jeudi 7 avril 2005

Les disciples dissidents de Zénon, Ariston de Chios (1)

Si je commence par la fin, la mort que lui attribue Diogène Laërce n’est pas de bon augure :
« On rapporte qu’étant chauve il prit un coup de soleil et mourut de cette façon. » (VII, 164)
Pure passivité, cette fois ; le philosophe n’organise pas sa sortie, il est expulsé de la vie. Néanmoins Ariston n’a pas suivi Zénon comme un mouton. Cependant ses initiatives ne le conduisent pas à enrichir la doctrine mais à l’appauvrir. Appauvrissement nº1 : Zénon avait pour la première fois divisé la philosophie en trois parties, la physique (qu’est-ce que la réalité ?), la logique (comment connaître la vérité ?), l’éthique (comment bien vivre ?). Mais ces trois parties, interdépendantes, se justifiaient réciproquement et constituaient la philosophie comme un ensemble systématique : l’idée de la philosophie comme système de vérités scientifiques est en effet d’origine stoïcienne. On ne vivra bien que si on connaît la vérité à propos de la réalité. La logique fonde la physique qui justifie l’éthique, mais cet ordre n’est qu’une des manières de mettre en évidence la relation entre les parties car il semble qu’aucune position n’ait jamais défini la relation correcte à établir entre elles. En réalité, quel que soit l’endroit par où on entre dans le système, le raisonnement initial conduit petit à petit à la compréhension de la totalité. Cette indétermination se traduit par la multiplicité des comparaisons prises par les stoïciens pour faire comprendre la dimension systématique de leur doctrine :
« Ils comparent la philosophie à un animal, assimilant aux os et aux tendons la logique, aux parties plus charnues l’éthique, à l’âme la physique. » (VII, 40)
C’est à mes yeux la meilleure comparaison car si on enlève une des trois parties, il n’y a plus d’animal. L’image, en plus, met bien en évidence qu’aucune des trois parties n’est plus importante que les autres. On a malheureusement fait le deuil aujourd’hui d’une représentation si cohérente de la philosophie ! L’autre image se réfère encore au vivant mais sous une forme à mes yeux moins adéquate :
« Ou encore à un œuf : l’extérieur est en effet la logique, ce qui vient ensuite l’éthique, la partie la plus intérieure la physique. »
Enlever la coquille de l’œuf ne touche en rien ni au blanc ni au jaune - du moins si l'oeuf est cuit !- et voilà qui fait la limite de l’image ! En outre cette comparaison a l’inconvénient de suggérer que la doctrine a un cœur, un centre. La métaphore suivante a le même défaut :
« Ou bien à un champ fertile : la clôture d’enceinte est la logique, le fruit l’éthique, la terre ou les arbres la physique. »
Je pense alors à Descartes qui de cet ensemble extraira l’arbre pour symboliser toute la philosophie :
« Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale. » (Préface des Principes de la philosophie 1644)
Ici aussi il y a système mais une partie est pensée clairement comme fondamentale : la métaphysique (en clair, la connaissance rationnelle de Dieu). Retour à Ariston qui anéantit le système en disqualifiant deux des trois parties :
« Le « lieu » (topos) physique et le « lieu » logique, il les supprimait, disant que l’un nous dépasse, l’autre ne nous concerne pas et que seul le « lieu » éthique nous concerne. » (VII, 160)
Diagnostic : Ariston n’a rien compris du caractère systématique de la doctrine qu’il défend. On ne peut pas vivre conformément à la nature si on ne connaît pas la nature et on ne peut pas connaître la nature si on n’est pas en mesure de discriminer le vrai du faux ! D’où le discrédit qu’il jette sur l’étude subtile et complète que le stoïcisme fait des différents types de raisonnement :
« Il comparait les arguments dialectiques aux toiles d’araignée, lesquelles, bien qu’elles démontrent apparemment un certain art, sont inutiles. » (VII, 161)
Mais Ariston ne se contente pas de donner un coup de balai fatal dans les toiles d’araignées de la logique, c’est aussi l’éthique qu’il simplifie…

mercredi 6 avril 2005

La fin de Zénon.

Zénon disait donc que mieux vaut faire un faux pas avec les pieds qu’avec la langue mais je doute si j’en crois ce passage :
« Voici comment il mourut. En sortant de l’école, il achoppa et se brisa le doigt. Frappant la terre de la main, il prononça le vers tiré de Niobé : « J’arrive. Pourquoi m’appelles-tu ? » Et aussitôt il mourut, en retenant sa respiration. » (VII, 28)
A dire vrai, le texte doit être ambigu, car Richard Goulet prend soin de préciser dans une note que les traducteurs sont divisés : si Hicks a choisi « holding his breath », Bréhier opte pour : « il mourut subitement d’étouffement. » et Genaille a élu, comme Hübner et Cobet, un « il s’étrangla » ambigu (si un cynique est capable de se retenir de respirer, pourquoi son élève ne serait-il pas en mesure d’étrangler son corps, si on peut parler ainsi ?) En tout cas, la différence n’est pas mince : entre activité et passivité, entre maîtrise et impuissance. Confiant dans les qualités de Richard Goulet, je garde l’idée de suicide. Mais alors, pourquoi un doigt cassé lui suffit-il pour qu’il mette fin à sa vie ? N’est-ce pas beaucoup de bruit pour rien ? Sauf que Zénon est vieux et que le fracture du doigt n’a pas seulement pour cause le choc mais a aussi un sens : c’est un signe de la Providence. Qu’un épicurien serait choqué de voir Zénon transformer un événement strictement atomique en marque du Ciel ! La mise à mort volontaire n’est pas ici désertion, c’est plutôt l’accomplissement du rôle exactement comme le veut le metteur en scène. Je pense alors à Epictète :
« Comme au cours d’une traversée, quand le navire a jeté l’ancre dans un port, si tu en descends pour aller chercher de l’eau fraîche, tu peux ramasser une chose accessoire au bord du chemin, il te faut pourtant avoir l’esprit tendu vers le bateau et te retourner constamment, de peur que peut-être le pilote ne t’appelle, et que, s’il t’appelle, tu doives abandonner toutes ces choses, afin que tu ne sois pas embarqué dans le navire, ficelé comme un mouton. » (Manuel 7, trad. de Pierre Hadot)
Le faux pas traumatique, c’est l’appel du capitaine et mourir comme un mouton, c’est mourir en protestant. Ce passage me permet aussi de comprendre que, si Zénon est prompt à arriver là où la Providence lui dit de venir, c’est qu’il montre ainsi qu’il ne tient pas à ce qu’il a et qu’il perdra en mourant. Il ne perdra rien en toute rigueur, c’est plutôt lui-même qu’il conservera en mettant fin ainsi à sa vie. Il est vrai que dans les vers que Diogène Laërce lui consacre la fin prend un autre sens :
« On rapporte que Zénon de Kition mourut, alors qu’affligé par nombre des maux de la vieillesse, il fut délivré en restant sans manger. »
Si la maîtrise de soi demeure exemplaire dans cette autre version, elle semble avoir une fin hédoniste qui ne cadre guère avec l’idéal de vie stoïcien. Mais on fait erreur : si le stoïcien se suicide, ce n’est pas par amour du plaisir mais par dignité ; il y a des situations où on n’est plus en mesure d’être à la hauteur de ses exigences, qui ne sont d’ailleurs pas les siennes mais celles de la raison. Autrement dit, et pour utiliser la langue de la doctrine, quand on n’est plus en mesure de vivre conformément à la nature, on n’attend pas la mort naturelle. Il n’y aurait désertion et abandon de poste que si la situation dégradante n’était pas définitive et irréversible. Or Zénon est bel et bien dans les fers de la vieillesse. Oui, sans doute, un stoïcien aujourd’hui serait partisan de la légalisation de l’euthanasie !

mardi 5 avril 2005

Zénon et le vin.

