mercredi 27 avril 2005

Pyrrhon en homme de ménage.

« Il disait, en effet, que rien n’est beau ni laid, juste ni injuste ; et que de même pour tous les attributs de ce type, aucun n’existe en vérité, mais que c’est par coutume et par habitude que les hommes font tout ce qu’ils font ; en effet, selon lui, chaque chose n’est pas davantage ceci que cela. » (IX, 1100) C’est classique de mettre en évidence la faiblesse logique du scepticisme en montrant qu’il se fonde contradictoirement sur la vérité. Si « chaque chose n’est pas davantage ceci que cela », on ne peut pas soutenir que le beau et le laid par exemple sont des valeurs davantage produites par la coutume et l’habitude que conformes à la réalité des choses. Mais les sceptiques l’ont su, d’où cette inhabituelle analogie entre les arguments qu’ils utilisent et les purgatifs : « Notre assertion aussi, après avoir aboli les autres, s’élimine d’elle-même par retournement, à l’égal des purgatifs, qui, après avoir fait s’évacuer les matières, s’évacuent eux-mêmes par le bas et sont éliminés. » (IX, 76) Cependant ce n’est pas l’incohérence du scepticisme systématique que je veux aujourd’hui mettre en relief mais la réhabilitation de la vie ordinaire à laquelle il conduit. A dire vrai, la vie ordinaire n’est en aucune façon meilleure que la vie exceptionnelle, puisqu'un tel jugement supposerait un critère absolu que le scepticisme même juge inaccessible. Le sceptique la suit à la manière dont on suit machinalement le chemin tracé devant soi : les usages quotidiens ne sont ni bons ni mauvais, ils commandent une pratique dont on n’a ni les raisons de se défaire ni les raisons d’en faire l’éloge. Accuser les sceptiques de conformisme serait ne pas comprendre leur indifférence par rapport à toutes les valeurs et toutes les vérités. Si les coutumes habituelles sont respectées, c’est seulement dans la mesure où elles permettent de faire l’économie d’une question sans réponse absolument vraie: que faire ? Il n’y a rien à faire et donc pourquoi ne pas faire le ménage ? « Il vivait en tout bien tout honneur avec sa sœur, qui était sage-femme à ce que dit Eratosthène dans son livre Sur la richesse et la pauvreté ; c’est en ce temps qu’il portait lui-même au marché, pour les y vendre, des volailles, si cela se trouvait, et des petits cochons, et faisait le ménage à la maison, en toute indifférence. On dit aussi qu’il lava lui-même un porcelet, par indifférence» Hors contexte, un tel comportement pourrait valoir comme une illustration de la condamnation de la richesse et des honneurs. Mais Pyrrhon, qui était pauvre au début de sa vie (IX, 62) et dont Diogène Laërce ne dit nulle part qu’il s’est un jour enrichi, vit comme un pauvre vit d’ordinaire, sans esclaves et en mettant la main à la pâte. Un sceptique riche pourrait tout aussi bien se faire servir par une armée de serviteurs. Le sceptique s’en tient aux apparences, non pas parce qu’il est pris à leurs pièges ( pour penser cela, il faudrait avoir à sa disposition une réalité digne de ce nom), mais parce qu’au fond il n’y a rien à trouver derrière les apparences On m’accusera, à juste titre peut-être, de surinterpréter mais je ne peux pas ne pas relever qu’à l’origine Pyrrhon était un peintre. Or, le peintre, dans la pensée platonicienne, est celui qui éloigne de l’essence des choses car il s’en tient aux apparences des réalités sensibles. Pyrrhon, lui, avant même d’être pyrrhonien, a pris le parti des apparences.

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