samedi 2 septembre 2006

Aristote, traître à Socrate ?

Criton avait proposé à Socrate de s’enfuir plutôt que de subir la peine injuste à laquelle il venait d’être démocratiquement condamné. Cependant par respect pour les Lois, quelle malheureuse qu’ait pu être à l’occasion leur application, Socrate avait refusé l’offre.
Aristote, lui, n’a pas voulu répéter le destin socratique :
« Quant à Aristote, après être venu à Athènes et avoir pendant treize ans dirigé son école, il s’enfuit à Chalcis, parce que Eurymédon le hiérophante (ou Démophile, comme le dit Favorinus dans l’Histoire variée) porta contre lui une accusation d’impiété, pour avoir composé l’hymne à cet Hermias dont il a déjà été question (…) » (V 6)
L’accusation en question n’est pas émise par un quidam mais par le hiérophante, autrement dit le grand-prêtre d’Eleusis. Rien d'étonnant: on ne peut découvrir une antithèse plus radicale à cette prétendue divinisation d’un potentat que le culte mystérieux célébré à Eleusis : autant Hermias a eu une visibilité incontestable, autant l’objet honoré par les mystes initiés par le hiérophante reste encore aujourd’hui, malgré la référence que Laërce fait plus loin à Déméter, d’une invisibilité assez énigmatique.
Quant à ce Démophile, ami du peuple par son nom, son identité me reste cachée.
Mais le problème n’est pas là : ce que je voudrais clarifier, c’est si Aristote, en adoptant une attitude contraire à celle du maître de son maître, est indigne du nom de philosophe. Plus précisément est-il infidèle aux convictions socratiques ?
La réponse n’est pas aisée, on va voir pourquoi.
Socrate argumente son refus de fuir la cité par le fait qu’elle est sa cité, ou autrement dit qu’il a une dette par rapport aux lois athéniennes qui ont rendu possible, par l’organisation de la communauté à laquelle il appartenait, sa vie individuelle. Mais la position est subtile et mieux vaut lire directement Platon faisant parler les Lois :
« Nous en effet, nous qui t’avons engendré, qui t’avons complètement éduqué, nous qui t’avons fait part, à toi comme à tout le reste des citoyens, de l’ensemble des biens dont nous étions à même de vous faire part, nous donnons ensuite avis, par voie de proclamation, que tout Athénien est libre, s’il le souhaite, une fois admis au rang de citoyen, expérience faite du régime en vigueur dans la Cité et de ce que nous sommes, nous les Lois ; libre, si nous ne lui plaisons pas, de s’en aller où il le voudra, en emportant ce qui lui appartient. Aucune de nous, les Lois, ne met obstacle à la volonté de tel d’entre nous, de s’en aller dans une de nos colonies, ne lui interdit non plus, si nous, ni la Cité, ne lui plaisons ; à sa volonté de se rendre, en emportant ce qui lui appartient, quelque part ailleurs, pour y établir sa nouvelle résidence. Mais en revanche, celui d’entre vous qui sera resté ici, expérience faite de la façon dont les jugements de notre justice et dont, par ailleurs, est administré l’Etat, de celui-là désormais nous affirmons qu’il s’est en fait mis d’accord avec nous pour faire ce que nous pourrions lui ordonner ; et celui qui n’obéit pas, nous affirmons qu’il est trois fois coupable de ne pas nous obéir, et puisque c’est nous qui l’avons engendré, et puisque c’est nous qui l’avons nourri, et puisque enfin, ayant convenu qu’il nous obéirait, il ne se laisse pas convaincre par nos avis et nous convainc pas non plus, à supposer que nous soyons en quelque point fautives : lui à qui nous proposons cette alternative, au lieu de lui prescrire brutalement de faire ce que nous pouvons avoir à lui ordonner, lui à qui nous la concédons, ou bien de nous convaincre, ou bien de se conformer, et qui ne fait ni l’un ni l’autre ! » (Criton 51 cd – 52 a traduction de Robin)
Les conditions de l’illégitimité de la fuite sont donc clairement posées : être né dans la cité, y avoir vécu, avoir bénéficié d’un procès contradictoire et l’avoir perdu. Sont présentés ainsi les trois degrés de la culpabilité. Or, à première vue, Aristote n’a rempli qu’une des trois conditions et encore partiellement, puisqu’il n’a passé que treize ans à Athènes. On peut donc apparemment en conclure que, selon les critères socratiques, Aristote n’est que faiblement coupable, son innocence totale étant tout de même exclue par l’idée que vivre dans le cadre d’un Droit équivaut à la reconnaissance implicite de sa valeur. Cependant les choses se compliquent quand, quelques pages plus loin, Laërce ajoute :
« C’est lui qui fut le premier, dit Favorinus dans l’Histoire variée, à rédiger un discours judiciaire pour lui-même, à l’occasion justement de ce procès ; et à dire qu’à Athènes
il mûrit poire sur poire, et figue sur figue (dénonciateur et figue se disent en grec à peu près pareil) » (V 8)
On est doublement surpris : d’abord, avant Aristote, Socrate n’a-t-il pas été son propre avocat ? Ensuite, fuite et procès sont incompatibles, sauf à penser que la fuite suit le procès, ce qui certes augmenterait la faute sans néanmoins la porter à la dimension de la culpabilité d’un Socrate qui aurait écouté Criton, vu le statut d’étranger d’Aristote.
Reste qu’Aristote, échappant à la mort donnée par la cité, se la donne à lui-même en utilisant comme Socrate un poison, non pas la cigüe mais l’aconit. Dans l’épigramme qu’il lui consacre, Laërce donne la raison de ce suicide :
« Il arriva qu’Eurymédon allait accuser Aristote d’impiété,
lui, le desservant des mystères de Déméter.
Mais en buvant de l’aconit il s’échappa ; c’était là sans effort (en grec aconiti !)
Donc, remporter la victoire sur d’injustes calomnies. » (V 8)
On note que Laërce bouleverse la chronologie qu’il a suggérée quelques lignes plus haut et donne au suicide la fonction de la fuite, ce qui ne rend que plus mystérieuse du coup la séquence antérieure : fuite + suicide. Il semble en effet que des deux remèdes l’un est en trop. En tout cas, ce suicide, précédé ou non de la fuite, semble un peu démesuré, un stoïcien aurait, lui, accusé le coup en renvoyant aux faux biens l’amour de l’honneur et de la bonne réputation. Je relève aussi que le suicide va jusqu’à précéder la formulation de la calomnie, comme si le pire des maux était moins d’être calomnié que d’être témoin des discours malveillants dont on est l’objet. Ajoutons que, du point de vue des accusateurs, le suicide (et bien davantage la fuite suivie de la mort volontaire) est aisément interprétable en termes de reconnaissance honteuse de la faute.
Mais ouf ! Aristote est aussi mort d’une autre façon, moins maladroite, moins ambiguë, plus classique en somme, comme le rapporte Laërce en s’appuyant sur Apollodore, dans ce texte qui tient tant de l'enregistrment, du constat qu’il donne à la vie (et à la mort) d’Aristote une singulière platitude :
« Par ailleurs, Apollodore dans sa Chronologie(le titre de l'oeuvre est en effet mérité), dit ce qui suit : il naquit la première année de la quatre-vingt-dix-neuvième Olympiade ; il devint l’élève de Platon et passa auprès de lui vingt ans, après l’avoir rencontré à dix-sept ans ; et il alla à Mytilène sous l’archontat d’Eubule, la quatrième année de la cent-huitième Olympiade. C’est après la mort de Platon, la première année, sous l’archontat de Théophile, qu’il s’en alla chez Hermias, et il y resta trois ans ; puis, sous l’archontat de Pythodote, il alla chez Philippe, la deuxième année de la cent-onzième Olympiade, alors qu’Alexandre avait déjà quinze ans. Puis il arriva à Athènes la deuxième année de la cent-onzième Olympiade et il enseigna eu Lycée pendant treize ans. Ensuite il s’en alla à Chalcis la troisième année de la cent-quatorzième Olympiade, et il mourut de maladie à l’âge d’environ soixante-trois ans, quand Démosthène, lui aussi, mourut à Calaurie, sous l’archontat de Philoclès. » (V 9)
Malheureusement c’est ce texte, résistant à l’interprétation, qui est jugé le plus en accord avec la réalité. Dois-je, en généralisant, faire l’hypothèse que le degré de réalité d’une vie est proportionnel au degré de son incapacité à mettre en pratique les idées ?

lundi 28 août 2006

Aristote et le tyran.

