jeudi 5 mai 2005

Épicure, un propriétaire.

Diogène Laërce ne sait pas si Epicure est né à Athènes ou dans la colonie athénienne de Samos. Mais, comme il consacre plus de lignes à cette deuxième possibilité, c’est elle que la tradition a retenue. Après diverses pérégrinations, il s’installe à l’ouest d’Athènes, «dans la banlieue » (comme dit un peu anachroniquement Balaudé), au Jardin, une propriété qu’il achète 80 mines (environ 8000 francs-or d’après une note de Robert Genaille) (X, 9). Dès que Laërce évoque le Jardin, il y associe les amis. C’est le lieu d’où Epicure part (rarement) voir ses amis. Mais c’est aussi le lieu vers où ils convergent :
« Eux venaient à lui de toutes parts » (11)
Le Jardin m’apparaît comme un pôle fixe d’attraction dans une Grèce traversée par « une période de troubles graves » C’est en même un lieu d’installation (les amis viennent y vivre) au point que cet endroit me semble être la colonie d’Epicure à l’intérieur d’Athènes ! C’est aussi un territoire unifié par « un régime de vie, le plus frugal et le plus simple ». On y boit généralement de l’eau, quelquefois du vin, sans dépasser alors un quart de litre. Le Jardin fait secte, je n’ai rien trouvé d’équivalent chez les cyniques, les stoïciens ou les sceptiques. Epicure se fixe et fixe autour de lui. Epicure est un propriétaire. Ses amis vivent chez lui :
« Il n’était pas d’avis que l’on dût mettre ses biens en commun, comme Pythagore qui disait qu’entre amis tout est commun. »
La défense de la propriété individuelle ne manque pas d’originalité : c’est parce que les propriétaires sont amis les uns des autres qu’il n’est pas utile d’instituer une propriété collective :
« Un tel précepte ne peut revenir qu’à des gens méfiants et s’ils sont méfiants, ils ne sont pas amis. »
Cette secte est une communauté d’infimes propriétaires solidaires vivant dans le cadre de la propriété épicurienne. Ce qui est à moi sera à toi dès que tu en auras besoin mais tu en auras rarement besoin car ton ordinaire est moins que rien et tes excès un rien :
« Il dit lui-même dans ses lettres qu’il a son content avec seulement de l’eau et du pain de froment et il écrit : « Envoie-moi un pot de fromage, afin que je puisse, quand le voudrai, faire grande chère. »
De ce Jardin j’apprends en lisant le testament d’Epicure qu’il a des dépendances. C’est un curieux texte, ce testament, il n’a rien en tout cas de spirituel. Le maître y lègue très soigneusement ses biens, et précisément le Jardin, à deux inconnus, Amynomaque et Timocrate, dont Richard Goulet pense dans son grand œuvre Le dictionnaire des philosophes antiques qu’ils sont « des sympathisants athéniens de l’école qui acceptaient de servir de gérants pour assurer la continuité matérielle de l’institution. » La raison en est que son successeur à la tête de l’école, Hermarque, étant originaire de Mytilène, ne pouvait hériter légalement du Jardin. Le nouveau maître et « ceux qui philosophent avec lui » en auront seulement l’usufruit. Epicure par ce testament transforme explicitement sa propriété en propriété au service de l’école épicurienne. La transmission continuelle de ce bien de scholiarque à scholiarque est l’acte juridique qui va de pair avec la transmission fidèle de la pensée d’Epicure. Propriété des idées et propriété des choses, Epicure les transmet à sa postérité d’un même mouvement.

mercredi 4 mai 2005

Épicure, trop blanc, trop noir.

Finalement, cette vie d’Epicure est bien embarrassante. La raison en est que Diogène a choisi son camp. Comme jamais jusqu'à présent, il est, sans nuances, du côté des apologistes. D’où à la fois l’hyperbole de l’éloge et la médiocrité des accusations. Cet Epicure ne m’offre pas de prises : trop petit ou trop grand, il ne fait rien d’énigmatique. J’aime bien le gris et je ne trouve ici que du blanc et du noir. Le noir n’est même pas amusant: a)il a écrit des lettres licencieuses b)il a prostitué un de ses frères c)il a eu des relations avec des prostituées d)il reprend à son compte les doctrines des autres e)il est flagorneur f)il est ignorant g)il vomit deux fois par jour en raison de ses excès, etc. Le blanc est bien fade :
« Sur cet homme en effet, on a suffisamment de témoignages de son insurpassable bienveillance envers chacun : sa patrie, qui l’a honoré de vingt statues, ses amis, si nombreux que des villes entières ne suffiraient pas à en donner la mesure, ses disciples, tous possédés par les charmes de son enseignement, à l’exception de Métrodore de Stratonice, qui passa chez Carnéade, peut-être parce qu’il était accablé par ses insurpassables bontés (un seul disciple fait défaut et la raison en est dans son excès de générosité !), sa succession qui, lorsque presque toutes les autres se sont éteintes, se maintient toujours et d’innombrables fois libère une direction de l’un des disciples après celle d’un autre, sa reconnaissance envers ses parents, ses bienfaits envers ses frères, sa douceur à l’égard de ses serviteurs etc. » (X, 9-10)
Quitte à le dénigrer, je préfère le mordant du stoïcien Epictète qui décrit ainsi sinon Epicure en personne, du moins ses disciples :
« Que veulent ces gens-là, sinon dormir sans être déranges ni gênés, se lever en bâillant et se laver le visage, puis écrire et lire à leur fantaisie, puis bavarder quelque peu en se faisant complimenter par leurs amis pour ce qu’ils disent, puis partir à la promenade et, après s’être promenés un peu, se baigner, manger, puis dormir, et sur quel lit doivent dormir de telles gens ! Qu’en pourrait-on dire ? On peut le deviner. » (Entretiens III, XXIV, 38 trad. de Bréhier)
J’aime beaucoup ce portrait de l’épicurien en jouisseur paresseux et je me demande si Epictète ne décrit pas exactement ce qu’est en somme l’épicuriste… Quant à l’éloge, je préfère la superbe démesure de Lucrèce, magnifiquement rendue par la traduction de Bernard Pautrat :
« Toi le premier qui pus, en de telles ténèbres, élever un flambeau d’une telle clarté et mettre de la vie les charmes en lumière, c’est toi, honneur des Grecs, que je suis, déposant dans l’empreinte des tiens la trace de mes pieds ; non pas tant que je sois avide de lutter, mais plutôt par amour brûlant de t’imiter ; car l’hirondelle, en quoi irait-elle lutter, avec le cygne ? En quoi pourraient se ressembler la course du chevreau sur ses pattes tremblantes et celle du cheval avec sa force ardente ? Tu es le père, toi, le découvreur des choses, C’est toi qui nous fournis en paternels préceptes, Et comme, dans les prés tout fleuris, les abeilles Goûtent à tout, de même ô héros, dans tes livres Nous autres dévorons tous tes dits d’or, oui, d’or Les plus dignes de vivre à perpétuité. » ( De natura rerum Chant III 1-13)
Mais, bon, je trouve tout de même dans ce texte de Diogène des miettes qui me mettent en appétit. Comme celle-ci :
« Apollodore l’épicurien déclare dans le premier livre de son ouvrage Sur la vie d’Epicure qu’il est venu à la philosophie par mépris pour ses professeurs de lettres ( cette expression a un drôle de côté anachronique ! Robert Genaille choisit plus noblement « grammairiens »), du fait qu’ils étaient incapables de lui expliquer le passage concernant le chaos chez Hésiode. » (X, 2)
J’imagine l’élève Epicure butant sur le vers :
« Au commencement exista le Chaos » (trad. tirée du très précieux site http://remacle.org/)
Car il n’y pas de commencement, pas plus que de fin, dans la cosmologie épicurienne. Et quand il lisait quelques lignes plus loin « Du Chaos sortirent l’Érèbe et la Nuit obscure » (ibid.) il devait demander au grammairien d’expliquer cette genèse et le pauvre grammairien de n’en pouvoir mais et de le renvoyer à l’autorité de sa source. Comme la philosophie épicurienne va désenchanter le monde en remplaçant ces entités mi-abstraites, mi-imaginables par les atomes et leurs incessantes et toujours changeantes combinaisons ! Mais ce n’est pas lui qui l’invente, l’atomisme :
« Hermippe dit qu’il a été maître d’école, et que c’est ensuite, après avoir découvert les livres de Démocrite, qu’il s’est élancé vers la philosophie. »(X, 2)
Epicure ou Hésiode dépassé par Démocrite.

mardi 3 mai 2005

Métablog.