Même s’il a eu comme maîtres Xénocrate et Polémon, modèles d’impassibilité, Zénon n’hésite pas à s’amuser :
« Il était également, à ce qu’on dit, facile à vivre, si bien que le roi Antigone venait souvent faire la fête chez lui et se rendait avec lui chez Aristoclès le citharède pour festoyer ; ensuite il s’éclipsait. » (VII, 13)
Faire la fête avec un roi, voilà qui n’a rien de cynique. Mais je me rassure en réalisant que ces banquets, dont il disparaît heureusement rapidement, sont exceptionnels :
« Antigone (de Caryste, biographe de première qualité, d’après les recherches les plus récentes) dit qu’il mangeait des petits pains et du miel et qu’il buvait un peu de vin de bon bouquet. » (ibid.)
Bien que Zénon soit loin de Diogène, disputant aux chiens un poulpe cru, ce régime alimentaire me semble constituer tout de même un ordinaire très modéré. D’ailleurs la tempérance est un trait aussi de sa vie sexuelle :
« Il recourait rarement aux services des jeunes esclaves ; une fois ou deux peut-être à ceux d’une jeune servante (ou prostituée), afin de ne pas passer pour misogyne. »
Comme ses maîtres cyniques, ce premier stoïcien n’a pas de vie privée : l’exercice de l’hétérosexualité n’est pas réalisation d’un désir, même rare ; c’est encore pédagogie ! Zénon affirme l’unité du genre humain à travers l’exception qu’il fait à sa pratique pédéraste. Cette jeune femme n’est pas réductible à sa fonction : c’est un être humain raisonnable et j’imagine que Zénon, qui ne cessait pas de philosopher, y compris dans l’exercice de sa fonction de maître, a dû aussi sagement dialoguer avec cette partenaire qui est au fond une allégorie de la Femme ou plutôt de l’Etre Humain de sexe féminin. Il n’en reste pas moins que ce Zénon, qui ne perd pas une occasion de théoriser, perd cependant le contrôle de lui dans les occasions où il festoie :
« Comme on lui demandait, dit Hippobote, pourquoi, alors qu’il était austère, il se laissait aller dans les banquets, il dit : « Les lupins aussi, bien qu’ils soient amers, s’adoucissent quand ils sont humectés. » Hécaton, lui aussi, dit au second livre de ses Chries qu’il se détendait lors de tels rassemblements. Il disait aussi qu’il vaut mieux faire un faux pas avec les pieds qu’avec la langue. » (VII, 26)
Ce relâchement est énigmatique et, en plus, justifié fort sophistiquement : car si les lupins s’adoucissent, c’est qu’ils sont humectés or, pardonnez-moi l’expression, Zénon s’humecte lui-même. J’ai du mal donc à assimiler son ivresse à un faux pas, car l’esprit de Zénon n’est pas son pied, il est libre et si, à la rigueur, un homme libre peut perdre la maîtrise de son corps, il ne peut renoncer à la maîtrise de sa parole et de ses actions qu’en perdant ipso facto la liberté. Bien sûr, si Zénon oppose la démarche incertaine de l’homme qui a trop bu à la parole relâchée et négligée, c’est qu’il assure ainsi que son laisser-aller n’est que physique, si on peut dire. Il reste que j’ai en tête le Socrate du Banquet buvant comme un trou et restant droit. A cette aune, Zénon me paraît déchoir. Qu’en est-il exactement ? Je n’ai tout de même pas la ressource de soutenir que Zénon simule l’ivresse dans les réunions où il est convenable de trop boire. Ce serait un peu fort de café. En revanche je vais faire la théorie de l’ivresse raisonnable. C’est Sénèque qui m’aide à ce niveau : dans De la tranquillité de l’âme, il fait l’éloge de la dissipation occasionnelle recréatrice. Donner sa part à la folie dans les limites que lui impose la raison évite d’être insensé, comme si dire des bêtises de temps à autre reposait de la tension d’être intelligent et aussi bien sûr permettait de rester, à la longue, fidèle à l’exigence d’être intelligent ! Ainsi Zénon, en faisant la part du diable, prend figure humaine, comme s’il avait déjà lu Pascal :
« L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. » (Pensées 574 Ed. de La Pléiade)
Bien sûr cette bête, loin d’être la bête divine et herculéenne des cyniques, est vraiment bête. Elle est celle que Diogène dépassait en jouant à l’animal. Zénon préférait, lui, la laisser jouer, le temps d’un banquet.

lundi 4 avril 2005

Zénon et l'esclave.

On le sait déjà, ce que condamne le stoïcien, c’est la servitude morale, l’assujettissement aux désirs et aux passions. Nul homme n’en est à l’abri, qu’il soit roi ou esclave. Mais aucun homme n’en est nécessairement victime : c’est affaire de volonté d’accéder à la maîtrise de soi. Il n’en reste pas moins qu’on pouvait attendre du philosophe stoïcien un comportement vis-à-vis des esclaves différents de ceux des autres maîtres. Or, je lis dans les Vies de Laërce en VII, 23 :
« Il faisait fouetter un esclave qui, dit-on, avait volé. »
Je découvre donc Zénon en maître bien ordinaire. Pas sûr. Je suis d’abord certain que c’est sans colère, ni haine qu’il afflige ce châtiment au fautif. Mais alors, demandera-t-on, pourquoi le fait-il ? On posera d’autant plus facilement cette question qu’on se rappelle le peu de cas que Zénon fait de ses avoirs, qui, en réalité, ne lui appartiennent pas en propre. Certes, un cynique ne l’aurait jamais fait, essentiellement pour avoir été, sinon esclave, du moins propriétaire de rien, si on peut dire. Zénon le stoïcien, lui, n’hésite pas à se faire justice parce qu’ « il fut le premier à employer le nom de devoir » (VV, 25) et que ce mot ne renvoie pas alors à une obligation morale mais à la fonction sociale que chacun joue dans la cité. Au maître en effet de corriger ses esclaves, s’ils ne se comportent pas comme il faut. Si Zénon n’avait pas châtié son esclave, il n’aurait pas joué correctement le rôle que la Providence lui a donné. On dira que le recours à la Fortune a bon dos et qu’il est susceptible de justifier les pires horreurs. Certainement pas : la punition est administrée raisonnablement à un homme lui aussi raisonnable. Ainsi ce n’est pas seulement un maître qui frappe un esclave mais simultanément un homme qui instruit un autre homme, comme le met en relief la suite du passage :
« Comme ce dernier disait : « C’est mon destin de voler », il dit : « Et d’être fouetté. »
L’esclave de Zénon était à demi stoïcien ; on le savait : stoïcien, il n’eût pas volé mais sa demi instruction est révélée surtout par sa référence au destin ; il pense naïvement que, s’il y a Destin, alors il n’y a ni mérite, ni démérite. Se pensant sur le modèle de la balle projetée par le fusil, il ne se juge donc pas responsable des torts qu’il cause. Mais comment les stoïciens auraient-ils pu ne pas prendre en compte le fait que nous ne sommes pas des choses et que nous nous contrôlons et nous orientons en prenant des décisions ? Ce sont donc seulement les événements physiques qui sont fatals mais la conduite de mon esprit reste libre. L’esclave aurait donc pu ne pas voler s’il avait surmonté son désir de s’approprier le bien de son maître : ce n’était pas son destin de voler mais, l’ayant fait, c’est effectivement son destin d’être fouetté. On pourrait se demander comment une décision qui a son origine dans la liberté du maître est un élément de la fatalité. La réponse est simple : ce que Zénon a voulu, c’est fouetter son élève, mais s’il l’a réellement fait, c’est par toute une série de causes physiques qui ne dépendaient, elles, pas de lui mais de la Fortune (son fouet ne lui avait pas été volé : il l’avait sous la main ; son bras n’était pas paralysé etc.). Donc, en fin de compte, même si l’impulsion à agir est libre, l’action concrète est déterminée par Dieu. Je doute que l’esclave, sous le choc des coups, ait pu ainsi philosopher (s’il l’avait fait, il aurait été un stoïcien accompli et n’aurait donc pas dû être battu !). Mais en parlant à son esclave, Zénon s’adressait sans doute à la cantonade et à la postérité, via Diogène Laërce ! Reste à expliquer deux autres lignes qui suivent de très peu le passage précédent :
« Voyant l’esclave d’un de ses disciples marqué de coups, il lui dit : « Je vois les vestiges de ton emportement »
Non, Zénon ne condamne pas dans le disciple ce qu’il approuve en lui. C’est simplement qu’il y a coups et coups ! En voyant les marques qu’a laissées la punition, il réalise que le disciple n’a pas puni en maître mais en homme enragé par l’affront. Montrant du doigt les stigmates de la victime, c’est le désordre passionnel du bourreau qu’il accuse et qui s’accuse de lui-même par l’excès et la démesure du châtiment. Le maître n’était pas maître de lui : en donnant une leçon à son esclave, il a montré qu’il n’avait pas compris la leçon de Zénon. Ce n’est pas l’arroseur arrosé mais le maître maîtrisé par sa passion !

dimanche 3 avril 2005

Zénon, fêté à Athènes mais fidèle à Kition.

