C'est encore une histoire de mouche, on la lit dans le Titus Andronicus (Acte III, scène 2) de Shakespeare :
" TITUS ANDRONICUS : What dost thou strike at, Marcus, with thy knife?
MARCUS ANDRONICUS : At that that I have kill'd, my lord; a fly.
TITUS ANDRONICUS : Out on thee, murderer! thou kill'st my heart;
Mine eyes are cloy'd with view of tyranny:
A deed of death done on the innocent
Becomes not Titus' brother: get thee gone:
I see thou art not for my company.
MARCUS ANDRONICUS : Alas, my lord, I have but kill'd a fly.
TITUS ANDRONICUS : But how, if that fly had a father and mother?
How would he hang his slender gilded wings,
And buzz lamenting doings in the air!
Poor harmless fly,
That, with his pretty buzzing melody,
Came here to make us merry! and thou hast
kill'd him.
MARCUS ANDRONICUS : Pardon me, sir; it was a black ill-favor'd fly,
Like to the empress' Moor; therefore I kill'd him.
TITUS ANDRONICUS : O, O, O,
Then pardon me for reprehending thee,
For thou hast done a charitable deed ".
Voici la traduction qu'on trouve dans Confiance et violence (2008) de Jan Philipp Reemtsma :
" Titus : Que frappes-tu, Marcus, avec ton couteau ?
Marcus : Un être que j'ai tué, monseigneur, une mouche.
Titus : Malheur à toi, meurtrier ! Tu assassines mon coeur ! Mes yeux sont fatigués de la tyrannie ! Un acte de mort, commis sur un innocent, ne sied pas au frère de Titus... Va-t'en ; je vois que tu n'es pas à ta place en ma compagnie.
Marcus : Hélas, Monseigneur, je n'ai fait que tuer une mouche.
Titus : Mais si cette mouche avait son père et sa mère ! Comme ils iraient partout étendant leurs délicates ailes d'or et bourdonnant dans l'air leurs lamentations ! Pauvre mouche inoffensive, qui était venue ici pour nous égayer avec son joli et mélodieux murmure, et tu l'as tuée !...
Marcus : pardonnez-moi, seigneur ; c'était un vilain moucheron noir qui ressemblait au More de l'impératrice ; voilà pourquoi je l'ai tué.
Titus : Oh ! Oh ! Oh ! Alors pardonne-moi de t'avoir blâmé, car tu as fait un acte charitable "
Texte commenté ainsi par Reemtsma :
" Certes, Titus est passagèrement égaré, et il faut cet égarement pour que se libère en lui quelque chose que nous appellerions de l'humanité, si le mot n'était aussi grotesquement déplacé. L'apitoiement sur une mouche lui ouvre les yeux sur les atrocités qui n'avaient auparavant droit, de sa part, qu'à un regard aveugle. Et ces yeux tout d'un coup capables de voir la mort non pas seulement comme quelque chose qui ne doit pas m'arriver, ni à moi ni à mes proches, et qu'en revanche je suis sans cesse prêt à donner alentour, mais comme une chose qui, quelle que soit sa victime, détruit un morceau du monde, ces yeux, peuvent aussi s'ouvrir aux -éphémères- beautés du monde : à la délicatesse et au coloris d'une aile d'insecte, au son de son vol " (p. 212-213)
Comme chez Nietzsche, une mouche n'est pas qu'une mouche. Dans le texte du philosophe allemand, elle est une image de l'homme et s'il faut parvenir à voir l'homme comme aussi insignifiant qu'une mouche, c'est en vue de plus de lucidité.
Curieusement Titus voit la mouche comme il aurait dû voir les hommes, au lieu de les écraser comme des mouches. Dans les deux textes, la référence à la mouche est anti-humaniste. Mais, si Nietzsche révise à la baisse la valeur de l'homme en l'identifiant à une mouche, le personnage shakespearien le fait de manière plus détournée, en révisant à la hausse de manière quasi délirante la valeur de la mouche. L'un prête à la mouche les traits de l'homme et il y gagne en lucidité sur l'homme, l'autre devrait prêter à l'homme les traits qu'il attribue à la mouche. Il y gagnerait en humanité. Cependant il n'y parvient pas : dès qu'il voit la mouche comme un homme, alors sa volonté de détruire est sans limites.
Titus me fait penser à ceux qui ne peuvent aimer les animaux qu'à la condition de mettre les hommes au plus bas. On peut douter qu'il ait, comme le dit Reemtsma un éclair d'humanité, c'est sur fond d'inhumanité que se développe son amour de la mouche...