Quand j’ai commencé ce blog, je pensais que je diversifierais mes sources et j’envisageais une promenade du côté des textes d’Epictète, de Sénèque, de Platon, de Sextus Empiricus ou d’un autre. Mais ne voilà-t-il pas que ce Diogène Laërce me passionne tant que je ne veux pas encore l’abandonner ! Pourtant je l’ai longtemps tenu pour négligeable, cet anonyme compilateur ; c’est que je ne m’intéressais pas encore à l’exercice de présentation et d’analyse des vies exemplaires. Je sais bien que je pourrais les trouver ailleurs, dans la littérature ou au cinéma. Mais alors j’aurais tant de manières de les éclairer, ces vies, que j’en ai déjà le tournis. En revanche, en lisant Laërce, j’ai un impératif : éclairer la vie à la lumière seulement de la doctrine professée par le philosophe en question. Mais par qui continuer maintenant ? Je réalise que si j’ai examiné avec soin les vies des cyniques, des stoïciens et des sceptiques, en revanche la vie d’Epicure est restée dans l’ombre. En plus, comme c’est à Laërce qu’on doit de nous avoir transmis presque tous les textes d’Epicure dont on dispose, il est dommage de laisser sans commentaire ce qui les introduisait : quelques pages où il narre sa vie. Et je crois savoir ce qui attend après ceux qui me lisent : une remontée aux sources. C’est aussi des plus anciens philosophes que Laërce nous entretient, de ceux qu’on appelle les présocratiques, de Thalès par exemple ou de Pythagore. Je n’ai pas le cœur pour l’instant à laisser de côté ces vies encore plus légendaires, encore plus éloignées mais qui me fourniront tant de manières de vivre et de manières de voir. Les Vies et doctrines des philosophes illustres, c’est un peu en ce moment un grand livre de cuisine qui me présenterait des recettes merveilleuses mais infaisables. Je les goûte en pensée, ces vies, à défaut d’être en mesure d’en vivre une à cette hauteur-là. Et qui sait ? Un lecteur, au hasard d’une page, y trouvera le petit morceau dont il aura besoin pour recoller ou continuer ou enrichir ou changer ou refaire ou comprendre ou … la sienne. Ainsi je transmets le souvenir de ces vies jamais vécues sans doute mais bel et bien écrites. Je sais qu’elles sont faites de bric et de broc, de rumeurs, de lectures (et d’erreurs de lecture), de préjugés et de parti-pris ; je n’ignore pas non plus que le texte que je lis est le produit de traductions qui ne vont pas de soi et qui pourraient quelquefois être raisonnablement contestées. Mais enfin de ces contingences et de ces hasards innombrables est né ce texte-là que j’ai sous les yeux et c’est à lui que je me réfère, en oubliant ce qu’il aurait pu être si et si… Ce texte est une œuvre : elle aurait pu ne pas être, elle pourrait être différente, mais elle est ici et maintenant avec ses traits bien définis qui la déterminent très précisément et m' empêchent, aidé par la foule des commentateurs et des traducteurs, de dire n’importe quoi. Je voudrais pour finir citer les dernières lignes de la préface de Jacques Brunschwig au livre qu’il a traduit ; elles me paraissent valoir en effet pour tout l’ouvrage :
« Le livre IX se prête ainsi à de multiples lectures : la lecture du curieux, à laquelle il apporte une ample moisson de « petits faits » qui ne sont peut-être pas tous « vrais », mais qui font image et se gravent immédiatement dans la mémoire ; la lecture du savant et de l’érudit, à laquelle il fournit de nombreux matériaux valables par eux-mêmes et propres aussi à entrer dans de multiples comparaisons ; la lecture méditative, enfin, de qui ne se lasse pas de s’interroger sur les rapports toujours énigmatiques entre « la vie » et « les pensées », ces deux plans à jamais accolés et distincts, depuis que Diogène Laërce les a juxtaposés, peut-être moins innocemment qu’il n’y paraît, dans le titre même et dans le contenu de son ouvrage. » (p.1042)
Je ne connaissais pas ces lignes avant de me lancer dans cette entreprise mais c’est avec plaisir que je veux bien prendre ma place parmi les « lecteurs méditatifs » de Diogène Laërce !

Commentaires

1. Le jeudi 1 juin 2006, 23:08 par Val580
Eh ben bravo et bon courage !

lundi 2 mai 2005

Des ambiguïtés sur Timon aux ambiguïtés de Timon.

Larousse en 1876 dans son Grand Dictionnaire le désigne sous le nom de Timon le Sillographe. C’est en effet le poème des Silles qui le rend célèbre aux yeux de Larousse, aux nôtres et à ceux de Diogène Laërce qui, tout au long des Vies, ne perd pas une occasion de le citer. Ce sceptique théoriquement dubitatif ne semble pourtant guère avoir hésité au moment de juger les philosophes auxquels ils consacrent ses vers. Au nombre de ses ennemis on compte entre autres :
a)Platon : « un beau parleur à la langue mielleuse » (III, 7 trad. de Luc Brisson)
b)Antisthène : « un bavard qui produit n’importe quoi » (VI, 18 trad. de Marie-Odile Goulet-Cazé)
c)Zénon : « je vis aussi une vieille Phénicienne avide désirant tout acquérir Dans son sombre orgueil ; mais son panier débordait, parce qu’il était petit ; Elle avait l’intelligence plus courte qu’un skindapsos (Richard Goulet explique que le mot est dépourvu de signification : je comprends donc que du point de vue de l’intelligence Zénon a moins que rien !) » (VII, 15)
d)les disciples de Zénon : « Pendant ce temps il ramassait une nuée de pauvres gueux Qui étaient de tous les citoyens les mortels les plus démunis et les plus insignifiants » (VII, 16)
e)Epicure : « Ce porc, le dernier des physiciens, et le plus chien, venu de Samos En petit maître d’école, le plus mal dressé des animaux » (X, 3 trad. de Jean-François Balaudé) Il fait bien sûr l’éloge de Pyrrhon (cf la note du 29-04-05) mais aussi de Thalès, d’ Anaxagore, de Démocrite et d’autres. Mais vu que les louanges sont autant ennuyeuses à lire qu’à reproduire…
Je n’ai pas su où placer Socrate car comme Timon aimait les jeux de mots et précisément l’amphibologie, il lui consacre des vers fielleux et mielleux à la fois. Certes, vues les attaques qu’il réserve systématiquement aux socratiques, on n’est pas étonné de lire :
« Ensorceleur des Grecs, qu’il rendit maître en arguties » (II, 19)
Cependant Michel Narcy explique que le verbe apophaino (rendit) peut se traduire aussi bien par « faire voir », « déclarer », « démontrer » d’où une autre version:
« Ensorceleur des Grecs en qui il dénonça des maîtres en arguties »
Il en va de même avec le vers suivant :
« Nez de moqueur au profil de rhéteur, incapable d’une ironie attique. »
Qu’on peut lire aussi bien:
« Moqueur se moquant des rhéteurs, ironiste quelque peu attique »
Timon a finalement inventé par endroits la langue authentiquement sceptique : Socrate n’étant pas plus ceci que cela, le vers donne donc à entendre la thèse et son contraire. C’est bien sûr une langue qu’on ne peut écrire que par moments et précisément quand ce qu’on a dit avant est si clair que l’ambiguïté est alors lumineusement significative…

dimanche 1 mai 2005

Mais qui est donc Timon de Phlionthe ?

