mardi 9 janvier 2007

Addenda: Hipparchia, Cratès, Diogène et Saint-Augustin ou la contestation cynique revue à la baisse.

L’article que Jesús María García Gonzalez et Pedro Pablo Fuentes González ont consacré à la philosophe cynique Hipparchia dans le troisième tome du Dictionnaire des philosophes antiques (p.742-750) attire mon attention sur un texte de Saint-Augustin. Explorant en effet la meilleure source concernant Hipparchia, précisément les Socratis et Socraticorum Reliquiae de l’italien Gabriele Giannantoni, les deux auteurs espagnols relèvent que ladite source ne mentionne pas « l’opinion d’Augustin Cité de Dieu XIV 20 (« De vanissima turpitudine Cynicorum ») pour qui la consommation publique du mariage d’Hipparchia et de Cratès n’a pas eu lieu en réalité parce qu’il serait impossible d’éprouver le désir sexuel sous les regards d’autrui. »
Rappelons d'abord le texte de Diogène Laërce:
" La jeune fille choisit (de pratiquer le même genre de vie que Cratès). Après avoir pris le même vêtement que lui, elle circula en compagnie de son mari, eut commerce avec lui en public et se rendit aux dîners." (VI 97)
La publicité des actes traditionnellement privés est conforme à la tradition contestataire inaugurée par Diogène de Sinope ("Il avait l'habitude de tout faire en public, aussi bien les oeuvres de Déméter (manger) que celles d'Aphrodite." VI 69). Elle est d'autant plus scandaleuse qu'Hipparchia est une femme dont la destination conforme au nomos et à la doxa est de rester à l'intérieur de la maison.
Apulée (125-180) a donné, avant Laërce, une version plus précise de la relation conjugale en question:
" Cratès mena Hipparchia dans le portique. Là, dans l'endroit le plus fréquenté, devant tout le monde, en plein jour, il se coucha à ses côtés et Hipparchia s'y prêtant avec un cynisme pareil au sien (je me rappelle que dans les Entretiens III 22 76 Epictète dit d'elle qu'elle est "un autre Cratès") , il l'eût déflorée devant tout le monde, si Zénon n'eût étendu son manteau pour dérober son maître aux regards de la foule qui les entourait." (Florides trad. de Bétolaud 1836)
Bref, le fait est bien connu, je suis donc pressé de consulter le passage de Saint-Augustin supposé s'y référer. Lisons-le (je cite d'abord la fin du chapitre antérieur où le philosophe tient à distinguer la colère de la concupiscence, qui, elle, manifeste la fâcheuse indépendance du corps par rapport à la volonté):
"Lorsque, dans la colère, nous frappons ou injurions quelqu’un, c’est bien certainement la volonté qui meut notre langue ou notre main, comme elle les meut aussi lorsque nous ne sommes pas en colère; mais pour les parties du corps qui servent à la génération, la concupiscence se les est tellement assujetties qu’elles n’ont de mouvement que ce qu’elle leur en donne: voilà ce dont nous avons honte, voilà ce qu’on ne peut regarder sans rougir; aussi un homme souffre-t-il plus aisément une multitude de témoins, quand il se fâche injustement, qu’il n’en souffrirait un seul dans des embrassements légitimes
CHAPITRE XX.
CONTRE L’INFAMIE DES CYNIQUES.