Zénon n’est pas Socrate : alors que celui-ci a été légalement condamné à mort par ses concitoyens, celui-là, presque 140 ans après l’empoisonnement de Socrate, est honoré par l’Etat athénien qui lui offre et une couronne d’or et un tombeau au Céramique, à l’endroit même où l’on enterrait les soldats morts pour la patrie. Alors que Socrate a été accusé de corrompre la jeunesse, Zénon est récompensé pour avoir incité « à la vertu et à la modération ceux des jeunes gens qui venaient se confier à ses soins » selon les termes du décret que Diogène Laërce reproduit (authentiquement d’après les plus récentes études) en VII, 10. Il est félicité aussi pour avoir exhorté ces jeunes gens « aux plus belles choses, ayant offert en exemple à tous sa propre vie qui était en accord avec les discours qu’il tenait. » (trad. de Richard Goulet) Ce n’est pas seulement par sa cité d’adoption que Zénon est fêté mais par le successeur d’Alexandre, Antigone Gonatas, qui lui demande très explicitement de jouer le rôle de conseiller :
« Le roi Antigone au philosophe Zénon : Salut ! Je considère que pour la fortune et la célébrité je mène une vie supérieure à la tienne, mais je suis dépassé par ta pensée et ta culture, ainsi que par le bonheur parfait que tu possèdes. C’est pourquoi j’ai décidé de t’enjoindre de venir chez moi, persuadé que tu n’auras rien à dire contre cette demande. Toi donc, efforce-toi par tous les moyens de me rejoindre, considérant que tu seras le précepteur non de moi seul mais de tous les Macédoniens à la fois. Car il est manifeste que celui qui instruit le prince de Macédoine et le dirige vers les actes de la vertu, entraîne aussi ses sujets à se comporter en hommes de bien. Car tel est celui qui gouverne, tels deviennent – comme il est vraisemblable – dans la plupart des cas aussi ses sujets. » (VII, 7)
A la différence du décret, cette lettre n’est pas jugée authentique. Peu importe, ce qui m’intéresse en elle, c’est qu’elle illustre la conception de la bonne politique telle que Platon la présente dans la République (c’est par la transformation morale du chef de l’Etat que se réalise la meilleure des cités). C’est aussi le fait qu’Antigone offre à Zénon ce que Platon est allé chercher vainement deux fois à Syracuse à la cour de Denys. Mais Zénon refuse de moraliser les Macédoniens et délègue cette tâche à un disciple, Persaios, en invoquant sa grande vieillesse. Le stoïcisme, en la personne de Zénon, ne dérange donc pas les pouvoirs établis. En laissant de côté la référence à un changement de la mentalité athénienne, on peut partiellement expliquer ce trait par une raison doctrinale : mettant au fondement de tous les événements un Destin, une Providence, un Dieu qu’il identifie à la Raison, le stoïcisme justifie toutes les fonctions sociales et ne disqualifie pas intrinsèquement la royauté ; de même qu’il y a des manières déraisonnables de jouer son rôle d’esclave, il y a des exercices insensés du pouvoir royal. Mais cela veut dire que la position de pouvoir, quelle qu’elle soit, n’exclut pas essentiellement de la sagesse celui qui l’occupe. Zénon est donc on ne peut plus honoré : pourtant « Antigone de Caryste dit qu’il ne renonça pas à être citoyen de Kition. En effet, alors qu’il avait contribué à la restauration de l’établissement de bains et que l’on inscrivait sur la stèle « Zénon le philosophe », il demanda que l’on ajouta « de Kition ». » (VII, 13) Comment expliquer un tel attachement à la patrie alors que le stoïcisme est connu pour son cosmopolitisme et qu’il se constitue en partie grâce à l’héritage d’un cynisme qui fait du déraciné un modèle de détachement par rapport aux conventions et aux usages particuliers et donc pour cela pensés comme arbitraires ? Pas question de recourir à une explication psychologique : encore une fois, je lis ses vies non comme des faits et gestes d’hommes de chair et de sang mais comme des doctrines en action. J’imagine donc que jouer Kition contre Athènes, c’est, au fond, analogue à ne pas aller rejoindre Antigone Gonatas, une manière de remettre la grandeur temporelle à sa place. Il ne s’agit pas de mettre au plus haut la ville d’origine ( Zénon n’est pas Barrès !) mais d’empêcher que la ville d’adoption ne se prenne pour le nombril du monde ! (1)
(1) Ajout du 18-10-14 : Plutarque y a vu, lui, une incohérence : " Ce qui est contradictoire et absurde, c'est, qu'après avoir si longtemps maintenu à l'étranger leur personne et leur vie, de garder leurs noms pour leur patrie ; c'est comme si, ayant quitté sa femme pour vivre et dormir avec une autre et ayant eu des enfants de celle-ci, il ne contractait pas mariage avec elle, pour ne pas sembler avoir de tort avec la première." (Des contradictions des Stoïciens, IV, éd. de la Pléiade, p.94)

samedi 2 avril 2005

Zénon le marcheur.

De Polémon, il me reste un dernier trait à souligner :
« On dit encore que ce n’est pas assis qu’il traitait des problèmes qui lui avaient été soumis, mais qu’il argumentait tout en marchant. » (Vies et doctrines des philosophes illustres IV, 19, trad. de Tiziano Dorandi)
Marcher en enseignant n’est pas une pratique propre à Polémon. Dans le Protagoras (314e-315ab), Platon décrit ainsi le sophiste qui donne son nom au dialogue :
« Quand nous fûmes entrés, nous trouvâmes Protagoras qui se promenait sous les portiques, accompagné et suivi dans sa promenade, d’un côté par Callias (suit la liste des disciples) Il y en avait parmi ces gens, qui suivaient par-derrière, prêtant l’oreille à ce qui se disait : pour la plupart, des étrangers, cela se voyait, que Protagoras emmène avec lui de chacune des cités par lesquelles il passe, charmant ces gens à la façon d’Orphée, par le son de la voix, et c’est à la voix qu’ils le suivent, une fois pris sous son charme ! (je fais l’hypothèse que c’est précisément ce type de voix qui est l’anti-modèle de Polémon) Mais le chœur comptait aussi quelques-uns de nos compatriotes. Quant à moi, la vue de ce chœur me causa une joie extrême, par les merveilleuses précautions qu’on y prenait pour ne jamais gêner la marche de Protagoras en se trouvant par-devant lui ; mais au contraire, dès qu’il faisait demi-tour, et, avec lui, ceux qui l’accompagnaient, c’était par une belle manœuvre, bien réglée, que ces infortunés auditeurs se séparaient sur un côté et sur l’autre, puis en exécutant leur évolution circulaire, prenaient chaque fois, avec la plus grande élégance, leur place à l’arrière. » (trad. de Léon Robin)
Etrange cortège, un peu comique, où le disciple suit au sens propre celui dont il boit les paroles et où le monologue magistral se réalise symboliquement à travers cette marche sans obstacles que « le chœur » à l’unisson aménage soigneusement. Mais, si l’on en croit Alexis, poète comique cité par Diogène Laërce en III, 27, Platon aussi déambulait de long en large et si on appelle Aristote le Péripatéticien, il se peut que ce soit aussi parce qu’il avait coutume de se promener en enseignant. C’est en tout cas cette manière de professer que Zénon va adopter, comme me l’apprend Diogène Laërce dans ce passage un peu énigmatique :
« Il donnait ses cours en allant et venant dans le Portique des peintures (…) voulant ainsi que l’endroit ne soit pas encombré d’auditeurs. Car, sous les Trente, mille quatre cents citoyens avaient été tués sous ce portique. » (VII, 5)
Richard Goulet, qui traduit ces lignes, ajoute la note suivante :
« Je ne crois pas, malgré le car, que le passage veuille dire que l’endroit a été choisi par Zénon parce qu’il était déserté par les Athéniens. C’est plutôt par son habitude de parler en déambulant que le philosophe empêchait la formation d’un cercle de badauds autour de lui. »
Si Richard Goulet a raison, Zénon donne donc à la marche un autre sens que ne le faisait Protagoras. Ce n’est plus la mise en scène dynamique de la popularité, c’est une tactique destinée à décourager celui qui veut s’attacher et se fixer au maître. Tactique en tout cas bien inefficace puisque ce Portique où marche Zénon devient si connu par le nombre de disciples que Zénon attire qu’il finit par donner son nom à la philosophie qui se constitue dans ces allers et retours (stoa signifie en effet en grec le portique). Il reste que c’est sur le lieu d’un massacre de ses concitoyens que Zénon choisit de déterminer le vrai. Robert Genaille donne un éclairage inattendu sur l’élection de cet endroit :
« Il y discourait, voulant purifier ce lieu de massacres, car, sous les Trente, on y avait tué plus de quatorze cents citoyens. »
A la différence de Richard Goulet qui annihile totalement le « car », Genaille l’explicite. Mais je sais (il y a du progrès dans les traductions et Bréhier corrobore Goulet) que Genaille a beaucoup trop fait confiance à son imagination. Il faut donc renoncer à l’idée d’une parole qui, par sa rationalité peut-être, aurait l’étonnante mission d’effacer les traces d’un déraisonnable massacre. Mais pourquoi ne pas garder l’intention d’enseigner dans un endroit déserté ? N’est-ce pas un compromis entre le refus cynique de donner des leçons et l’empressement sophistique à exhiber le succès de sa parole par la foule de ses disciples ?