« L’on dit qu’Aratos lui demanda comment l’on pouvait se procurer un texte sûr des poèmes d’Homère, et qu’il répondit : « En lisant les vieilles copies, et non pas les copies d’aujourd’hui qui ont été corrigées. » (IX, 113)
On pourrait appliquer à la connaissance de tous ces philosophes antiques et précisément de lui-même ce que Timon dit à propos d’Homère. Voici deux énigmes le concernant que la philologie savante et contemporaine a résolues en sa faveur, si on peut parler ainsi :
-première énigme : de quoi, de qui était-il l’ami ? Certes de la sagesse, dira-t-on conventionnellement et étymologiquement. Mais encore ?
« Antigone dit qu’il était aussi l’ami des poètes » (IX, 110)
Quoi de moins étonnant ! Mais Jacques Brunschwig admet qu’il a fait un choix qui ne va pas de soi, vu les précautions qu’il prend pour le justifier :
« Avec les encouragements de M.P., (on ne reçoit des encouragements que quand on prend un risque, non ?), et compte tenu du contexte, nous corrigeons le texte des manuscrits, philopotes (« amateur de boisson ») en philopoietés (« ami des poètes »). La réputation rabelaisienne de Timon a pu favoriser une mélecture d’abréviation (il ne faut donc pas que les traducteurs aient systématiquement remplacé potes par poietes pour que ladite réputation puisse être objectivement mentionnée) » (note 4, p.1140)
Rendons tout de même justice à Brunschwig car, sans l’ajout du ie, on lirait le texte suivant :
« Antigone dit qu’il était l’ami du vin et que, lorsque les philosophes (c’est cette fois Richard Goulet qui suggère à notre traducteur mais sans succès cette fois à première vue de « compléter le texte de façon que le sens soit « les écrits philosophiques ») lui laissaient quelque loisir, il composait des poèmes : de fait, il a écrit des poèmes tragiques, des drames satiriques (trente pièces comiques et soixante pièces tragiques), des Silles et des Images. » (ibidem)
Sacrilège, j’imagine Timon délaisser quelque banquet bien arrosé et philosophiquement fréquenté pour se livrer à l’écriture de la poésie. Pourquoi pas finalement ?
-deuxième énigme : était-il un pornographe ? La question se pose à propos du titre Images donné à une œuvre désignée dans le manuscrit par le mot kinaídous, qui désigne des poèmes pornographiques. Or le traducteur, s’appuyant sur l’érudition du même Michel Patillon, transforme kinaídous en indalmous, retrouvant alors un titre fameux et déjà plusieurs fois cité dans les Vies. Ouf !. La justification a cette fois un petit goût de réchauffé, sauf le respect que je dois à cet excellent helléniste qu’est Jacques Brunschwig :
« La déformation pourrait provenir d’une dittographie de kai abrégé et de mélectures d’onciales (M.P). De plus, le caractère gaillard et sarcastique de Timon pourrait expliquer qu’on lui ait facilement attribué des penchants pour le vin et pour les obscénités » (note 7).
Ça ne m’aurait pas gêné que Timon le sceptique soit porté sur les gauloiseries : elles ne sont pas davantage condamnables que non-condamnables, n’est-ce pas ?

samedi 30 avril 2005

Les étranges disciples de Pyrrhon.

1)Euryloque : de ce « disciple illustre », Diogène Laërce ne rapporte qu’une anecdote :
« On dit en effet qu’un jour il se mit dans une telle colère que, brandissant la broche avec le rôti, il poursuivit le cuisinier jusque sur la grand-place. » (IX, 68)
D’Euryloque il reste donc cette « défaillance » qui m’évoque immédiatement la fureur du capitaine Haddock ! Manque seulement le chapelet de jurons. C’est rare de lire dans les Vies la description des échecs et des impuissances, car souvent le philosophe qui se montre apparemment en dessous de tout est au dessus de tous ! Mais il semble ici que c’est bel et bien l’idéale indifférence qui a du mal à s’installer dans l’apprenti sage. L’autre anecdote le concernant est d’interprétation moins facile :
« Une autre fois, à Elis, harcelé par les questions de ses interlocuteurs, il jeta son manteau à bas et traversa l’Alphée à la nage. Il était donc extrêmement hostile aux sophistes. » (IX, 69)
J’imagine qu’il ne s’agit pas ici d’une regrettable émotion mais d’une démonstration. C’est alors refuser de répondre (et non pas ne pas pouvoir). Euryloque, à ce moment-là, ne veut pas endosser le rôle du sophiste qui a réponse à tout et s’en enorgueillit. Il décide alors de mettre une rivière entre lui et ces encombrants interlocuteurs qui se sont trompés de philosophe. A moins que, comme le suggère Jacques Brunschwig, ce ne soit aussi un coup de folie! On n’aurait donc de ce célèbre disciple que la double illustration de son incapacité à vivre comme son maître. Pourquoi pas ? Cela rehausse la supériorité de Pyrrhon.
2) Philon d’Athènes : sur lui, rien que quelques mots:
« Il parlait le plus souvent avec lui-même » (ibid.)
Jacques Brunschwig écrit à ce propos que ce disciple « exagère les extravagances de son maître ». Si parler seul revient à mettre en doute pratiquement l’incertitude concernant autrui, ce serait en revanche seulement le fait de parler presque tout le temps de cette manière qu’on pourrait qualifier d’extravagant, comme si Philon ne savait pas imiter son maître avec mesure, respectant partiellement la lettre de sa conduite sans en comprendre l’esprit.
2)Hécatée d’Abdère : à part son nom, rien cette fois, sauf cette note de Brunschwig, éclairée par d’autres sources :
« Erudit connu pour ses recherches historiques et critiques, peut-être destinées à faire ressortir la diversité des croyances humaines et la vanité des prétentions des philosophes » (1)
Je pense à Montaigne, à l’Apologie de Raymon Sebon (Essais Livre II, chapitre XII) et à ce passage, entre mille du même acabit :
« Il n’est point de combat si violent entre les philosophes, et si âpre, que celui qui se dresse sur la question du souverain bien de l’homme duquel, par le calcul de Varron, naquirent 288 sectes. » (p.561 éd. de la Pléiade)
Certes l’histoire encourage une certaine forme de scepticisme mais en aucune manière à mes yeux le pyrrhonisme qui détruit la possibilité même du récit historique en ne permettant pas de faire la distinction entre « raconter l’histoire » et « raconter des histoires » !
3)Nausiphane de Téos : pas grand-chose sur lui sinon qu’il a été le maître d’Epicure et qu’il rapporte que son disciple «émerveillé par le style de vie de Pyrrhon lui demandait continuellement des informations à son sujet » (IX, 64). Bien sûr cela paraît en contradiction avec les jugements que plus loin Diogène attribue à Epicure à propos du même Pyrrhon : il le qualifiait d’ « ignorant et sans éducation » (X, 8). Brunschwig aplanit ainsi la difficulté :
« Ce jugement, apparemment très péjoratif, pourrait ne pas l’être dans la bouche d’Epicure, qui était, comme les Pyrrhoniens, un ennemi déclaré de l’éducation traditionnelle et des connaissances superflues »
Certes mais ces jugements négatifs sont présentés tout de même dans un contexte où sans aucune ambiguïté Epicure disqualifie tous les rivaux. C’est ainsi qu’il règle son compte à Aristote : « un dilapideur qui, une fois dévoré son patrimoine, est devenu soldat et marchand de drogues » (ibid.) Aussi je fais l’hypothèse suivante : si Epicure admire l’indifférence de Pyrrhon, c’est en tant que conduite, sans l’associer aux raisons du scepticisme qui sont bien sûr irrecevables pour le dogmatique qu’il était. Le dernier disciple est Timon, mais celui-ci mérite une note à lui tout seul.
(1)Ajout du 17-10-14 : les 20 pages consacrées à cet écrivain par le Dictionnaire des philosophes antiques commandent presque d'écrire un nouveau billet tout à lui consacré...

vendredi 29 avril 2005

Pyrrhon ou la négation du dialogue.