C’est à quoi les philosophes cyniques n’ont pas pris garde, lorsqu’ils ont voulu établir leur immonde et impudente opinion, bien digne du nom de la secte, savoir que l’union des époux étant chose légitime, il ne faut pas avoir honte de l’accomplir au grand jour, dans la rue ou sur la place publique. Cependant la pudeur naturelle a cette fois prévalu sur l’erreur. Car bien qu’on rapporte que Diogène osa mettre son système en pratique, dans l’espoir sans doute de rendre sa secte d’autant plus célèbre qu’il laisserait dans la mémoire des hommes un plus éclatant témoignage de son effronterie, cet exemple n’a pas été imité depuis par les cyniques ;- la pudeur a eu plus de pouvoir pour leur inspirer le respect de leurs semblables que l’erreur pour leur faire imiter l’obscénité des chiens. J’imagine donc que Diogène et ses imitateurs ont plutôt fait le simulacre de cette action, devant un public qui ne savait pas ce qui se passait sous leur manteau, qu’ils n’ont pu l’accomplir effectivement; et ainsi des philosophes n’ont pas rougi de paraître faire des choses où la concupiscence même aurait eu honte de les assister. Chaque jour encore nous voyons de ces philosophes cyniques : ce sont ces hommes qui ne se contentent pas de porter le manteau et qui y joignent une massue (symbole d'Hercule, héros des cyniques) or, si quelqu’un d’eux était assez effronté pour risquer l’aventure dont il s’agit, je ne doute point qu’on ne le lapidât, ou du moins qu’on ne lui crachât à la figure. L’homme donc a naturellement honte de cette concupiscence, et avec raison, puisqu’elle atteste son indocilité, et il fallait que les marques en parussent surtout dans les parties qui servent à la génération de la nature humaine, cette nature ayant été tellement corrompue par le premier péché que tout homme en garde la souillure, à moins que la grâce de Dieu n’expie en lui le crime commis par tous et vengé sur tous, quand tous étaient en un seul." (traduction disponible sur www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/)
Ce passage m'étonne à plus d'un titre: d'abord parce que, ne mentionnant pas le couple Cratès-Hipparchia, il illustre la référence à l'union sexuelle par la pratique de la masturbation ("(Diogène) se masturbait constamment en public et disait: "Ah! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim !" VI 69); ensuite parce que la transgression cynique est réduite à un simulacre de transgression du fait que la honte est pensée par Saint-Augustin comme un sentiment naturel, nécessaire et invincible, effet du péché originel, et non, à la manière des cyniques, comme le produit de l'inculcation réussie mais au fond fragile de conventions arbitraires; enfin parce que l'action cynique est un spectacle raté au sens où la même honte des passants les retient d'imaginer l'inimaginable. Certes Saint-Augustin n'exclut pas la possibilité d'un mouvement contre-nature, mais en revanche il écarte tout net l'idée qu'une transgression réelle puisse faire école (j'en déduis que si Diogène a pu avoir des disciples, c'est parce qu'ils ont vu qu'il ne faisait que semblant).
Résumons: interprétés par le Père de l'Eglise, les cyniques ont trop peu de honte pour ne pas feindre de montrer aux regards d'autrui leur concupiscence mais ils en ont tout de même trop pour la satisfaire ouvertement. Au moment même où ils mettent en scène leur rupture par rapport à la cité grecque et à ses codes, ils manifestent, contre leur gré, par la timidité insoupçonnée de leurs provocations leur appartenance au genre humain et la déchéance qu'ils partagent avec quiconque.
Hercule est décidément beaucoup moins fort que Dieu et le stoïcien Zénon finalement beaucoup plus ordinaire dans ses réticences pudiques qu'on ne l'aurait imaginé ("(Zénon) devint auditeur de Cratès, manifestant de façon générale une grande ardeur à l'égard de la philosophie, bien qu'il éprouvât de la honte devant l'impudeur cynique." VII 3)