vendredi 1 avril 2005

Les maîtres de Zénon (3)

4) Polémon : en devenant son élève, Zénon devient l’élève de l’élève de son précédent maître, Xénocrate, mais, comme Polémon succède à Xénocrate à la tête de l’Académie platonicienne, s’attacher à lui ne revient en rien à rompre avec Xénocrate, d’autant plus que « Polémon imitait, semble-t-il, Xénocrate en tout point. » (IV, 18, trad. de Tiziano Dorandi). C’est précisément l’impassibilité de Xénocrate qui est prise comme modèle par Polémon et qui annonce à mes yeux l’apathie stoïcienne. D’abord, Polémon se convertit à la vie philosophique par le spectacle de l’imperturbabilité xénocratique :
« Un jour, à la suite d’un pari avec ses jeunes amis, ivre et le front ceint d’une couronne, il arriva dans l’école de Xénocrate. Celui-ci, nullement dérangé, continua son discours sans rien changer. Il traitait de la modération. Le jeune homme, en l’écoutant, fut peu à peu conquis. » (IV, 16)
Ce qui bien sûr a séduit Polémon, ce n’est pas seulement le thème du cours mais l’application de la leçon à la manière même de la délivrer. Rester modéré quand on fait un cours sur la modération et qu’on est dérangé par des trublions, voilà l’exploit. Et convertir, sans vouloir convertir, par le seul spectacle de soi-même, en est un autre, d’autant plus que Polémon revient de loin et est l’antithèse exemplaire de son maître :
« Dans sa jeunesse, il était tellement intempérant et dissolu qu’il gardait sur lui de l’argent pour être prêt à satisfaire ses désirs (…) Il fut même mis en accusation par sa femme qui lui reprochait de la maltraiter, parce qu’il avait des rapports sexuels avec des jeunes gens. » (IV, 16,17)
Passé à la vie philosophique, Polémon va exhiber ostentatoirement la maîtrise qu’il a de lui-même. Il montre à chaque instant qu’il est toujours identique à lui-même par sa voix qui n’était jamais troublée. Aucune circonstance ne le fait sortir de ses gonds :
« Alors qu’un chien enragé lui arrachait le mollet, il fut le seul à ne pas devenir blême. » (IV, 17).
La réalité extérieure ne mord pas sur lui ; il enregistre sans réagir ce qui bouleverse autrui :
« Et lorsque survint de l’agitation dans la ville, après s’être informé de ce qui se passait, il resta impassible. » (ibid.)
Ce silence ne vient pas de l’incapacité à s’émouvoir mais d’un pouvoir de contrôle de ses émotions, lié à la certitude, muette mais fondatrice, que ce qui arrive de l’extérieur et à l’extérieur n’a aucune importance. Même le texte homérique le laisse froid et Dieu sait ce qu'Homère représente dans la culture grecque traditionnelle :
« Un jour que Nicostrate, surnommé Clytemestre, lui lisait, à lui et à Cratès (il s'agit non de Cratès le Cynique mais du successeur de Polémon à la tête de l'Académie), quelques vers du Poète, Cratès se laissa émouvoir, tandis que, lui, resta comme s’il n’avait pas entendu. » (IV, 18)
Je trouve ici l’illustration parfaite de l’attitude que Platon recommande quelquefois d’avoir vis-à-vis d’Homère dans ses dialogues : pas d’enthousiasme, juste du recul critique. On ne s’étonnera donc pas du fait que, s’il assiste à des pièces, il n’en reste pas moins inébranlable :
« Dans les spectacles théâtraux, il ne montrait aucune forme d’émotion. » (IV, 17)
Encore une fois, comment ne pas penser en lisant ces lignes aux recommandations données par Epictète le Stoïcien dans le Manuel ?
« Aller souvent aux spectacles n’est pas nécessaire, mais si une fois l’occasion se présente, ne parais prendre parti pour personne d’autre que pour toi-même, ce qui veut dire : veuille qu’arrive seulement ce qui arrive et qu’ait seulement la victoire celui qui a la victoire, ainsi tu ne seras gêné. Abstiens-toi totalement de crier et de rire de quelque chose ou encore de t’exciter exagérément. » (33, 10, trad. de Pierre Hadot)
Imitant Xénocrate, Polémon, à son tour, convertit, comme il a été converti :
« Même sa voix restait immuable. C’est pourquoi Crantor fut conquis. »
Cette voix monotone est à mes yeux l’antithèse accomplie de la voix du rhéteur, qui, loin d’être blanche, s’échauffe et se module en fonction des émotions qu’elle vise à créer. Mais, par l’exhibition de la volonté de ne pas persuader, cette voix impassible bouleverse sur le champ.

jeudi 31 mars 2005

Les maîtres de Zénon (2)

3) Xénocrate : le texte de Laërce ne permet pas de savoir si Zénon délaissa Stilpon au profit de Xénocrate ou si, dès qu’il se détacha de Cratès, il eut plusieurs maîtres à la fois, dont Xénocrate. Ce qui retient mon attention, c’est que ce dernier a été un auditeur de Platon et que Zénon donc, tout en changeant de référence, s’inscrit nettement cette fois dans l’héritage platonicien, puisque Xénocrate succède, à la tête de l’Académie, à Speusippe, lui-même successeur direct de Platon. Le premier stoïcien renoue ainsi avec le platonisme, sans en rester à l’objet de dérision que Platon a été pour les premiers cyniques. Bien que Laërce rapporte les 75 titres de livres qu’il est censé avoir écrits (« en tout, 224 239 lignes » ajoute-t-il) et que Xénocrate ait dirigé l’Académie pendant 25 ans, on ne connaît guère sa propre pensée. Peut-être n’en avait-il pas, ce que suggère la comparaison que Platon aurait faite entre lui et Aristote :
« Il était doté d’un esprit lent, si bien que Platon, en le comparant à Aristote, disait : « L’un a besoin d’un coup d’éperon, l’autre d’un frein » et : « Par rapport à un tel cheval, quel âne suis-je en train de dresser ! » (IV, 6 trad. de Tiziano Dorandi)
Ce qui est sûr en tout cas, c’est que Xénocrate, s’il n’a peut-être pas pensé comme Platon, a bel et bien agi comme Socrate. Si l’on se rappelle l’attitude de Socrate par rapport à Alcibiade, telle qu’elle a été rapportée par Platon dans __Le Banquet__, on appréciera à sa juste mesure l’épisode suivant :
« Un jour, la courtisane Phryné voulut le séduire et prétextant qu’elle était poursuivie par quelques admirateurs, elle se réfugia dans sa modeste demeure. Dans un geste d’humanité, il l’accueillit et, comme il n’y avait qu’une seule couchette, il partagea sa couche avec elle, à sa demande. A la fin, malgré une pressante insistance, elle se leva et partit sans avoir rien obtenu. Et Phryné de dire à ceux qui s’en enquéraient qu’elle n’avait pas quitté un homme mais une statue. » (IV, 7)
Même si Xénocrate imite platement Socrate en refusant de jouir de qui est désiré par tous, il est un modèle d’impassibilité que reprendra l’école stoïcienne. Rester insensible, quelles que soient les circonstances, mais d’une insensibilité raisonnée, sans aucune indifférence pathologique, ce sera un des éléments de la norme stoïcienne. Je n’ai malheureusement pas à l’esprit un passage où quelque stoïcien se référerait à la statue comme à un idéal mais je crois que ce n’est pas indéfendable de soutenir que devenir stoïcien, c’est se transformer en statue, si l’on entend au moins par là non l’immobilité du corps mais la permanence d’une forme définie de soi. Je suis amusé par cette autre version du même exercice :
« D’autres racontent que ses disciples mirent Laïs dans son lit. » (ibid.)
J’imagine les disciples partagés entre l’admiration et le voyeurisme, jouant le rôle du maître en mettant ce dernier, comme un apprenti, en difficulté, pour bien se convaincre de la force de sa maîtrise. Pourquoi Watteau n’a-t-il donc pas peint cette scène, où les élèves cachés identifient le fait que rien ne se passe à un événement gigantesque ? Mais cette résistance au plaisir est aussi résistance à la douleur :
« Il avait une telle maîtrise de soi qu’il supporta plusieurs fois des entailles et des brûlures aux organes génitaux. » (ibid.)
Je m’interroge sur l’origine de ces blessures : j’y vois l’illustration de la modération par excellence. Me vient à l’esprit alors un exercice : prenez une zone du corps très sensible et soumettez-la à des stimuli très plaisants puis très déplaisants; si vous restez impassible, il y a en vous de la graine de stoïcien.

