samedi 26 octobre 2013

Socrate, au Paradis des hommes mais au Purgatoire des philosophes !

Quel philosophe contemporain oserait aujourd'hui juger Socrate avec la liberté de ton de Bertrand Russell ?
" Le Socrate de Platon fut, durant longtemps, un modèle pour les philosophes qui vinrent après lui. Que devons-nous en penser du point de vue moral ? (Je m'intéresse seulement à l'homme tel que le définit Platon.) Ses mérites sont évidents. Il est indifférent aux succès mondains, dépourvu de crainte au point de rester calme, sociable et gai jusqu'au dernier moment, attachant plus de prix à ce qu'il croit être la vérité qu'à toute autre chose. Il a cependant de graves défauts. Il se montre peu honnête et sophiste dans ses arguments et dans sa pensée intime ; il se sert de son intelligence pour prouver les conclusions qui lui sont agréables plutôt que pour faire une recherche désintéressée de la connaissance. Il y a quelque chose d'un peu forcé et d'onctueux chez lui. Son courage, en face de la mort, aurait été plus remarquable s'il n'avait pas cru qu'il allait jouir d'une éternelle félicité dans la compagnie des dieux. Contrairement à certains de ses prédécesseurs, il n'était pas scientifique dans ses méthodes de réflexion mais décidé à prouver que l'univers s'accordait avec ses règles éthiques, ce qui est une trahison de la vérité et un grave péché philosophique. Comme homme, nous pouvons croire qu'il fut admis dans la communion des saints mais, comme philosophe, il aurait besoin d'un long séjour dans un purgatoire scientifique." ( Histoire de la philosophie occidentale, p.182-183, Belles-Lettres )
" The Platonic Socrates was a pattern to subsequent philosophers for many ages. What are we to think of him ethically? (I am concerned only with the man as Plato portrays him.) His merits are obvious. He is indifferent to worldly success, so devoid of fear that he remains calm and urbane and humourous to the last moment, caring more for what he believes to be truth than for anything else whatever. He has, however, some very grave defects. He is dishonest and sophistical in argument, and in his private thinking he uses intellect to prove conclusions that are to him agreeable, rather than in a disinterested search for knowledge. There is something smug and unctuous about him, which reminds one of a bad type of cleric. His courage in the face of death would have been more remarkable if he had not believed that he was going to enjoy eternal bliss in the company of the gods. Unlike some of his predecessors, he was not scientific in his thinking, but was determined to prove the universe agreeable to his ethical standards. This is treachery to truth, and the worst of philosophic sins. As a man, we may believe him admitted to the communion of saints; but as a philosopher he needs a long residence in a scientific purgatory."

Commentaires

1. Le dimanche 27 octobre 2013, 22:48 par milord l'harsouille
Bien vu, moi j'ai l'édition anglaise, et je me
mouche avec la française.

vendredi 25 octobre 2013

Les philosophes antiques ne viendront pas à notre secours ou philosopher à Auschwitz.

Quand on a en tête la manière dont certains philosophes de l'Antiquité sont censés avoir donné à leur mort la fonction d'exemplifier une philosophie, on croit trouver dans quelques lignes de Par-delà le crime et le châtiment (1966) de Jean Améry ce qu'on pourrait appeler un anti-exemplum (au sens où l'exemplum vise à donner à travers une anecdote un modèle de conduite). Le court récit que je désigne ainsi est la description d'un philosophe français déporté à Auschwitz ( qui est-il d'ailleurs ? )et rencontré par Jean Améry ( l'auteur a, avant de rapporter la rencontre, insisté sur la solitude à Auschwitz de l'intellectuel éclairé et sceptique qu'il fut, à qui manquait quelqu'un qui aurait été "sur la même longueur d'onde" que lui, Améry voulant dire par là " un homme qui vit au sein d'un système de références intellectuel " , qui " à toute occasion peut puiser dans l'histoire des idées pour élaborer ses propres associations conceptuelles " ) :
" Parvenait-on à le dénicher, et son propre isolement l'avait à ce point spirituellement aliéné qu'il ne réagissait plus. À ce propos, je me rappelle la rencontre avec un philosophe réputé de Paris qui se trouvait au camp. J'avais appris qu'il était là et je lui avais rendu visite dans sa baraque, où je l'avais trouvé non sans peine et sans risques. Nous trottions avec notre gamelle sous le bras par les rues du camp et c'est en vain que je tentais de l'engager dans une conversation intellectuelle. Le philosophe de la Sorbonne ne faisait que des réponses monosyllabiques et mécaniques, et il finit par se taire tout à fait. Qui parle ici d'abrutissement ? Il ne s'agit pas de cela. L'homme n'était pas abruti, il l'était tout aussi peu que moi. Il ne croyait tout simplement plus à la réalité du monde de l'esprit et refusait de se laisser aller à un jeu verbal intellectuel qui était coupé ici de toute référence sociale." ( Actes Sud, p.33-34 )
Mesurons d'abord en quoi on a affaire ici à une conduite qui est précisément celle qu'un philosophe antique (qu'il soit platonicien, stoïcien, épicurien, ou sceptique) se serait fixé comme tâche de ne pas avoir. En effet le philosophe français ne peut à première vue rien faire de la formation philosophique dont il a hérité ; en tout cas elle ne lui sert pas à surmonter l'épreuve qu'il vit ( à la différence des croyants et des communistes, qui, selon Améry, trouvaient dans leurs convictions de quoi interpréter et ainsi dominer par l'esprit la persécution dont ils étaient des victimes). Ainsi se dessine en creux une définition modeste de la philosophie, non comme remède aux malheurs mais comme pratique intellectuelle d'un certain type, rendue possible par des institutions, des croyances partagées, tout un monde en somme et donc aussi impossible à pratiquer seul qu'il est impossible de jouer tout seul à un sport d'équipe.
Néanmoins le professeur parisien n'est pas un abruti, comme dit Améry, et c'est ici qu'on touche les limites de l'identification de cette description à ce que j'ai appelé un anti-exemplum ( dont la fonction serait de dénoncer la vanité essentielle de la philosophie ). En effet c'est à sa formation philosophique que le professeur quasi muet doit son silence. Comme si la vraie philosophie se moquait de la philosophie, le philosophe de la Sorbonne ne joue pas à Socrate et laisse même soupçonner que le héros du Criton ou de l'Apologie n'est qu'un personnage de la philosophie de Platon.
Bien sûr la philosophe du professeur parisien ne lui sert pas à sortir de ce que je comparerais ici un peu hérétiquement à la Caverne platonicienne, en l'occurence une caverne hostile, dangereuse, voire mortelle :
" Se transposer en paroles au-delà de l'existence réelle était devenu un luxe inadmissible et un jeu non seulement futile mais ridicule et méprisable. Le monde des apparences prouvait largement à chaque minute que seuls des moyens immanents pouvaient aider à le supporter. Autrement dit : nulle part ailleurs dans le monde la réalité n'exerçait une action aussi efficace qu'au camp, nulle part ailleurs elle n'était à ce point réalité. En aucun autre endroit la tentative de la dépasser ne s'avérait aussi ridicule et désespérée (...) les énoncés philosophiques avaient perdu leur transcendance, ce n'était plus en partie que des constatations concrètes, en partie du verbiage stérile : là où ils signifiaient quelque chose , ils nous semblaient banals, et là où ils n'étaient pas banals, ils ne signifiaient plus rien. Pour reconnaître ceci nous n'avions pas besoin d'analyse sémantique ou de syntaxe logique : il nous suffisait de jeter un coup d'oeil aux miradors ou de renifler l'odeur de graisse brûlée qui s'échappait des crématoires " ( p.54 )
On saisit vite que la connaissance des limites de la philosophie pensée illusoirement comme thérapeutique a comme condition une analyse lucide, qui implique une vie de l'esprit, y compris quand font défaut les conditions sociales et institutionnelles de son fonctionnement philosophique régulier :
" Au camp l'esprit dans sa totalité s'avérait donc incompétent. Il cessait de fonctionner comme instrument capable de venir à bout des problèmes qui nous étaient posés. Mais - et j'en viens à un point tout à fait essentiel - il pouvait encore servir à se maintenir tout en s'anéantissant, ce qui n'était pas peu de chose. Car il serait faux de croire que l'intellectuel, pour autant qu'il ne soit pas complètement détruit sur le plan physique, ait perdu tout esprit ou soit devenu incapable de penser. Bien au contraire. La pensée ne s'accordait presque jamais de répit. Mais elle se détruisait et se maintenait à la fois, étant donné qu'à chaque fois elle se heurtait à des propres frontières infranchissables." ( p.55 )
La Rochefoucault a écrit : " La philosophie triomphe aisément des maux passés, et de ceux qui qui ne sont pas prêts d'arriver, mais les maux présents triomphent d'elle." ( maxime 85, édition de 1664 ).
À la lumière du texte de Jean Améry, on peut certes lui donner raison, mais si on appelle philosophie non seulement l'éthique ou plus généralement toute sagesse justifiée par le raisonnement, mais aussi les réflexions théoriques sur la valeur de l'éthique ou de la sagesse, on doit alors reconnaître que, tant que le cerveau et le corps ne sont pas trop atteints ( Améry y insiste ), sans triompher des maux, la philosophie est capable de les faire voir sous un jour plus clair, précisément comme étant, entre autres, ce qui met fin à la possibilité de la vie philosophique complète et sociale.
À moins que ces dernières lignes ne fassent encore qu'illustrer la position selon laquelle la philosophie triomphe des maux qui ne sont pas prêts d'arriver. fût-ce au prix d'une formidable révision à la baisse de ce que les philosophes antiques appelaient philosophie... Mais Améry dans la préface de la première édition affirme que ses pages, si elles sont peut-être incomplètes, sont sincères.
Certes... mais la sincérité de l'homme fort et philosophe ne garantit en rien à son lecteur, philosophe pourtant, qu'il sera, lui aussi, fort , un jour, dans d'autres occasions, aujourd'hui inimaginables.