Hermias exerçait la tyrannie à Atarnée. Platon lui aurait écrit une lettre (III 61) mais Aristote aurait entamé avec lui une relation plus directe dont Laërce présente diverses modalités :
a) le philosophe aime d’amour le tyran. En effet "tyran et mignon" n’est pas un oxymore. Qui domine politiquement ne le fait pas nécessairement sexuellement (la réciproque, elle, est évidente). En plus (sic), cet Hermias est eunuque, manque qui introduit une variante intéressante dans la relation pédérastique théorisée dans Le Banquet de Platon : l’amour de l’amant pour l’aimé n’y a plus rien de propédeutique et la honte de l’inverti adulte n’a plus lieu d’être, vue la radicale impossibilité de l’inversion de l’inversion. Cette première modalité pourrait être à la rigueur lue comme une allégorie un peu vulgaire de la soumission de la politique à la philosophie…
b) le philosophe entre dans la famille du tyran. A défaut de se donner, Hermias donne sa fille ou (ici inclusif) sa nièce, dénommée Pythias. La relation ne s’exprime plus désormais en termes de subordination mais d’alliance : en un sens, les noces de la philosophie et de la politique mais sur un mode plus égalitaire. Certes fille d’eunuque est un étrange statut, sauf à penser à une adoption.
c) le philosophe devient le rival du tyran. Bien sûr il faut pour cela donner à l’eunuque, ce que, par accident, il semble ne pas pouvoir désirer, je veux dire, une concubine. Alors Aristote, s’il ne possède plus le tyran, possède une de ses possessions. Mais cette troisième version est plus compliquée qu’il n'y paraît car le philosophe aurait, comme on l’a vu (16-06-06), épousé la concubine avec le consentement d’Hermias. Certes le tyran ne cesse pas ici de donner mais c’est désormais ce à quoi il avait droit ou du moins ce sur quoi il avait prise. Un tyran qui lâche prise en faveur d’un philosophe, voilà encore de l’allégorie en puissance…
Je ne reviendrai guère aujourd’hui sur l’erreur de catégorie que commet alors Aristote en divinisant Pythias (cf le billet du 16-06-06). Plus insensé que les amants aveugles moqués par Lucrèce qui eux pourtant se contentaient de métamorphoser un défaut, voire une tare, en qualité, Aristote n'hésite pas théomorphiser, si on veut bien me pardonner le néologisme.
C’est à première vue sa reconnaissance excessive envers Hermas qui retient mon attention. Mais ai-je raison de parler de reconnaissance ? Certes la phrase de Laërce y engage, jugez-en :
« Hermias ayant donné son accord, il l’épousa, et, transporté de joie, il offrait des sacrifices à cette femme comme les Athéniens à la Déméter d’Eleusis (face à ce transfert sacrilège de culte, je ne résiste pas au plaisir de citer derechef le passage du Manuel où Epictète opère une « somatisation » sans reste de la femme aimée : « Si tu aimes une marmite, dis-toi : « J’aime une marmite. » Car, si elle se casse, tu n’en seras pas troublé. Si tu embrasses ton enfant ou ta femme, dis-toi : « J’embrasse un homme. » S’il meurt, tu ne seras pas troublé. ») ; et pour Hermias il écrivit un péan, qui est transcrit plus loin. » ( V 4)
Reste que, même s’il ne s’agit pas en fait de gratitude mais d’hommage rendu à une mort tragique, Aristote a peut-être commis vis-à-vis d’Hermias la même erreur de catégorie, pour reprendre une deuxième fois le concept de Gilbert Ryle, que vis-à-vis de son épouse. Peut-être seulement, car si le péan est originairement un chant en l’honneur d’Apollon, celui que composa Aristote paraît moins être un éloge d’ Hermias qu’un hymne en l’honneur de la Vertu, personnifiée en jeune fille pour l’occasion :
« Vertu, pénible à la race mortelle, la plus belle proie pour une vie, c’est dans l’Hellade un sort enviable que de mourir pour ta beauté, jeune fille, et de supporter sans répit des peines terribles : tant tu jettes dans le cœur un fruit digne des immortels, qui l’emporte sur l’or, les parents et le sommeil où les yeux s’alanguissent. Et c’est pour toi qu’Héraclès, le fils de Zeus, et les fils de Léda endurèrent bien des épreuves dans leurs travaux, proclamant ta puissance. Par amour de toi Achille et Ajax gagnèrent les demeures d’Hadès. Et c’est pour ta chère beauté qu’un enfant d’Atarnée a quitté la lumière du soleil. Or donc, fameux pour ses actions et immortel l’exalteront les Muses, les filles de Mémoire, exaltant la majesté de Zeus l’hospitalier et le privilège d’une amitié solide. »
Certes Hermas, en vedette américaine, est annoncé sinon par des dieux du moins par des héros et s’il n’est qu’ « enfant d’Atarnée », il mérite néanmoins le titre d’immortel. Cependant c’est à la Vertu qu’Aristote s’adresse dans ces vers aux résonances par endroits stoïciennes, même s’il ne semble guère conforme à l’école du Portique de prendre la violence de la passion amoureuse comme métaphore de l’attachement à la vertu !
Diogène Laërce cite un autre texte consacré par Aristote à Hermias qu’il présente comme « une épigramme pour (la) statue (d’Hermias) à Delphes » (V 6). Ici point de doute, Hermias n’a plus que la stature modeste d’un homme trahi :
« Celui-ci, il advint que, de façon sacrilège, transgressant la sainte loi des bienheureux, le roi des Perses porteurs d’arcs l’a tué ; non que, ouvertement, à la pointe de sa lance, en un combat mortel, il s’en soit rendu maître, mais en tirant parti de sa confiance en un homme fourbe. » (V 6)
Pierre Larousse a tranché en faveur d’Aristote, quitte à juger quelque peu abrupte la fin de l’hymne litigieux ; après avoir mis en évidence l’origine apollonienne de cette poésie, il ajoute :
« On appelait aussi péans des éloges tout à fait généraux et abstraits, tels que celui de la Santé. Nous possédons plusieurs vers d’un poème de ce genre, composé par Lycimnius. Ils sont, pour la plupart, incorporés dans le petit Péan à la santé, par Ariphron, qui nous a été conservé. On y trouve, avec beaucoup de justesse, mais avec fort peu de poésie, que sans la santé l’homme ne peut jouir ni de la richesse, ni de la domination, ni d’aucun autre bien. Quoique le sujet n’en soit pas moins abstrait, le Péan à la vertu du grand Aristote est plus lyrique par sa composition (…) Mourir pour elle est un sort envié en Hellade, et l’énumération des grands héros qui souffrirent et moururent pour elle se termine, par une transition brusque, mais certainement voulue (on ne prête qu’aux riches) avec l’éloge profondément senti du noble ami d’Aristote, Hermias, souverain d’Acarné. » (Grand dictionnaire universel du 19ème siècle T. 12).
Peut-être lecteur rapide de Laërce, Pierre Larousse a du moins le mérite de résumer en un mot simple et clair mais certes vague : « ami » les très incertaines relations d’Aristote et d’Hermias…

jeudi 29 juin 2006

Qu'est-ce que les vacances ?

Paradoxalement Philalethe hiberne pendant l'été, il se réveillera à la rentrée de l'Esprit !

dimanche 25 juin 2006

Aristote : de l’Académie au Lycée.