mercredi 30 mars 2005

Les maîtres de Zénon (1)

1)Cratès le Cynique : ce qui m’intéresse, c’est la rencontre entre Zénon et Cratès. Elle passe par la médiation d’un livre :
« Etant monté à Athènes, déjà âgé de trente ans, il s’assit chez un libraire. Comme celui-ci faisait lecture du deuxième livre des Mémorables de Xénophon, charmé, il demanda où vivaient de tels hommes. Cratès se trouva passer juste au bon moment. Le libraire le lui désigna et dit : « C’est lui qu’il te faut suivre » (VII, 2, trad. de Richard Goulet)
Or, c’est de Socrate dont parle Xénophon dans le texte en question. Bien que personnage de Xénophon, sans corps et sans présence, Socrate continue à charmer, comme il le faisait de son vivant, si l’on en croit du moins Alcibiade dans le Banquet :
« Le fait est que nous nous soucions comme d’une guigne (pardon !) des paroles des autres, fussent-ils d’excellents orateurs, tandis que, si c’est toi qui parles ou même un médiocre orateur rapportant tes propos, nous voilà tous, hommes, femmes et enfants, étonnés et ensorcelés. » (215 d, trad. de Philippe Jaccottet)
Comme Xénophon n’est pas un médiocre orateur, c’est donc presque Socrate en personne qui se trouve ressuscité par la lecture à haute voix du libraire. Que Xénon soit arrivé à Cratès par le désir d’imiter Socrate explique clairement la suite du texte de Laërce :
« De ce jour, il devint auditeur de Cratès, manifestant de façon générale une grande ardeur à l’égard de la philosophie, bien qu’il éprouvât de la honte devant l’impudeur cynique. » (VII, 2) (1)
Si, pour le libraire, Cratès est peut-être une réincarnation de Socrate, pour Zénon, il n’en est qu’un succédané ; d’où ses réticences, d’où l’épisode de la marmite de purée de lentilles, que j’ai déjà raconté (06-03-05). Certes Zénon écoute les leçons de son maître pendant dix ans mais, à la fin, il le quitte, ce qui indique bien qu’il se sent à l’étroit dans l’uniforme cynique.
2)Stilpon le Mégarique, le maître du maître : en le choisissant, Zénon en un sens remonte le courant de l’initiation car c’est de Stilpon, homme politique et philosophe, que Cratès a été le disciple. Stilpon, caractérisé par Laërce comme Socratique, même s’il le présente aussi en VI 76 en disciple de Diogène. Stilpon ressemble à Socrate en ce qu’il captive ceux qui l’écoutent ; mais, si la cause du charme socratique est largement indéterminée, celle de la séduction stilponienne est précisée : son argumentation est d’une subtilité irréfutable, d’où sa capacité à attirer à lui les élèves des autres :
« Philippe le Mégarique dit de lui textuellement : « De chez Théophraste il arracha Métrodore le théorématique (le dogmatique) et Timagoras de Géla ; de chez Aristote le Cyrénaïque, Clitarque et Simmias ; du côté des dialecticiens d’une part il arracha Paioneios à Aristide, d’autre part Diphile du Bosphore à … ; de …, fils d’Euphante, et de Myrmex, fils d’Exainetos, venus tous deux pour réfuter, il se fit des disciples zélés. » (II, 113, trad. de Marie-Odile Goulet-Cazé)
Autrement dit, devant Stilpon, tout le monde rend les armes, ce qui est d’autant plus énigmatique que, malgré les quelques pages que Laërce lui consacre, on ne connaît guère sa doctrine. Quelle qu’ait été la force de sa parole, on ne peut pourtant pas le réduire à un brillant rhéteur. Dans l’épreuve de la guerre il se comporte fort stoïquement et justifie sa conduite de manière on ne peut plus stoïcienne :
« Quand Démétrios, le fils d’Antigone, se fut emparé de Mégare, il veilla à ce que la maison de Stilpon lui fût laissée intacte et à ce que tout ce qui avait été enlevé au philosophe lui fût restitué. C’est à cette occasion qu’il voulut obtenir de lui la liste des biens qu’il avait perdus, et que Stilpon lui dit qu’il n’avait rien perdu de ce qui lui appartenait en propre : personne ne lui avait enlevé sa culture, et il avait toujours sa raison et ses connaissances. » (II, 114)
A travers ces lignes, j’entends déjà les premières lignes du Manuel d’Epictète (50-125) :
« Parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous. Dépendent de nous : jugement de valeur, impulsion à agir, aversion, en un mot, tout ce qui est notre affaire à nous. Ne dépendent pas de nous, le corps, nos possessions, les opinions que les autres ont de nous, les magistratures, en un mot, tout ce qui n’est pas notre affaire à nous. » (trad. de Pierre Hadot).
Cette admirable attitude de Stilpon n’a tout de même pas empêché Zénon d’aller écouter d’autres maîtres…
(1) Ajout du 30-09-14 : Apulée écrit dans les Florides (14) : " Hipparchia accepta toutes les conditions (de Cratès) , répondant qu'elle avait depuis longtemps assez médité, assez réfléchi, qu'elle ne saurait trouver nulle part au monde un époux et plus riche et plus beau ; qu'il pouvait donc la conduire où bon lui semblerait. Cratès alors la mena dans le portique. Là, dans l'endroit le plus fréquenté, devant tout le monde, en plein jour, il se coucha à ses côtés ; et Hipparchia s'y prêtant avec un cynisme pareil au sien, il l'eût déflorée devant tout le monde si Zénon n'eût étendu son manteau pour dérober son maître aux regards de la foule qui les entourait." (trad. Bétolaud, 1836)

mardi 29 mars 2005

Zénon le naufragé.