Commentaires

1. Le jeudi 7 novembre 2013, 00:46 par Maël Goarzin
Il est clair qu'on ne peut pas préjuger de la réaction d'un philosophe dans de telles situations extrêmes, telles que l'enfermement dans les camps de concentration de la deuxième guerre mondiale, et je suis d'accord que pour la majorité des philosophes, une telle expérience mettrait légitimement en cause la pertinence de la philosophie comme thérapeutique. Mais combien de professeurs de philosophie considèrent aujourd'hui la philosophie comme une thérapeutique? Combien de professeurs de philosophie sont-ils philosophes au sens où l'entendaient les philosophes antiques?
Et puis je rappellerai, pour défendre la philosophie, qu'elle poursuit la sagesse, cette sagesse qu'elle aime mais ne possède pas nécessairement. Seul le sage pourrait, peut-être, sortir indemne d'une telle expérience. Mais combien y a-t-il de sages, parmi les philosophes?
2. Le jeudi 7 novembre 2013, 11:23 par Philalethe
Merci de votre commentaire.
Je crois que les Stoïciens, les Épicuriens, les Sceptiques, pour ne mentionner que les trois grandes philosophies hellénistiques, considéraient d'abord leur philosophie comme une théorie vraie portant sur le monde et les hommes. Étant vraie, c'est-à-dire conforme à la réalité du monde et des hommes, elle était en mesure alors d'améliorer réellement leur condition. Leur éthique était d'abord justifiée par une théorie.
La première difficulté que l'on rencontre est que les trois théories justifiant les trois éthiques sont incompatibles entre elles. On ne peut être stoïcien, épicurien et sceptique à la fois.
La deuxième difficulté est que les deux théories non sceptiques sont liées à une connaissance de la réalité extrêmement réduite par rapport à celle que les sciences nous fournissent aujourd'hui (ainsi que valent les psychologies stoïciennes et épicuriennes du point de vue de nos savoirs contemporains sur l'esprit ?).
La troisième difficulté est que, si on isole les éthiques des théories qui les fondent, se pose aussi le problème de leur applicabilité. Les hommes peuvent-ils vivre par exemple en stoïciens, ne serait-ce qu'une infime minorité que vous appelez les sages ? Ou bien ne peut-on faire pas mieux que faire la comédie du stoïcisme ? Certaines des règles de vie valent-elles plus qu'une règle nous expliquant comment parvenir en utilisant bien ses jambes à courir à une vitesse de 100 km/heure ?
Ces trois difficultés n'empêchent pas bien sûr de prendre au sérieux ces philosophies et de les lire avec respect et intérêt. Mais elles font douter du projet consistant aujourd'hui à vivre selon les philosophes antiques (rien ne nous assure qu'un seul philosophe antique a pu un jour appliquer réellement les règles de l'éthique qu'il professait...)

mercredi 16 octobre 2013

Y a-t-il jamais eu quelque chose dans les poubelles de la philosophie ?

Dans son Histoire de la philosophie occidentale , Bertrand Russell écrit :
" (...) Les théories philosophiques, si elles sont importantes, peuvent généralement être renouvelées sous une autre forme après avoir été réfutées. Les réfutations sont rarement définitives ; dans la plupart des cas, elles ne sont que le prélude à d'autres recherches." (p. 80, éd. Les Belles Lettres)
Deux exemples, parmi d'autres, me paraissent confirmer cette opinion : prenez d'abord l'argument ontologique formulé par Anselme de Canterbury il y a un peu moins de mille ans. Déjà Anselme a dû le défendre contre des attaques dont il était le contemporain ; quant à Kant, il jugeait sans doute avoir démontré une fois pour toutes la fausseté de cet argument a priori de l'existence de Dieu ( l'analyse du concept de Dieu conduirait à conclure nécessairement à l'existence de Dieu ). Mais l'argument reste soutenu sous des formes plus sophistiquées. Voyez à ce sujet les réflexions de Cyrille Michon dans Klesis. Pensez ensuite à la philosophie de l'esprit et au problème de la relation esprit / corps. Descartes avait défendu un dualisme substantiel ( le corps et l'esprit ont chacun une réalité indépendante mais ils interagissent ) ; déjà la princesse Élisabeth avait mis le doigt sur la difficulté de cette position ( si l'esprit n'a rien de matériel, comment peut-il causer des modifications du corps, comme n'importe quel acte volontaire, entre autres, le met en évidence ? ). On pourrait penser que ce dualisme-là est réfuté mais non ! C'est seulement une position ultra-minoritaire en philosophie de l'esprit où domine le matérialisme mais elle a encore des partisans (à cette occasion, je me permets de recommander l'excellent livre de François Loth qui vient de paraître chez Vrin mais n'en concluez pas que l'auteur est un dualiste cartésien ! )
À défaut de positions vaincues, n'y aurait-il donc en philosophie que des positions minoritaires argumentées avec d'autant plus de subtilité qu'elles sont sabordées de toutes parts et qu'elles ne peuvent donc rester crédibles qu'en faisant voir les failles des positions dominantes ?
Mais n'y a-t-il pas des thèses philosophiques vraiment indéfendables ? Par exemple, celle d'Aristote exprimée dans La Politique et soutenant l'existence de maîtres et d'esclaves par nature (certes il reconnaît aussi l'existence d'un esclavage injustifiable par la nature) ?
Mais si c'est le cas, qui osera se lancer dans l'exploration des poubelles de la philosophie ?
Michael Bruce et Steven Barbon ont édité en 2011 chez Wiley-Blackwell un ouvrage où étaient présentés les 100 arguments les plus importants de la philosophie occidentale (il est d'ailleurs souhaitable que ce livre voie le jour en français aussi !).
Qui fera l'inventaire des 100 arguments les plus mauvais de la philosophie ?