Commentaires

1. Le mardi 9 janvier 2007, 22:28 par franssoit
Bonjour,

Je ne suis pas certain de comprendre votre article.

Diogène simulait-il, Augustin croyait-il qu'il simulait, ou Augustin prétendait-il croire celà ?

F.
2. Le mardi 9 janvier 2007, 22:50 par philalethe
Augustin croyait que Diogène simulait mais le texte de Laërce ne permet en aucune manière de donner raison à Augustin.
3. Le mercredi 10 janvier 2007, 15:31 par Nicotinamide
Votre étonnement provient du fait que les auteurs de l’article Hipparchia aient pu se tromper.

Explorant en effet la meilleure source concernant Hipparchia, précisément les Socratis et Socraticorum Reliquiae de l’italien Gabriele Giannantoni, les deux auteurs espagnols relèvent que ladite source ne mentionne pas « l’opinion d’Augustin Cité de Dieu XIV 20 (« De vanissima turpitudine Cynicorum ») pour qui la consommation publique du mariage d’Hipparchia et de Cratès n’a pas eu lieu en réalité parce qu’il serait impossible d’éprouver le désir sexuel sous les regards d’autrui. »

Vous avez souligné leur première approximation. Le héros du passage de St Augustin est Diogène, non le couple Hipparchia-Cratès. Deuxième erreur : contrairement à ce que les espagnols affirment la source concernant le passage de St Augustin se trouve bien au V B 525 du Giannantoni.

Quant à l’interprétation de St Augustin elle prête au hochement d’épaules… Est que John Duncan qui baise une morte fait semblant ? Est-ce que les millions d’acteurs de pornographie font semblant ? Cette pudeur transcendantale est brisée par l’expérience du corps de tous les jours. Ce n’est pas donc pas Diogène Laërce qui donne tort au voleur de poire mais l’observation de l’Homme tel qu’il est.
Peut-être que le cynique avait honte d’un tel comportement… mais on connaît bien la falsification et l’inversion des valeurs cher à ces philosophes : « Diogène vit un garçon rougir. Courage, lui dit-il, c’est la couleur de la vertu. » DL VI 54

Si vous croyez au père Noël, je ne peux que vous conseillez la commande du livre écrit par Isabelle Glugliermina, Diogène Laërce et le cynisme. PUS.

Peut-être que vous pourrez être intéressé par une collection de fragments cyniques. L’adresse est ci-dessous. Il faut ensuite aller sur « lien » et choisir la première adresse qui vous renverra à la collection.
sndemond.free.fr/index.ht...
4. Le vendredi 12 janvier 2007, 19:23 par philalethe
Je suis tout à fait d'accord avec vous concernant le caractère honteux de la honte pour le cynisme et votre référence à VI 54 est très opportune.
En revanche votre référence au Père Noël me laisse perplexe; j'imagine que ce n'est pas un compliment pour l'auteur du livre mais vous seriez aimable de préciser votre critique.
Merci en tout cas pour le lien mais je ne parviens pas à lire en entier les fragments.
5. Le vendredi 12 janvier 2007, 22:05 par Nicotinamide
Si vous croyez au père Noël voulait dire : si vous souhaitez vous offrir un livre, je ne peux que vous conseiller le livre de Glugliermina sur Diogène Laërce et le cynisme.

Je ne suis pas un connaisseur de manipulation informatique. En cliquant sur les chiens, normalement apparait une fenetre avec les extraits. Par exemple, en ce qui concerne Hipparchia, il y a : anthologie palatine VII 413 et DL VI 96-98. Les fragments ne sont pas exhaustifs, il manque par exemple toutes les références de la souda que l'on trouve facilement là : (suda on line) www.stoa.org/sol-bin/sear...

Avec ça, on égale la partie du Giannantoni consacrée à Hipparchia (sans parler bien entendu, des références dispersées dont parle le dictionnaire comme par exemple VB 533, VB 573 ou VH 88, 115-120 qui correspondent à des lettres pseudo-épigraphe de Diogène et Cratès. Paquet (les cyniques grecs fragments et témoignages, PUO), dans la partie Hipparchia n'a pas repris la souda. Par contre il reprend du sextus que l'on retrouve ailleurs dans le giannantoni. Ex. VH 21.
A mon avis il y aurait encore 30% des fragments qui seraient encore à traduire en français. Et à rassembler, pour déclasser Paquet !

dimanche 7 janvier 2007

Les Mauriac aux prises avec Socrate et Jésus.