Le récit que Diogène Laërce fait de la distanciation d’Aristote vis-à-vis de Platon autorise deux interprétations.
J’appellerai la première naturaliste. C’est Platon qui la formule :
« Aristote nous a lancé une ruade, comme font, à peine nés, les petits poulains avec leur mère » (V 2)
C’est en effet la vertu de la jument d’engendrer un poulain apte à s’éloigner d’elle. La critique du maître serait la suite logique du succès de l’inculcation. Mais on dira que les poulains n’ont pas immédiatement la force de ruer contre leur génitrice et on aura raison ; d’où des corrections « permettant de comprendre qu’il s’agit de poulains « devenus grands » (j’ai failli écrire « grecs ») ou « une fois sevrés » (note de Michel Narcy p. 556) (les traducteurs de Diogène Laërce doivent, vues les incertitudes consubstancielles aux manuscrits, combiner particulièrement deux vertus intellectuelles qui pourraient être contradictoires : fidélité aux sources et imagination.)
Appelons la seconde interprétation sociologique :
« Hermippe dit, dans ses Vies, que c’est au moment où il était en ambassade chez Philippe pour les Athéniens que Xénocrate fut placé à la tête de l’école située à l’Académie : ayant vu, à son arrivée, l’école sous la direction d’un autre, il choisit pour promenoir celui qui était situé au Lycée. » (ibid.)
Faute d’être consacré héritier, Aristote rompt avec l’orthodoxie, l’absence de reconnaissance institutionnelle comme raison de la différenciation géographico-théorique ! Notons cependant qu'un tel éloignement physique du sanctuaire platonicien est un rapprochement en direction de Socrate.
Lisons en effet la première réplique de l’Eutyphron ou de la Piété (c’est le personnage homonyme qui parle) :
« Que s’est-il passé de nouveau, Socrate, pour que, délaissant la fréquentation du Lycée, tu fréquentes à présent les alentours du Portique Royal ? » (2 a trad. de Léon Robin)
Dans le Lysis ou de l’Amitié, des années avant, Socrate fait déjà le chemin que fera l’élève de son élève (ce sont aussi les premières lignes) :
« Venant de l’Académie (qui n’était encore qu’un parc consacré au héros Acadèmos), je m’en allais tout droit vers le Lycée (qui à son tour n’était encore qu’un gymnase dédié à Apollon Lycien) » (203 a )
Un gymnase où on discute cependant si l’on en croit encore les toutes premières lignes de l’Euthydème ou le Disputeur (c’est Criton qui parle) :
« Qui était cet homme, Socrate, avec qui tu t’entretenais hier au Lycée ? Si grande était, certes la masse des gens qui faisaient cercle autour de vous, que, m’approchant avec l’intention d’écouter, j’étais incapable de rien entendre de distinct ! » (271 a)
Reste à mentionner les dernière lignes cette fois du Banquet ou de l’Amour :
« Là-dessus, Socrate, les ayant endormis comme des enfants, se leva et partit ; comme à son habitude, Aristodème le suivit. Il se dirigea vers le Lycée, et, après s’être débarbouillé (le Lycée comme salle de bain!), il passa, comme n’importe quelle autre fois, le reste de la journée, et quand il l’eut ainsi passé, vers le soir il alla chez lui se reposer. » ( 223 d)
Reste une énigme : pourquoi donc Aristote tenait-il donc à se promener ?

samedi 24 juin 2006

Contre les blogs !

A François, en souvenir d'une de nos conversations...
"Autrefois, parmi les gens qui se voulaient des penseurs - bien sûr j'aimerais aussi en être un -, l'usage voulait que l'on réfléchisse très longuement avant d'exprimer un avis sur un sujet particulier. Il me semble qu'il n'est pas mauvais qu'à côté de toutes les autres méthodes d'approche des choses, et qui se justifient bien sûr aussi, il y ait aujourd'hui encore, ici ou là, des gens qui tentent de le faire de cette manière, très lente et grave, qui a comme avantage de mener à la précision, ainsi que de porter ces choses en soi pendant un moment sans qu'elles soient éliminées par le prochain événement du jour. Cela me semble tout à fait essentiel dans cette démarche."
Elias Canetti Entretien avec Gérald Stieg (1979)

Commentaires

1. Le dimanche 25 juin 2006, 17:02 par julien dutant
Gérald Stieg oppose deux façons de "s'exprimer" ou "donner son avis": 1)rapidement, puis passer à autre chose. 2)après mûre réflexion, puis passer à autre chose. La seconde façon est supposée "mener à la précision".

Je doute que la longue maturation solitaire d'une idée mène à la précision, sauf exception. Cela mène plutôt le "penseur" à, pour ainsi dire, dériver en se laissant entraîner sur une voie idiosyncratique qu'il est le seul à trouver "précise".

A mon avis, la meilleure méthode - de loin - est de s'exprimer "rapidement", mais sans passer à autre chose! C'est-à-dire, de reprendre l'ouvrage encore et encore en prenant en compte les objections et questions des autres.

En d'autres termes: pour les Wikis et contre les Blogs!
2. Le dimanche 25 juin 2006, 20:34 par Philalethe
D'accord et à la rescousse, Kant !

" L'égoïste logique tient pour inutile de mettre son jugement à l'épreuve de l'entendement d'autrui, tout comme s'il n'avait nul besoin de cette pierre de touche (criterium veritatis externum). Or ce moyen de nous assurer de la vérité de notre jugement nous est si certainement indispensable que c'est là peut-être la raison primordiale pour laquelle le monde savant réclame à grands cris et avec tant d'insistance la liberté de la plume: le refus de celle-là nous ôte du même coup un moyen considérable de vérifier la justesse de nos propres jugements et nous livre à l'erreur." Anthropologie d'un point de vue pragmatique Ière partie I 2

Ceci dit, je ne suis pas sûr qu'un kantien orthodoxe juge que le Wiki correspond vraiment à l'usage public de la raison ! Il doit mettre la barre plus haut !

vendredi 23 juin 2006

Les philosophes antiques et Wittgenstein (2)

"Quand je pense à la sagesse, je pense principalement aux Cyniques de l'Antiquité, en particulier à Diogène. C'est au font probablement mon modèle de sagesse et je pense qu'il y a une certaine analogie entre l'attitude cynique, au bon sens du terme, et le comportement d'un philosophe comme Wittgenstein dans sa vie personnelle: n'accepter vraiment que le minimum de dépendances inévitables et incompressibles par rapport à la réalité extérieure et s'efforcer de manifester à l'égard de tout le reste une espèce de mépris poli."
Jacques Bouveresse Le philosophe et le réel 1998 p. 252-253

Commentaires

1. Le samedi 24 juin 2006, 10:44 par Nicotinamide
Après avoir présenté mon projet de recherche, K. sans que sa perruque ne se décoiffe, froissa sa gueule de bourgeoise parisienne et demanda étonnée:
«- Mais pourquoi moi ? Enfin… je veux dire… pourquoi m’avoir choisi moi ?
- Je ne sais pas. Les secrétaires de l’UFR…
- Ah oui ! Elles ont du penser que c’était un sujet d’esthétique... Je vous orienterez plutôt vers Mr. C., spécialiste de philosophie antique et muni d’une très large culture. »
Je raconte à nouveau mon projet sur la philosophie cynique. Mais ce grand desséché ne compte que mes feuilles. Il ne m’écoute pas. Il ne cherche qu’à lire mes notes. Du coup je n’ose plus les toucher. Son premier commentaire fut :
« - Vous avez peut-être raison… » Et brutalement il se mit à me parler de Wittgenstein et d’une vie philosophique.
Vos citations m’aideront à comprendre peut-être pourquoi un sujet sur le cynisme poussa Mr C. à évoquer Wittgenstein. Une clé se trouve sans doute dans les livres de Bouveresse… Il a écrit en effet sur Wittgenstein et sur le cynisme…

mercredi 21 juin 2006

Aristote, prétexte à réflexions sur l'éducation.

“Aristote a dit que l’éducation requiert trois choses, naturel, enseignement, exercice.” (V 18)
La première condition est aujourd’hui la plus contestée, tant on aimerait que tout enfant soit virtuellement capable d’exceller en mathématique, en philosophie, en musique etc. Certes aborder ses nouveaux élèves avec l’espérance qu’ils ont tous la même aptitude à être éduqués est un excellent principe pédagogique et rien n’est plus néfaste que de leur retirer, quelles que soient les oeuvres, l’espérance qu’ils ont de réussir. Mais, au fil des semaines puis des mois, les différences de talents éclatent au grand jour ; il est cependant aisé de se tromper soit en encensant trop vite les plus habiles du moment, gonflant maladroitement les vanités, soit en surestimant les obstacles que l’élève rencontre. Bien sûr dire talent ne veut pas dire hérédité, gènes etc ; simplement, pour des causes le plus souvent inconnues et inextricables, qui tiennent autant de la nature que de la culture, l’élève a dans la matière qu’on lui enseigne peu ou pas de prédispositions à progresser ; il va de soi qu’un tel diagnostic ne se fait que relativement aux efforts prodigués et bien sûr toujours limités, quelle que soit leur intensité et le risque est immense de naturaliser à vie des incapacités temporaires.
La deuxième condition fait généralement l’unanimité des parents, prompts à identifier les difficultés de leurs rejetons aux insuffisances professionnelles de leurs maîtres. Bien sûr quelques-uns parmi ceux-ci peuvent malheureusement accabler les élèves pour justifier leurs propres incapacités et il est vrai que la qualité de l’enseignant détermine en grande partie l’avenir scolaire. Elle sera dans une mesure certaine capable de limiter les faiblesses et de maximiser les forces.
Reste que l’exercice est une condition décisive. On veut dire par là l' application toujours recommencée des règles. Bien sûr, selon les âges et les disciplines, la pratique exige des qualités et des efforts différents. En philosophie la tentation est grande de penser que l’écoute de la parole magistrale est si fécondante qu’elle dynamise par elle-même l’intelligence et inversement le risque n’est pas mince que la multiplication d’exercices courts et encourageants donne une idée illusoire des capacités à philosopher. Entre l’écoute fascinée d’un professeur qui court alors le risque de céder à la tentation de jouer au petit maître et la pratique de débats sans queue ni tête, la voie du milieu n’est pas facile à suivre et exige à chaque fois d’être redessinée, sans garantie d'être vraiment découverte.
Elles sont donc nombreuses les mauvaises pédagogies :
1) au-delà de limites raisonnables (qu’il est certes délicat d’évaluer), on s’acharne par l’enseignement et l’exercice à réussir l’impossible. C’est un des rôles de l’orientation de détourner l’élève des pentes qu’il ne peut pas monter.
2) confiant dans les dispositions des meilleurs, on les laisse se développer librement en leur laissant le soin d’inventer les pratiques qui leur conviennent. Tel un gynécologue surveillant une grossesse normale, le professeur attend des neuf mois à venir que l’élève se développe sous son regard bienveillant.
3) mais il faut aussi parler de l’enseignement au forceps quand le professeur, extrêmement méfiant par rapport aux natures, même si elles s’annoncent prometteuses, accable de paroles directrices et d’exercices infinis des élèves qui n’en peuvent mais. Il est pourtant possible que les élèves-galériens aient confiance dans la conduite du capitaine mais le risque est grand que, si habitués à leur tuteur, ils se décomposent quand ils se trouvent face à des tâches dont le maître omniprésent, à défaut d’être omniscient, n’a pourtant pas donné les règles. Alors au baccalauréat par exemple ils seront plus désorientés que les élèves d’un professeur qui, sans néanmoins se laisser aller, les laissait eux davantage aller. Ici aussi, le mieux est l’ennemi du bien.
Aux enfants, on dira donc : « Exercez-vous ! » ; aux parents : « Faites-les s’exercer ! » tant ils ont plutôt l’habitude les uns et les autres de dire à leurs professeurs : « Travaillez assez pour nous délivrer de la lourde tâche de travailler et de faire travailler ! »