Diogène Laërce donne trois versions de la conversion de Zénon à la philosophie. De mon point de vue, qui revient à identifier les anecdotes biographiques à des affirmations doctrinales, elles reviennent au même : il se débarrasse sans provocation aucune du poids de l’argent. Voici la première :
« Alors qu’il importait de la pourpre de Phénicie, il fit naufrage près du Pirée. » (VII, 2, traduction de Richard Goulet)
Zénon le Chypriote est donc d’abord un négociant, fils de négociant et ce dont il fait le commerce n’est rien moins que la pourpre de Phénicie, de Tyr peut-être, la plus prestigieuse, celle qui teint les habits des plus nobles dignitaires. Je me rappelle alors de Marc-Aurèle, empereur romain, disciple très tardif de Zénon, au moment où il essaye de voir les choses comme elles sont, sans plus :
« Oui, représente-toi bien dans ton imagination, à propos des mets et de tout ce qu’on mange, que c’est ici un cadavre de poisson, là un cadavre d’oiseau ou de porc, et d’autre part que le Falerne est du suc de raisin, la robe de pourpre des poils de brebis mouillés du sang d’un coquillage. » (Pensées VI 13, traduction de Bréhier)
Que le sang des coquillages retourne là d’où il vient ! Mais c’est involontairement que Zénon se défait de cette substance extraordinaire qui l’attache à la vie ordinaire. Il abandonnera certes la tradition paternelle mais par la force des choses, si on peut dire.
Deuxième version :
« D’autres rapportent qu’il apprit le naufrage alors qu’il vivait à Athènes et qu’il dit : « La Fortune agit bien en nous poussant vers la philosophie. » (VII, 4)
Finalement, peu importe que Zénon ait été ou non dans le bateau naufragé, il n’a de toute façon pas la responsabilité de la perte de la cargaison. Mais ce qui est clair ici, c’est qu’on ne peut à la fois commercer et philosopher. Entre l’argent et la vérité, il faut choisir. On me dira que, comme le rapporte Laërce en VII, 14, « certaines fois il faisait payer une pièce de cuivre à ceux qui se tenaient autour de lui » mais nul appât du gain ici, seulement un moyen de décourager la foule des curieux :
« Si bien que par crainte de devoir payer on ne le gênait pas, comme le dit Cléanthe dans son ouvrage Sur la pièce de cuivre. »
Troisième version :
« Quelques-uns prétendent que c’est après avoir vendu sa marchandise à Athènes qu’il se tourna vers la philosophie. » (VII, 4)
Le début de 13 complète à mes yeux cette dernière description :
« On dit qu’il avait plus de mille talents quand il vint en Grèce et qu’il les plaça dans les affaires maritimes. » (Genaille aggrave le cas de Zénon en précisant ainsi la nature du placement : « il prêtait à intérêt aux armateurs. »)
Cette ultime histoire n’est guère cynique, mais elle annonce le stoïcisme de Sénèque au mille esclaves et de Marc-Aurèle pour lesquels être riche et puissant n’est pas intrinsèquement mauvais, tout dépendant de la manière dont on juge l’argent et le pouvoir. J’imagine donc Zénon agissant avec l’argent, comme on doit le faire quand on en a. C’est le devoir, l’officium, le katékon du riche négociant de placer son argent selon les règles de l’art. Je dois avouer que je suis à première vue embarrassé par les lignes suivantes :
« Il était extrêmement avare et manifestait une mesquinerie digne d’un barbare sous prétexte d’économie. » (VII, 15)
Mais ce Zénon qui compte ses sous au centime près, je l’interprèterai en casuiste: c’est l’image qu’ont de lui ceux qui, ne connaissant pas encore le stoïcisme, s’attendent à ce que le disciple de Cratès se comporte tout simplement en cynique. On me dira que ce n’est guère stoïcien de s’attacher à l’argent et on aura raison. Mais, par égard pour Zénon, je vais imaginer que sa volonté de ne pas donner plus qu’on ne doit annonce la doctrine selon laquelle chacun doit se conformer à la fonction que lui donne le Destin. Ainsi je prends au sérieux ce court passage :
« On dit également qu’il fut le premier à employer le nom de « devoir » et à traiter le sujet. » (VII, 25)
Qu’on me pardonne si je lui donne le beau rôle en imaginant que son âpreté au gain est une manière de traiter le sujet du devoir !

Commentaires

1. Le lundi 22 juin 2009, 13:43 par capucine
BONJOUR je cherche 1 disciple de Zenon en 6 lettre ELE---E .qui m'aidera ???? mamigi@wanadoo.fr
2. Le mercredi 1 juillet 2009, 17:45 par philalèthe
Je ne m'attendais pas un post de cruciverbiste. Ceci dit, vous devez faire fausse route Capucine car j'ai compulsé aux E le Dictionnaire des philosophes antiques à la recherche de votre inconnu et je n'ai rien trouvé de ressemblant en 6 lettres, disciple de Zénon ou pas d'ailleurs.
Ce qui est étrange est que le mot que vous recherchez ressemble à Élée, ville natale d'un des deux Zénon.
3. Le mercredi 1 juillet 2009, 21:22 par Cédric EYSSETTE
C'est donc un Éléate !
4. Le jeudi 2 juillet 2009, 09:28 par Philalèthe
Bravo Cédric !

jeudi 17 mars 2005

Mais qui est donc Zénon ?

En 1962, Messieurs Emile Bréhier et Pierre-Maxime Schuhl consacrent un volume de la Pléïade aux Stoïciens. Comme il se doit, ils y traduisent le livre VII des Vies et opinions des philosophes que Diogène Laërce a consacré aux premiers fondateurs du stoïcisme. Ils ont, à cette fin, corrigé la traduction datée (1933) de Robert Genaille. Disposant de ces deux versions, je me propose d’identifier Zénon à travers les premières lignes que Laërce lui consacre. C’est bien évidemment un socratique : il en a le physique. Voyez donc : 1)« cou de travers » (Genaille VII, I, 1), « cou penché d’un côté » (Bréhier) 2)« maigre, grand et noir de peau » (G. ibid.), « maigre, assez petit, noir de peau » (B). Diantre ! Le duel Clouard-Pautrat ne m’avait pas habitué à de telles contradictions. 3)« de gros mollets, et le corps flasque et faible » (G. ibid.), « de grosses jambes et un corps flasque et sans force » (B) Au fond, je pourrais aussi bien dire qu’il est physiquement un cynique, à l’image de son maître Cratès. Il en a aussi les goûts alimentaires :
« Il aimait les figues vertes » (VII, I, 1)
Du moins si je fais confiance à Bréhier car Genaille en fait plutôt un pré-épicurien (voire un épicuriste !) :
« Il aimait beaucoup, dit-on, les figues fraîches et séchées »
Gageons que Zénon est un partisan du pas mûr (je me plais à imaginer que la figue verte est à Zénon ce que la viande crue est à Diogène…). Quelques lignes plus loin m’assurent que la verdeur des figues est aimée d’abord pour son goût inusuel et non conforme aux habitudes de tous :
« Il était fort résistant et menait une vie très simple, usant d’aliments crus. » (B.VII, I, 26)
Cynique aussi son refus des dîners, même s’il n’est pas systématique. Ce qui m’étonne en revanche, c’est que les deux traducteurs s’entendent pour expliquer ce trait par son physique. Mais s’il ne participe pas aux banquets par honte de son corps, alors il a l’étoffe de rien du tout. Je préfère penser que sa faiblesse l’empêche de faire quelque chose qui, de toute façon, ne vaut rien. Cynique aussi son goût du dehors et de la lumière :
« Il se plaisait à se mettre au soleil » ( VII, I, 1)
Genaille a omis le passage : cet ancien Inspecteur Général me semble décidément être un sous-Clouard. En revanche, ce qui déjà annonce qu’il ne fera pas un disciple orthodoxe du cynisme, c’est tout à la fois sa confiance dans les oracles, son amour des livres et son respect des Anciens :
« Hécaton et Apollonius de Tyr, dans le premier livre Sur Zénon racontent qu’il demanda à l’oracle à quoi il était préférable qu’il occupât sa vie, et que le dieu lui répondit : « en devenant de la couleur des morts » ; il comprit et lut les auteurs anciens. » (B VII, I, 2)
Le trait est renforcé quelques pages plus loin en faisant cette fois l’économie de l’oracle et de la conversion :
« Démétrius de Magnésie dit, dans les Homonymes que Mnaséas son père vint souvent à Athènes pour son commerce et en rapporta à Zénon, encore enfant, beaucoup de livres socratiques ; il s’exerça donc alors qu’il était encore dans son pays. » (VII, I, 31)
J’aime bien ce passage. D’abord, à cause de l’inhabituelle référence aux livres socratiques (ce qui me rappelle une anecdote concernant une soi-disant agrégée de philosophie qui, dans les soirées mondaines, n’arrêtait pas de seriner qu’elle avait lu tout Socrate !). Ensuite, parce qu’il me confirme dans l’idée que Zénon n’est pas fait ( au sens strict) pour être cynique : en effet il n’a pas le père qui convient. C’est un ascendant du genre faux-monnayeur qui est indispensable pour faire ses premiers pas dans le cynisme, pas un père qui relie le fils à la pensée d’avant. J’expliquerai bientôt comment Zénon se remet tout de même dans le droit chemin cynique en faisant très mal le métier de son père, commerçant.

mercredi 16 mars 2005

Nietzsche et le cynisme (3)

