occurence qui associe Platon à l'idée de la puissance réduite de la philosophie.

mercredi 21 octobre 2009

Socrate vu par Sénèque (5): se relâcher sans pour autant pouvoir donner prise aux critiques des ennemis.

Chaque fois que Sénèque met Socrate sur le même plan que Caton ou Scipion, c'est en vue de souligner leur caractère moral exceptionnel (cf Consolation à MarciaXXII 2, De la providence III 4, De la tranquillité de l'âme XIV 1, Lettres à Lucilius 67 7, 98 12 ). J'ai cependant déjà relevé que leur résistance n'est pas à toute épreuve (plus exactement tous les coups durs sont préférables à la pression exercée par une foule). Reste que cette réserve faite par Sénèque se fait encore dans le cadre d'une réflexion sur la moralité de ces hommes.
Or, dans un seul passage de son oeuvre, précisément dans les dernières lignes de la Tranquillité de l'âme XVII 2, Sénèque envisage ces trois hommes sous un autre jour, même si cela revient encore à mettre en relief leur dimension humaine. En vue d'illustrer la thèse qu' "il n'est pas bon d'avoir toujours l'esprit également tendu (et) qu'il faut savoir le divertir", Sénèque écrit:
" Socrate ne rougissait pas de s'amuser avec de petits enfants (cum puerilis Socrates ludere non erubescebat) , Caton buvait pour se relâcher des fatigues de la vie publique, Scipion mouvait en cadence son corps de triomphateur, non pas avec ces déhanchements qui sont à la mode aujourd'hui et qui donnent à la marche même un alanguissement plus que féminin, mais à la façon de nos grands ancêtres, qui savaient, aux jours de réjouissance et de fête, danser avec virilité, sans que leur prestige risquât d'en souffrir, même s'ils avaient eu pour témoins les ennemis qu'ils combattaient." (éd. Veyne p.369)
L'opposition que fait Sénèque concernant deux danses possibles, la danse masculine et la danse féminine, n'est-elle pas applicable au jeu avec les enfants et à la consommation du vin ? Si Socrate ne rougit pas de s'amuser avec les petits enfants, c'est qu'il y joue de manière telle que l'amusement n'a rien de rabaissant pour lui. C'est un élément de l'éthique stoïcienne qui est présenté ici: peut-on dire qu'il s'agit de ne jamais être pris, absorbé par ce que l'on fait dans l'instant ? Il faut continuellement mettre ce que l'on vit momentanément en perspective et en conformité avec l'unité raisonnable que l'on doit donner à sa vie. Il y a peut-être quelque chose de l'art du comédien, qui joue mal s'il n' adapte pas son jeu présent au caractère global du personnage qu'il incarne. À la différence que le stoïcien n'a qu'un rôle, celui qui correspond au temps de sa vie. Mais comme le comédien, il ne l'a pas écrit; comme lui, il est seulement responsable de la qualité du jeu.
Le divertissement a donc une fonction compensatrice (permettre de supporter la tension requise par la vie raisonnable) mais on ne doit pas le penser sur le modèle du "défoulement". La retenue reste de mise y compris quand on se relâche. Dit autrement, le comédien ne fait jamais de pauses, il ne cesse de jouer, sauf que dans le jeu doivent être incluses des scènes de recréation en vue d'être en mesure de tenir le rôle dans les scènes difficiles.
Cette division de la vie en deux temps est inconcevable dans l'épicurisme. Certes les épicuriens peuvent se divertir mais, la référence à la tension n'étant plus pertinente, toutes les actions requièrent le même degré minimal de mobilisation, celui qu'il est indispensable d'avoir pour être réceptif aux seuls besoins de la nature en nous.

dimanche 18 octobre 2009

Une défense du principe du tiers-exclu contre l'accusation d'un possible usage totalitaire de la logique.

Dans Bréviaire de la bêtise (2008), Alain Roger identifie la bêtise à "un usage excessif" du principe d'identité; plus généralement il pense que "l'extension et la dilatation totalitaire dans le champ linguistique " des deux principes de logique, le principe de contradiction et le principe du tiers-exclu, produisent non plus bêtise, mais stupidité (principe de contradiction) et naïveté (principe du tiers-exclu).
Il s'attache d'abord à justifier que le principe du tiers-exclu ( il n'y a pas de milieu entre une proposition et sa contradictoire, autrement dit p ou non-p, sans troisième possibilité) ne vaut pas toujours et que la naïveté consisterait précisément à l'appliquer systématiquement. À cette fin, il mobilise un livre de Russell, Signification et vérité (1940), duquel il tire trois types de proposition à propos desquels ne s'appliquerait pas le principe du tiers-exclu: le premier type est celui des énoncés dépourvus de sens, comme "quadruplicité boit temporisation". Roger cite et reprend à son compte la position de Russell: le principe du tiers-exclu ne s'applique qu'aux énoncés dotés de sens; le deuxième type est censé (sic) permettre de défendre la thèse qu'il y a des énoncés dotés de sens auxquels pourtant le principe en question ne s'applique pas: Roger cite les deux énoncés suivants: " un lapin est plus petit qu'un rat" et "un lapin est plus gros qu'un rat"; il explique alors que chacun de ces deux énoncés n'est ni vrai ni faux, car dans le premier cas, il est possible qu'existe un lapin plus petit qu'un rat (par exemple un très jeune lapin) et dans le deuxième cas il est possible qu'existe un rat plus gros qu'un lapin (suit un développement sceptique concernant la vérité des lois naturelles). Le troisième type d'énoncé est illustré par "le son du trombone est bleu" (exemple de Russell) mis en rapport par Roger avec deux vers d'Eluard "La terre est bleue comme une orange" et "Les guêpes fleurissent vert": Roger tient à distinguer ce type d'énoncés de celui représenté par "Quadruplicité boit temporisation" en leur attribuant une vérité poétique, accessible, dit-il, seulement si on congédie le principe du tiers-exclu (son idée est que si on applique le principe du tiers-exclu à une vérité poétique - mais non identifiée comme poétique par celui qui applique le principe en question -, on est scandaleusement conduit à la rejeter comme fausse, vu que manière non métaphorique elle n'est pas vraie.
Or cette argumentation me paraît discutable dans le sens où elle ne me semble pas justifier l'idée que le principe du tiers-exclu ne s'applique pas à toutes les propositions.
Mais tout d'abord revenons sur la distinction faite entre le type 1 et le type 3 car elle n'est pas solide. En effet on peut imaginer un contexte rendant poétique l'énoncé présenté comme essentiellement dépourvu de sens (par exemple quadruplicité est un pseudo et temporisation est mis pour les paroles temporisatrices) ; inversement, "les guêpes fleurissent vert" - l'exemple est intéressant car il présente une incorrection grammaticale que présente aussi l'énoncé précédent - n'est qualifiable de poétique que si on dispose de l'information qu'il est tiré du recueil de vers L'amour la poésie. Il n'y aurait donc plus que deux types: les énoncés prima facie inintelligibles analytiquement (toujours convertibles en énoncés métaphoriques pourvu que l'incorrection grammaticale ne fasse pas mettre en doute qu'il s'agisse bel et bien d'un jugement) et les énoncés empiriques présentant soit des exceptions soit des généralités.
En premier lieu, peut-on soutenir qu'un énoncé du type " quadruplicité boit temporisation " n'entre pas dans le champ d'application du principe du tiers exclu ? Oui, si on entend le principe comme voulant dire: tout énoncé est conforme ou non à la réalité sans une troisième possibilité car alors, comme on ne comprend pas l'énoncé, on ne peut pas savoir s'il est vrai ou faux. Mais si on entend le principe comme signifiant: si on pose un énoncé comme vrai, il n'y a pas d'autre possibilité intelligible que de poser comme fausse sa contradictoire (précisément, si je soutiens que p est vrai, la seule autre possibilité concernant p est non-p), le principe s'applique aussi bien aux énoncés en question: il est exclu qu'existe une troisième possibilité entre "quadruplicité boit temporisation" et "quadruplicité ne boit pas temporisation" (si le principe du tiers exclu ne s'appliquait qu'aux énoncés dotés de sens - au sens de possiblement conformes à la réalité et non au sens de bien faits, valides, cohérents -, il ne pourrait être d'aucun usage dans la logique formelle).
Identiquement, le principe du tiers-exclu s'applique à tout énoncé poétique (ainsi qu'à toute vérité empirique exceptionnelle ou générale). Entre "la terre est bleue comme une orange" et "la terre n'est pas bleue comme une orange", il n'y a pas de troisième possibilité logique. On peut en plus se demander si l'idée qu'on n'a accès à la poésie que si on relativise la logique ne vient pas d'un préjugé (partagé généralement par les littéraires ?). En fait ce qui fait obstacle à l'accès aux métaphores, c'est l'ignorance de la connaissance de la possibilité des métaphores: ce qui m'empêche de comprendre la vérité poétique, c'est qu'on ne m'a pas expliqué qu'on peut identifier les propriétés de quelque chose en identifiant cette chose à une autre chose qui partage avec la première quelques-une de ses propriétés.
On peut se demander alors si accuser le principe de tiers-exclu de conduire à la naïveté ne témoigne pas d'une compréhension elle-même naïve de la logique. Mais si on est toujours le naïf de quelqu'un, je m'attends à ce qu'un logicien mette en relief la naïveté de ce que je viens d´écrire...
Le dernier post aurait pu alors s'intituler: critique bête d'une critique de la bêtise et celui-ci: critique naïve d'une critique de la naíveté...Mais à trop jouer à ce jeu, on court le risque du relativisme !