Les philosophes antiques et Wittgenstein (1)

" Il y a deux manières fondamentalement antithétiques et inconciliables de concevoir la philosophie. On peut la voir comme une activité de construction théorique qui, nécessairement, se situe plus ou moins dans la continuité de celle de la science et qui ne se distingue de celle-ci que par une généralité et une abstraction plus grande, ou bien comme une activité ou un exercice qu'on entreprend d'abord sur soi-même, qui porte sur la façon dont on voit le monde et sur ce qu'on en attend, un travail d'analyse et de réforme de soi, qu'on peut éventuellement aider les autres à réaliser sur eux-mêmes, mais que chacun doit entreprendre pour soi. C'est la conception de Wittgenstein, qui le rapproche plus de certains moralistes de l'Antiquité que de Russell ou de Carnap. A cela correspond, d'ailleurs, chez lui un recours fréquent à la forme dialoguée ou si l'on préfère, d'un côté le philosophe qu'il y a en chacun de nous et ce qu'il a envie de dire et, de l'autre, le philosophe-thérapeute."
Jacques Bouveresse Le philosophe et le réel 1998 p.121-122

dimanche 18 juin 2006

Lire les philosophes (antiques) comme des satiristes.

Pourrait-on dire de la réflexion sur les philosophes antiques ce que Lichtenberg dit de la satire ?
"Elle agrandit notre champ de vision et augmente le nombre de points fixes à partir desquels nous pouvons nous orienter plus rapidement dans toutes les occurences de la vie." (Schriften und Briefe 1968 vol. I p.243)
Ce qui vient à notre secours, ce n'est pas le stoïcien ou le cynique ou le cyrénaïque ou l'académicien mais l'ensemble qu'ils forment tous, chacun étant, volontairement ou non, le satiriste des autres.
Il n'y a rien de paradoxal à ce que l'orientation soit d'autant plus facile que se multiplient les points cardinaux. Réalistement il faudrait tout de même avouer que cela prend un certain temps de parvenir à s'orienter rapidement.

Aristote en son bain.

“Lorsqu’il s’endormait on lui mettait une boule de bronze dans la main, au-dessus d’un bassin, afin que quand la boule tombait dans le bassin, il fût éveillé par le bruit. » (V 16)
Il pourrait s’agir d’une torture destinée à priver de sommeil la victime mais s’agissant d’Aristote, le dispositif, surveillé sans doute par un esclave dressé à prêter attention à la perte d’attention de son maître, a un tout autre sens, d'ailleurs jusqu’ à présent doublement interprété :
A) Lecteur appliqué du Phédon, Aristote met la technique au service de son apprentissage de la mort :
« La condition la plus favorable pour que l’âme raisonne bien, c’est, je pense, quand rien ne la trouble, ne ce qu’elle entend ni ce qu’elle voit, ni une souffrance et pas davantage un plaisir, mais que, au plus haut degré possible, elle en est venue à être isolée en elle-même, envoyant promener le corps, et que, sans commerce avec celui-ci, sans contact avec lui, elle aspire au réel autant qu’elle en est capable ! » (65 c trad. de Robin)
Il se serait agi alors de ne pas faire la part du corps, mais Pascal n’a-t-il pas écrit avec justesse ?
« C’est sortir de l’humanité que sortir du milieu.
La grandeur de l’âme humaine consiste à savoir s’y tenir ; tant s’en faut que la grandeur soit à en sortir qu’elle est à n’en point sortir. » (Pensées 468 Ed. Le Guern)
B)D’où l’hypothèse de P.Moraux, ainsi reconstituée par une précieuse note de Michel Narcy :
« Aristote aurait été l’inventeur d’une clepsydre dans laquelle, quand l’eau atteignait un certain niveau, un mécanisme était déclenché qui projetait une bille de bronze dans un bassin, réveillant ainsi le dormeur à l’heure qu’il avait fixée. » (Diogène Laërce Vies et doctrines des philosophes illustres p.571)
Il se serait agi de faire d’une pierre deux coups : la part du corps et celle de l’esprit en cela même qu’on l'use à ne pas laisser le corps prendre plus que ce à quoi il a droit. En somme, le repos de l’ingénieur !
Mais, difficulté, cette interprétation se fait au prix d’une modification du texte grec refusée radicalement par deux autres éminents hellénistes puis jugée problématique par Moraux lui-même. Finalement trop peu grec pour être vrai.
Quoiqu’il en soit, au-delà de la divergence entre les deux versions s’exprime à travers ce réveil fruste ou sophistiqué la même crainte d’une perte momentanée ou trop longue du contrôle de soi.
Somme toute, Aristote ne veut pas rêver, ni endormi ni éveillé:
« Comme on lui demandait ce qu’est l’espoir, « c’est, dit-il, rêver tout éveillé » (V 18))

A ne jamais oublier !

« Nous sçavons dire, Cicero dit ainsi, voila les meurs de Platon, ce sont les mots mesmes d'Aristote : mais nous que disons nous nous mesmes ? que faisons nous ? que jugeons nous ? Autant en diroit bien un perroquet. Cette façon me faict souvenir de ce riche Romain, qui avoit esté soigneux à fort grande despence, de recouvrer des hommes suffisans en tout genre de science, qu'il tenoit continuellement autour de luy, affin que quand il escheoit entre ses amis, quelque occasion de parler d'une chose ou d'autre, ils suppleassent en sa place, et fussent tous prests à luy fournir, qui d'un discours, qui d'un vers d'Homere, chacun selon son gibier : et pensoit ce sçavoir estre sien, par ce qu'il estoit en la teste de ses gens. Et comme font aussi ceux, desquels la suffisance loge en leurs somptueuses librairies.
J'en cognoy, à qui quand je demande ce qu'il sçait, il me demande un livre pour le monstrer : et n'oseroit me dire, qu'il a le derriere galeux, s'il ne va sur le champ estudier en son lexicon que c'est que galeux, et que c'est que derriere. » (Montaigne Essais Livre I chap XXIV)

samedi 17 juin 2006

Amicus Aristoteles sed magis amicus tabacum

Le "Amicus Plato sed magis amica veritas" a son pendant aristotélicien; c'est encore l'inépuisable Dictionnaire universel du 19ème siècle qui me l'apprend:
"Quoi qu'en dise Aristote et sa docte cabale,
Le tabac est divin, il n'est rien qui l'égale.
Allusion à deux vers de Thomas Corneille dans sa comédie du Festin de Pierre, acte Ier, scène Ire:
"Quoi qu'en dise Aristote et sa docte cabale,
Le tabac est divin, il n'est rien qui l'égale;
Et par les fainéants, pour fuir l'oisiveté,
Jamais amusement ne fut mieux inventé.
......................................................
C'est dans la médecine un remède nouveau:
Il purge, réjouit, conforte le cerveau;
De toute notre humeur promptement il délivre;
Et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre.
"
Les allusions à ces deux vers sont d'autant plus fréquentes que la chose est d'un usage à peu près général, et que le mot tabac se prête, dans l'application, à de faciles variantes: Le bifteck est divin...le rosbif est divin...le sommeil est divin, etc" (Tome I p. 632)
Bien sûr pas plus Aristote que les philosophes antiques ne connaissait le tabac !

vendredi 16 juin 2006

Aristote sous Phyllis ou le philosophe et la courtisane.