Il serait inexact cependant d’associer exclusivement le texte nietzschéen à une déformation de la philosophie cynique. En témoigne ce passage tiré du fragment 275 de Humain, trop humain où le philosophe oppose l’épicurien au cynique :
« L’épicurien met à profit sa culture supérieure (attribution surprenante tant était légendaire l’inculture d’Epicure) pour se rendre indépendant des opinions dominantes et il s’élève au-dessus d’elles, tandis que le cynique reste exclusivement dans sa négation. Il marche comme dans des sentiers à l’abri du vent, bien protégés, à demi obscurs tandis qu’au dessus de sa tête, dans le vent, les cimes des arbres bruissent et lui décèlent quelle violente agitation règne là-dehors de par le monde. Le cynique, au contraire, circule comme tout nu, dehors dans le souffle du vent et s’endurcit jusqu’à perdre le sentiment. »
Je suis porté à penser que ces lignes, elles, mettent en relief une différence majeure entre les deux sagesses : le cynique "monte au charbon" et tire de toute contrariété de quoi renforcer sa posture démonstrative ; à la différence de l’épicurien enfermé dans son bunker amical, le cynique ne sort pas du monde et se dépouille en effet de tout, sauf du rôle de donneur de leçons. Bien sûr les épicuriens expliquent aussi mais j’ai l’impression qu’ils ne s’adressent qu’à ceux qu’ils savent à moitié convertis. Le cynique paye de sa personne, l’épicurien la soigne. Ce dernier juge le monde à l’abri de sa doctrine : qu’on pense aux premiers vers du chant II du De Natura Rerum de Lucrèce :
« Il est doux, quand les vents tourmentent de leurs trombes La mer aux vastes flots, de se trouver à terre Et d’observer de là le grand malheur d’autrui : Non que l’on ait plaisir à voir quiconque a mal, Mais voir de quels malheurs on est soi-même exempt, C’est cela qui est doux. Est doux, également, De regarder la guerre, avec ses vastes champs De batailles rangées, sans courir de danger. Mais le plus doux encore est de tenir les temples Qu’a fait venir au jour l’enseignement des sages, Bien défendus, sereins, d’où l’on puisse porter Son regard vers en bas et voir au loin les autres Errer à l’aventure et chercher au hasard Le chemin de la vie, rivaliser d’esprit Viser à la noblesse et faire jour et nuit Un colossal effort pour monter au sommet De la richesse, et pour être maître des choses. » (Traduction de Bernard Pautrat)
C’est bien des cyniques que les stoïciens ont hérité leur constante volonté de transformer les hommes et de les amener sur les chemins de la raison. Enfin Nietzsche rend un magnifique hommage au cynisme en écrivant dans Ecce Homo (1888) dans la troisième partie Pourquoi j’écris de si bons livres :
« Il n’existe nulle part une espèce de livres plus fière et plus raffinée tout à la fois. Ils atteignent ça et là le comble de ce qui peut être atteint sur la terre : le cynisme »
Il est clair qu’ici le cynisme ne désigne plus l’histrionisme de sa propre médiocrité, mais l’excellence exceptionnelle et pour cela scandaleuse. Ces lignes ultimes ne sont-elles pas éclairées par cet autre texte plus ancien tiré de la 2ème Considération Inactuelle (1874) ?
« Nos penseurs académiques ne sont pas dangereux, car leurs idées se développent plaisamment dans la routine, de la même façon que l’arbre porta ses fruits. Ils n’effrayent point, ils ne font rien sortir de ses gonds et, de toute leur activité, on pourrait dire ce qu’objecta Diogène lorsqu’on loua un philosophe devant lui : « Qu’a-t-il donc à montrer de grand, lui qui s’est si longtemps adonné à la philosophie sans jamais attrister personne ? » En effet il faudrait mettre en épitaphe sur la tombe de la philosophie d’Université : « Elle n’a attristé personne. » Mais c’est là plutôt le louange d’une vieille femme que celle d’une déesse de la sagesse et il ne faut pas s’étonner si ceux qui ne connaissent cette déesse que sous les traits d’une vieille femme sont très peu hommes eux-mêmes et si, comme de juste, les hommes puissants ne tiennent plus compte d’eux. »(Schopenhauer éducateur)
Je finirai sur cette image de la philosophie : non pas une vieille femme pour des hommes à la raison peu assurée mais une divinité qui se fait craindre de tous, même des pouvoirs les mieux assurés…Bien sûr il faut être un peu naïf pour oser comparer aujourd’hui la philosophie à une déesse de la sagesse, alors que tant de philosophes, et Nietzsche le premier, ont tout fait pour démystifier et le divin et la sagesse !

mardi 15 mars 2005

Nietzsche et le cynisme (2)

C’est dans le fragment 26 de Par-delà le bien et le mal : prélude à une philosophie de l’avenir (1886) que Nietzsche donne de la pratique cynique une interprétation ingénieuse mais radicalement fausse (on me trouvera bien prétentieux: je défends la position qu’on ne doit pas vénérer les textes canoniques et leur donner à tous raison mais ne pas hésiter, quand c’est possible, à dénoncer les erreurs qu’ils contiennent ; je reconnais que j’ai mis longtemps à sortir de l’idée qu’il n’y a pas de progrès en philosophie et que, de même qu’ en art on ne doit pas plus apprécier Picasso que Michel-Ange, en philosophie on ne doit pas mettre les derniers penseurs au-dessus des plus anciens. On jugera aussi cette position bien étrange si l’on se souvient que j’appelle à travers ces notes les philosophes antiques à notre secours, mais encore une fois je ne les pense pas comme des lumières du passé pour sortir des obscurités de notre présent mais comme des moyens de diversifier notre pensée et si possible de la rendre plus vraie. Pour parler en termes d’escalade, ils ne montrent pas la Voie, mais des voies pour s’attaquer aux parois de la vie et, comme ils sont souvent privés de voix, moi, qui les ai un peu entendus, je les fais parler). Que dit donc le grand Nietzsche (car il ne s’agit nullement de communiquer ici l’idée que le nietzschéisme dans l’ensemble est dépassé !) dans ce fragment ? Il y oppose l’homme d’élite à « la foule, à la multitude, à l’humanité presque entière ». « Instinctivement » (voici un adverbe nietzschéen, tant il y a d’instincts différents chez Nietzsche !), l’homme d’exception tend « à se retirer dans le secret de sa tour d’ivoire ». Mais, s’il veut étudier l’homme, il devra se mêler à la foule :
« Celui qui, dans son commerce avec les hommes, ne passe pas par toutes les couleurs de la souffrance, qui ne verdit et ne blêmit pas d’écoeurement, de dégoût, de compassion, de mélancolie, de solitude, n’est assurément pas un homme d’un goût très élevé ; mais s’il n’assume pas de son plein gré tout ce fardeau et toute cette misère, s’il les esquive à tout jamais et reste, comme je l’ai dit, fièrement caché dans sa tour d’ivoire, alors une chose est sûre : il n’est pas fait pour la connaissance, il n’en a pas la vocation. » (j’ai l’impression que, dans ce passage, Nietzsche transpose en termes philosophiques des préjugés sociaux, tant ces hommes écoeurants évoquent « les hommes du peuple », mais j’arrête de jouer à Pierre Bourdieu lisant Heidegger !)
C’est donc dur, quand on est si haut, de s’abaisser : heureusement que les cyniques sont là pour faciliter la tâche !
« S’il a de la chance, comme il convient à un enfant chéri de la connaissance, il rencontrera des aides qui abrègeront et allègeront sa tâche, - je veux dire des « cyniques » (les guillemets veulent-ils dire que Nietzsche sait qu’il ne parle pas des cyniques historiques ? Je ne crois pas car rien dans les œuvres ne suggère sa capacité de rendre justice correctement à ce qu’il appelle leur « vulgarité »), ceux qui tout bonnement reconnaissent et acceptent en eux l’animal, la vulgarité, la « règle », et qui pourtant ont assez d’esprit et de « tempérament » pour se sentir l’irrésistible besoin de parler d’eux et de leurs semblables devant témoins ; parfois ils se vautrent même dans leurs livres comme sur leur propre fumier. Le cynisme est l’unique forme sous laquelle les âmes vulgaires touchent à la droiture, et l’homme supérieur, en présence des cyniques les plus grossiers comme des plus raffinés, doit tendre l’oreille et se féliciter chaque fois que le bouffon sans vergogne et que le satyre scientifique s’expriment devant lui. »
Autrement dit, le cynique, c’est l’homme trop moyen pour être supérieur, mais assez supérieur tout de même pour se distancier de sa médiocrité en l’exhibant comme un spectacle. Je ne retrouve pas là les cyniques : leur comportement scandaleux (je pense à la pétophilie cratésienne) n’est pas du tout du laisser-aller mais l’expression d’un effort surhumain pour se conduire animalement, ce qui veut dire simplement. Le cynique ne s’accuse pas, on pourrait bien plutôt lui reprocher son absence totale d’humour et de doute concernant sa valeur. Il est tout ironie dirigée contre les autres !