Commentaires

1. Le mercredi 16 octobre 2013, 20:41 par Pik
Le premier exemple de l'argument ontologique a aussi été récemment repris par Jean Baechler (L'Être, les fondements métaphysiques de la hiérologie, Hermann Philosophie, 2013), avec les autres preuves de l'existence de Dieu. Il cite la réfutation par Kant, l'acceptation par Hegel, et relève le sophisme dans l'argument pour une autre démonstration à caractère plus général, à savoir une propriété de l'absolu transcendantal.
Et si même en philosophie, rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme?
Salutations (et bravo pour votre blog)
2. Le mardi 22 octobre 2013, 12:03 par Plok
Il y a sans doute des arguments mauvais classiques en philosophie, mais ils sont de deux sortes :
a) ou bien ils sont des instances de paralogismes bien connus , répertoriés depuis Platon et Aristote sous le nom de sophismes et repris dans tous les manuels de logique ou de théorie de l'argumentation, et en ce cas ils n'ont rien de spécifique à tel philosophe, même s'ils font ( devraient faire ) honte à ceux qui les commettent ( certains sont particulièrement mauvais, comme ceux qu'on trouve chez Derrida dans le style : si X est possible, alors X est nécessaire , ou chez nombre de philosophes sous la forme de la pétition de principe , du genre : la raison pour laquelle j'asserte que X, c'est que X)
etc.
2) les autres arguments sont ceux qui sont mauvais mais en un sens intéressant, comme le Dominateur, le cercle cartésien, la déduction transcendantale ou la soi-disant réfutation du problème du libre arbitre par Bergson , ou encore la soi-disant dissolution de la question mind/body chez LW.
Ces arguments là sont mauvais, mais ne font pas honte à leurs auteurs. Il faut du boulot pour les réfuter et voir leurs ressorts, et ceux qui les ont produits ont fait de leur mieux, et ne se sont pas reposés sur le mol oreiller du sophisme.
Bref on peut être dans l'erreur de manière conne ou bien de manière intéressante ( est-ce une pétition de principe ? sans doute)
3. Le mardi 22 octobre 2013, 13:19 par Philalèthe
Merci Plok !
Vous venez de donner une idée de plan pour le livre que j'ai appelé de mes voeux : la première partie présenterait les arguments "cons", comme vous dites, et permettrait au lecteur de se faire la main et la seconde serait un vrai défi, à relever non  par l'application de la logique mais par un développement de l'imagination théorique. Ce livre pourrait être utilisé dans les lycées et les universités, mais je fais l'hypothèse qu'une partie  des professeurs de philosophie répugnerait à le faire acheter pour au moins deux raisons : a) un argument philosophique ne peut pas être extrait du système philosophique  auquel il appartient sous peine d'être défiguré b) chaque système philosophique est à étudier de l'intérieur et on ne peut en faire une critique que depuis un autre système philosophique (ces deux raisons entraînant à critiquer tel ou tel argument seulement  du point de vue du système dont il est un argument) .
C'est aussi pour ces même raisons que l'ouvrage sur les 100 meilleurs arguments heurterait, j'imagine, une partie des philosophes français (ce qui est une raison de plus de le traduire !).
4. Le mardi 22 octobre 2013, 22:24 par plick et plock
je ne suis pas totalement sûr qu'un bon argument philosophique ( ie un argument informatif, non sophistique, et profond) ne puisse être critiqué que du point de vue d'un autre système philosophique que celui dont il fait partie ( c'était l'idée de Renouvier, de Gueroult, de Vuillemin , peut être celle de Bouveresse). par exemple , je crois que peut montrer , sans souscrire à des idées idiosyncrasiques sur la modalité, où pèchent les arguments transcendentaux. Bref il y a un tribunal objectif de la raison humaine. Mais c'est vrai qu'il suppose l'adhésion à des principes minimaux de la raison. Bref pas moyen de critiquer Kant si on est Kierkegaard ou Kant si on est Nietzsche .
5. Le mercredi 23 octobre 2013, 10:59 par Philalèthe
J'entends bien mais est-ce justifié d' accorder  à ce tribunal objectif de la raison humaine un autre pouvoir que celui de déterminer les erreurs logiques qui mineraient certaines argumentations philosophiques ? Peut-il aussi évaluer la vérité, et non seulement la validité des thèses philosophiques qu'il sera conduit à juger ? Si on répond par oui, cela ne revient-il pas à reconnaître la possibilité d'un jugement rationnel - et  non limité philosophiquement, sans idiosyncrasie philosophique en somme, - portant sur les contenus philosophiques ? N'est-ce pas trop beau pour être vrai ? N'est-ce pas le rêve d'un règlement rationnel et non-philosophique des problèmes philosophiques ? En quoi est-ce distinct alors d'un remplacement des thèses philosophiques par une vérité scientifique ? 
6. Le mercredi 23 octobre 2013, 23:32 par sapeur camembert
Pas nécessairement. Voici des vérités philosophiques (non scientifiques) incontestables, accessibles à la raison et à l'argument :
1. il y a un monde extérieur indépendant de nous
2. nous avons des connaissances sur ce monde
3. il y a des vérités mathématiques
4. la logique est un moyen sûr de raisonner
5. une chose ne peut être elle même et son contraire
6. il y a des vérités morales
7. le bien est une propriété non naturelle
8. les choses sont ce qu'elles sont et pas autrement
9. Dieu n 'existe pas
10. le monde n'a pas été créé il y a cinq, minutes ni il y a six mille ans
je peux allonger la liste, mais pas tellement. Mais je crois que toute aine philosophie peut établir, par l'argument et l'expérience, de telles vérités.
George Edward M.
7. Le jeudi 24 octobre 2013, 09:59 par Philalèthe
Cher Sapeur,
Comme vous le reconnaissez, ce ne sont dix vérités incontestables que du point de vue de Moore ! Mais admettons qu'elles fassent partie des certitudes communes à tous les philosophes qui raisonnent bien, reste alors qu'à part 9 et 7, elles sont plates et guère intéressantes... Ajoutons que 1,2,3 et 10 sont connues sans l'aide de la philosophie... C'est la montagne qui accouche d'une souris dont on a déjà vu avant les images...
8. Le lundi 28 octobre 2013, 09:54 par Ephraïm Camembert
Mais ces vérités de sens commun sont-elles aussi évidentes aux philosophes? les défendre contre les philosophes qui les nient, ou y voient de faussetés, ou cherchent chicane sur chacune, n'est-ce pas une des tâches de la philosophie? N'est ce pas aussi une des tâches de la philosophie de voir *comment* ces vérités sont des vérités?
9. Le lundi 28 octobre 2013, 19:56 par Philalethe
Oui, je comprends mais reste que la montagne philosophique formée depuis plus de 2500 ans n'a tout de même alors que le rôle modeste d'expliquer que la souris dont elle accouche est la seule chose dont elle doit accoucher. Le contraste est surprenant alors entre la sophistication, la complexification, l'érudition des argumentations en jeu et les thèses qui en résultent. En termes platoniciens on pourrait peut-être dire que l'episteme a dans ce cadre comme fonction paradoxale d'expliquer pourquoi l'opinion vraie est vraie.

jeudi 26 septembre 2013

Le stoïcien, un renonçant qui ne bouge pas de chez lui.