Une gravure de Hans-Baldung Grien (1503) représente Aristote chevauché par la courtisane Phyllis. Je pense à l’Ange bleu (1930) de Joseph Von Sternberg avec le professeur Rath dans le rôle d’Aristote et Lola-Lola dans celui de Phyllis. Je me demande d’où vient cette image qu’on peut, pourquoi pas, interpréter comme une variante de l’allégorie de la Caverne. Diogène Laërce me donne déjà une piste :
« Aristippe (...) au livre I du Sur la sensualité des Anciens, dit qu’Aristote fut l’amant d’une concubine d’Hermias. Ce dernier ayant donné son accord il l’épousa, et, transporté de joie, il offrait des sacrifices à cette femme comme les Athéniens à la Déméter d’Eleusis. » (V 3)
Offrir des sacrifices à une femme ! Qu’en aurait pensé Pausanias qui dans le Banquet rattache à Aphrodite la Populaire l’amour que les hommes ressentent pour les femmes ? Seule Aphrodite la Céleste inspire l’amour exclusif des jeunes garçons. Et Diotime qui réserve la fécondation des femmes à « ceux qui sont féconds selon le corps » (208 e) ! Pourtant, dès les premières lignes, Laërce assure que « c’est (Aristote) qui fut le plus authentique des disciples de Platon. » (1)
Swann, faisant le bilan de sa passion pour Odette : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » (Proust Du côté de chez Swann La Pléiade T I p.375)
Pour finir, c'est mon cher Larousse (T I 1866) qui m'éclairera:
"Aristote (faire le cheval d´) : expression usitée, dans certains jeux de société, pour désigner une pénitence qui consiste à prendre la posture d’un cheval, afin de recevoir sur son dos une dame qu’on doit promener dans un cercle, où elle est embrassée par chaque joueur. Voici l’origine que l’on assigne à cette locution :
Alexandre le Grand, épris d’une jeune et belle Indienne, semblait avoir perdu le sentiment de la gloire. Ses généraux en murmuraient ; mais aucun n’osait se faire l’organe du mécontentement de l’armée. Aristote s’en chargea. Il représenta à son ancien disciple qu’il ne convenait pas à un conquérant de négliger ainsi le soin de ses brillantes entreprises pour s’abandonner aux plaisirs de l’amour, qui le ravalait au niveau de la brute. Alexandre parut frappé de ces observations, et il s’abstint de retourner chez la belle courtisane. Mais celle-ci accourut bientôt, tout éplorée, pour savoir la cause de son délaissement. Elle apprit alors ce qu’avait fait le philosophe : « Eh quoi ! s’écria-t-elle, le seigneur Aristote condamne le sentiment le plus naturel et le plus doux ! Il vous conseille d’exterminer par la guerre des gens qui ne vous ont fait aucun mal, et il vous blâme d’aimer qui vous aime ! C’est une prétention intolérable ; c’est une impertinence inouïe qui réclame une punition exemplaire ; et, si vous voulez bien me le permettre, je me charge de la lui infliger. » Alexandre se prêta en riant au complot tramé contre son précepteur, complot perfide, véritable vengeance de femme. L’Indienne déploya toute sa coquetterie à séduire le philosophe. Ce que veut une belle est écrit dans les cieux disent les Orientaux. Aristote l’apprit à ses dépens. Séduit par de traîtresses galanteries, il devint amoureux fou de la belle Indienne ; il eu beau appeler à son aide la logique, la métaphysique et la morale, rien ne put le guérir de sa passion (La Rochefoucauld : « La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir. mais les maux présents triomphent d’elle » Maxime 22 Edition de 1678). Vainement il crut l’apaiser en recourant à l’étude et en se rappelant les leçons de Platon ; une image charmante venait sans cesse s’offrir à ses yeux et chassait toutes les méditations auxquelles il se livrait. Il reconnut alors que le véritable moyen de guérir un penchant si impérieux était d’y succomber. Il se présenta donc auprès de la jeune Indienne, tomba à ses pieds et lui adressa une pathétique déclaration, à laquelle l’enchanteresse feignit de ne pas ajouter foi. Elle représenta au philosophe qu’elle ne pouvait croire en une passion si extraordinaire sans en recevoir les preuves les plus convaincantes. « Toute femme a son caprice, répondit-elle à Aristote ; celui d’Omphale était de faire filer un héros, le mien est de chevaucher sur le dos d’un philosophe. Cette condition vous paraîtra peut-être une folie ; mais la folie est à mes yeux la meilleure preuve de l’amour. » Aristote eut beau se récrier, il fallut en passer par là. Le dieu malin qui change un âne en danseur, comme dit le proverbe, peut également métamorphoser un philosophe en quadrupède. Voilà Aristote sellé, bridé et l’aimable jouvencelle à califourchon sur son dos. Elle le fait trotter de côté et d’autre, tandis qu’elle chante joyeusement un lai d’amour approprié à la circonstance. Enfin, quand il est essoufflé, hors d’haleine, elle le conduit vers un bosquet de verdure d’où Alexandre examinait cette scène réjouissante. « Ah ! Maître, dit le conquérant en riant aux éclats, est-ce bien vous que je vois dans ce grotesque équipage ? Vous avez donc oublié les belles choses que vous m’avez dites sur les dangers de l’amour, et c’est vous qui vous ravalez au-dessous de la brute ? » A cette raillerie, qui semblait sans réplique, Aristote répondit en homme d’esprit : « Oui, c’est moi, j’en conviens, que vous venez de voir dans cette posture ridicule. Jugez, seigneur, des excès auxquels pourrait vous emporter l’amour, puisqu’il a pu faire commettre une telle folie à un vieillard si renommé par sa sagesse. »
Voilà, certes, une piquante histoire ; mais ce n’est qu’une malice faite à la mémoire de l’illustre philosophe, par quelque poète rebuté des dix catégories. Nous voyons en effet que le Lai d’Aristote est attribué à Henri d’Andelys, trouvère du XIIIème siècle, qui l'a tiré de toutes pièces d’une nouvelle arabe intitulée : le Vizir sellé et bridé, nouvelle dont le titre seul indique assez la complète analogie que nous venons de présenter. » (p.632)
Ouf !

Commentaires

1. Le mardi 9 janvier 2007, 22:44 par Ellis
Aujourd'hui, dernier cours de littérature médiévale à l'université. La prof, qui est absolument géniale, nous raconte l'histoire de ce lai, et nous explique que l'allégorie est représentée par un bas-relief, sur la façade de la cathédrale Saint-Jean, ici à Lyon. "Vous aurez une pensée pour moi" nous a-t-elle dit, en dessinant au feutre et au tableau son emplacement.

Si jamais tu passes par Lyon...
2. Le mardi 9 janvier 2007, 22:53 par philalethe
Merci beaucoup pour l'information. Je la garde en mémoire.

jeudi 15 juin 2006

Les deux corps d’Aristote.

Passer de l’Ethique à Nicomaque au récit que Diogène Laërce fait de la vie d’Aristote, c’est un peu faire l’expérience du jeune Marcel quand il rencontre Bergotte, l’écrivain tant aimé :
Laërce : « Aristote avait un cheveu sur la langue, comme le dit Timothée l’Athénien dans son traité Sur les vies. Mais on dit aussi qu’il avait les jambes maigres et les yeux petits, qu’il portait un habit voyant, des bagues et les cheveux courts. » (V 1)
Proust : « J’étais mortellement triste, car ce qui venait d’être réduit en poudre, ce n’était pas seulement le langoureux vieillard dont il ne restait plus rien (Aristote peint par Raphaël ?), c’était aussi la beauté d’une oeuvre immense que j’avais pu loger dans l’organisme défaillant et sacré que j’avais, comme un temple, construit expressément pour elle, mais à laquelle aucune place n’était réservée dans le corps trapu, rempli de vaisseaux, d’os, de ganglions, du petit homme à nez camus et à barbiche noire qui était devant moi. Tout le Bergotte que j’avais lentement et délicatement élaboré moi-même, goutte à goutte, comme une stalactite, avec la transparente beauté de ses livres, ce Bergotte-là se trouvait d’un seul coup ne plus pouvoir être d’aucun usage, du moment qu’il fallait conserver le nez en colimaçon et utiliser la barbiche noire. » (A l’ombre des jeunes filles en fleurs La Pléiade T I p. 538-539)
Je me rappelle du témoignage de cet étudiant qui, après avoir surpris le grand professeur B.B. faisant son footing au parc de Sceaux, ne pouvait plus en cours le prendre au sérieux... L'Esprit avait malheureusement un corps !

vendredi 9 juin 2006

Platon et Aristote: l'amitié et la vérité.