lundi 14 mars 2005

Nietzsche et le cynisme (1)

C’est bien connu : en général, il n’y a pas pire commentateur d’un philosophe qu’un autre philosophe. Ce sont les historiens de la philosophie qui rendent justice aux philosophes, pas les prétendants au titre. Une nouvelle philosophie se bâtit sinon sur les ruines du moins sur les failles des autres ; or, prendre le temps de comprendre une philosophie de l’intérieur, c’est très souvent commencer à voir le monde avec les yeux du philosophe ; à ce jeu, indispensable pour l’intelligence des systèmes, on perd ses propres yeux ; certes on y gagne une vue plus aiguë mais les concepts et les positions auxquels on devient sensible sont ceux d'un autre dont on hérite en analysant minutieusement la philosophie dans laquelle on se spécialise. Cela ne veut pas dire qu’il suffit de trahir une philosophie pour en créer une autre, mais qu’il n’y a pas de nouveauté en philosophie sans, en même temps, l’apparition d’une perspective qui généralement ne rend pas justice à certaines philosophies plus anciennes. C’est ainsi que Diogène est mis au service d’un étrange passage nietzschéen (à la fois ouvriériste et anti-marxiste) dans le fragment 457 de Humain, trop humain : un livre pour les esprits libres (1878-1879)*. Point de départ de la réflexion nietzschéenne :
« Diogène fut un temps esclave et précepteur domestique »
Loin d’être une invention de Ménippe, ce statut a pour Nietzsche valeur d’une véritable profession de foi : s’il est esclave, c’est pour montrer que l’honneur d’être un homme libre n’est pas une valeur. Jusque-là rien à redire, la thèse est bien cynique. Mais subrepticement Nietzsche enrôle Diogène dans un combat qui n’est pas le sien, en identifiant fort sophistiquement « honneur d’être un homme libre, un maître » avec « dignité humaine », ce qui lui permet alors d'interpréter la posture de Diogène comme dénonciation de la valeur accordée à la dignité humaine. Raison de la dénonciation : c’est la « vanité chérie » qui fait revendiquer le droit à être traité dignement. En sourdine, j’entends une version de la chanson nietzschéenne : les thèses démocratiques modernes sont l’expression de la vanité. Mais ce que dit Nietzsche explicitement dans ce fragment, c’est que ce combat pour la dignité conduit à des prises de positions anti-esclavagistes qui dépassent les clivages politiques (rien à redire jusque-là) et tend à assimiler l’esclavage à la situation la pire pour un être humain (qui dirait le contraire en effet ?). En réalité, l’esclave n’est privé de rien, au sens strict, puisque être reconnu comme un homme (libre) n’est pas une vraie valeur. En revanche (coup de tonnerre !) c’est bien plutôt l’ouvrier moderne, privé de sécurité, d’emploi, de plaisirs de toute espèce, dont la condition est horrible. Et voilà, le tour est joué : Diogène, par sa vie, soutient l’étrange position selon laquelle la vie d’ouvrier est pire que celle d’esclave. Diogène donc dans le camp anti-marxiste, si l’on se rappelle que Marx qualifie le prolétaire de « travailleur libre » (dans la mesure où il peut choisir à qui vendre sa force de travail) par rapport à l’esclave, qui représente l’exploitation maximale du travail d’autrui. Cette étonnante réhabilitation de l’esclavage est-elle bien peu conforme au cynisme ? Oui, sans hésitation, car si les cyniques ne déprécient pas les esclaves, c’est parce qu’ils pensent que les statuts sociaux ne sont pas des « marqueurs » de la dignité et non pas parce qu’ils jugeraient que la revendication d’être traité comme un homme ne serait rien de plus que l’expression de la vanité. Mais je présenterai demain une trahison bien plus flagrante.
  • « Esclaves et ouvriers. Le fait que nous attachons plus de prix à la satisfaction de notre vanité qu’à tout autre avantage (sécurité, emploi, plaisirs de toute espèce) se montre à un degré ridicule en ceci, que chacun (abstraction faite de raisons politiques) souhaite l’abolition de l’esclavage et repousse avec horreur l’idée de mettre des hommes dans cet état : cependant que chacun doit se dire que les esclaves ont à tous égards une existence plus sûre et plus heureuse que l’ouvrier moderne, que le travail servile est peu de choses par rapport au travail de l’ouvrier. On proteste au nom de la « dignité humaine » : mais c’est, pour parler plus simplement, cette vanité chérie qui regarde comme le sort le plus dur de n’être pas sur un pied d’égalité, d’être publiquement compté pour inférieur. Le cynique pense autrement à ce sujet, parce qu’il méprise l’honneur ; et c’est ainsi que Diogène fut un temps esclave et précepteur domestique. »

dimanche 13 mars 2005

Les cyniques dont je ne parlerai guère (2)

Et voici les derniers :
4) Favorinus d’Arles, « rhéteur et sophiste gaulois » (Larousse), élève du précédent, maître du maître de l’empereur Marc-Aurèle, exilé par Hadrien et faisant contre mauvaise fortune bon cœur, se transfigurant en cynique. Larousse ne dit rien de cette disgrâce et en fait un sinistre courtisan :
« On raconte qu’après avoir longuement argumenté, Favorinus donnait toujours raison à l’empereur pour ce motif qu’un homme qui commande à 30 légions est un homme qui ne saurait avoir tort » (Tome 8, 1872)
5) Démonax, au nom étrange entre démoniaque et Fantomas, fils de famille débauché par les leçons de Démétrius et d’Epictète (le cynisme et le stoïcisme, jusqu’à un certain point, bonnet blanc et blanc bonnet ?), Diogène ressuscité :
« A un orateur qui ne déclamait que de bien piètres choses, il conseillait de s’exercer et de se rompre à cet art. « Mais je me parle tous les jours à moi-même » dit l’autre. « Il est bien naturel alors, reprit Démonax, que tu parles si mal, puisque tu t’en rapportes à un auditeur stupide ! » (Lucien de Samosate Vie de Démonax)
« Ce philosophe, arrivé à un âge très-avancé, se laissa mourir de faim » (Larousse Tome 6, 1870)
6) Oenomaüs de Gadara, qui me fait penser un peu au Spinoza du Traité théologico-politique, dans la mesure où il démystifie, certes non la Bible, mais les oracles et les prophéties. Il me plairait bien de trouver dans ce dictionnaire si anti-clérical quelques lignes louangeuses, mais je suis surpris car Larousse reproche à ce cynique d’être vraiment trop irrespectueux:
« On prétend qu’ayant été trompé par l’oracle de Delphes, il voulut se venger (cela commence mal, par une passion mal cotée) en déconsidérant les oracles en général ; il aurait écrit dans ce but un pamphlet intitulé Les charlatans dévoilés , dans lequel il mettait à nu les superstitions en usage dans les temples où se rendaient les oracles et persiflait en même temps les superstitions en vogue (Pierre Larousse doit écrire vite, il se répète !). Le ton cynique et les détails grossiers contenus dans cet ouvrage, si on peut en juger par un morceau cité dans la Démonstration évangélique d’Eusèbe (alliance tactique entre Larousse et Eusèbe mais prudence du premier), montrent ce précurseur de Lucien sous un jour assez défavorable ; il ne se moque pas seulement de la superstition ; il s’applique à tourner en ridicule les meilleurs sentiments du cœur humain, à commencer par la décence. Au besoin, sa raillerie n’épargnait pas plus Antisthène et Diogène, chefs de la secte à laquelle il appartenait, que ses adversaires. Il voulait être libre même sous le rapport du respect qu’il leur devait, disait-il. Il partait du principe que la liberté est le principe (sic) du bonheur et de la vertu. Cela peut être admis en théorie ; mais l’application qu’il en faisait ne lui a pas acquis d’estime parmi les anciens. » (Tome 11, 1874)
Cela me semble le cynisme par excellence de tourner en dérision les maîtres ès cynisme. Merci en tout cas à Pierre Larousse d’avoir rapporté la passion cynophage d’Oenemaüs. Il lui donne à mes yeux la perfection de l’ultime disciple, dévoreur de sa propre tradition, cynique anti-cynique, cynique post-cynique.