Commentaires

1. Le dimanche 18 octobre 2009, 21:58 par Elias
"Roger cite les deux énoncés suivants: " un lapin est plus petit qu'un rat" et "un lapin est plus gros qu'un rat"; il explique alors que chacun de ces deux énoncés n'est ni vrai ni faux, car dans le premier cas, il est possible qu'existe un lapin plus petit qu'un rat (par exemple un très jeune lapin) et dans le deuxième cas il est possible qu'existe un rat plus gros qu'un lapin "
Je serai curieux d'avoir le détail de l'argument car comme vous le présentez on a l'impression que l'auteur fait une confusion entre contraires (auxquels en effet le tiers-exclus ne s'applique pas) et contradictoires (auxquels le tiers exclus s'applique).
Comment les propositions sont elles formalisées?
Soit A : "un lapin est plus petit qu'un rat" et B : "un lapin est plus gros qu'un rat"
D'après moi il faut comprendre A ainsi:
"quelque soit x et quelque soit y si X est un lapin et y est un rat alors X est plus petit que Y"
et B ainsi : "quelque soit x et quelque soit y si X est un lapin et y est un rat alors X est plus grand que Y"
Certes le tiers exclus ne s'applique pas à A et B mais parce que A et B ne sont pas contradictoires.
la négation de A ne donne pas B mais:
non-A : "il existe x et il existe y tel que x est un lapin, y est un rat et X n'est pas plus petit que Y (ou X est plus grand que Y)
Entre A et non-A il me semble que le tiers exclus s'applique tout à fait.
Ceci sous réserve que j'ai bien compris l'argument et qu'un logicien vérifie que je n'écris pas de bêtise (si l'argument est lui aussi repris à Russell je ne voudrais pas donner l'impression de lui donner des leçons de logique!!).
Parmi les gens sérieux qui rejettent le tiers-exclus il y a les mathématiciens intuitionnistes, votre auteur y fait référence?
2. Le lundi 19 octobre 2009, 13:48 par philalèthe
Roger n'oppose pas les 2 énoncés (qui sont en effet contraires et non contradictoires), il les traite chacun séparément en faisant valoir que pour chacun le principe du tiers-exclu ne s'applique pas. Son argument est: le principe du tiers exclu commande de considérer que tout énoncé est ou vrai ou faux; or on ne peut pas décider si cet énoncé est vrai ou faux (car celui qui est généralement faux peut être vrai et réciproquement). Or le principe du tiers exclu peut s'appliquer quand même: même si je ne sais pas si p est vrai ou faux, je sais qu'il n'y a pas une 3ème possibilité que celle pour p d'être vrai ou faux (ou de manière plus modeste, si je tiens p pour vrai, j'exclus une autre possibilité que celle de le tenir pour faux et réciproquement). cette dernière réserve permet d'appliquer le principe à des énoncés fictifs comme "Madame Bovary se suicide". Face à quelqu'un qui dirait: ça n'a pas de sens de dire qu'elle se suicide ni qu'elle ne se suicide pas vu qu'elle n'existe pas, on peut mettre en évidence que si on tient pour vrai qu'elle se suicide, la seule autre option est de tenir pour vrai qu'elle ne se suicide pas. Pas de 3ème option. On peut aussi dire que dans le cadre du roman, il est conforme au texte ou non que Madame Bovary se suicide.
3. Le mardi 20 octobre 2009, 01:32 par Cédric Eyssette
Le principe du tiers-exclu s'applique, stricto sensu, aux propositions et non pas aux énoncés (c'est même pour Wittgenstein un critère de ce qu'est une proposition).
À la limite on peut appliquer le principe du tiers exclu à un énoncé dans la mesure où il exprime une proposition.
Cette distinction entre énoncé et proposition me semble permettre de mieux comprendre les cas proposés par Alain Roger.
— "quadruplicité boit temporisation" : on a un énoncé dépourvu de sens, c'est-à-dire un énoncé qui ne communique aucune proposition. Il n'y a donc pas de sens à appliquer le principe du tiers-exclu.
— "un lapin est plus gros qu'un rat" : j'ai du mal à comprendre ici l'argument d'Alain Roger. Si l'énoncé est interprété comme l'indique justement Elias, alors l'énoncé est tout simplement faux s'il existe un lapin qui est plus petit qu'un rat.
J'ai en fait l'impression qu'on a ici plutôt un cas d'ambiguïté. L'énoncé peut en effet communiquer deux propositions différentes : soit la proposition "quel que soit x, quel que soit y, si x est un lapin et y un rat, alors x est plus gros que y", soit la proposition "généralement : si x est un lapin et y un rat, alors x est plus gros que y". Si cette interprétation est la bonne, on peut comprendre le fait que l'énoncé soit ni vrai (un lapin très jeune est plus petit qu'un rat), ni faux (si le terme "lapin" est restreint à la classe des lapins qui correspondent à une sorte de stéréotype, de prototype de ce que nous appelons lapin, alors le cas du lapin très jeune est exclu et la phrase reste vraie).
— "Les guêpes fleurissent vert", "La terre est bleue comme une orange" : là encore il me semble qu'il y a ambiguïté dans la position d'Alain Roger. Si j'ai bien compris, Alain Roger affirme que ce type d'énoncé n'est ni vrai (le premier n'a pas de sens littéral et ne peut donc être vrai, tandis que le deuxième a un sens littéral qui n'est pas vrai), ni faux (ces énoncés communiquent en fait une vérité poétique). Mais le problème est toujours le même : ou bien on retombe dans le cas d'un énoncé qui ne communique pas une proposition ("les guêpes fleurissent vert" si on en reste à l'analyse syntaxique ordinaire), ou bien on a un énoncé qui communique une proposition qui est soit fausse (si l'énoncé est interprété dans son sens littéral), soit vraie (si on cherche à comprendre la "vérité poétique" communiquée par l'énoncé).
En définitive, Alain Roger n'a pas montré que le principe du tiers exclu ne s'applique pas à toutes les propositions, car son argumentation en reste au niveau des énoncés.
Mais si son argumentation en reste à ce niveau-là, elle est triviale : c'est une évidence que le principe du tiers-exclu ne s'applique pas à tous les énoncés. Si on ne précise pas le sens d'un énoncé (c'est-à-dire la proposition qu'il communique), on ne peut pas parler de sa vérité ou de sa fausseté, et par conséquent, on ne peut pas parler d'application ou de non application du principe du tiers exclu.
De plus, je ne vois pas du tout le lien entre les exemples donnés par Alain Roger et la question de la naïveté, et je pense que la naïveté ne consiste pas en un excès d'application du tiers-exclu, mais au contraire, peut-être, d'un défaut de compréhension de son domaine d'application et du coup d'un mauvais usage du tiers-exclu.
Mais peut-être s'agit-il ici d'une simple querelle de mots. Alain Roger fait peut-être implicitement la distinction entre énoncés et propositions, de sorte que la naïveté serait un excès d'application du tiers-exclu en un sens précis : l'excès consisterait à appliquer le tiers-exclu hors de son domaine. L'idée directrice serait alors qu'il ne faut pas appliquer le principe du tiers-exclu à tous les énoncés (mais seulement aux énoncés qui expriment une proposition déterminée).
4. Le mardi 20 octobre 2009, 15:04 par philalèthe
Merci, Cédric, pour ces précisions. Il me semble que Roger défend:
1) qu'un énoncé doit être une proposition pour que le principe du tiers-exclu s'applique. Il a raison mais sous certaines conditions grammaticales, on peut convertir l'énoncé non propositionnel en proposition (quand par exemple je transforme "quadruplicité boit temporisation" en proposition métaphorique, opération plus difficile (impossible ?) si on avait "quadruplicité boisson temporisation" - en fait c'est le contexte de l'énonciation qui décidera ou non de la possibilité -