Platon dans le Banquet présente un Socrate absorbé par la méditation et capable de rester longtemps immobile à la recherche du vrai. Pyrrhon, lui, parle à voix haute en étant tout seul :
« On le surprit un jour se parlant à lui-même ; comme on lui en demandait la raison, il répondit qu’il s’exerçait à se rendre utile. » (IX, 64)
Ce n’est pas très étrange jusqu’à présent ; on peut penser que Pyrrhon répète en somme et fourbit les arguments anti-dogmatiques qu’il servira à ses disciples.
Ce qui est plus étonnant déjà, c’est qu’en réponse à des questions il entre dans un monologue :
« Dans les enquêtes (dialectiques), il n’était sous-estimé par personne, parce qu’il parlait en discours continu même en réponse à des questions. » (ibid.)
J’imagine que si cette manière de répondre lui vaut la reconnaissance de tous, c’est qu’elle met en valeur la fécondité de sa pensée.
En fait c’est bien plutôt l’indifférence à la présence d’autrui qui est ici mise en scène :
« Il restait toujours dans le même état – au point que, si quelqu’un le quittait au beau milieu d’un discours, il achevait ce discours pour lui-même – alors qu’il était agité et (…) dans sa jeunesse. » (IX, 63)
Diels semble combler la lacune avec beaucoup d’à propos en écrivant : « sensible aux applaudissements de la foule et ambitieux de gloire ».
Cependant ce choix rend-il complètement justice à la pensée pyrrhonienne ? Certes il va de soi que dans l’indifférence des valeurs la reconnaissance n’est pas digne d’être recherchée. Mais c’est plus radicalement l’existence même d’autrui qui est rendue douteuse : il n’est pas davantage présent qu’absent. Pourquoi donc cesser de parler quand il part, puisque, parti, il n’est pas davantage parti que non-parti ? Je fais donc l’hypothèse qu’il y a là comme une mise en scène solipsiste, si l’on accepte le paradoxe de cette expression contradictoire, qui évoque un arrangement fait pour autrui alors qu’on doute de son existence…
Diogène Laërce cite un passage d’un médecin sceptique, Théodose, dont le raisonnement me convainc que si le dialogue avec autrui est ainsi spectaculairement mis en question, c’est qu’ un échange d’idées suppose la possibilité d’identifier la pensée d’autrui, or cette possibilité même est rendue douteuse :
« Théodose, dans ses Résumés sceptiques, dit qu’il ne faut pas appeler pyrrhonienne la philosophie sceptique. Si en effet le mouvement de la pensée chez autrui est impossible à saisir, nous ne connaîtrons pas la disposition d’esprit de Pyrrhon ; et ne la connaissant pas, nous ne saurions pas non plus nous appeler pyrrhoniens. » (IX, 70)
Je ne commettrai donc pas l’erreur de m’appeler pyrrhonien sans quoi, aux dires radicaux et conséquents de Théodose, ces notes sur Pyrrhon se réduiraient à des mots vidés de sens par la contradiction !
Ce que je veux juste relever, c’est que ce doute que Théodose applique à Pyrrhon, j’imagine que Pyrrhon l’a appliqué à tous les autres qu’il rencontrait. Bien sûr, pas au point de se taire car il fallait bien qu’il leur communique la vérité sur l’inanité de leur esprit.
Paradoxalement, c’est cette attitude qui lui donne accès aux honneurs. La pensée sceptique atteint sans le vouloir ce que la folie ordinaire poursuit désespérément : non seulement la paix de l’esprit mais la reconnaissance de la cité (paix de l'esprit et reconnaissance de la cité seraient-ils des "effets essentiellement secondaires", c'est-à-dire des effets qu'on n'obtient pas si on les cherche directement ?)
D’abord, « son indifférence aux affaires lui attira beaucoup d’émules. » (IX, 64)
Aussi célèbre qu’un sophiste pourrait l'être d' avoir renoncé à la prétention au savoir !
Et Diogène Laërce cite avec à-propos ce passage des Silles de Timon :
« O vieillard, ô Pyrrhon, comment et d’où as-tu trouvé le moyen de te dépouiller
De la servitude des opinions et de la vanité d’esprit des sophistes ?
Comment et d’où as-tu dénoué les liens de toute tromperie et de toute persuasion ?
Tu ne t’es pas soucié de chercher à savoir quels sont les vents
Qui dominent la Grèce, d’où vient chaque chose, et vers quoi elle va. »(IX, 65)
C’est aussi sa cité, Elis, qui l’honore:
« Pyrrhon fut tenu en tel honneur par sa patrie qu’on le nomma au poste d’archiprêtre, et que l’on vota, en considération de lui, une exemption d’impôts pour tous les philosophes. » (IX, 64)
Enfin Athènes lui aurait décerné la citoyenneté.
Et tout cela me fait penser que du point de vue de n’importe quelle politique les citoyens sceptiques sont du pain bénit…

jeudi 28 avril 2005

Pyrrhon, le sage en cochon.

Je ne veux pas abandonner trop vite la référence au cochon, car il n’est pas simplement une bête sale qu’on lave dans l’indifférence, il est aussi une des incarnations animales du sage :
« Alors que les hommes d’équipage faisaient grise mine à cause d’une tempête, lui-même, gardant toute sa sérénité, leur remonta le moral en leur montrant sur le bateau un petit cochon qui mangeait, et en leur disant que le sage devait se maintenir dans un état semblable d’imperturbabilité. » (IX, 68 trad. Marie-Odile Goulet-Cazé))
Je me demande comment Pyrrhon pouvait rester pyrrhonien en remontant le moral aux marins affolés car il me semble que pour le faire, il ne faut pas dire que la situation n’est ni ceci ni cela mais il faut à coup sûr affirmer qu’elle n’a par exemple rien de désespérant, ce qui n’est pas tout à fait suspendre son jugement ! Et pourtant, si le sage sceptique a l’ataraxie du cochon, c’est bel et bien parce qu’il n’a pas à avoir peur de la tempête qui n’est ni un bien ni un mal mais est strictement inqualifiable, en vérité. Mais Pyrrhon a d’autres manières de se référer aux bêtes.
« Il comparait les hommes aux guêpes, aux mouches, aux oiseaux. » (IX, 67)
On peut interpréter variablement ce passage. En identifiant ces animaux à de petits, voire à de minuscules vivants, on met en relief que l’homme est un être sans importance, fragile et éphémère. Il me semble que la suite du texte favorise cette lecture :
« Il citait aussi ces vers (de l’Iliade) : Va, mon ami, meurs toi aussi : pourquoi gémir ainsi ? Patrocle aussi est mort, qui valait bien mieux que toi, Et tous les passages qui tendent à montrer l’insécurité, les vains soucis, en même temps que le côté puéril des hommes. » (ibidem)
C’est le Pyrrhon qui devait plaire à Emile Cioran, toujours désireux de magnifier la petitesse humaine. Cependant on peut aussi identifier ces insectes et ces volatiles à des animaux, sans plus. Ce qui revient à dire que le monde de l’homme n’est qu’à la mesure d’une espèce animale parmi tant d’autres. Adieu le Monde En Soi , bienvenue au monde-pour-homo sapiens !
« (Parmi les animaux) les uns ont telle constitution, les autres telle autre ; c’est pourquoi ils diffèrent aussi par leur sensibilité : par exemple les faucons ont une vue très perçante, les chiens un odorat très développé. Il est donc vraisemblable qu’aux animaux qui ont des yeux différents surviennent aussi des impressions visuelles différentes. »
Le réel ne se décrit jamais dans l’absolu mais toujours en relation avec un certain type de corps. Qu’on ne parte donc plus à la recherche du Bien et du Mal !
« Les feuilles de l’olivier sont comestibles pour la chèvre, elles sont amères pour l’homme ; la ciguë est une nourriture pour la caille, elle est mortelle pour l’homme (comment ici ne pas penser à Socrate, condamné à boire une fatale infusion de ciguë ?) ; le fumier est comestible pour le porc, non pour le cheval. » (IX, 80)
C’est sur la mouche que je terminerai aujourd’hui, elle me servira de trait d’union entre Pyrrhon, Diogène Laërce et Nietzsche. Voici donc la mouche très pyrrhonienne encore dans cette page sceptique qui ouvre Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873) de Friedrich Nietzsche :
« Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’ « histoire universelle », mais ce ne fut cependant qu’une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir. Telle est la fable qu’on pourrait inventer, sans parvenir à mettre suffisamment en lumière l’aspect lamentable, flou et fugitif, l’aspect vain et arbitraire de cette exception que constitue l’intellect humain au sein de la nature. Des éternités ont passé d’où il était absent ; et s’il disparaît à nouveau, il ne se sera rien passé. Car il n’y a pas pour cet intellect de mission qui dépasserait le cadre d’une vie humaine. Il est au contraire bien humain, et seul son possesseur et son créateur le traite avec autant de passion que s’il était l’axe autour duquel tournait le monde. Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. » (Ecrits posthumes 1870-1873, traduit par Michel Haar et Marc B. de Launay, Gallimard 1975)
Etre pyrrhonien : préférer le cochon serein à la mouche narcissique.

mercredi 27 avril 2005

Pyrrhon en homme de ménage.