Vincent Descombes dans les Exercices d'humanité (2013) aborde brièvement le stoïcisme, voici ce qu'il en dit (il raisonne dans le cadre des travaux de Louis Dumont) :
" Le renonçant de l'Inde et certains philosophes antiques sont les figures auxquelles il faut penser si l'on veut se donner l'individu tel qu'il est concevable dans un monde où les êtres humains sont intégralement sociaux. Cela veut dire que pour être un individu, il faut d'une certaine façon accepter d'être inhumain. Inhumain veut dire ici qu'il faut, comme le stoïcien, considérer les affections humaines comme des faiblesses - je perds ma famille, mais c'est indifférent, c'est extérieur au véritable bien. Il faut développer en soi cette inhumanité si l'on veut sa liberté d'individu. (...) L'idée du philosophe stoïcien est justement qu'il peut être un renonçant comme l'avaient été les philosophes cyniques, mais sans bouger de chez lui, sans quitter sa famille, sans se décharger de ses devoirs d' État. Les stoïciens ont découvert qu'on pouvait être renonçant par la voie d'une ascèse intérieure, d'une liberté définie comme intérieure. Apparaît avec eux cette intériorité spirituelle qui consiste à créer une distance entre la fonction qu'on exerce, qui nous est donnée par le destin, et ce à quoi on est véritablement attaché, la liberté de soi-même, la maîtrise de son existence par le détachement. Cette distance intérieure que les philosophes hellénistiques ont inventée, c'est exactement le portrait de l'individu hors-du-monde tel qu'il peut exister dans le monde holiste" (p 153-155)
Plus loin, laissant de côté les philosophes antiques, Vincent Descombes souligne que l'émancipation de l'individu ne passe pas nécessairement par son engagement civique. Après avoir évoqué l'anarchisme, il écrit :
" L'autre façon d'avoir un projet d'émancipation individuelle qui soit étranger au politique, c'est celle de ces penseurs allemands qu'a commentés Dumont et qu'il a qualifiés de "singularistes". Cette grande tradition de pensée (dont l'inspiration remonte à Luther) veut que l'émancipation qui importe ne soit pas politique, mais personnelle. Il faut être libre dans sa pensée, il faut être créateur dans ses formes de vie spirituelle, artistique, érotique...Quant à la vie politique, elle n'a pas suffisamment de sens pour que ce soit là qu'on cherche l'émancipation de soi. Plus grave, dès qu'on met le doigt dans la politique, on accepte de se socialiser. Personne ne peut faire de la politique tout seul. Le citoyen ne peut pas être solipsiste, il doit être citoyen avec d'autres, et donc, il lui faut entrer dans des liens de société, c'est-à-dire dans des liens de dépendance. Qu'on le veuille ou non, l'ordre politique résiste à l'individualisme parce que cet ordre impose de tenir compte des nécessités sociales." (p.161)
Or, lisant ces lignes, je me dis qu', excepté le passage sur la nécessité d'être créateur, elles éclairent assez bien l'apolitisme épicurien. À noter cependant que le sage épicurien substitue au lien politique le lien amical et que l'idée d'un salut solitaire lui est étrangère.

lundi 23 septembre 2013

Jouir des petitesses des Grands.

On connaît ces lignes de Hegel tirées de l'Introduction aux Leçons sur la philosophie de l'histoire :
" Il n'y a pas de héros pour son valet de chambre, selon un proverbe connu ; j'ai ajouté - et Goethe l'a redit dix ans plus tard - non parce que l'homme n'est pas un héros, mais parce que l'autre est le valet de chambre. Celui-ci ôte les bottes du héros, l'aide à se coucher, sait qu'il boit plutôt du champagne, etc... Les personnages historiques qui sont servis dans les livres d'histoire par de tels valets psychologiques s'en tirent mal ; ils sont nivelés par ces valets et placés sur la même ligne ou plutôt quelques degrés au-dessous de la moralité de ces fins connaisseurs d'hommes" (éd. Vrin, p.36).
Or, je lis dans Protée et autres essais (2001) de Simon Leys un passage du même ton, tiré d'une lettre de Pouchkine :
" Si la foule lit des confessions, notes privées, etc, avec tant d'avidité, c'est que, dans sa bassesse, elle se réjouit de contempler les humiliations des grands et les faiblesses des puissants ; en découvrant toute espèce de vilenies, elle est enchantée : il est petit comme nous ! - Vous mentez, canailles ; oui, il est petit et vil, mais différemment : pas comme vous !" (p. 83)

Commentaires

1. Le mardi 24 septembre 2013, 10:55 par veracognitas
D' où la popularité d'un Poulidor, par exemple?

dimanche 22 septembre 2013

Nietzsche comme argument d'autorité au bas de l'échelle de l'administration nazie.

La caisse d'aide sociale de Stettin lance une enquête le 26 Octobre 1934 afin de savoir comment classer selon nouveau le droit allemand un enfant illégitime de père juif et de mère aryenne. Les réponses des départements d'aide sociale diffèrent selon les villes. Le directeur du département de Nuremberg répond ainsi :
" Une mère qui se conduit de la sorte est tellement influencée par les idées juives que tous les efforts pour l'éclairer se révéleront probablement inutiles et que les tentatives pour éduquer son enfant juif conformément aux principes du leadership national-socialiste sont vouées à l'échec. En effet, la philosophie (Weltansschauung) national-socialiste, fondée sur le sang, ne peut être enseignée qu'aux seuls individus ayant du sang allemand dans les veines. Dans ce cas précis, il convient d'appliquer la maxime de Nietzsche : il faut porter le coup fatal à ce qui menace ruine." (Saul Friedländer, Les années de persécution, p.204-205)
Quand un bureaucrate nazi veut élever le débat, Nietzsche, lui, descend très bas...

samedi 21 septembre 2013

Peut-on compter les colonnes du Panthéon quand on le voit dans sa tête ?

Simon Leys écrit dans Le bonheur des petits poissons (2008) :
" Le philosophe Alain (suivi sur ce point par Sartre dans L'imaginaire), croyant qu'il y avait une différence essentielle entre le perçu et l'imaginé, se moquait de ces gens qui prétendent voir le Panthéon sans être en face de lui ; "Combien lui voyez-vous de colonnes ?" Mais en fait, un peintre Song, ou un Vinci, ou un Daumier n'auraient probablement pas trouvé saugrenu de compter les colonnes de leur Panthéon mental" (Le Livre de Poche, p.22)
Si compter n'exclut pas savoir déjà le résultat final, en effet on peut bien compter les colonnes du Panthéon imaginé. Mais si tout calcul est défini comme une opération permettant de découvrir ce qu'on ne sait pas, alors Alain et Sartre ont raison : on ne peut pas apprendre, en les comptant, combien notre Panthéon mental a de colonnes.
C'est pourquoi on doit être sceptique par rapport à l'hypothèse sceptique selon laquelle les perceptions pourraient n'être que des produits de notre imagination.

Commentaires

1. Le mardi 29 octobre 2013, 21:59 par branche de roses
merci
qui est l'auteur de la définition du calcul comme une opération permettant de découvrir ce que l'on se sait pas ?
merci de votre réponse
2. Le mardi 29 octobre 2013, 22:10 par Philalethe
Eh bien, c'est l'auteur de ce blog !
Je pensais au calcul appliqué, précisément à l'énumération, mais on peut aussi voir la phrase comme une paraphrase de la thèse kantienne (les connaissances mathématiques sont a priori mais synthétiques)

mercredi 18 septembre 2013

L'anti-matérialisme de Platon : les dieux et le juste ne sont pas les produits de la technique.