2) qu'il y a des propositions auxquelles ne s'applique pas le principe du tiers-exclu ("un lapin est plus petit qu'un rat"). Vous avez raison de remarquer qu'à cause de l'ambiguïté de "un" (individu ou espèce ?) la proposition est compréhensible de deux manières mais une fois la décision de considérer un des deux sens prise - il faut prendre une décision arbitraire car le contexte fait défaut -, le principe s'applique dans les deux cas: il est vrai ou faux sans tierce possibilité qu'un lapin déterminé est plus petit qu'un rat; il est vrai ou faux sans tierce possibilité que le lapin est plus petit que le rat. Je n'arrive donc toujours pas à défendre l'idée qu'il y a un usage abusif du principe du tiers-exclu, une fois qu'on a clarifié que le principe n'est intelligible que relativement à des propositions, à des jugements.
Il faut distinguer deux thèses:
- par ignorance de ce qu'est le principe en question, on l'applique n'importe comment (c'est possible bien sûr !)
- par ignorance de ce qu'est le principe en question, on croit à tort qu'il s'applique à toutes les propositions. Et cette thèse me semble fausse: dès qu'on a affaire à une proposition (masquée sous un énoncé à première vue non-propositionnel ou manifeste), qu'on sache si l'énoncé est vrai ou faux ou qu'on ne le sache pas, il est vrai que la proposition ne peut être que vraie ou fausse.
C'est clair que toutes ces analyses présupposent une logique classique avec seulement deux valeurs (V et F); si on prenait en compte le probable et tous ses degrés, on changerait de terrain - mais ce n'est pas à ce niveau que Roger a argumenté, sauf à l'avoir mal compris, ce qui est toujours une possibilité à retenir !
5. Le vendredi 23 octobre 2009, 14:22 par herve
Bonjour à tous,
Je souhaitais proposer un cas à la sagacité de l'honorable assemblée :
Paul Watzlawick, dans "La réalité de la réalité" se réfère à la légende du roi du Danemark, Christian X, pour montrer les limites du principe du tiers-exclu.
Je parle de "légende", car il semblerait que ces faits soient historiquement faux.
Les juifs danois auraient été contraints, comme ceux de beaucoup d'autres pays, au port de l'étoile jaune. Ils étaient donc confrontés à un choix impossible :
- soit résister et s'exposer à une forte répression nazie,
- soit obéir et se soumettre, ouvrant ainsi la voie à une plus forte oppression.
Le roi Christian X aurait porté l'étoile jaune en exhortant tous ses sujets à faire de même.
On peut appeler ce stratagème, "la stratégie de Morgiane", du nom de la servante d'Ali Baba qui, après que les voleurs eurent marqué d'une croix la porte de son maître, traça une croix sur toutes les portes du quartier.
De même que les voleurs ne purent identifier la porte d'Ali Baba, de même les nazis auraient été contraints de renoncer au port obligatoire de l'étoile jaune pour tous les juifs. En effet, l'étoile jaune ne remplit plus sa fonction discriminatoire si tout le monde, pas seulement les juifs, la porte.
D'après vous, le tiers-exclu est-il ici mis en échec ?
6. Le vendredi 23 octobre 2009, 22:23 par philalèthe
Merci Hervé pour ce problème.
Hilberg dans son livre de référence La destruction des Juifs d'Europe ne parle pas de ces faits, ils sont donc imaginaires mais sans doute inspirés par l'effort national danois bien réel destiné à mettre le plus de juifs danois possibles à l'abri. Mais ce n'est pas l'essentiel ici.
À dire vrai, cette situation n'est pas pour moi problématique.
Le principe du tiers-exclu commande de penser: ou on obéit ou on n'obéit pas. Or, que fait le roi légendaire ? Il ne fait pas autre chose que ne pas obéir, puisqu'obéir consiste à mettre l'étoile si on est juif. Si on choisissait de dire qu'il obéit faussement, on serait toujours dans le cas d'une des deux options: obéir.
7. Le samedi 24 octobre 2009, 12:32 par herve
Philalèthe
Le principe du tiers-exclu commande de penser: ou on obéit ou on n'obéit pas. Or, que fait le roi légendaire ? Il ne fait pas autre chose que ne pas obéir, puisqu'obéir consiste à mettre l'étoile si on est juif. Si on choisissait de dire qu'il obéit faussement, on serait toujours dans le cas d'une des deux options: obéir.
Hervé
On pourrait de plus rétorquer qu'une obéissance fausse n'est pas une obéissance, comme de l'or faux n'est pas de l'or. Donc le roi (légendaire) est bien dans la non-obéissance, mais le plus important ne me paraît pas être là.
Je me permets de lever une piste de réflexion qui m'a été suggérée par une lecture d'un article de Vincent Descombes consacré à Richard Rorty ("Something different", in "Lire Rorty", p. 62).
Avec le subtil humour qui le caractérise, Vincent Descombes nous dit que le passage du premier au second Wittgenstein se produit lorsque s'établit une distinction entre "deux usages du signe "etc" : l'un comme une façon abrégée de mentionner une liste de cas ou d'objets _que l'on pourrait énumérer_, l'autre comme un signe de généralité indiquant qu'on peut continuer à appliquer une certaine règle ou une certaine description à d'autres cas possibles, _sans que nous prétendions pouvoir dire lesquels_." (op. cit.)
Pour Descombes, qui rejoint les thèses de Peirce, la différence entre les deux usages est celle de la collection et de la généralité, différence que le nominaliste veut supprimer en _réduisant_ la généralité à une collection de faits individuels.
Ici, tous ceux qui ne sont pas encore assoupis me demanderont quel est le rapport entre ce petit pâté, notre roi (légendaire) et le tiers-exclu ?
Très souvent, face à l'alternative A ou non-A, nous réduisons non-A à quelques figures, à quelques fait individuels. Ici, nous imaginons par exemple non-A comme tout ou partie de l'ensemble fini des juifs du Danemark sans étoile jaune sur la poitrine. Or le roi (légendaire) dément cette imagination réductrice lorsqu'il porte l'étoile jaune.
On pourrait tenir un raisonnement semblable si l'on voulait défendre que le roi (légendaire) obéit, qu'il est du côté de A : on arguerait que l'ensemble A a été abusivement réduit, mais, selon la célèbre formule de Malcolm Lowry, "Anyhow, somehow", de quelque côté qu'il se trouve, il est d'un côté _ou_ de l'autre, pas des deux à la fois...
Quelle conclusion pour le tiers-exclu : "A ou non-A" ? Il y a de nombreux cas (pas tous...), que l'on ne saurait énumérer, où le partage entre A et non-A existe bien, mais on ne peut a priori le situer. Devinez, dirait Pascal...
Jacques Bouveresse propose de penser comme "limitation indéfinie"cette caractéristique étonnante que l'on retrouve dans la règle chez Wittgenstein et dans de multiples interactions linguistiques des plus ordinaires aux plus sophistiquées : lorsque je prononce une phrase, un certain nombre de réponses possibles de mon interlocuteur seront pertinentes, d'autres ne le seront pas et je suis bien incapable de les définir à l'avance. Par exemple, je ne peux savoir en quoi consisteront les réponses pertinentes qui seront (ou non) faites au texte que je suis en train d'écrire. Pourtant aussi plurivoque que soit l'usage du langage, on ne peut dire tout et n'importe quoi sous peine de tomber dans l'équivocité complète que craignait le vieil Aristote, il y a donc bien une limite de pertinence.
8. Le samedi 24 octobre 2009, 13:21 par Philalèthe