« Il disait, en effet, que rien n’est beau ni laid, juste ni injuste ; et que de même pour tous les attributs de ce type, aucun n’existe en vérité, mais que c’est par coutume et par habitude que les hommes font tout ce qu’ils font ; en effet, selon lui, chaque chose n’est pas davantage ceci que cela. » (IX, 1100) C’est classique de mettre en évidence la faiblesse logique du scepticisme en montrant qu’il se fonde contradictoirement sur la vérité. Si « chaque chose n’est pas davantage ceci que cela », on ne peut pas soutenir que le beau et le laid par exemple sont des valeurs davantage produites par la coutume et l’habitude que conformes à la réalité des choses. Mais les sceptiques l’ont su, d’où cette inhabituelle analogie entre les arguments qu’ils utilisent et les purgatifs : « Notre assertion aussi, après avoir aboli les autres, s’élimine d’elle-même par retournement, à l’égal des purgatifs, qui, après avoir fait s’évacuer les matières, s’évacuent eux-mêmes par le bas et sont éliminés. » (IX, 76) Cependant ce n’est pas l’incohérence du scepticisme systématique que je veux aujourd’hui mettre en relief mais la réhabilitation de la vie ordinaire à laquelle il conduit. A dire vrai, la vie ordinaire n’est en aucune façon meilleure que la vie exceptionnelle, puisqu'un tel jugement supposerait un critère absolu que le scepticisme même juge inaccessible. Le sceptique la suit à la manière dont on suit machinalement le chemin tracé devant soi : les usages quotidiens ne sont ni bons ni mauvais, ils commandent une pratique dont on n’a ni les raisons de se défaire ni les raisons d’en faire l’éloge. Accuser les sceptiques de conformisme serait ne pas comprendre leur indifférence par rapport à toutes les valeurs et toutes les vérités. Si les coutumes habituelles sont respectées, c’est seulement dans la mesure où elles permettent de faire l’économie d’une question sans réponse absolument vraie: que faire ? Il n’y a rien à faire et donc pourquoi ne pas faire le ménage ? « Il vivait en tout bien tout honneur avec sa sœur, qui était sage-femme à ce que dit Eratosthène dans son livre Sur la richesse et la pauvreté ; c’est en ce temps qu’il portait lui-même au marché, pour les y vendre, des volailles, si cela se trouvait, et des petits cochons, et faisait le ménage à la maison, en toute indifférence. On dit aussi qu’il lava lui-même un porcelet, par indifférence» Hors contexte, un tel comportement pourrait valoir comme une illustration de la condamnation de la richesse et des honneurs. Mais Pyrrhon, qui était pauvre au début de sa vie (IX, 62) et dont Diogène Laërce ne dit nulle part qu’il s’est un jour enrichi, vit comme un pauvre vit d’ordinaire, sans esclaves et en mettant la main à la pâte. Un sceptique riche pourrait tout aussi bien se faire servir par une armée de serviteurs. Le sceptique s’en tient aux apparences, non pas parce qu’il est pris à leurs pièges ( pour penser cela, il faudrait avoir à sa disposition une réalité digne de ce nom), mais parce qu’au fond il n’y a rien à trouver derrière les apparences On m’accusera, à juste titre peut-être, de surinterpréter mais je ne peux pas ne pas relever qu’à l’origine Pyrrhon était un peintre. Or, le peintre, dans la pensée platonicienne, est celui qui éloigne de l’essence des choses car il s’en tient aux apparences des réalités sensibles. Pyrrhon, lui, avant même d’être pyrrhonien, a pris le parti des apparences.

mardi 26 avril 2005

Pyrrhon, disciple peu secourable, mais maître secouru.

« Un jour qu’Anaxarque était tombé dans un marécage, il continua son chemin, sans lui prêter main-forte ; mais alors que certains lui en faisaient reproche, Anaxarque lui-même fit l’éloge de son indifférence et de son absence d’attachement. » (IX, 63)
Il est bien sûr exclu d’interpréter cette anecdote comme illustration de l’égoïsme car ces vies sont remarquables et l’égoïsme est très ordinaire. Sans rien savoir de la doctrine sceptique, si l’on ose cette expression paradoxale, on pourrait voir dans le geste de Pyrrhon la forme extrême de la réussite du maître. Ce dernier aurait tant appris à son disciple l’indépendance qu’il en paierait le prix sous une forme finalement plutôt magistrale. Anaxarque, qui n’était pas sceptique, pouvait l’entendre ainsi. Mais il ne s’agit pas seulement de cela car Pyrrhon est sur la voie d’une indifférence bien plus fondamentale puisqu’elle le conduira à ne pas pouvoir distinguer le vrai du faux, le réel de l’apparent, la science de l’opinion :
« Il était conséquent avec ces principes jusque par sa vie, ne se détournant de rien, ne se gardant de rien, affrontant toutes choses, voitures, à l’occasion, précipices, chiens, et toutes choses de ce genre, ne s’en remettant en rien à ses sensations. Il se tirait cependant d’affaire, à ce que dit Antigone de Caryste, grâce à ses familiers qui l’accompagnaient. » (IX, 62)
J’imagine cet homme volontairement aveugle et sourd, guidé par les disciples, soucieux de préserver sa vie aussi longtemps que possible pour qu’il continuât de délivrer sa muette leçon sur les sens. Ils ont réussi dans leur tâche puisqu « il vécut jusque vers quatre-vingt dix ans » (ibid.). Lequel d’entre eux s’est-il aperçu que le succès de leur conduite, à ses disciples aveuglés, était un démenti constant de la leçon du maître ? Mais le cours de philosophie appliquée laissait place par moments à une réaction naturelle du maître :
« Un jour qu’un chien s’était précipité sur lui et l’avait effrayé, il répondit à quelqu’un qui l’en blâmait qu’il était difficile de dépouiller l’homme de fond en comble ; il fallait affronter les vicissitudes d’abord par les actes, dans toute la mesure du possible, et à défaut, par la parole. » (IX, 66)
Le chien ici n’est pas le chien cynique, c’est juste un chien, un vrai chien, dont on a peur et qui mord. Il n’est pas « endoctriné » si on peut dire et vient de l’extérieur de la doctrine à l’assaut du philosophe qui réagit en homme mais tout de même garde assez d’esprit pour tirer la leçon de sa peur : le scepticisme n’est pas donné, c’est une dure conquête, jamais gagnée. Le chien cynique jouait le jeu du philosophe : même quand il lui était hostile, il donnait encore au philosophe l’occasion de se battre comme un chien (cf la note du 2-03-05). Dépouiller l’homme ne veut pas dire ici lui enlever sa parure sociale d’usages arbitraires et de désirs superflus, mais se défaire du philosophe, du dogmatique en lui. En effet pour Pyrrhon il y a un point commun entre l’homme apeuré et le philosophe. Certes ce dernier se vante de dépasser les pensées communes mais ce qu’il partage avec l’homme de la rue, c’est la conviction que le chien est bel et bien réel. Certes un platonicien n’appellera pas réelle la même chose que Monsieur tout le monde ou qu’un épicurien, mais ce qui les unit tous, c’est que, facilement ou au prix d’efforts, ils pensent être en mesure d’appliquer correctement la distinction entre la réalité et l’apparence. Mais il y a dépouillement et dépouillement : le premier degré est donc verbal, il s’agit de se retenir de proférer des vérités. Le sceptique ne professe pas et, si on ne dispose d’aucun texte de Pyrrhon, ce n’est pas que, comme trop souvent, tout est perdu mais parce qu’il n’a rien écrit. C’est un point commun avec Socrate mais le sens d’une telle abstention est bien distinct dans les deux cas : si le maître de Platon n’a rien écrit, c’est au nom de la valeur du dialogue et de la pensée en progrès. Si Pyrrhon lui s’est aussi retenu d’écrire, c’est au nom de l’impossibilité (elle-même insoutenable) de dire le vrai. Professeur de scepticisme, c’est une contradiction dans les termes. Ce serait enseigner dogmatiquement l’inanité de tous les dogmes. Et pourtant, en marchant dans ses ténèbres imaginaires, Pyrrhon ne professe-t-il pas à sa manière ? Mais le scepticisme théorique ne suffit pas ; c’est la pratique sceptique qui est le comble de l’accomplissement. Elle mène paradoxalement le philosophe droit à l’échec, à la souffrance et à la mort, du moins quand il fait cours sous cette forme dangereuse et au cas improbable où la bande attentive des disciples épris ne volerait pas à son secours. Il arrivait en effet à Pyrrhon de vivre comme tout le monde :
« Enésidème dit que s’il philosophait selon la formule théorique de la suspension du jugement, il ne manquait cependant pas de prévoyance dans ses actions au jour le jour. » (IX, 62)
On pourrait croire que Pyrrhon, fatigué, lâche du lest. Non, c’est une autre manière de dire le cours.