De Platon, le lecteur philosophe lit plus, je suppose, La République que Les Lois. En effet ce dialogue contient une multiplicité de précisions que, dans notre vocabulaire contemporain, on qualifie de juridiques. Mais, l'intérêt réel de ces pages-là mis à part, cet ouvrage contient une foule de passages philosophiques d'une grande fraîcheur (en partie sans doute parce que ces textes-là sont moins diffusés pour se trouver précisément dans un ensemble dont on dit à tort qu'il est un peu ennuyeux).
De ces passages extrêmement intéressants, je retiens ceux du livre X où l'Étranger d'Athènes, réalisant que la législation qu'il est en train d'élaborer, est essentiellement liée à une référence aux dieux, il lui faut donc réfuter ceux qui soutiennent que les dieux n'existent pas. C'est alors que Platon expose avec une grande clarté des thèses qu'on peut qualifier anachroniquement de matérialistes. On verra que Platon associe à une ontologie matérialiste une éthique relativiste qui en dérive ici nécessairement :
" Il y a des gens qui prétendent que toutes les choses naissent, sont nées ou naîtront en vertu soit de la nature, soit de la technique, soit du hasard. (...) Il semble, disent-ils, que les choses les plus importantes et les plus belles sont l'oeuvre de la nature et du hasard, alors que les moins importantes sont l'oeuvre de la technique, laquelle, recevant les oeuvres importantes et primordiales produites par la nature, façonne et fabrique l'ensemble des choses qui sont moins importantes et que nous qualifions d'objets techniques. (...) Le feu, l'eau, la terre et l'air, tout cela, disent-ils, est dû à la nature et au hasard, nullement à la technique. Pour ce qui est des corps qui sont apparus ensuite, la terre, le soleil, la lune et les astres, ils sont nés grâce à ces éléments, même si ces derniers sont totalement dépourvus d'âme. C'est emportés au hasard de leur puissance respective que ceux-ci, à mesure qu'ils en rencontraient d'autres et s'y accordaient de façon plus ou moins appropriée, (...) engendrèrent vraiment de cette manière et selon ce procédé le ciel dans son ensemble et tout ce qu'il contient, ainsi que la totalité des vivants et des plantes à leur tour, une fois que ces combinaisons eurent donné naissance à toutes les saisons ; et cela, prétendent-ils, sans aucune intervention de l'intellect, ni de quelque dieu que ce soit, ni de la technique, mais, comme nous le disons, sous l'action de la nature et du hasard (...) Ces gens-là prétendent que les dieux existent en vertu de la technique, non point par nature, mais sous l'effet de certaines lois ; que de plus ces dieux sont autres ici, autres là-bas, et qu'ils sont tels que chaque être humain a décrété qu'ils doivent être dans leurs lois, par un consentement commun. Le juste lui non plus ne l'est absolument par nature ; au contraire les hommes passent leur vie à en disputer entre eux et ne cessent de le changer. Et quelle que soit la teneur du changement intervenu, quel que soit encore le moment où il intervient, ce qui est alors déclaré "juste" est de ce jour investi d'une autorité souveraine, étant donné que le juste vient de la technique et des lois, mais certainement pas de la nature. (...) Celui qui soutient ces doctrines regarde le feu, l'eau, la terre et l'air comme les premières de toutes les réalités et (...) il leur réserve le nom de "nature" dans la pensée que l'âme en provient ultérieurement. (...) La cause première de la génération et de la corruption de toutes les choses, ce n'est pas comme ce qui est né en premier, mais comme ce qui est né en dernier que l'ont représentée les doctrines qui ont façonné l'âme de ces impies ; et ce qui est né en dernier, elles l'ont mis en premier. C'est de là que provient leur erreur concernant la réalité véritable des dieux." (888 et passim, ed. Brisson)
On dit souvent que les philosophes ne rendent pas toujours justice à leurs adversaires mais ce n'est pas le cas ici : non seulement le matérialisme est exposé avec justesse mais rien d'essentiel n'a changé aujourd'hui en lui : l'esprit par exemple vient toujours en second (après le cerveau). Certes défendre une conception matérialiste de la réalité n'implique plus adopter une position relativiste en philosophie morale, conduisant à conclure, dangereusement selon Platon, que "ce qu'il y a de plus juste, c'est d'obtenir la victoire, y compris par la force" ( 890 a). On notera cependant que "parmi ceux qui estiment que les dieux n'existent absolument pas, il peut s'en trouver certains qui aient par ailleurs un caractère naturellement juste." (908 b).
Ceci dit, lire ces lignes platoniciennes n'incline-t-il pas à ratifier l'avis souvent cité de Whitehead ?
"The safest general characterization of the European philosophical tradition is that it consists of a series of footnotes to Plato" (Process and Reality, p. 39, Free Press, 1979)

Commentaires

1. Le jeudi 19 septembre 2013, 19:12 par gene lasclap
Mais, non Platon , grosse erreur. Si le matérialisme est vrai tout n'est pas perdu.
Si dieu n'existe pas tout n'est pas permis.
le matérialisme n'a jamais empêché la morale. Ce n'est pas parce que nous ne sommes que des bouts de matière que les valeurs , les idéaux , n'existent pas!
2. Le samedi 21 septembre 2013, 18:31 par Philalethe
je dirais même plus : c'est parce que nous sommes les bouts de matière que nous sommes que les valeurs et les idéaux existent !

mercredi 4 septembre 2013

Parler en termes propres de la saleté.


Je me suis déjà référé aux descriptions "réductrices" que le stoïcien Marc-Aurèle juge indispensables en vue de détourner l'esprit de son attachement spontané à la valeur imaginaire des choses.
Mais une telle perspective convient autant pour lutter contre l'attrait injustifié que pour se défaire d'une répulsion déplacée. C'est ainsi que les lignes suivantes, lues dans Confiance et violence de J.P. Reemstma, pourraient aider les mysophobes :
" Comme il est dit dans les Dialogues d'exilés de Brecht, la saleté n'est jamais que de la matière qui se trouve au mauvais endroit " (p.292)

Commentaires

1. Le jeudi 5 septembre 2013, 05:13 par agen capells
La saleté est un terme relatif " sale pour X selon le standard" Y
En Suisse on dit de la France : "Même le savon y est sale". Les Français disent des Suisses : "Même la poussière y est propre"
2. Le vendredi 6 septembre 2013, 10:02 par veracognitas
Il existe une expression qui pour toute relative qu'elle soit, dit bien sur le mode existentiel ce qu' affirme Brecht pour ce qui concerne le matériel : "sale gosse".
Se trouve t-il lui aussi au mauvais endroit, ce cher bambin, alors que nous lui portons tout notre attachement?

mardi 3 septembre 2013

Qualifier de moderne et d'industrielle la violence utilisée contre les Juifs entre 1933 et 1945, est-ce encore parler comme les nazis ?

Dans Confiance et violence (Gallimard, 2011), le directeur de la Hamburger Institut für Sozialforschung, Jan Philipp Reemtsma (1952) écrit :
" À propos des camps d'extermination nazis également (l'auteur vient de commenter l'idée de "torture moderne"), l'idée a longtemps persisté que les meurtres de masse avaient ceci de "moderne" qu'ils auraient été perpétrés "industriellement" - métaphore qui connote l'adaptation aux modern times, et donc la propreté, la rationalité, l'efficacité, l'impassibilité, etc., et qui correspond donc plutôt à quelque autoportrait complaisant des assassins qu'à la réalité, faite de brutalité, de saleté, de chaos et d'arbitraire " ( p. 236 )
Autant le savoir avant que ne commence peut-être, ici ou là, une nouvelle guerre moderne...

dimanche 1 septembre 2013

Deux expressions de l'antihumanisme : voir l'homme comme une mouche / voir la mouche comme un homme.