Merci Hervé pour ces clarifications intéressantes.
1) "une fausse obéissance" peut en effet ne pas être une obéissance du tout (par exemple je fais courir le bruit que j'ai obéi alors que je n'ai rien fait), mais dans notre cas, c'est plus complexe car les Juifs portent aussi l'étoile et donc dans l'ensemble "fausse obéissance", il y a des obéissances fidèles - sauf à dire que les Juifs qui mettent l'étoile n'obéissent pas à cause du contexte qui ne permet plus de les identifier en tant que Juifs; je dirais plutôt que le contexte ne permet pas aux Allemands de déterminer quels sont ceux qui obéissent réellement - et des obéissances désobéissantes - là vous allez me dire que je n'applique pas le principe du tiers-exclu !- (dans le cas du faux or, il n'y a que les apparences de l'or)
2) En effet si on dit "ou on est Juif, ou on n'est pas juif", on laisse de côté la question de la compréhension et de l'extension (pour reprendre ces vieux termes) du concept de "juif" ( et on sait que cette question définitionnelle peut être une affaire de vie et de mort, là-dessus Hilberg est très précis - excusez-moi de mêler l'histoire à la logique mais votre exemple est tentant !-) L'initiative légendaire du roi est d'ailleurs sur ce point ambigüe: signifie-t-elle que l'extension du concept englobe les Danois ou les êtres humains - annonçant alors le slogan de mai 68 "nous sommes tous des juifs allemands" en défense de Cohn-Bendit - ? Mais comme vous le notez, le principe du tiers exclu continue de s'appliquer (dans le sens plus large de juif, on a donc la proposition: "on est juif ou on n'est pas un être humain"). Dans ce cas de figure, le roi obéit à un ordre qu'il ne comprend pas selon les termes de celui qui le donne. En un sens le roi partage le jeu de langage des autorités allemandes (quand on reçoit un ordre, on obéit ou on n'obéit pas - il va de soi que l'action peut être interprétée variablement comme une obéissance ou une désobéissance-) et en autre sens il ne le partage pas, puisqu'il ne comprend pas un mot-clé de l'ordre de la même manière (pour rester dans votre logique, il comprend mieux ce que veut dire "juif" que les donneurs d'ordres ne le font). C'est peut-être cette relation double avec le jeu de langage en question (le langage de l'ordre) qui vous a mené à être sceptique concernant la question de l'application du tiers-exclu. Car il ne semble pas alors alors correct de dire: "Le roi partage ou ne partage pas le jeu de langage de l'Etat allemand". Mais il suffit d'expliciter comment on comprend partager dans ce contexte pour rétablir la validité du tiers-exclu: "le roi partage avec les nazis le sens du concept de "juif" ou ne le partage pas", "le roi partage avec les nazis l'idée qu'à un ordre on obéit ou il ne partage pas etc.".
La difficulté avec cette identification indéfinie du sens du concept x, c'est qu'on tombe dans le relativisme. Vous dites: "Ici, nous imaginons par exemple non-A comme tout ou partie de l'ensemble fini des juifs du Danemark sans étoile jaune sur la poitrine. Or le roi (légendaire) dément cette imagination réductrice lorsqu'il porte l'étoile jaune." Je dirais plutôt: on sait que dans ce contexte non-A (ou A, peu importe) est l'ensemble des Juifs danois, on sait ce que signifie Juif dans ce contexte. Et donc le roi n'a pas une imagination plus ouverte, il fait juste l'idiot, ce qui bien sûr ici est très intelligent - à condition qu'il ait une autorité considérable sur ses sujets -
Appliqué aux réponses à votre post, c'est la même chose: "on ne peut pas dire tout"; dans le cas du roi légendaire, il a précisément dépassé les limites de ce qu'il est pertinent de dire concernant les Juifs.
Il me semble donc y avoir une différence radicale entre connaître une limitation indéfinie et imaginer une limitation indéfinie (ce que fait le roi).

samedi 17 octobre 2009

Tournier et la bêtise de Pascal.

Dans son Bréviaire de la bêtise (2008), Alain Roger défend la thèse que l'aphorisme, fait pour déjouer l'enlisement dans le système, court le risque d'être un nouvel exemplaire du type qu'il traque, précisément la bêtise. A l'appui de son propos, il cite alors p.37 (Gallimard Bibliothèque des idées) ce passage du Vent Paraclet (1978) de Michel Tournier:
" Notre bêtisier favori s'appelait les Pensées de Pascal où nous lisions en pouffant que la peinture est une entreprise frivole puisqu'elle consiste à reproduire imparfaitement des objets déjà dépourvus de valeur par eux-mêmes, que la traduction d'un texte étranger est sans problème puisqu'il suffit de remplacer chaque mot par le mot français correspondant, que la face du monde aurait été changée si le nez de Cléopâtre eût été plus court, que les vérités mathématiques sont moins certaines que les affirmations de la foi puisqu'elles n'ont jamais suscité de martyrs, et autres paris stupides que Flaubert n'aurait pas osé mettre dans la bouche de M.Homais, de Bouvard ou de Pécuchet."
Pourtant prompt à dénicher son ennemie, Roger n'émet pas une seule réserve sur cette façon de lire Pascal (peut-être symptomatique du fait que notre culture universitaire ne nous a pas donné beaucoup le choix entre le mépris et la vénération...).
Confirmant le cliché (bête ?) qu'on est toujours l'imbécile de quelqu'un, je serais pourtant enclin à juger éminemment bête qui pouffe de rire en lisant Pascal... Ce qui d'ailleurs renforce une des thèses de Roger, que bêtise n'exclut pas instruction, même forte.