lundi 25 avril 2005

Pyrrhon, disciple d' Anaxarque (2)

C’est curieux que la seule autre anecdote que Diogène rapporte à propos d’Anaxarque se réfère aussi à une blessure. Mais cette fois ce n’est plus Nicocréon qui l’inflige à Anaxarque, c’est Alexandre qui, pour une cause indéterminée, perd son sang :
« En tout cas, il remit à sa place Alexandre, qui pensait être un dieu : voyant du sang qui lui coulait d’une blessure, il le montra de la main en lui disant : « Voici bien du sang, et non pas "Cet ichôr qui coule dans les veines des dieux bienheureux " (IX, 60)
Jacques Brunschwig rappelle que cette citation de l’Iliade évoque le fluide immortel qui coule dans le corps des dieux. Anaxarque semble penser qu’Alexandre n’est rien de plus qu’un corps alors que lui-même dans le défi qu’il lance à Nicocréon paraît surplomber son corps de très haut. Cependant il n’y a pas de contradiction : s’il démystifie le pouvoir et lui rappelle son humanité, ce n’est pas pour nier la possibilité d’une certaine surhumanité mais pour mettre en évidence que cette surhumanité-là n’est pas à chercher du côté du succès politique mais de la prouesse éthique, de l’héroïsme moral. Que la grenouille se ridiculise à se prendre pour le bœuf ne veut pas dire que toutes les manières d’être grenouille se valent ! C’est l’ambiguïté d’une certaine référence au divin : celui qui se prend pour un dieu n’est qu’un pauvre homme, à qui il faut montrer sa misère ; en revanche celui qui prend au sérieux l’idée qu’il est un homme tend vers la divinité. Diogène ajoute que « Plutarque dit que c’est Alexandre lui-même qui dit cela à ses amis. » (ibid.). Si c’est vrai, j’imagine que c’est parce que « notre Anaxarque fut le compagnon d’Alexandre. » (IX, 58) Alexandre aurait été rendu lucide sur sa nature par la fréquentation d’un philosophe. A ce propos, c’est étrange d’apprendre que Nicocréon, qui est décrit dans la vie d'Anaxarque comme une brute sadique, fréquentait pourtant les philosophes si l’on en croit ce que rapporte Diogène à propos de Ménédème d’Erétrie :
« Sa franchise en fait faillit lui faire courir des dangers à Chypre alors qu’il était avec son ami Asclépiade chez Nicocréon (une note savante m’apprend qu’il a régné de 331 à 310). Le roi célébrait en effet une fête mensuelle à laquelle il les avait conviés comme il avait convié les autres philosophes ; Ménédème dit alors que si c’était une bonne chose de réunir de tels hommes, il fallait que la fête eût lieu chaque jour ; mais que si ce n’était pas le cas, dans la circonstance présente aussi c’était superflu (il semble qu’ici Ménédème défende à sa manière la thèse platonicienne du philosophe-roi). A quoi le tyran répondit en disant que c’était ce jour-là qu’il avait du loisir pour écouter les philosophes ; Ménédème insista en s’obstinant de plus belle, démontrant au beau milieu du sacrifice (voici chez ce philosophe mégarique un trait fort cynique : considérer que l’accomplissement d’un sacrifice ne suspend pas l’exercice du raisonnement juste ) qu’il fallait écouter les philosophes en toute circonstance, au point que si un joueur de flûte ne les avait pas fait partir, c’en était fini d’eux (merci à cet anonyme musicien d’avoir empêché le « meunier de malheur » de broyer aussi Ménédème) Aussi, comme ils étaient aux prises avec la tempête sur le bateau qui les ramenait, Asclépiade dit, à ce qu’on raconte, que si l’art du joueur de flûte les avait sauvés, la franchise de Ménédème les avait perdus. » (II, 129-130 traduction de Marie-Odile Goulet-Cazé)
Ainsi les dieux ne prennent pas le parti du philosophe et donnent raison à cette brute de Nicocréon qui, s’il n’aime pas s’exercer dialectiquement avec les philosophes, accomplit néanmoins impeccablement les rites… Ce Nicocréon qui n’apparaît que deux fois dans les Vies y est bizarrement toujours lié à la tempête : quand elle ne lui rend pas le service de lui apporter sur ses côtes un Anaxarque dont il veut se venger, elle malmène en signe des dieux et à sa place le raisonneur sacrilège. On peut lire aussi la remarque d’Asclépiade comme un avertissement fort classique : si on échappe aux pouvoirs humains, en revanche pas moyen de se mettre à l’abri des puissances divines.

dimanche 24 avril 2005

Pyrrhon, disciple d'Anaxarque (1)

C’est à Pyrrhon que je vais désormais m’intéresser mais sans me détourner de cette source bien- aimée que sont les Vies et doctrines des philosophes illustres que Diogène Laërce a écrite au début du 3ème siècle et qui est publiée à la Pochothèque dans une édition magnifique par son exactitude et sa précision. Après les Épicuriens, les Cyniques et les Stoïciens, c’est le temps de quelques chroniques consacrées au scepticisme. Cependant, avant de me concentrer sur les faits et gestes du fondateur du scepticisme, je dois quelques lignes à la vie exemplaire d’un de ses deux maîtres : Anaxarque (de l’autre, Bryson , fils ou disciple de Stilpon, on ne sait rien). Sa pensée nous est inconnue, même si, comme le dit Jacques Brunschwig (qui est le traducteur des textes que je vais commenter librement), « il représente un chaînon intéressant entre la tradition démocritéenne et Pyrrhon » (p.1038). Comme le même Brunschwig en fait l’hypothèse, c’est sans doute par sa tenue morale qu’il s’est fait du jeune Pyrrhon un disciple. Voyez plutôt :
« Notre Anaxarque, donc, fut le compagnon d’Alexandre ; il était dans sa pleine maturité pendant la cent-dixième Olympiade. Il se fit un ennemi de Nicocréon, tyran de Chypre. Un jour, dit-on au cours d’un banquet, Alexandre lui ayant demandé ce qu’il pensait du dîner, il répondit : « Tout est somptueux, ô roi ; à ceci près qu’il aurait fallu y servir la tête d’un certain satrape » ; ce qui était une pique contre Nicocréon. Ce dernier lui en garda une rancune durable : après la mort du roi, Anaxarque ayant été, au cours d’un voyage en mer, jeté contre son gré à Chypre, Nicocréon s’empara de sa personne, le fit jeter dans un mortier et meurtrir avec des pilons de fer. Mais lui, sans se soucier de la torture, prononça le mot célèbre : « Broie le sac d’Anaxarque ; mais Anaxarque, tu ne le broies pas. » Nicocréon ayant alors ordonné qu’on lui coupât la langue, on raconte qu’il se la coupa avec ses dents et la lui cracha au visage. » (IX, 58-59)
Cracher sa langue au visage d’un tyran, c’est aussi ce qu’a fait Zénon d’Elée (IX, 27), en devançant le supplice qui attend celui qui n’a pas su tenir sa langue. L’un et l’autre, sans être stoïcien, illustrent hyperboliquement ce détachement par rapport au corps, idéal antique qui dépasse largement le stoïcisme. Cela ne revient pas nécessairement à penser constamment son corps comme n’étant rien de plus qu’un sac ; cette pensée qui vide le corps de la personne se présente comme une arme dans le contexte d’une attaque où le corps est pris pour la personne (quoi de plus naturel d’ailleurs ?). Alors le philosophe se retire de son corps, au point que se défaire de sa propre langue n’est pas se priver de manière surhumaine de la possibilité de parler mais juste donner à celui qui le veut un morceau de cadavre.(1) Cette fin sanglante inspire à Diogène Laërce le poème suivant :
« Broyez donc, Nicocréon, et broyez encore plus fort : ce n’est qu’un sac. Broyez toujours : Anaxarque est depuis longtemps chez Zeus. Et toi, Perséphone te déchirera un moment avec ses pointes de fer, En te disant ces mots : « Puisses-tu crever, meunier de malheur ! » (ibid.)
Je relève ce bonheur d’expression « meunier de malheur » : on pourrait qualifier ainsi tous les tortionnaires si l’on parvenait à penser qu’ils ne détruisent que des sacs de peaux et d’os. Mais pour nous ce sont des personnes qui souffrent et ces textes ne nous offrent que de belles et illusoires fins, de ces fins qui n’en sont pas car celui qui finit a jusqu’au bout le dernier mot même s’il y perd …la langue.
(1) Ajout du 26-10-14 : " Quiconque n'est pas inférieur au plaisir, à la peine, à la réputation, à la richesse, et qui peut s'en aller lorsqu'il lui plaît, en crachant son corps entier à la face de quelqu'un, de qui est-il l'esclave ? À qui est-il soumis ?" (Épictète, Entretiens, III, XXiV, 71, La Pléiade, p.1028)