Intrigué par l’énigmatique sentence formulée par le personnage de Joseph Conrad, je pars à la recherche d’ autres expressions proverbiales se référant à Platon mais je reviens bredouille, à une exception près. Mon Larousse du 19ème (Tome premier 1866) me donne en effet :
« Amicus Plato, sed magis amica veritas »
Larousse le traduit ainsi: “J’aime Platon mais j’aime encore mieux la vérité » et l’oppose à la devise des disciples de Pythagore : « Magister dixit » ou « Le maître l’a dit ». Puis Larousse en donne la genèse suivante :
« Nous devons ce proverbe à Aristote, qui, à son arrivée à Athènes, avait suivi les leçons du maître. L’élève ne tarda pas à devenir aussi célèbre que le maître. Deux esprits de cette valeur, faits pour régner l’un et l’autre dans le domaine de la pensée, ne devaient pas tarder à se séparer ; aussi Aristote, sans être, comme on l’a dit, l’ennemi de son maître, n’adoptait-il pas toutes les conséquences de sa doctrine ; toutefois, lorsqu’il se trouvait en contradiction avec lui, il savait exprimer son opinion avec la sage mesure d’un philosophe et non l’amertume d’un rival. « J’aime Platon, disait-il, mais j’aime encore plus la vérité."
Cet hommage, rendu à la vérité, quand on la croit en désaccord avec les doctrines d’un génie même transcendant, est passé en proverbe, et l’on y fait de fréquentes allusions tantôt en latin, puis en français. » (p.275)
Ayant clairement dégagé les conditions de la formulation de la phrase (un homme de génie identifie les limites intellectuelles d’un génie transcendant), Larousse aurait dû alors donner des exemples analogues (par exemple Malebranche disant : "Amicus Cartesius sed magis amica veritas") mais en fait la première illustration est plutôt comiquement irrespectueuse !
« Un philosophe de café, auquel le garçon avait apporté sa demi-tasse vide sur un plateau, parodiait plaisamment ce dicton en disant : « Amicus plateau, sed magis amica demi-tasse. »
La seconde illustration, plus orthodoxe, n’est cependant pour nous guère parlante car, si elle place Victor Cousin dans la position de Platon, c’est le encore plus oublié Gatien Arnoult (fervent républicain, professeur de philosophie à l’Université de Toulouse et maire de cette même ville) qui tient le beau rôle d’Aristote !
Reste une énigme : où apparaît pour la première fois ce dit d’Aristote ? Il semble que ce soit au début de l’Ethique à Nicomaque quand Aristote s’apprête à critiquer la théorie platonicienne de l’Idée du Bien :
« Laissons tout cela. Il vaut mieux sans doute faire porter notre examen sur le Bien pris en général, et instituer une discussion sur ce qu’on entend par là, bien qu’une recherche de ce genre soit rendue difficile du fait que ce sont des amis qui ont introduit la doctrine des Idées. Mais on admettra peut-être qu’il est préférable, et c’est aussi pour nous une obligation, si nous voulons du moins sauvegarder la vérité, de sacrifier même nos sentiments personnels, surtout quand on est philosophe : vérité et amitié nous sont chères l’une et l’autre, mais c’est pour nous un devoir sacré d’accorder la préférence à la vérité. » (I 4 1096 12-17 traduction de J.Tricot)
La source aristotélicienne est, on le notera, beaucoup plus riche et complexe que le proverbe censé en être issu. Le souci du vrai doit être cultivé même au dépens de l'amitié: malgré que je suis l'ami de Platon, je suis avant tout l'ami de la vérité. Pourtant Aristote soutient explicitement que l'amitié est "ce qu'il y a de plus nécessaire pour vivre" (VIII 1). Ne faut-il donc pas lui sacrifier la vérité ? La question mérite quelques éclaircissements.
D'abord, le terme philia qu'on traduit par amitié ne recouvre pas seulement ce qu'on désigne habituellement par ce mot :
"La notion de philia dit tous les liens positifs réciproques entre soi et un autre, dans la maison comme dans la société, civile et politique, sur fonds du lien entre soi et soi. "Amitié" est la traduction en usage, mais elle est évidemment intenable (...), faute de pouvoir recouvrir cet ensemble qui comprend notamment l'amour pour ceux de son espèce ("philanthropie", 1155a 20; le maître a même de la philia pour un esclave, en tant qu'il est homme, 1161b 6), le lien entre parents et enfants ("affection", "amour paternel, maternel/piété filiale"), mari et femme ("tendresse", "amour conjugal"), compagnons ("camaraderie" ou "amour" entre hetairoi), classes d'âge ("bienveillance" des vieillards, "respect" des jeunes), les relations d'entraide ("bienfaisance", "hospitalité"), d'échanges et d'affaires ("estime", "confiance", angl. fairness), les rapports proprement politiques, verticaux ("considération" des gouvernants, "dévouement" des gouvernés) et horizontaux ("sociabilité", "accord"; ainsi l'homonoia, "concorde", "consensus" des citoyens, est "amitié politique", 1167b 2) et jusqu'au rapport hommes-dieux ("piété", "complaisance")." (Vocabulaire européen des philosophies 2004 p.43)
Aristote fonde la philia sur le partage de trois objets: l'utilité, le plaisir et la vertu. Il est clair que l'homme qui ne recherche que l'intérêt ou le plaisir à travers l'amitié ne peut être celui qui donne du prix à la connaissance de ce qui est vrai. C'est donc l'homme vertueux qui fait passer la recherche du vrai avant son amitié pour l'ami lui-même vertueux. Reste à expliquer pourquoi il le fait ?
Il faut pour cela se rapporter au livre IX où Aristote base l'amitié pour autrui sur l'amour de l'homme de bien pour lui-même. Ce dernier est en effet content d'être celui qu'il est et précisément d'être celui qui a donné à l'intellect le rôle principal qui lui revient naturellement (1166a 20-25), la conséquence en étant que "les opinions sont chez lui en complet accord entre elles" (10-15). Il s'ensuit que cet amour de soi a comme condition l'élimination perpétuelle de l'erreur; donc, si Platon se trompe, son ami Aristote "persévère dans son être" en corrigeant l'erreur.
Mais pourquoi donc identifier ce souci du vrai à un sacrifice des sentiments amicaux ? Platon ne devrait-il pas tirer de la correction de ses propres erreurs l'idée qu'Aristote, en homme vraiment vertueux, est réellement digne de son amitié ? Certes, mais la découverte par Aristote de l'erreur de Platon va nécessairement entraîner une tentative de réforme de l'esprit de Platon:
"Le propre des gens vertueux, c'est à la fois d'éviter l'erreur pour eux-mêmes et de ne pas la tolérer chez leurs amis." (VIII 10 1159 b)
Dans la mesure en effet où "l'ami est un autre soi-même" (IX 4 1166a) et où l'ami cherche le bien (ici la vertu) de son ami, celui qui est éclairé doit ouvrir les yeux de celui qui ne l'est pas sur ses erreurs et donc sur son infériorité, au moins passagère, en termes d'intellect.
Il faut maintenant analyser la conséquence chez Platon de la réforme de son entendement par Aristote, le premier ayant pris alors conscience qu'il n'est pas aussi vertueux que le second. Or, Aristote a longuement étudié cette situation déséquilibrée où l'un des deux amis reçoit plus qu'il ne peut donner ( peu importe qu'il s'agisse de plaisir, d'utilité ou de vertu). Sa conclusion est que, l'égalité étant essentielle à l'amitié, "la partie défavorisée réalisera cette égalité en fournissant en retour un avantage proportionné à la supériorité, quelle qu'elle soit, de l'autre partie." (VIII 15 1162b).
On peut donc conclure que si j'aime la vérité plus que je n'aime Platon, celui-ci doit s'aimer suffisamment pour reconnaître que j'ai eu raison de lui préférer la vérité, ce qui sous peu m'amènera à dire: "Amicus Plato et amica veritas"...