C'est encore une histoire de mouche, on la lit dans le Titus Andronicus (Acte III, scène 2) de Shakespeare :
" TITUS ANDRONICUS : What dost thou strike at, Marcus, with thy knife?
MARCUS ANDRONICUS : At that that I have kill'd, my lord; a fly.
TITUS ANDRONICUS : Out on thee, murderer! thou kill'st my heart;
Mine eyes are cloy'd with view of tyranny:
A deed of death done on the innocent
Becomes not Titus' brother: get thee gone:
I see thou art not for my company.
MARCUS ANDRONICUS : Alas, my lord, I have but kill'd a fly.
TITUS ANDRONICUS : But how, if that fly had a father and mother?
How would he hang his slender gilded wings,
And buzz lamenting doings in the air!
Poor harmless fly,
That, with his pretty buzzing melody,
Came here to make us merry! and thou hast
kill'd him.
MARCUS ANDRONICUS : Pardon me, sir; it was a black ill-favor'd fly,
Like to the empress' Moor; therefore I kill'd him.
TITUS ANDRONICUS : O, O, O,
Then pardon me for reprehending thee,
For thou hast done a charitable deed ".
Voici la traduction qu'on trouve dans Confiance et violence (2008) de Jan Philipp Reemtsma :
" Titus : Que frappes-tu, Marcus, avec ton couteau ?
Marcus : Un être que j'ai tué, monseigneur, une mouche.
Titus : Malheur à toi, meurtrier ! Tu assassines mon coeur ! Mes yeux sont fatigués de la tyrannie ! Un acte de mort, commis sur un innocent, ne sied pas au frère de Titus... Va-t'en ; je vois que tu n'es pas à ta place en ma compagnie.
Marcus : Hélas, Monseigneur, je n'ai fait que tuer une mouche.
Titus : Mais si cette mouche avait son père et sa mère ! Comme ils iraient partout étendant leurs délicates ailes d'or et bourdonnant dans l'air leurs lamentations ! Pauvre mouche inoffensive, qui était venue ici pour nous égayer avec son joli et mélodieux murmure, et tu l'as tuée !...
Marcus : pardonnez-moi, seigneur ; c'était un vilain moucheron noir qui ressemblait au More de l'impératrice ; voilà pourquoi je l'ai tué.
Titus : Oh ! Oh ! Oh ! Alors pardonne-moi de t'avoir blâmé, car tu as fait un acte charitable "
Texte commenté ainsi par Reemtsma :
" Certes, Titus est passagèrement égaré, et il faut cet égarement pour que se libère en lui quelque chose que nous appellerions de l'humanité, si le mot n'était aussi grotesquement déplacé. L'apitoiement sur une mouche lui ouvre les yeux sur les atrocités qui n'avaient auparavant droit, de sa part, qu'à un regard aveugle. Et ces yeux tout d'un coup capables de voir la mort non pas seulement comme quelque chose qui ne doit pas m'arriver, ni à moi ni à mes proches, et qu'en revanche je suis sans cesse prêt à donner alentour, mais comme une chose qui, quelle que soit sa victime, détruit un morceau du monde, ces yeux, peuvent aussi s'ouvrir aux -éphémères- beautés du monde : à la délicatesse et au coloris d'une aile d'insecte, au son de son vol " (p. 212-213)
Comme chez Nietzsche, une mouche n'est pas qu'une mouche. Dans le texte du philosophe allemand, elle est une image de l'homme et s'il faut parvenir à voir l'homme comme aussi insignifiant qu'une mouche, c'est en vue de plus de lucidité.
Curieusement Titus voit la mouche comme il aurait dû voir les hommes, au lieu de les écraser comme des mouches. Dans les deux textes, la référence à la mouche est anti-humaniste. Mais, si Nietzsche révise à la baisse la valeur de l'homme en l'identifiant à une mouche, le personnage shakespearien le fait de manière plus détournée, en révisant à la hausse de manière quasi délirante la valeur de la mouche. L'un prête à la mouche les traits de l'homme et il y gagne en lucidité sur l'homme, l'autre devrait prêter à l'homme les traits qu'il attribue à la mouche. Il y gagnerait en humanité. Cependant il n'y parvient pas : dès qu'il voit la mouche comme un homme, alors sa volonté de détruire est sans limites.
Titus me fait penser à ceux qui ne peuvent aimer les animaux qu'à la condition de mettre les hommes au plus bas. On peut douter qu'il ait, comme le dit Reemtsma un éclair d'humanité, c'est sur fond d'inhumanité que se développe son amour de la mouche...

Commentaires

1. Le mardi 3 septembre 2013, 09:49 par cal lespagne
comme vous savez la mouche est aussi un thème pictural très courant
cf par exemple
2. Le mardi 3 septembre 2013, 14:22 par herve
C'est surtout sur un arrière-plan d'anthropomorphisme que s'achève cet extrait. Titus plaide en faveur de la "Pauvre mouche inoffensive, qui était venue ici pour nous égayer avec son joli et mélodieux murmure" aussi longtemps qu'il ne voit pas la ressemblance avec le "More de l'impératrice" (Aron, supposé-je..) que lui suggère Marcus...
Ne retrouve-t-on pas cet anthropomorphisme chez La Fontaine et Nietzsche ?
Le premier soutient que :
"Aussitôt que le char chemine,
Et qu'elle voit les gens marcher,
Elle s'en attribue uniquement la gloire"
Bref, il affuble la mouche d'une prétention humaine, trop humaine dirait le second...
Icelui affirme que « Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. » ( Écrits posthumes, 1870-1873, Gallimard, p.277)
Bref, au moment même où il soutient que nous ne pouvons comprendre la mouche, il la conçoit animée de la même passion que l'homme.
Chez ces deux auteurs, certes, le propos est toutefois de réduire à peu de choses les prétentions humaines...
Tout cela laisse ouverte la question de "la mouche du blog". Cette expression concerne-t-elle uniquement l'auteur de blog ou inclut-elle aussi le bourdonnement du commentateur ?
Animé par un sursaut (minimal...) de lucidité, l'auteur de ces lignes pencherait pour le deuxième terme de l'alternative.
3. Le mardi 3 septembre 2013, 15:14 par Philalethe
@ Hervé
J'en conclus que si on est auteur d'un blog où l'on est en plus commentateur, on a alors deux bonnes raisons de se faire moucher...
4. Le mardi 3 septembre 2013, 18:01 par herve
"Être la mouche du blog" est un risque encouru par tous les auteurs et commentateurs.
Il est toutefois des blogs qui favorisent la lucidité, c'est le cas du vôtre, cher Philalèthe. A ce titre, le bourdonnement est bien moindre.
Je n'ai de plus jamais perçu que, comme la mouche de Nietzsche, vous sentissiez avec vous "voler le centre du monde".
5. Le mercredi 4 septembre 2013, 15:23 par Philalethe
Merci ! Minimiser le bourdonnement jusqu'à l'annuler, tel sera désormais ici mon idéal régulateur...
Puisse un jour un lecteur dire :
"Quand il écrit, on n'entend pas voler une seule mouche" !!!

vendredi 30 août 2013

Comprendre le blogueur.

Je me suis déja référé à la mouche nietzschéenne, celle par laquelle le philosophe commence son article de 1873 Vérité et mensonge au sens extra-moral :
" Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions (...) qu'elle sent avec elle voler le centre du monde" (Écrits posthumes, 1870-1873, Gallimard, p.277)
Aujourd'hui, il m'apparaît que cette mouche, métaphore de l'homme dans le texte d'origine, convient aussi particulièrement bien à la représentation du blogueur...
"I have no other moral than this to tag to the present story of ‘Vanity Fair.’ Some people consider Fairs immoral altogether, and eschew such, with their servants and families: very likely they are right. But persons who think otherwise, and are of a lazy, or a benevolent, or a sarcastic mood, may perhaps like to step in for half an hour, and look at the performances. There are scenes of all sorts; some dreadful combats, some grand and lofty horse-riding, some scenes of high life, and some of very middling indeed; some love-making for the sentimental, and some light comic business; the whole accompanied by appropriate scenery and brilliantly illuminated with the Author’s own candles"
Ces lignes du 28 Juin 1848 sont signées de Thackeray en prologue (Before the curtain) à son chef-d'oeuvre La foire aux vanités...

Commentaires

1. Le lundi 2 septembre 2013, 05:01 par nagel scalp
Mais la mouche en question n'est elle pas celle du coche tout simplement? ( je veux dire, celle de la Fontaine, que Nietzsche citerait ici)
2. Le lundi 2 septembre 2013, 18:05 par Philalèthe
Bonne idée ! Je n'y avais pas pensé : les deux mouches se prennent en effet pour le centre du monde. 
Cependant celle de La Fontaine se raconte des histoires seulement quand elle agit, certes avec une efficacité illusoire ; en somme elle commet  une erreur seulement ponctuelle ; en revanche la mouche nietzschéenne, elle, a cette illusion à tout instant, incluse dans la conscience d'elle-même. 
Mais effectivement la mouche vraiment nietzschéenne est la mouche venimeuse du Zarathoustra.
3. Le mardi 3 septembre 2013, 11:53 par Philalèthe
L'opposée de la mouche du coche est la mouche pascalienne :
" La puissance des mouches, elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d'agir, mangent notre corps " (20, ed. Le Guern)
Et quelle étonnante indépendance d'esprit a le coche du fabuliste comparé à celle du souverain pascalien :
" L'esprit de ce souverain juge du monde n'est pas si indépendant qu'il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d'un canon pour empêcher ses pensées. Il ne faut que le bruit d'une girouette ou d'une poulie. Ne vous étonnez point s'il ne raisonne pas bien à présent, une mouche bourdonne à ses oreilles : c'en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison en échec et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes.
Le plaisant dieu que voilà ! O ridicolosissime heroe ! " (44)
Comme très souvent chez Pascal, c'est adapté de Montaigne...

jeudi 29 août 2013

Le Descartes de Pierre Bourdieu.