samedi 23 avril 2005

Les sophismes de Chrysippe.

« Contre un dialecticien qui s’était mis à attaquer Cléanthe et lui soumettait des sophismes, il dit : « Cesse de soustraire le vieil homme aux sujets plus sérieux qui lui incombent ; c’est à nous autres les jeunes que tu dois proposer de tels sophismes. » (VII, 182)
C’est donc aux apprentis qu’il convient de repérer dans un raisonnement ce qui sous sa justesse apparente en fait une argumentation vicieuse. En guise de conclusion de ces chroniques consacrées à Chrysippe, voici quelques sophismes qu’il proposait à ses élèves. Je laisse aux lecteurs la tâche d’en repérer les embûches. Je ne cache pas que ce qui m’étonne est leur facilité, j’imagine que ceux qui exigent un peu plus de sagacité ont été perdus. Je commence par le plus grossier :
1)« Si tu parles de quelque chose, cela sort de ta bouche ; or, tu parles d’un char ; donc un char sort de ta bouche. »
2) « Celui qui dévoile les mystères aux profanes commet un acte impie ; or l’hiérophante dévoile les mystères aux profanes ; donc l’hiérophante commet un acte impie. »
3)« Ce qui n’est pas dans la cité, cela n’est pas non plus dans la maison ; or il n’y a pas de puits dans la cité ; donc il n’y en a pas dans la maison. »
4)« Il y a une tête, mais tu n’as pas cette tête-là ; or il y a une tête que tu n’as pas ; donc tu n’as pas de tête. »
5)« Si quelqu’un est à Mégare, il n’est pas à Athènes ; or il y a un homme à Mégare ; donc il n’y a pas un homme à Athènes. »
6) « Ce que tu n’as pas perdu, tu le possèdes ; or tu n’as pas perdu de cornes ; donc tu as des cornes. »
Il s’agit donc de confronter le disciple à des raisonnements que certes personne ne défend ordinairement et dont l’incorrection saute généralement aux yeux, de façon à le conduire à articuler clairement les raisons pour lesquelles ils sont absolument indéfendables. Il est amené ainsi à opérer de précieuses clarifications. De cette manière, le sixième sophisme aide par exemple à réaliser que « perdre quelque chose » implique « l’avoir possédé ». La deuxième prémisse du syllogisme correspond à un mauvais usage du mot (on ne peut pas perdre ce qu’on n’a jamais eu) et conduit à une conclusion fausse. Le raisonnement reste formellement correct comme on le voit si on le transcrit ainsi : Tout ce qui n’est pas perdu est possédé Or, x est n’est pas perdu Donc x est possédé. La faiblesse du raisonnement ne vient donc pas ici de son incohérence formelle mais d’un usage de « perdre quelque chose » qui n’est pas, comme on dirait en termes wittgensteiniens, conforme à sa grammaire. Je laisse à chacun le soin, s’il en a le désir, de débrouiller les autres fils. Pour ceux qui sont déçus par la facilité de la tâche, voici une énigme supplémentaire transmise par Lewis Carrol dans sa Logique sans peine :
« Tout philosophe est logique Un homme illogique est toujours têtu Quelques personnes têtues ne sont pas philosophes »
Chrysippe aurait-il jugé qu'il s'agit ici d'un sophisme ?

Commentaires

1. Le mardi 24 janvier 2017, 17:42 par Gerbert d'Aurillac
Vous avez bien vu que, dans le syllogisme cornu, le mot « perdu » n’a pas le même sens dans les deux prémisses. Dans la première prémisse, si elle est vraie et doit donc être admise, « ce que tu n’as pas perdu » veut dire en effet strictement « ce que tu as eu et n’a pas depuis lors cessé d’avoir ». Dans la deuxième prémisse, si elle est vraie et doit donc être admise, « ce que tu n’as pas perdu » a un sens différent et plus large qui peut être « ce qu’il ne t’est pas arrivé de perdre, que tu l’aies pu, parce que tu avais la chose, ou que tu ne l’aies pas pu, parce que tu ne l’avais pas ». Or ce deuxième emploi est parfaitement légitime. Je peux dire que je n'ai pas eu d'accident de moto, même si je n'ai jamais fait de moto et bien que le fait d'avoir un accident de moto implique d'avoir fait au moins une fois de la moto. Ce faux syllogisme n'est-il donc pas tout simplement un paradoxe, c’est-à-dire un jeu de mots ? On est en présence de l'emploi d'un mot dans un sens inattendu, ce caractère inattendu dans le contexte n'étant pas signalé, ni par conséquent perçu comme tel. Son caractère de sophisme ne tient-il pas seulement à l'intention de son auteur (et à la connaissance qu'il a du jeu de mot qui fait tout le sel de sa formule) ? Quelle est la différence entre un jeu de mot et un paradoxe ? Entre un paradoxe et un sophisme ?

vendredi 22 avril 2005

Chrysippe, pornographe.

Commençons par répéter l’hommage ironique que je rends de temps en temps à Robert Genaille :
« Dans son livre Sur les physiologies antiques, Chrysippe raconte des saletés sur Héra et sur Zeus, écrivant en 600 vers, des choses que personne ne pourrait dire honnêtement. C’est là, disent-ils, une histoire éhontée qu’il a écrite, et, bien qu’il la loue comme naturelle, qui convient mieux à des débauchés qu’à des dieux. » (VII, 187)
Richard Goulet rectifie :
« Dans l’ouvrage Sur les anciens physiologues , il décrit de façon obscène une représentation des rapports entre Héra et Zeus, disant vers les lignes 600 ce que personne ne répéterait sous peine de se souiller la bouche. Il décrit en effet, à ce qu’on rapporte, cette histoire de la façon la plus obscène, même s’il en fait l’éloge comme porteur d’un enseignement physique ; elle convient en effet davantage à des prostituées qu’à des dieux. »
D’une traduction à l’autre, Chrysippe perd en prolixité mais reste accusé d’avoir décrit les dieux comme s’ils n’en étaient pas. Cependant son récit ne porte pas directement sur le couple divin, mais sur un tableau le représentant : la dimension sacrilège diminue déjà, même s’il semble ne pas avoir utilisé des euphémismes mais des mots crus pour rendre compte de cette peinture. J’aimerais bien savoir de quel enseignement physique est porteuse cette histoire (au passage pourquoi Goulet choisit-il donc le masculin « porteur » ?) Si quelque lecteur a accès au Stoicorum Veterum Fragmenta de H. von Arnim, qu’il me dise ce qu’il trouve à ce sujet dans le deuxième volume p. 1072-1074 ! Mais que signifie sous la plume d’un stoïcien la description osée d’un tableau osé ? S’il s’agissait d’un disciple d’Epicure, je serais perplexe car l’école épicurienne a dépeint les dieux comme d’éternels sages unis par l’amitié, modèles des hommes (cf la note du 14-02-05). Un épicurien ignorerait une telle image qui le confirmerait seulement dans la certitude que le commun des hommes se représente les dieux sur leur modèle. Mais le stoïcisme, lui, est allé plus loin dans la mise en question du polythéisme : les dieux n’existent pas. La représentation du couple divin est en réalité la représentation de rien du tout car il n’y a pas de personne divine. La dénonciation de l’anthropomorphisme naïf est radicale :
« Dieu est un être vivant immortel, rationnel, parfait ou bien un être intelligent vivant dans la béatitude, ne pouvant recevoir en lui rien de mauvais, exerçant une providence sur le monde et sur les êtres qui sont dans le monde. Il n’a cependant pas de forme humaine. » (VII, 147)
Ce Dieu vivant « qui pénètre à travers toutes choses » reçoit des noms différents selon la partie de la nature qu’il organise : s’il s’agit de l’air (qui se dit en grec aera), on l’appellera Hera. La déesse n’est donc qu’une personnification de l’air. Il en va de même pour Héphaïstos, allégorie du feu, Poséidon qui symbolise l’eau et Déméter, image de la terre. Quant à Zeus (Zena), il est la cause de la vie (zen). Le tableau de Zeus et d’Hera faisant l’amour n’est pas sacrilège aux yeux du stoïcien, puisque ces noms ne renvoient à aucune personne divine (qu’on pourrait rabaisser au rang des prostituées alors qu’elle mériterait une représentation à sa hauteur). J’imagine que dans ce tableau Chrysippe n’a vu qu’une description d’un comportement amoureux humain possible, qu’il fallait décrire en termes humains et duquel il a, en pédagogue faisant feu de tout bois, tiré une leçon de science naturelle.