Commentaires

1. Le samedi 17 octobre 2009, 17:45 par Elias
Est-ce parce que c'est Pascal (ou quelque autre grand philosophe) qu'il ne faut pas pouffer ou parce que, de manière plus générale, et conformément au précepte de Spinoza, il ne faut pas railler (ni déplorer ni haïr) mais comprendre?
2. Le samedi 17 octobre 2009, 18:42 par philalèthe
Je n'avais pas en tête Spinoza, c'est parce que c'est Pascal. Rire avec Pascal est possible, rire de Pascal peut se concevoir mais dans le contexte ça semble signer l'appartenance à une secte philosophique qui s'imagine définitivement au-delà d'un certain niveau de compréhension; ça ne veut bien sûr pas dire que je condamne le fait qu'on rie de quelqu'un ! Mais c'est un peu fort de café d'identifier Pascal à Homais... Ça serait aussi bête de ne pas rire d' Homais comme s'il s'agissait de Pascal. C'est quelque chose comme le sens des valeurs différenciées (tout ne se vaut pas, non ?).
Ça me semble différent de l'attitude consistant à se dire: "et si on lisait Pascal comme on lit Bouvard et Pécuchet ?" Le "comme", en marquant l'expérimentation, fait toute la différence.
J'ajoute qu'on ne trouve pas chez Pascal de condamnation du rire: cf par exemple fragm.472 (Le Guern): "On ne s'imagine Platon et Aristote qu'avec de grandes robes de pédants. C'étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis." Maintenant on peut se demander si Aristote pouffait de rire avec ses amis en lisant Platon. Peut-être ("je mets en fait que si tous les hommes savaient ce qu'ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde " fr. 655) mais c'était Aristote...Il avait les moyens d' "homaiser" Platon :-)
3. Le samedi 17 octobre 2009, 18:53 par philalèthe
J'ajoute: je comprendrais quelqu'un qui dirait: "c'est bête de s'interdire de rire de Pascal"; quand on commence à lire un auteur, on n 'exclut pas qu'on puisse rire de lui; mais une fois qu'on l'a lu, il se peut qu'on trouve bête que certains rient de lui. En somme, rire de Pascal comme potentialité mais jamais actualisable. J'admets aussi que toutes les lectures ne se valent pas, il y en a de meilleures que d'autres etc.

jeudi 15 octobre 2009

La Bruyère sur le stoïcisme.

" Le stoïcisme est un jeu d'esprit et une idée semblable à la république de Platon. Les stoïques ont feint qu'on pouvait vivre dans la pauvreté, être insensibles aux injures, à l'ingratitude, aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente, qui ne devait ni réjouir, ni rendre triste; n'être vaincu ni par le plaisir, ni par la douleur, sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir, ni jeter une seule larme; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l'appeler un sage. Ils ont laissé à l'homme tous les défauts qu'ils lui ont trouvés, et n'ont presque relevé aucun de ses faibles: au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l'en corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une perfection et d'un héroïsme dont il n'est point capable, et l'ont exhorté à l'impossible. Ainsi le sage, qui n'est pas, ou qui n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux: ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë, ne sauraient lui arracher une plainte; le ciel et la terre peuvent être renversés dans leur chute, et il demeurerait ferme sur les ruines de l'univers; pendant que l'homme qui est en effet, sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration pour un chien perdu, ou pour une porcelaine qui est en pièces." (Les caractères De l'homme 3ème remarque 1688)

mercredi 14 octobre 2009

Sénèque et Kant: comment traiter une personne inférieure socialement et supérieure moralement ?

Cherchant à éclairer l'identité que Diogène Laërce donne à Lacydès, j'ai déjà cité un passage de la Critique de la raison pratique où Kant distingue deux attitudes, celle due au rang social et celle exigée par la valeur morale. Voici ces lignes:
" Fontenelle dit. " Devant un grand seigneur, je m'incline mais mon esprit ne s'incline pas." Je puis ajouter: devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je perçois une droiture de caractère portée à un degré que je ne reconnais pas à moi-même, mon esprit s'incline, que je le veuille ou non, et si haut que j'élève la tête pour ne pas lui laisser oublier ma supériorité." (V 77)
Or, dans la 64ème Lettre à Lucilius, Sénèque fait une distinction ressemblante:
" Si j'aperçois un consul ou un préteur, je leur rendrai tout l'honneur que les charges honorifiques ont accoutumé de recevoir: je sauterai à bas de mon cheval, je me découvrirai la tête, je céderai le passage. Et quand je songe aux deux Caton, Lélius le Sage, Socrate, sans compter Platon, Zénon, Cléanthe, je ne leur ferais pas accueil en mon âme en leur témoignant tous les respects ? Oui je les vénère et me lève en toute occurrence devant ces grands noms. (VII 64 10 éd. Veyne)
Voici le texte latin:
Si consulem videro aut praetorem, omnia, quibus honor haberi honori solet, faciam: equo desliam, caput adaperiam, semita cedam. Quid ergo ? Marcum Catonem utrumque et Laelium Sapientem et Socraten cum Platone et Zenonem Cleanthenque in animum meum sine dignatione summa recipiam ? Ego vero illos veneror et tantis nominibus semper adsurgo"
Une différence saute aux yeux entre les deux textes. Chez Sénèque, c'est un homme mort, reconnu collectivement pour son excellence morale, qui est révéré; chez Kant c'est n'importe quel contemporain à condition que son action soit causée par des motivations éthiques. D'où un signe présent chez Kant et absent nécessairement chez Sénèque: marquer par l'attitude physique la distance sociale possible entre l'homme ordinaire moral et celui qui reconnaît en lui la moralité en action.
Cependant dans la lettre 47, en faisant voir les esclaves comme d'autres hommes, identiques du point de vue de l'essence aux hommes libres, Sénèque n'aurait-il pas envisagé la possibilité d'une reconnaissance de la valeur morale supérieure de l'esclave par rapport à celle de son maître ?
A première vue, ce qui ressort de cette lettre, c'est qu'il faut vivre sur un pied d'égalité avec les esclaves et même les considérer comme "d'humbles amis" (humiles amici).
Ceci dit, Sénèque en faisant l'éloge de la manière humaine dont les esclaves étaient considérés, reconnaît qu'une des conséquences de ce traitement a été quelquefois un dévouement héroïque:
" Jadis ils causaient en présence du maître, et avec lui; on ne les tenait pas bouche cousue: ils étaient prêts, ceux-là, à s'offrir au bourreau pour le maître, à détourner sur leur tête le péril qui le menaçait. ils parlaient à table; ils se taisaient sous les tortures" (4)
Mais de manière plus ordinaire, Sénèque reconnaît que des esclaves peuvent être moralement libres et méritent pour cette raison d'entrer dans le cercle des amis de l'homme libre socialement (et moralement aussi, sans quoi il serait incapable d'identifier la valeur éthique de ses esclaves):
" Je jugerai d'eux non sur leur emploi (ministeriis) mais sur leur moralité (moribus). De sa moralité chacun est l'artisan; pour les emplois, le sort en dispose. Invite ceux-ci, parce qu'ils le méritent; ceux-là pour qu'ils apprennent à le mériter. Les fréquentations grossières (ex sordida conversatione) leur ont laissé quelque tare servile. Une société plus honnête la dissipera " (15)
On est désormais loin de la pensée exprimée dans le texte de Kant: en effet la valeur morale ne justifie pas une reconnaissance seulement intérieure de la personne concernée mais un changement dans la manière de se comporter avec elle. Il ne s'agit pas pour le maître instruit par Sénèque de maintenir par une gestualité ad hoc son statut social mais de se conduire avec la personne morale comme si le statut social n'existait plus.
Ce qui est d'autant plus étonnant, c'est que la conduite du maître change non seulement avec les esclaves actuellement vertueux mais aussi avec ceux qui le sont potentiellement ( dans la mesure où elles s'actualiseront par l'exercice ).
Mais pourquoi ne pas aller plus loin dans le changement de l'attitude ? Pas seulement traiter en amis les meilleurs des esclaves mais aussi les affranchir, en somme traduire par une modification sociale une propriété morale.
C'est sous la forme d'une objection que Sénèque envisage une telle possibilité:
" Quelqu'un à ce moment dira que j'appelle les esclaves à la conquête du bonnet (pileum, sorte de bonnet phrygien en laine, dont on coiffait les esclaves qu'on affranchissait), que je veux précipiter les maîtres du fait de leur grandeur (de fastigo suo deicere), parce que j'ai dit: mieux vaut de leur part le respect que la crainte (colant potius dominum quam timeant). "Oui, c'est cela ! fait mon homme; juste ce respect que nous témoignent nos clients, nos protégés ?" (18)
La réponse que fait Sénèque à l'objection est ambiguë: s'il ne voit pas dans l'affranchissement la conséquence nécessaire de la reconnaissance de la moralité de l'esclave, il condamne clairement une défense de l'esclavage comme moyen de se faire craindre. Car les dieux n'ont pas besoin d'esclaves:
" Qui parlera ainsi, oubliera que les maîtres n'ont pas à faire fi de ce qui suffit à Dieu (hoc qui dixerit, obliviscetur id dominis parum non esse, quod deo satis est).(18)
Il semble donc que si chaque maître veut imiter le dieu dans la mesure de ses possibilités humaines, il sera porté à affranchir les meilleurs de ses esclaves. Reste que l'absence d'affranchissement paraît ne faire courir aucun risque à la possibilité d'une même humanité raisonnable, divisée, de manière contingente, en deux groupes sociaux inégaux en droits et en devoirs.