En vue de clarifier la discussion, née de mon billet précédent, voici, présenté chronologiquement, l'essentiel des textes consacrés à Descartes par Pierre Bourdieu :
1970 La reproduction :
“ Le mythe cartésien d’une raison innée, i.e. d’une culture naturelle ou d’une nature cultivée qui préexisterait à l’éducation, illusion rétrospective nécessairement inscrite dans l’éducation comme imposition arbitraire capable d’imposer l’oubli de l’arbitraire, n’est qu’une autre solution magique du cercle de l’AuP (autorité pédagogique) : “Pour ce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils auraient été si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’aurions jamais été conduits que par elle.” Ainsi, on n’échappe au cercle du baptême inévitablement confirmé que pour sacrifier à la mystique de la “deuxième naissance” dont on pourrait voir la transcription philosophique dans le phantasme transcendantaliste de la reconquête par les seules vertus de la pensée d’une pensée sans impensé (…) Dans le cas de la religion, de l’art, l’amnésie de la genèse conduit à une forme spécifique de l’illusion de Descartes : le mythe d’un goût inné qui ne devrait rien aux contraintes de l’apprentissage puisqu’il serait donné tout entier dès la naissance transmue en choix libres d’un libre arbitre originaire les déterminismes capables de produire tant les choix déterminés que l’oubli de cette détermination ” (p. 53-54)
1972 Esquisse d’une théorie de la pratique:
“ De même que pour Descartes “la création est continue, comme dit Jean Wahl, parce que la durée ne l’était pas” et parce que la substance étendue n’enferme pas en elle-même le pouvoir de subsister, Dieu se trouvant investi de la tâche à chaque instant recommencée de créer le monde ex nihilo, par un libre décret de sa volonté, de même, le refus typiquement cartésien de l’opacité visqueuse des “potentialités objectives” et du sens objectif conduit Sartre à confier à l’initiative absolue des “agents historiques”, individuels ou collectifs, comme “le Parti”, hypostase du sujet sartrien, la tâche indéfinie d’arracher le tout social, ou la classe, à l’inertie du “pratico-inerte”” (p.249, note 33)
1979 La distinction :
“ Une histoire sociale de la notion d’”opinion personnelle” montrerait sans doute que cette invention du 18ème siècle s’enracine dans la foi rationaliste selon laquelle la faculté de “bien juger”, comme disait Descartes, c’est-à-dire de discerner le bien du mal, le vrai du faux par un sentiment intérieur, spontané et immédiat, est une aptitude universelle d’application universelle (comme la faculté de juger esthétiquement selon Kant), - même si l’on doit accorder, surtout à partir du 19ème siècle, que l’instruction universelle est indispensable pour donner à cette aptitude son plein développement et fonder réellement le jugement universel, le suffrage universel.” (p.465)
1980 Le sens pratique:
“ Pareil au Dieu de Descartes dont la liberté ne peut trouver sa limite que dans une décision de liberté, celle par exemple qui est au principe de la continuité de la création – et en particulier de la constance des vérités et des valeurs -, le sujet sartrien, sujet individuel ou sujet collectif, ne peut s’arracher à la discontinuité absolue des choix sans passé ni avenir de la liberté que par la libre résolution du serment ou de la fidélité à soi-même ou par la libre démission de la mauvaise foi, seuls fondements des deux seules formes concevables, authentique ou inauthentique, de la constancia sibi.” (p.72)
1982 Leçon sur la leçon:
“ En faveur du parti de la science, qui est plus que jamais celui de l’Aufklärung, de la démystification, on pourrait se contenter d’invoquer un texte de Descartes que Martial Guéroult aimait à citer : “ Je n’approuve point qu’on tâche à se tromper en se repaissant de fausses imaginations. C’est pourquoi, voyant que c’est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantage, que de l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance.” La sociologie dévoile la self-deception, le mensonge à soi-même collectivement entretenu et encouragé qui, en toute société, est au fondement des valeurs les plus sacrées et, par là, de toute l’existence sociale.” (p. 32)
1983 Choses dites:
“ L’opposition entre le paradigme de la Rational Action Theory (R.A.T.), comme disent ses défenseurs, et celui que je propose avec la théorie de l’habitus, fait penser à celle qu’établit Cassirer, dans La philosophie des lumières, entre la tradition cartésienne qui conçoit la méthode rationnelle comme un processus conduisant des principes aux faits, par la démonstration et la déduction rigoureuse, et la tradition newtonienne des Regulae philosophandi qui préconise l’abandon de la déduction pure au profit de l’analyse qui part des phénomènes pour remonter vers les principes et vers la formule mathématique capable de fournir la description complète des faits.” (p.61-62)
1992 Réponses:
“ On peut se demander, comme vous le faites, s’il faut alors parler de stratégie. Le mot est fortement associé à la tradition intellectualiste et subjectiviste qui, de Descartes à Sartre, a dominé la philosophie occidentale et qui connaît aujourd’hui un nouvel essor avec une théorie qui, comme la théorie de l’action rationnelle, est bien faite pour satisfaire le « point d’honneur spiritualiste » des intellectuels. » (p.104)
« Pratiquer le doute radical en sociologie, c’est un peu se mettre hors la loi. C’est sans doute ce qu’avait senti Descartes qui, au grand étonnement de ses commentateurs, n’a jamais étendu à la politique – on sait la prudence avec laquelle il parle de Machiavel – le mode de pensée qu’il avait inauguré si intrépidement dans le domaine de la connaissance. » (p.211)
1997 Méditations pascaliennes:
« Contre l’illusion scolastique qui incline à mettre une visée intentionnelle au principe de chaque action et contre les théories socialement les plus puissantes du moment qui, comme l’économie néo-marginaliste, acceptent sans la moindre contestation cette philosophie de l’action, le concept d’habitus a pour fonction primordiale de rappeler fortement que nos actions ont plus souvent pour principe le sens pratique que le calcul rationnel, ou que, contre la vision discontinuiste et actualiste qui est commune aux philosophies de la conscience (et dont l’expression paradigmatique se trouve chez Descartes) et aux philosophies mécanistes (avec le couple stimulus-réponse), le passé reste présent et agissant avec les dispositions qu’il a produites. » (p.78-79)
« Est-il un seul philosophe soucieux d’humanité et d’humanisme qui n’accepte pas le dogme central de la foi rationaliste, et de la croyance démocratque, selon lequel la faculté de « bien juger », comme disait Descartes, c’est-à-dire de discerner le bien du mal, le vrai du faux, par un sentiment intérieur, spontané et immédiat, est une aptitude universelle d’application universelle ? » (p.83)
« Établissant une stricte division entre l’ordre de la connaissance et l’ordre de la politique, entre la scolastique « contemplation de la vérité » (contemplatio veritatis) et l’ « usage de la vie » (usus vitae), l’auteur des Principes de la philosophie, au demeurant si intrépide, reconnaît que, hors du premier domaine, le doute n’est pas de mise : à la manière de tous les sectateurs modernes du scepticisme, de Montaigne à Hume, il s’est toujours abstenu, au grand étonnement de ses commentateurs, d’étendre à la politique – on sait avec quelle prudence il parle de Machiavel – le mode de pensée radical qu’il avait inauguré dans l’ordre du savoir. Peut-être parce qu’il pressentait qu’il se serait condamné, conformément aux prévisions de Pascal, à cette ultime découverte, bien faite pour ruiner l’ambition de tout fonder en raison, que « la vérité de l’usurpation », « introduite autrefois sans raison, est devenue raisonnable » (p.115)
2001 Science de la science et réflexivité :
“ En réponse à la question de savoir qui est le “sujet” de cette “création de vérités et de valeurs éternelles”, on peut invoquer Dieu ou tel ou tel de ses substituts, dont les philosophes ont inventé toute une série : c’est la solution cartésienne des seminae scientiae, ces semences ou ces germes de science qui seraient déposés sous forme de principes innés dans l’esprit humain (…) Si l’on écarte les solutions théologiques ou crypto-théologiques (…), est-ce que la vérité peut survivre à une historicisation radicale ? » (p. 10-11)
Il semble donc que ce que Bourdieu a pris pour cible chez Descartes, c’est principalement son rationalisme innéiste, son conscientialisme ainsi que sa croyance dans le libre-arbitre. En revanche Bourdieu, gardant de Descartes le rationalisme et la primauté de la vérité, paraît avoir repris à son compte le doute cartésien en le rendant plus radical, en l’étendant à la « politique », ce qui l’a conduit à retrouver la thèse pascalienne selon laquelle les institutions sociales ont des causes oubliées (plus, maintenues dans l’oubli) et sont dépourvues de fondements rationnels.
Cependant, l'effort qu'a fait Bourdieu pour penser l'État sans reproduire à son propos la pensée d'État n'est donc en rien une deuxième naissance de type cartésien, dénoncée par le sociologue dès 1970 comme illusoire, mais une tentative de parvenir, avec l'héritage culturel sans lequel le projet même d'un tel doute ne peut pas venir à l'esprit, à une connaissance vraie de l'État.