jeudi 21 avril 2005

Chrysippe, nécrophage.

C’est juste une ligne, discrète mais si intrigante :
« Au troisième livre de son traité Sur le juste vers la ligne 1000, il prescrit de manger même les morts. »(VII, 188)
Genaille se ridiculise en associant le contre-sens au comique involontaire :
« Il emploie jusqu’à mille vers à dire qu’il faut manger les morts»
Comment comprendre qu’il soit juste de manger les morts ? C’est simplement le cynique en Chrysippe qui parle. Ici on est loin en effet du respect des devoirs qui vont de pair avec l’accomplissement de telle ou telle fonction sociale. Plus tard les stoïciens abandonneront cette partie de l’héritage cynique, quitte à détourner de leur sens les pratiques usuelles. Il faut bien relever que l’anthropophagie est ici prescrite et non seulement licite. Ce serait une fausse piste de penser qu’il s’agit ici de ce que Lévi-Strauss appelle une anthropophagie positive, comme celle décrite par Pierre Clastres dans la Chronique des Indiens Guayaki. Dans cette ethnie, d’ailleurs sévèrement réprimée par les missionnaires chrétiens, les morts sont mangés par leurs proches afin de les préserver des mauvaises influences. Il ne s’agit pas ici d’une forme inhabituelle d’inhumation mais du refus de tout rite funéraire. Quel qu’il soit, le rite est un usage arbitraire qui n’a en lui-même aucune valeur éthique. La participation aux rites civiques n’est pas une garantie de vie bonne. Cette étrange prescription n’est donc pas à identifier à une affirmation de la valeur de l’anthropophagie mais à une négation de la valeur des rites funéraires. Alors s’éclaire l’acceptation de l’inceste :
« Dans son ouvrage Sur la république, il dit qu’on peut s’unir avec sa mère, ses filles et ses fils. » (ibid.)
Si la prohibition de l’inceste est ce qui unifie toutes les cultures quelle que soit leur diversité, comme Lévi-Strauss l’a pensé, la pratique de l’inceste n’est en aucune manière le refus de la répression, mais bien la disqualification du social dans ses fondements même. Le modèle ici n’est pas le libertin mais l’animal qui au hasard des rencontres satisfait ses besoins. Encore une fois il s’agit de mettre en relief que ce qui donne de la valeur à la vie est la vertu et que celle-ci n’est pas identifiable au respect des usages matrimoniaux ou familiaux. C’est aussi l’homosexualité qui devient équivalente à l’hétérosexualité, toutes deux radicalement neutres du point de vue moral. L’homosexualité incestueuse n’est pas doublement scandaleuse mais doublement innocente. Mais reste une énigme. Pourquoi Chrysippe n’a-t-il pas commandé la pratique de l’inceste ? Est-ce la répulsion éveillée ordinairement par la nécrophagie qu’il faut contre balancer par un commandement ? L’ordre de transgression est-il justifié là où le franchissement de l’interdit n’est en rien facilité par les tendances spontanées ? Faut-il se faire un devoir de ne pas respecter les rites s’ils ont pour eux le dégoût et la répulsion ?

mardi 19 avril 2005

Humain, trop humain, cet âne.

Je vais faire mourir un peu tôt Chrysippe mais je ne veux pas perdre de vue la vieille femme ; or, elle joue un certain rôle dans la seconde version de sa mort. En effet on sait déjà depuis longtemps que ces philosophes antiques meurent plusieurs fois : il y a, n’est-ce pas, plusieurs manières de mourir sagement et deux, voire trois morts sont tout de même d’une meilleure pédagogie. La première leçon est lumineuse :
« Alors qu’il enseignait à l’Odéon, à ce que dit Hermippe, il fut invité par ses disciples à un sacrifice. Dans cette circonstance, ayant absorbé un vin doux non coupé d’eau, il fut pris de vertige et quitta le monde des hommes au bout de cinq jours, ayant vécu 73 ans. » (VII, 184)
C’est le corps qui lâche (et déjà on savait les jambes fragiles), à part cela aucune faute, loin de là même, puisqu’il s’agit de la participation à un sacrifice. Mort dans l’exercice de ses fonctions, pourrait-on dire. En effet ce n’est pas pur conformisme de sacrifier aux dieux quand on est stoïcien :
« Les sages sont pieux, car ils ont l’expérience des coutumes qui concernent les dieux. La piété est la science du culte des dieux. De plus, les sages sacrifieront aux dieux et ils sont purs. Ils repoussent en effet toutes les fautes contre les dieux. Les dieux s’émerveillent d’eux, car ils sont sains et justes envers le divin. Seuls les sages sont prêtres, car ils ont étudié les sacrifices, les fondations, les purifications et toutes les autres institutions appropriées aux dieux (ne le prenez pas pour un bigot ! Bientôt je clarifierai ce que les Stoïciens entendent par les dieux) » (VII Exposé général des doctrines stoïciennes)
Diogène qui ne semble pas comprendre qu’on peut être sage, sans l’être à la Socrate, en monolithe imperméable à l’alcool, se moque de cette manière de quitter la scène (mais c’est systématique : à la fin de chaque vie, il se gausse, est-ce sa manière à lui de faire payer aux Illustres son obscurité ?) :
« Chrysippe eut la tête qui tourne après avoir vidé à grande gorgée la coupe de Bacchus. Il ne considéra ni le Portique, ni sa patrie, ni son âme, Mais partit vers la maison d’Hadès »( ibid.)
Ce que Diogène interprète comme une fuite à l’anglaise, c’est, pour moi, une mort fort humaine finalement, pour une fois. Mais il y l’autre. Chrysippe se rattrape ; c’est la surenchère :
« Certains cependant disent qu’il mourut atteint d’une crise de rire. Comme en effet un âne lui avait mangé ses figues, il dit à la vieille femme : « Donne maintenant à cet âne du vin pur pour faire passer les figues ». En riant trop fort il mourut. » (VII, 185)
Cet âne, c’est le contraire de l’animal que les Cyniques prenaient pour modèle et voulaient donc imiter. Alors qu’on était habitué à voir le sage jouer à l’animal frugal, voici une bête dans le rôle de l’homme gourmand. Plus exactement, Chrysippe se sert de la vieille femme pour mettre l’animal dans une situation telle qu’on dira : « Mais il se prend pour un homme cet âne ! » Un âne à qui on ferait boire du vin pur, ça serait une excellente image au fond d’un homme trop peu sage. Loin de l’identifier à l’essentielle simplicité, Chrysippe surcharge l’animal de traits humains. Si même les animaux prennent l’homme pour modèle, on peut bien rire, mais il faut avoir tous les succès d’une vie de sage derrière soi pour ne pas être troublé par cet âne fait homme. « Tout le contraire du bon âne Cléanthe, mon vénéré maître » a dû se dire Chrysippe dans un ultime hoquet.