samedi 10 octobre 2009

Socrate vu par Sénèque (4): deux manières de juger ce qu'on boit.

Dans le De providentia (III 4 éd. Veyne p.298), Sénèque associe à six grands hommes du passé les six maux dont ils ont souffert. Après Mucius (le feu), Fabricius (la pauvreté), Rutilius (l'exil), Regulus (la torture) et avant Caton (le suicide) vient Socrate et le poison. La thèse que Sénèque défend est que le malheur est l'occasion de la manifestation de la vertu (dans la lettre 13 à Lucilius, reproduira la même argumentation: "la cigüe a grandi Socrate"; elle réapparaît dans la lettre 67: "la vie de l'homme de bien se compose d'actes variés. On y rencontre le coffre de Régulus, la blessure que Caton déchire de sa propre main, l'exil de Rutilius, la coupe empoisonnée qui transporte Socrate de sa prison au ciel. Ainsi, en me souhaitant la vie de l'homme de bien, j'ai souhaité du même coup les accidents sans lesquels une telle vie est quelquefois impossible" (p.774))
Le poison de Socrate est à la fois un obstacle et un auxiliaire, précisément un auxiliaire permettant l'accès à la vie vertueuse dans la mesure où il est surmonté en tant qu' obstacle ( cf aussi la lettre 98: "De tous ces maux qui paraissent redoutables, aucun n'est invincible; tous, l'un après l'autre, ont trouvé leur vainqueur. Mucius surmonte le feu, Régulus la torture, Socrate le poison, Rutilius l'exil, Caton la mort par l'épée. A notre tour ayons nos victoires." (p.975) )
Il vaut la peine de relever l'idée que dans ces textes la vie sage ne dépend pas que de soi mais aussi de la Fortune, en tant qu'elle accable de maux (même si dans la lettre 98, Sénèque ajoute qu'une autre voie possible d'accès à la vie vertueuse est le refus des faux biens, tels la richesse, reste que c'est encore la Fortune qui en grande partie les distribue ). Le seul pouvoir dont dispose le candidat à la vertu est, comme le dit explicitement Sénèque plus haut de souhaiter les épreuves à venir. Mais n'est pas sage qui veut (il faudrait cependant contraster ces textes avec d'autres mettant en évidence la possibilité d'une "sagesse au quotidien").
Mais à dire vrai, ce qui est au centre de ce billet est moins ambitieux, c'est la comparaison que Socrate fait dans le premier texte cité entre deux types de boisson: la boisson socratique (certes on pense plus la cigüe sous le concept d'empoisonnement que sous celui de boisson) et la boisson du débauché:
" 12. Juges-tu que Socrate ait été mal partagé, lorsqu'il absorba comme un philtre d'immortalité ce breuvage que la république lui versait ( Sénèque juge scandaleux que ce soit un gouvernement non tyrannique qui ait condamné à mort Socrate cf par exemple De la tranquillité de l'âme V 2) et discourut sur le mort jusqu'à son dernier soupir (quod illam potionem publice mixtam non aliter quam medicamentum immortalitatis abduxit et de morte disputavit usque ad ipsam), 13. Ah ! Qu'un tel sort est plus enviable que celui de ces raffinés qui se font servir à boire dans des gemmes et pour qui un mignon rompu à toutes les passivités, privé de sexe ou d'une virilité équivoque, distille dans l'or la neige et l'y délaye ! Tout ce qu'ils avaient, ils le rejetteront dans des nausées, mornes et ruminant leur bile; Socrate, lui, boira son poison avec joie et sérénité (at ille venenum laetus et libens hauriet)" (p.299)
Devenir sage, c'est s'exercer à voir le poison réel là où il n'est pas et ne pas le voir là où il l'est.

lundi 5 octobre 2009

Socrate vu par Sénèque (3): l'imiter, une possibilité parmi d'autres ?

