De Platon, le lecteur philosophe lit plus, je suppose, La République que Les Lois. En effet ce dialogue contient une multiplicité de précisions que, dans notre vocabulaire contemporain, on qualifie de juridiques. Mais, l'intérêt réel de ces pages-là mis à part, cet ouvrage contient une foule de passages philosophiques d'une grande fraîcheur (en partie sans doute parce que ces textes-là sont moins diffusés pour se trouver précisément dans un ensemble dont on dit à tort qu'il est un peu ennuyeux).
De ces passages extrêmement intéressants, je retiens ceux du livre X où l'Étranger d'Athènes, réalisant que la législation qu'il est en train d'élaborer, est essentiellement liée à une référence aux dieux, il lui faut donc réfuter ceux qui soutiennent que les dieux n'existent pas. C'est alors que Platon expose avec une grande clarté des thèses qu'on peut qualifier anachroniquement de matérialistes. On verra que Platon associe à une ontologie matérialiste une éthique relativiste qui en dérive ici nécessairement :
" Il y a des gens qui prétendent que toutes les choses naissent, sont nées ou naîtront en vertu soit de la nature, soit de la technique, soit du hasard. (...) Il semble, disent-ils, que les choses les plus importantes et les plus belles sont l'oeuvre de la nature et du hasard, alors que les moins importantes sont l'oeuvre de la technique, laquelle, recevant les oeuvres importantes et primordiales produites par la nature, façonne et fabrique l'ensemble des choses qui sont moins importantes et que nous qualifions d'objets techniques. (...) Le feu, l'eau, la terre et l'air, tout cela, disent-ils, est dû à la nature et au hasard, nullement à la technique. Pour ce qui est des corps qui sont apparus ensuite, la terre, le soleil, la lune et les astres, ils sont nés grâce à ces éléments, même si ces derniers sont totalement dépourvus d'âme. C'est emportés au hasard de leur puissance respective que ceux-ci, à mesure qu'ils en rencontraient d'autres et s'y accordaient de façon plus ou moins appropriée, (...) engendrèrent vraiment de cette manière et selon ce procédé le ciel dans son ensemble et tout ce qu'il contient, ainsi que la totalité des vivants et des plantes à leur tour, une fois que ces combinaisons eurent donné naissance à toutes les saisons ; et cela, prétendent-ils, sans aucune intervention de l'intellect, ni de quelque dieu que ce soit, ni de la technique, mais, comme nous le disons, sous l'action de la nature et du hasard (...) Ces gens-là prétendent que les dieux existent en vertu de la technique, non point par nature, mais sous l'effet de certaines lois ; que de plus ces dieux sont autres ici, autres là-bas, et qu'ils sont tels que chaque être humain a décrété qu'ils doivent être dans leurs lois, par un consentement commun. Le juste lui non plus ne l'est absolument par nature ; au contraire les hommes passent leur vie à en disputer entre eux et ne cessent de le changer. Et quelle que soit la teneur du changement intervenu, quel que soit encore le moment où il intervient, ce qui est alors déclaré "juste" est de ce jour investi d'une autorité souveraine, étant donné que le juste vient de la technique et des lois, mais certainement pas de la nature. (...) Celui qui soutient ces doctrines regarde le feu, l'eau, la terre et l'air comme les premières de toutes les réalités et (...) il leur réserve le nom de "nature" dans la pensée que l'âme en provient ultérieurement. (...) La cause première de la génération et de la corruption de toutes les choses, ce n'est pas comme ce qui est né en premier, mais comme ce qui est né en dernier que l'ont représentée les doctrines qui ont façonné l'âme de ces impies ; et ce qui est né en dernier, elles l'ont mis en premier. C'est de là que provient leur erreur concernant la réalité véritable des dieux." (888 et passim, ed. Brisson)
On dit souvent que les philosophes ne rendent pas toujours justice à leurs adversaires mais ce n'est pas le cas ici : non seulement le matérialisme est exposé avec justesse mais rien d'essentiel n'a changé aujourd'hui en lui : l'esprit par exemple vient toujours en second (après le cerveau). Certes défendre une conception matérialiste de la réalité n'implique plus adopter une position relativiste en philosophie morale, conduisant à conclure, dangereusement selon Platon, que "ce qu'il y a de plus juste, c'est d'obtenir la victoire, y compris par la force" ( 890 a). On notera cependant que "parmi ceux qui estiment que les dieux n'existent absolument pas, il peut s'en trouver certains qui aient par ailleurs un caractère naturellement juste." (908 b).
Ceci dit, lire ces lignes platoniciennes n'incline-t-il pas à ratifier l'avis souvent cité de Whitehead ?
"The safest general characterization of the European philosophical tradition is that it consists of a series of footnotes to Plato" (Process and Reality, p. 39, Free Press, 1979)