Commentaires

1. Le jeudi 29 août 2013, 15:13 par cal espagnel
Bravo pour cette moisson!
Resterait encore à savoir, à supposer que Descartes ait soutenu cs doctrines, si la théorie du choix rationnel est cartésienne en ce sens et si Bourdieu d'attaque pas un homme de paille.
Son fondateur, Frank Ramsey, ne parlait jamais d'intentions, mais de (degrés de) croyances et de désirs, et il ne cessait de dire que ceux-ci ne sont la plupart du temps pas présents à notre conscience. Il soutenait que l'on ne peut jamais voir de connaissances infaillibles, mais seulement des croyances probables. Nombre de ses successeurs, de Savage à Harsanyi ou Becker, ne parlent pas d'intentions et sont fallibilistes en théorie de la connaissance. Est-ce bien cartésien? La rationalité de la théorie du choix social est tout sauf cartésienne.
2. Le vendredi 30 août 2013, 15:55 par Philalèthe
On peut en effet discuter la justesse de ce portrait de Descartes par Bourdieu. Ainsi, par exemple, le texte cartésien cité dans La Reproduction est compréhensible autrement que ne le fait Bourdieu : avoir, dès la naissance, l'usage de la raison n'implique pas que toutes les connaissances acquises dès la naissance sont de source exclusivement rationnelle, comme semble le suggérer Bourdieu, la raison pouvant s'appliquer aussi autant aux perceptions qu'aux paroles transmises à l'enfant par les adultes.
À noter aussi que sur la question de l'art, la position cartésienne n'est pas celle que suggère Bourdieu en associant plus ou moins implicitement une conception innéiste du beau à ce qu'il nomme "l'illusion de Descartes". En témoigne par exemple ce passage d'une lettre à Mersenne du 18 mars 1630, où se décèle une position esthétique empiriste et relativiste :
" Pour votre question, savoir si on peut établir la raison du beau, cela revient au même que ce que vous demandiez auparavant, pourquoi un son est plus agréable que l'autre, sinon que le mot de beau semble plus particulièrement se rapporter au sens de la vue. Mais généralement, ni le beau ni l'agréable ne signifient rien qu'un rapport de notre jugement à l'objet ; et parce que les jugements des hommes sont si différents, on ne peut dire que le beau et l'agréable aient aucune mesure déterminée. Et je ne le saurais mieux expliquer, que j'ai fait autrefois en ma Musique ; je mettrai ici les mêmes mots, parce que j'ai le livre entre les mains : " Entre les objets des sens, le plus agréable à l'esprit n'est pas celui qui est perçu par le sens avec le plus de facilité, ni celui qui est perçu avec le plus de difficulté. C'est celui dont la perception n'est pas assez facile pour combler l'inclination naturelle par laquelle les sens se portent vers leurs objets, et n'est pas assez difficile pour fatiguer le sens ". J'expliquais " ce qui est perçu facilement ou difficilement par le sens " ainsi : par exemple, les compartiments d'un parterre, qui ne consisteront qu'en une ou deux figures, arrangées toujours de même façon, se comprendront bien plus aisément que s'il y en avait dix ou douze, et arrangées diversement ; mais ce n'est pas à dire qu'on puisse nommer absolument l'un plus beau que l'autre mais, selon la fantaisie des uns, celui de trois sortes de figures sera le plus beau, selon celle des autres, celui de quatre, ou de cinq, etc. Mais ce qui plaira à plus de gens, pourra être nommé simplement le plus beau, ce qui ne saurait être déterminé "
Certes les rectifications auxquelles nous nous livrons sur la lecture bourdieusienne des philosophes ne sont pas une objection intéressante du point de vue de la sociologie, ce qui compte étant non la conformité du commentaire de Bourdieu au texte commenté mais la conformité de ses études sociologiques par rapport aux objets étudiés. Mais les philosophes ont précisément d'autres habitus par rapport aux textes philosophiques que les sociologues ! Ceci dit, quand les sociologues prétendent dire la vérité sur les textes philosophiques, alors les philosophes sont tout de même légitimés à les contredire, si besoin est !
3. Le jeudi 6 octobre 2016, 04:56 par Marc Solitaire
Le rappel d'un extrait de la "Reproduction" est légitime et cruel... Au sens où il peut indiquer un certain échec de l'entreprise Bourdieu.
Car, finalement Bourdieu ne s'échappera jamais de tout ce qui est là souligné, avec cette référence à Descartes.
Si l'on peut résumer la position cartésienne : nous avons une raison inné (hypostasiée plus tard chez Kant), que bien malheureusement une certaine forme d'instruction dans l'enfance, serait venue corrompre... sans que par la suite une autre très noble ne suffira vraiment rétablir,... Comme seule pourra le faire, après un "doute", une profonde introspection... Et c'est le pont aux ânes de l'autodidactisme contre les Ecoles ; pas une biographie de savant, d'artiste, d'écrivain n'y échappe. Or, pour en revenir à Bourdieu, on ne doit pas s'y tromper, c'est toujours ainsi que les choses furent dites, même si ce fut, sous l'apparence de démystifier "l'inculcation". On pourrait même voir de façon Nietschéenne (se raconter sa vie à soi-même) tout le projet du sociologue comme une autobiographie (voir son "auto-analyse)", à savoir celle d'un élève d'origine modeste, fréquentant le grand lycée parisien, puis la plus prestigieuse des grandes écoles... jusqu'à bifurquer... pour son salut de ce parcours préétabli (décrit par "Les Héritiers"), etc... mais pour finir malgré tout : médaille d'or CNRS, Collège de France...
Reste que dans tout cela, de son éducation enfantine... Quid. Et lorsque Bourdieu voudra rendre ses thèses plus parlantes, abordant Manet, ce devait être être exactement le même schéma (les Beaux-Arts, dont le peintre aurait su s'échapper que par lui-même,... Bourdieu n'imagine pas un seul instant que quelque chose de la "manière" du peintre aurait pu se jouer bien avant dans sa vie...). Il serait trop long d'opposer à cela quoi que ce soit de probant, mais force est de constater, qu'il est bien difficile de noter alors, la moindre différence avec la voie royale décrite dans la Discours de la Méthode, celui de l'avènement de la raison, que tout philosophe qu'il se nomme Spinoza ou autre, inlassablement répète, depuis Platon.
4. Le jeudi 6 octobre 2016, 16:03 par Philalèthe
Votre critique n'est pas justifiée.
"Comprendre, c'est comprendre d'abord le champ avec lequel et contre lequel on s'est fait." écrit Bourdieu sans son Esquisse pour une auto-analyse.
Lisons bien : il est écrit "le champ avec lequel". 
Déterministe, Bourdieu a essayé de reconstituer les déterminismes qui l'ont produit, lui et Manet, "producteurs produits".