Dans le De brevitate vitae (De la brièveté de la vie), Sénèque écrit:
" A moins d'être les derniers des ingrats, nous reconnaîtrons que les illustres fondateurs de nos saintes doctrines sont nés pour nous. Quand nous marchons vers ces vérités sublimes amenées des ténèbres à la lumière, c'est le labeur d'un autre qui nous guide; aucun siècle ne nous est interdit, nous avons accès à tous, et si notre grandeur d'âme tend à franchir les limites de la faiblesse humaine, nous avons un espace de temps à parcourir. Nous pouvons discuter avec Socrate (disputare cum Socrate licet), douter avec Carnéade (dubitare cum Carneade), nous reposer avec Epicure (cum Epicuro quiescere), vaincre la nature humaine avec les stoïciens (hominis naturam cum Stoicis vincere), la dépasser avec les cyniques (cum cynicis excedere). Puisque la nature nous admet en participation à tous les siècles, pourquoi ne pas sortir de l'étroit et chancelant passage de la vie pour nous adonner tout entiers à ces méditations infinies, éternelles, partagées avec les plus nobles esprits ?" ( XIV 1-2 éd. Veyne p 279-280)
Sénèque ici n'est pas sectaire mais à première lecture on ne sait pas nettement s'il engage à choisir un fondateur, parmi plusieurs possibles, ou à pratiquer chacun à tour de rôle (en fonction des moments de l'existence ?). Peut-on voir ces lignes comme une version non dogmatique, pluraliste de l'allégorie de la caverne ? Mais au sortir de la caverne découvre-t-on alors un seul et même soleil avec des rayons à fonction différenciée ou bien des soleils rivaux ? Il me semble que la fin du texte encourage la version pluraliste éclectique.
Ce qui est en revanche indiscutable, c'est que Sénèque attend des philosophes fondateurs qu'il mentionne, autre chose que des changements d'idées; fidèle ici à Pierre Hadot, je dirais ici qu'il s'agit d'apprendre à vivre à leur contact. Socrate est associé à l'échange d'arguments (dans la première référence que Sénèque en fait dans la Consolation à Marcia (XXII 2), il est mis à un niveau peut-être plus élevé, vu qu'il est identifié à un sage (sapiens), formant une triade avec Caton (sanctus) et Rutilius (innocens); d'ailleurs assez souvent Sénèque fait de Socrate le représentant typique de la sagesse, ce qui est assez attendu mais il faudra écrire un autre billet sur toutes les fonctions de Socrate dans l'oeuvre entière de Sénèque...). La série se termine par la mention des cyniques mais rien n'autorise à formuler l'hypothèse que c'est une série croissante en valeur avec pour terminer quelque chose d'indépassable comme la surhumanité cynique (excedere, c'est sortir de, quitter).
Ce qu'il faut ajouter, c'est qu'un peu plus loin en XIV 5, Sénèque ajoute d'autres modèles à la liste:
" Nous pensons, quoi qu'on dise, que ceux-là se confinent dans leurs véritables obligations, qui voudront avoir chaque jour Zénon ou Pythagore, Démocrite et les autres prêtres des valeurs, avoir Aristote et Théphraste dans leur intimité - Hos in ueris officiis morari putamus, licet dicant, qui Zenonem, qui Pythagoran cotidie et Democritum ceterosque antistites bonarum artium, qui Aristotelen et Theophrastum uolent habere quam familiarissimos- " (ibidem)
Cet apport cadre moyennement avec l'énumération précédente: si on doit ranger Zénon parmi les Stoïciens (c'est le fondateur), dois-je inclure Démocrite dans le groupe épicurien ? Mais Pythagore en revanche comme Aristote et son disciple Théophraste inaugurent à coup sûr de nouvelles niches, si on me permet l'expression. En plus la liste est indéfinie: il y a d'autres "prêtres des valeurs", que Sénèque n'identifie pas ( Veyne ajoute la note suivante: " "Valeurs" est une traduction maladroite de bonae artes, qui désigne ici à la fois les études libérales et la formation morale (Grimal): Sénèque nous invite à ajouter à notre existence une dimension culturelle, livresque qui aura une portée morale"). Ce passage confirme l'idée que c'est sensé d'interpréter ces lignes comme l'évocation d'une philosophia perennis et non comme la référence à une multiplicité de maîtres rivaux.
Il ne faut pas oublier d'ajouter que dans le contexte de ces lignes Sénèque tient à souligner combien ces hommes, à la différence de nos contemporains, sont disponibles pour nous et ouverts à nos besoins. Tout se passe comme si dans ce paragraphe 14 l'accès aux conseils d'autrui ne pouvait passer que par la lecture des illustres morts (Sénèque à cette occasion décrit un monde agité et fébrile où chacun ne veille qu'à ses intérêts à très court terme: à leur yeux ils ont sans doute mille devoirs mais pour Sénèque un devoir subjectif n'est pas nécessairement un devoir objectif. Donc même une philosophie du devoir peut se moquer des devoirs...).

samedi 3 octobre 2009

Socrate vu par Sénèque (2): que faire de sa propre colère ?

Chez Sénèque, la colère socratique a deux figures distinctes.
Dans le De ira (De la colère) I XV 3 - seul texte de son oeuvre où à ma connaissance Sénèque envisage Socrate en colère - l'émotion en question est ressentie sans être exprimée (comme si elle n'était qu'un événement intérieur, porté à la connaissance des autres par l'aveu qu'on en fait en en parlant):
" Il ne faut rien moins que s'irriter en punissant, puisque la peine sert d'autant mieux à l'amendement du coupable, si elle a été prononcée par un jugement réfléchi (poena judicio lata). De là vient que Socrate dit à son esclave: "je te battrais, si je n'étais en colère". Il ajourna la correction de son esclave à un meilleur moment, et à ce moment-là il s'est corrigé lui-même. Qui donc pourra tempérer sa passion, quand Socrate lui-même n'a pas osé s'abandonner à la colère ?" (éd. Veyne p.120).
Il me semble que ces lignes permettent de dégager trois états de la colère (et plus généralement de la passion):
1) la colère exprimée immodérément
2) la colère exprimée modérément
3) la colère non exprimée mais dite
Socrate n'exprime pas sa colère parce qu'il a conscience qu'une fois exprimée, elle ne se laisse plus maîtriser. Se maîtriser, c'est se retenir d'exprimer l'immaîtrisable plutôt qu'être en mesure de contrôler ce qui est potentiellement immaîtrisable. L'état 2 correspondant à cette dernière possibilité est concevable mais psychologiquement irréalisable.
Cependant, un peu plus loin, dans le même ouvrage, la colère socratique se présente sous les traits d'une colère réprimée (il semble justifié de distinguer un quatrième état de la colère: la colère non exprimée est juste désignée par une phrase du genre: "je suis en colère" alors que la colère réprimée se manifeste par des symptômes spécifiques (on pourrait les qualifier par l'expression: "atténuation de la présence"):
" Chez Socrate, c'était un signe de colère de baisser la voix (vocem summitere), d'être plus sobre de paroles (loqui parcius). Il était clair qu'alors il se retenait. les intimes (familiares) le surprenaient et l'en accusaient, mais ce reproche d'une colère latente (exprobatio latitantis irae) ne lui était pas désagréable. Pourquoi ne se serait-il pas réjoui que beaucoup devinassent sa colère et que personne ne la sentît ? On l'eût sentie au contraire s'il n'eût donné à ses amis le droit de le réprimander, comme il l'avait pris sur ses amis." (III XIII 3 p.162)
Colère montrée et non plus dite, mais colère montrée maîtrisée (la maîtrise est signalée par l'inversion des signes habituels de la colère: parler plus devient parler moins etc). Il semble donc que Socrate ne parle plus de sa colère, ce qui correspondrait à son degré minimal d'existence, mais la manifeste sous la forme d'un paradoxal détachement. Mais le plus étonnant du passage, c'est à mes yeux le comportement attribué aux proches: ils jugent Socrate capable de faire mieux que de réprimer la colère ostensiblement en quelque sorte ( serait-ce manifester l'état 3 de la colère ?). Or Socrate est content de lui parce qu'il ne se juge pas à la lumière d'un possible meilleur mais d'un possible pire, précisément l'état 1. On peut se demander si Sénèque dans ces deux passages n'attribue pas à Socrate une de ses caractérisques: la conscience nette de ses limites.
Mais ce qui rend ces lignes encore plus étonnantes, c'est que non seulement Socrate ne peut pas faire mieux qu'inverser les manifestations ordinaires de sa passion, mais qu'en plus il attribue ce succès relatif (échec pour les proches, succès pour lui) aux reproches adressés à lui par ses amis. En somme sa résistance par rapport à la passion, en un sens une certaine autonomie, a son origine dans une hétéronomie manifeste, celle qui le relie à ses amis. Ni au-dessus de sa colère, ni indépendant de ses amis, Socrate ne peut pas faire mieux que répondre aux exigences de ses familiers en donnant à sa colère la forme fausse d'un détachement serein.

vendredi 25 septembre 2009

Les maîtres tiraient-ils réellement bénéfice de leurs esclaves ?