Commentaires

1. Le jeudi 15 juin 2006, 08:23 par Philantropiste
Le tableau de Raphaël "L'Ecole d'Athène(1509-1510) illustre à merveille la divergeance entre le maître et l'élève. Face à PLATON l'idéaliste (Homme expérimenté et représenté dans un âge mur) qui montre le ciel avec son index, Aristode (Homme en pleine force de l'âge) plus proche du réel, est représenté la main tendue avec la paume tournée vers la terre.....Je trouve que les divergeances entre les Platoniciens et les Aristotéliciens sont idéalement cristallisées dans cette toile de Raphaël.
Derrière la vérité ou l'amitié, n'y a t-il pas, l'élève qui cherche à se réaliser pleinement en pensant que sa vérité (subjective, même si elle a été confrontée à d'autres subjectivités pour n'être que plus objective, reste malgré tout une conviction humaine) ou plus exactement les "convictions" d'Aristote sont plus en harmonie avec l'époque d'alors que celles de Platon? et que l'élève doit dépasser un jour où l'autre, le maître s'il ne veut pas tomber dans les oubliettes de la longue liste des disciples de Platon? Ce ne sont que des suppositions que j'aimerais confronter! Choisir entre LA VERITE et L'AMITIE veut parfois dire à l'extrème pour un sage, choisir LA SOLITUDE (à l'image de DIEU). Nous savons qu'ARISTOTE n'a pas choisi la solitude et que nous,à l'image d'ARISTOTE, nous avons besoin des autres pour rechercher notre vérité, la tienne différente de la mienne et c'est parce qu'elle est différente qu'elle m'intéresse!
2. Le dimanche 15 juillet 2007, 13:04 par Yvan Hachette-Acrédit
Sans doute que la logique aristotélicienne nie parfois le changement... A est A et pas B, et A ne peut être à la fois A et B... Platon et le Vrai peuvent-ils un jour ne faire qu'un ? la maïeutique, n'est-elle pas plus généreuse avec l'autre ? j'ai vu aussi écrit souvent (et avec conviction !) "arnica veritas " !? je propose "j'adore Platon, mais la vérité c'est plutôt l'arnica" ce qui serait en fait une pub déguisée , déjà à l'époque, que ferait Aristote , pour cette fameuse plante médicinale ! Ou, comme l'on n'est pas à une faute de traduction près, " OK, je suis le pote à Platon, mais la grande arnaque c'est le bureau Veritas !"... Autre façon de dénoncer les censeurs déjà nombreux à l'époque... Comme disait Boileau "Le latin dans les mots brave l'honnêteté, mais le lecteur français doit être respecté"... surtout quand il s'agit de philosophes grecs... avouons que "le miracle grec" a bien existé, même s'il nous colle parfois des migraines heuristiques !... Allons " Timeo Danaos... etc pouet pouet !"

jeudi 8 juin 2006

Platon et Conrad.

C'est dans les premières pages du livre de Joseph Conrad Au coeur des ténèbres (1899). Avant de partir pour l'Afrique, Marlow doit passer une visite médicale. Le docteur faisant l'éloge de la Compagnie par laquelle Marlow est engagé, ce dernier exprime sa surprise de ce qu'il ne parte pas là-bas:
"Il redevint d'un coup froid et réservé. "Je ne suis pas si sot que j'en ai l'air, dit Platon à ses disciples", fit-il, sentencieux, vida son verre avec une grande détermination et nous nous levâmes." (G-F p.96)
C'est à mon tour d' être étonné de lire cette sentence que je n'ai jamais trouvée ailleurs. Qu'a pu donc faire Platon pour que ses disciples tous ensemble l'interprètent comme l'expression de la bêtise ? Qui étaient donc ces élèves pour ne pas hésiter à réviser à la baisse la valeur qu'ils accordaient à leur maître ? Celui-ci n'avait-il donc pas assez de crédit pour les entraîner à rechercher sous l'ineptie apparente l'intelligence cachée ?
Mais fallait-il dépasser les apparences ? Platon a-t-il simulé le sot pour mettre à l'épreuve la capacité des disciples à ne pas s'en tenir aux ombres ? Ou bien a-t-il fait réellement une sottise, la limitation des disciples consistant seulement alors à identifier "faire une bêtise" à "être bête" ?
A moins que les disciples ne se soient attendus à ce que leur maître fasse une sottise (une quatrième expédition à Syracuse par exemple ?) ? Mais cela suggérerait alors une disposition platonicienne à faire des sottises ( disposition à chercher à transformer un tyran en philosophe, manifestée déjà sous la forme de trois tentatives piteuses?)
Clarifions un peu:
a) Platon a fait (ou dit) une bêtise; les disciples sont à demi-lucides, leur erreur consistant à identifier un acte à un état.
b) Platon a fait semblant de faire (ou dire) une bêtise; les disciples ne sont pas du tout lucides, leur erreur étant d' identifier une apparence à une essence.
c) Platon va faire (ou dire) une bêtise; les disciples sont aux trois-quart lucides: en effet ils ont procédé à une induction non abusive (du genre: "jamais trois sans quatre") mais n'ont pas réalisé que la manifestation de l'anticipation de la, disons, quatrième bêtise détournerait Platon de la commettre.
d) Platon fait semblant de vouloir faire (ou dire) une bêtise; les disciples ne sont pas du tout lucides, leur méprise consistant à ne pas identifier l'individu Platon au concept qu'il exemplifie ("philosophe"). Dans ce dernier cas, Platon pourrait s'adresser à eux dans les termes du Christ à ses apôtres:
" Vous ne saisissez pas encore et vous ne comprenez pas ? Avez-vous le coeur endurci ? Vous avez des yeux: ne voyez-vous pas ? Vous avez des oreilles: n'entendez-vous pas ?" (Evangile selon Marc 8 17-18)
e) Platon ne fait rien de sot mais a l'air sot. Tel Socrate dont le physique ne joue pas en sa faveur, Platon aurait un air à faire (ou dire) des bêtises; il faut alors supposer que c'est un air occasionnel, opportunité éphémère de se rendre compte alors du défaut d'insight des disciples; si cet air ne le quittait pas, on ne pourrait pas expliquer qu'il se soit fait des disciples, sauf à penser qu'ils avaient été déjà mis au parfum par un autre maître à propos du risque de confondre l'absence d'habit avec l'absence de moine.
f) Platon a fait ou fera une bêtise mais n'a pas l'intelligence de s'en rendre compte. Les disciples sont alors absolument lucides, la sentence n'étant alors que l'expression de l'aveuglement et de la vanité du maître. Il va alors de soi que cette inintelligence n'est que passagère, sans quoi on ne peut pas expliquer qu'ils le suivent en disciples, sauf à penser qu'ils sont eux-mêmes sots, ce qui est à son tour exclu car leur état ne leur aurait pas permis de percer à jour la sottise temporaire de leur maître.
Marlow, lui, n'a pas été troublé par la phrase platonicienne; le médecin l'a peut-être été:
"Le vieux docteur prit mon pouls, en pensant manifestement à autre chose."
Mais "prendre le pouls en pensant manifestement à autre chose" voulant dire généralement "prendre le pouls machinalement", j'imagine raisonnablement qu'il a dit "Je ne suis pas si sot que j'en ai l'air, dit Platon à ses disciples" en pensant manifestement à autre chose...

samedi 3 juin 2006

Carnéade, petit joueur face à la mort ?

Ne pas cesser de dire “la nature qui m’a fait me défera » pourrait être interprété comme la conscience lucide du caractère éphémère de l’existence et la marque d’une prise en compte de la finitude dans la détermination des biens essentiels.
Mais, de manière inattendue, dans la bouche de Carnéade, l’énoncé est identifié par Laërce à l’expression de la peur :
« Il semble s’être montré assez lâche devant la mort, puisqu’il répétait constamment : « La nature qui m’a fait me défera » » (IV 64 trad. de Tiziano Dorandi)
La logique des associations d’idées conduisit autrefois, précisément en 1933, Robert Genaille à une erreur de traduction :
« Il semble avoir été lâche devant la mort, bien qu’il répétât souvent : « La nature qui m’a fait saura bien aussi me défaire. » »
Laërce a sans doute trouvé le trait dans quelque source hostile et on sait depuis longtemps qu’il préfère largement rendre compte de toutes les sources plutôt que de reconstituer la cohérence des vies et des doctrines. Mais là n’est pas la question aujourd’hui.
C’est bien plutôt le dit philosophique comme expression de la nature ordinaire qui m’intéresse ici. Je pense précisément à La Rochefoucauld plaçant en tête de ses maximes la phrase suivante :
« Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés. »
Le parodiant, ne pourrait-on pas écrire :
« Nos positions philosophiques ne sont, le plus souvent, que l’expression de nos désirs et de nos craintes » ?
N’est-ce pas d’ailleurs un aspect de la voie nietzschéenne qu’on ouvre ainsi ?
« Pour l’essentiel la pensée consciente d’un philosophe est en secret presque entièrement conduite par ses instincts, qui lui imposent des voies déterminées ? » (Par-delà le bien et le mal I 3 trad. de Albert révisée par Lacoste)
Dangereux raccourci en ce qu’il mine sa propre logique. Nietzsche encore avait écrit dans Humain, trop humain :
« La Rochefoucauld et les autres maîtres français en l’examen des âmes ressemblent à d’adroits tireurs, qui mettent toujours et toujours dans le noir- mais dans le noir de la nature humaine. »
Certes, mais à trop vouloir s’en inspirer, Nietzsche n’a-t-il pas mis et, ce de manière fatale, dans le noir de la philosophie ?
Mais trêve de digression ! Revenons à Carnéade qui donc, pour parler comme Montaigne, « se tient en sa roideur, plus, ce crains-je, verbale qu'essentielle » (Essais Livre I XII). Laërce, immédiatement après avoir incriminé sa lâcheté, rapporte ses misérables velléités suicidaires :
« Ayant appris qu’Antipatros (de Tarse, philosophe stoïcien) était mort après avoir bu du poison, il se sentit obligé de quitter la vie avec courage (Laërce dans le poème qui clôt la biographie en donne la raison : « (...) il était atteint de phtisie, la plus terrible des maladies ») et dit : « Il faut m’en donner aussi ». Comme on lui demandait : « Quoi donc ? », il répondit : « Du vin miellé » » (64)
Finalement cette anecdote n’éclaire-t-elle pas le passage précédent ? Carnéade pas du tout philosophe jusqu’à la moelle, cependant voulant l’être mais tiré en arrière par son tempérament...Carnéade singeant le stoïcien, tremblant en fait sous l’armure d’emprunt.
Carnéade ou l’anti-Socrate ! Qu’on se rappelle le Phédon : tous les disciples entourent le maître et savent qu’il va boire le poison et lui, faisant comme si de rien n’était... C’est tout le contraire ici : Carnéade, obsédé par l’idée du poison désiré mais impossible, isolé dans son voeu muet et délirant, néanmoins incompris par tous les autres qui ont à coup sûr d’autres chats à fouetter ! Carnéade voulant entrer dans un costume beaucoup trop grand pour lui...
La scénette pourrait être pourtant jouée tout autrement. Imaginons un épicurien un peu moqueur; hostile à l’idée du suicide qu’il n’a jamais philosophiquement validée, il s’en serait ainsi moqué :
« C’est du vin miellé qu’il faut boire quand on va mourir et non pas du poison ! »
Mais Carnéade n’est pas épicurien et comme il s’était pris au jeu des études au point de négliger son corps on aurait pu s’attendre à ce qu’il fasse meilleure figure au moment crucial. Mais cela aurait été oublier que sa philosophie avait dissous les certitudes métaphysiques qui réglaient clairement la question de l’au-delà...

Commentaires

1. Le dimanche 4 juin 2006, 23:48 par Nicotinamide
Nietzsche, Montaigne, un moraliste, la mort ratée me rappellent Chamfort :

« M. qui voyait la source de la dégradation de l’espèce humaine dans l’établissement de la secte nazaréenne et dans la féodalité, disait que pour valoir quelque chose, il fallait se défranciser et se débaptiser, et redevenir Grec par l’âme. » (n°807, toutes tirée de Maximes et pensées, caractères et anecdotes, Chamfort, Folio.)

« Si Diogène vivait de nos jours, il faudrait que sa lanterne fût une lanterne sourde. » (n°123)

« Un homme d’esprit est perdu s’il ne joint pas à l’esprit l’énergie de caractère. Quand on a la lanterne de Diogène, il faut avoir son bâton. » (n°277)

« Si on pouvait mettre ensemble les plaisirs, les sentiments ou les idées de la vie entière, et les réunir dans l’espace de vingt-quatre heures, on le ferait ; on vous ferait avaler cette pilule ; et on vous dirait : allez-vous en. » (n°259)

« Le caractère naturel du français est composées qualités du singe et du chien couchant. Drôle et gambadant comme le singe, et dans le fond très malfaisant comme lui ; il est comme le chien de chasse, né bas, caressant, léchant son maître qui le frappe, se laissant mettre à la chaîne, puis bondissant de joie quand on le délie pour aller à la chasse. » (474)

Chamfort est une maladie de peau. La lecture de ses aphorismes laisse sous les ongles un goût de sang mêlé au pus. Chamfort, le prodigieux, l’insoumis… Bâtard non avorté d’un curée. Issu du jus de la populace. Le collet blanc des jeunes abbés lui ceinturait déjà le cou quand il noya les espoirs d’une vie d’ecclésiastique en déclarant : « Je ne serais jamais prêtre ; j’aime trop le repos, la philosophie, les femmes, l’honneur, la vraie gloire ; et trop peu les querelles, l’hypocrisie, les honneurs et l’argent. »
Le toucher des hommes le cuit. C’est pourquoi il choisit les vociférations d’une pensée instantanée, blasphématoire et calomnieuse. Les cris aphoristiques fouettent les débiles au travail. Un mot gouailleur étouffe les camisoles des pouvoirs. Son suicide raté appelle une vie héroïque. Son courage se moque encore des vies merdiques et pourrissant sous le joug. Lorsqu’il est menacé d’être emprisonné à cause de sa verve désenchantée ; il raille sans vergogne la fraternité des bouchers révolutionnaires ; il s’écrie : « c’est que j’ai peur de mourir sans être libre ! » Les gendarmes lui ordonnent de faire ses paquets. Il s’isole dans son cabinet. Il enfonce un revolver dans le mou de sa tempe. L’arme lui brûle seulement les tympans… Surpris d’être sourd mais encore vivant, il se plante le cœur et dans un dernier boitement, il se coupe le sang des poignets. Les coulures de sang passent sous la porte. La fluidité du boudin alerte les secours… A peine émergé de son suicide, Chamfort dicte une déclaration : « Moi, Sébastien Roch Nicolas Chamfort, déclare avoir voulu mourir en homme libre, plutôt que d’être reconduit en esclave dans une maison d’arrêt. Jamais on ne me fera rentrer vivant dans une prison. » Et en s’adressant aux gens venu l’arrêter, il se vante d’une mort imminente : « Je sens que la balle est restée dans ma tête, j’échapperai au cachot car personne ne pourra aller la chercher. »

Parmi le bon millier de fragments abominables se dégage un personnage. Une simple initiale, M., traverse les labyrinthes taraxiques de l’œuvre. M. est mis en scène pour briser les idoles en terre-cuite, jeter le fanatisme du curée, piauler à l’injustice et chier les mœurs corrompues ou aliénantes. Est-ce que derrière cette initiale ne se cacherait pas le pessimisme enchanté de Chamfort lui-même ? Lire Chamfort condamne à ne jamais connaître la tranquillité.

« Je vous prie de croire, disait M. à un homme très riche, que je n’ai pas besoin de ce qui me manque. » (963)

« Je demandais à M. pourquoi il avait refusé plusieurs places ; il me répondit : je ne veux rien de ce qui met un rôle à la place d’un homme. » (1006)

« M. me disait : « j’ai renoncé à l’amitié de deux hommes : l’un, parce qu’il ne m’a jamais parlé de lui ; l’autre parce qu’il ne m’a jamais parlé de moi. » (672)

« M. qu’on voulait faire parler sur différents abus publics ou particuliers, répondit froidement : Tous les jours j’accrois la liste des choses dont je ne parle plus. Le plus philosophe est celui dont la liste est la plus longue. » (988)

« Une mère, après un trait d’entêtement de son fils, disait que les enfants étaient très égoïstes. Oui, dit M. en attendant qu’ils soient polis. » (978)

Et pour finir, une mort qui ne ressemble pas à celle d’un Carnéade :

« Chamfort, homme riche en profondeurs et en arrière-fonds de l’âme, sombre, douloureux, ardent, – penseur qui jugeait le rire nécessaire comme un remède à la vie et qui se croyait presque perdu le jour où il n’avait point ri, – apparaît comme un italien, un parent de Dante et de Leopardi beaucoup plus que comme un français ! On connaît le dernier mot de Chamfort : « Ah ! mon ami, dit-il à Sièyes, je m’en vais enfin de ce monde où il faut que le cœur se brise ou se bronze. » Paroles qui ne sont certainement pas d’un français mourant. »
Nietzsche Gai savoir §95