Peter Singer écrit dans le chapitre 2 de Practical Ethics Equality and its implications (1993):
" Slavery prevents the slaves from satisfying these interests as they would want to; ant the benefits it confers on the slave-owners are hardly comparable in importance to the harms it does to the slaves" (p.23) - des extraits de l'oeuvre sont consultables ici
Je traduis: "L'esclavage empêche les esclaves de satisfaire leurs intérêts comme ils voudraient et les bénéfices qu'il apporte aux propriétaires d'esclaves sont à peine comparables en importance aux dommages qu'il cause aux esclaves"
Je pense alors que ni un platonicien, ni un cynique, ni un stoïcien, ni un épicurien, ni un kantien, ni un sartrien (la liste ne prétend pas à l'exhaustivité) n'accepteraient de reconnaître que l'esclave peut réellement être bénéfique aux maîtres; il peut juste les aider à satisfaire des désirs objectivement dépréciés par toutes ces doctrines. Singer ne paraît pas être réservé sur la réalité du bénéfice gagné à rendre autrui esclave de soi. Il le condamne non comme illusoire mais comme injuste.
Dois-je aller jusqu'à conclure que c'est un trait spécifique à l'utilitarisme de penser qu'on peut tirer un bénéfice personnel réel de la domination d'autrui ?
Mais n'était-ce pas déjà l'opinion d'Aristote ?

Commentaires

1. Le samedi 3 octobre 2009, 13:20 par philalèthe
Merci, Julien, de venir me rendre visite !
Si je ne me trompe pas, la première question revient à se demander si on ne peut pas envisager que l'esclave apporte un bénéfice réel quand le désir n'est pas déprécié; la deuxième si ce qu'on dit de l'esclave ne peut pas être dit de quiconque joue ce rôle d'aide pour atteindre un désir non déprécié.
Il me semble que cela revient à évaluer la valeur de la dépendance par rapport à autrui dans la satisfaction des désirs légitimes.
Les cyniques pour commencer mettent tellement haut l'autarcie que même ce type d'aide serait rejeté, d'abord parce que c'est une marque de faiblesse de la part de celui qui reçoit l'aide et ensuite parce qu'au fond un désir qui nécessite une aide pour être satisfait est un désir dont on doit se passer (on peut interpréter comme ça l'éloge que Diogène fait de la masturbation et son regret qu'on ne puisse pas satisfaire la faim d'une manière analogue, en se frottant l'estomac). Je ne crois pas que l'identité de celui qui aide soit décisive.
Si j'essaye de raisonner maintenant dans un cadre épicurien, c'est différent: pour certains désirs naturels et nécessaires, autrui est une aide naturelle (par exemple le désir de connaître la vérité ou le désir de manger etc) mais c'est le recours à l'esclave qui pourrait être condamné comme signe d'une dépendance par rapport aux valeurs des hommes ordinaires; en revanche c'est l'ami, c'est-à-dire ici l'alter ego, qui aidera et qui quand viendra son tour sera aidé.
Que penser des stoïciens ? Vaste question, à laquelle je vais encore donner une réponse bien trop rapide. Si je m'appuie sur la lettre 47 de Sénèque, je n'y trouve pas une condamnation de l'esclavage mais une condamnation de l'instrumentalisation des esclaves au service de désirs dépréciés et aussi une condamnation de la manière de voir les esclaves comme des êtres inférieurs. Dans ces conditions, c'est tout à fait en accord avec la doctrine de recevoir l'aide d'un esclave à condition qu'il soit identifié à un être aussi raisonnable que celui qui est aidé et à condition que le désir ne soit pas déprécié.
Pour résumer cette question trop complexe pour être élucidée ici, tout objectif qu'on ne peut atteindre qu'avec de l'aide (qu'elle soit celle de l'esclave ou de quiconque) est effectivement un mauvais objectif dans le cadre d'une vie cynique privée (il faudrait voir ce qu'il en est au niveau d'une conception cynique de la vie publique). Il faut cependant relever ici l'exception de l´éducation: les cyniques ne l'ont pas rejetée, en revanche ils ont attaqué la dépendance infantile par rapport au maître.
Sur cette question en général, je te renvoie au livre de Voelke (1961): Les rapports avec autrui dans la philosophie grecque d'Aristote à Panétius.
2. Le dimanche 4 octobre 2009, 22:59 par jean centini
Si je comprends bien votre billet, l'activité servile ne peut satisfaire que des besoins que les écoles philosophiques mentionnées, déprécient par avance. Le recours à une main d'oeuvre libre ne changerait donc rien à la question. Peu importe que Trimalcion commande son banquet à un traiteur indépendant plutôt qu'à ses esclaves. Ce qui fait problème ce n'est pas l'esclavage, mais le banquet lui-même.
Juste une question à propos des cyniques : acquérir rien moins que Diogène comme esclave, lui confier l'éducation de ses enfants et la direction de sa maison, (DL, 6, 74) n'apporte donc que des satisfactions illusoires à Xéniade ?
3. Le lundi 5 octobre 2009, 14:35 par philalèthe
Je crois avoir un peu répondu à votre attente dans le post 2 adressé à J. Dutant.
Ceci dit, il n'est pas si facile de séparer le banquet de l'esclavage. Pour justifier cette idée, je vais m'appuyer sur la lettre 47 de Sénèque, dont voici un extrait significatif de ce que j'ai en tête:
" Nous sommes étendus sur nos lits de festin: cet esclave essuie les crachats; cet autre, accroupi, ramasse les déjections des convives pris de vin. Cet autre encore découpe des oiseaux rares; sa main experte, passant par une suite de mouvements précis du bréchet au croupion, secoue au bout du couteau les aiguillettes. C'est un malheureux dont la vie a pour but de débiter convenablement de la volaille: mais l'homme qui dresse à un tel métier dans l'intérêt de son plaisir n'est-il pas vraiment plus à plaindre que celui qui subit ce dressage par nécessité ?" (Ed. Veyne p.705)
Certes Sénèque condamnerait identiquement celui qui paierait ceux qui le servent, mais l'esclavage, en tant que main d'oeuvre abondante et bon marché, maximalise le risque de satisfaire ses désirs au-delà de ce qu'il est bon de faire. Bien sûr une quantité d'argent assez grande pour acheter sans fin les services d'autrui fait courir le même risque. Dit autrement, l'esclavage en tant qu'institution sociale favorise l'esclavage par rapport à tous les plaisirs possibles. D'ailleurs dans cette lettre, c'est seulement, comme je l'ai déjà dit, ce dernier esclavage que Sénèque dénonce. L'institution de l'esclavage, il ne la réprouve pas, mais ce qu'il rejette, c'est une manière fausse de l'interpréter, précisément croire que les esclaves sont humainement inférieurs aux maîtres (alors qu'ils ne le sont que socialement) - on trouve en Diogène Laërce VI 28 un passage relatif à Diogène le Cynique qui va dans cette direction:
" Il allait jusqu'à admirer les esclaves qui, voyant leurs maîtres manger goulûment, ne volaient rien de ce que ceux-ci mangeaient" (éd. Goulet-Cazé p.710)
Quant aux cyniques, ils approuvent la dépendance par rapport à un maître cynique, dans la mesure où ce maître conduit son élève à l'autarcie. Cf par exemple Diogène Laërce VI 6:
" Interrogé (il s'agit d'Antisthène) sur le profit qu'il avait retiré de la philosophie, il répondit: "Être capable de vivre en compagnie de soi-même"" (éd Goulet-Cazé p. 685)
Il me semble que pour les cyniques le seul esclave (socialement) dont on ait besoin est celui qui aura comme fonction de nous apprendre à vivre sans esclaves, c'est-à-dire librement (éthiquement). "Vends-moi à cet homme, il a besoin d'un maître" dit Diogène en apercevant Xéniade (DL VI 74)