A la date du 8 Juin 1943, Claude Mauriac écrit dans son journal:
"Dernier concert de la Pléiade, galerie Charpentier, hier. Arthur Honegger, Paul Eluard, tout le "beau monde" habituel. D'un programme inégal je retiens l'étonnant Socrate d'Erik Satie, où je reconnais avec émotion des pages du Banquet, de Phèdre, et surtout le récit de la mort de Socrate du Phédon, d'une belle noblesse:
"Puis il but le breuvage avec une tranquillité et une douceur admirables. Jusque-là nous avions eu presque tous la force de retenir nos larmes, mais en le voyant boire et après qu'il eut bu nous n'en fûmes plus les maîtres; malgré moi, malgré tous mes efforts, mes larmes coulèrent avec tant d'abondance que je me couvris de mon manteau pour pleurer sur moi-même, car ce n'était pas sur Socrate que je pleurais, mais sur mon malheur, en songeant à l'ami que j'allais perdre..."
La belle voix de Suzanne Balguerie, la discrétion de la musique de Satie, s'effaçaient devant le texte mais lui ajoutaient le pouvoir de leur magie incantatoire. Mon père (François Mauriac, donc) disait que ce qui le troublait dans ce drame symphonique, c'était Platon, non Satie; et dans Platon, Socrate; et dans Socrate, sa mort; et dans cette mort, celle du Christ. Tout y était déjà, et la Cène elle-même, et la douleur des disciples, et la sérénité du supplicié divin. J'ajoutai que j'avais été frappé par le son historique que rendait ce récit. Cette dette à Eusculape, que Socrate rappelle avant de mourir, c'est là un détail qui n'a pu être inventé par Platon. Les choses ont bien dû se passer ainsi. Et je songeai que Socrate avait existé, qu'il s'était senti exister, non pas en tant que surhomme, mais avec ses faiblesses d'homme, son ignorance, sa lâcheté, sa misère d'homme. Divin, pourtant. Sachant qu'on reconnaîtrait en lui un messager des dieux. Mais croyant vraiment être initié au surnaturel ? Ou faisant semblant d'être dupe ?" (Le temps immobile I p.90-91)
Bel exemple de lecture réductionniste et triplement: réduction d'une oeuvre d'art à son thème (de Socrate à Socrate), de ce thème au personnage historique homonyme (de Socrate à Socrate en somme), de ce dernier (qui cesse d'être ce qu'il est au fond dans le texte pour le narrateur, son ami) à un autre personnage historique (de Socrate au Christ), l'apparente historicité des deux ne devant pas tromper sur leur rôle en tant que signes du Transcendant (seule la dernière phrase, sur laquelle je reviendrai, donne à Socrate un relief spécifique qui l'empêche d'être une imitation de Jésus-Christ).
Donc négation de l'Antiquité païenne, transformée ainsi en annonciation. Par là même, idée d'une autre lecture, inversée simplement: le Christ comme répétition dégradée de la passion originaire, celle de Socrate. Entre les deux, non plus un gain mais une perte sévère (dois-je citer ici Nietzsche dans l'avant-propos (1885) de Par-delà le bien et le mal:"le christianisme est un platonisme pour le "peuple"" ?).
Dans les deux cas une idée douteuse peut-être, en ce que la relation Socrate/Jésus est toujours pensée dans le cadre de la relation entre le modèle et la copie.
Certes l'interprétation chrétienne du phénomène socratique a ses lettres de noblesse: au-delà de Pascal ( "Platon pour disposer au christianisme" Pensée 519 Ed. Le Guern), elle paraît remonter au Traité de la véritable religion de Saint-Augustin. On trouve d'ailleurs dans ce livre quelques lignes permettant de formuler d'une autre manière le doute exprimé par Claude Mauriac dans la dernière phrase:
"Le peuple, aussi bien que les prêtres , connaissait cette variété d'opinions sur la nature des dieux; car chacun de ces philosophes produisait au grand jour ses enseignements et cherchait par tous les moyens à les faire pénétrer partout. Et néanmoins tous ensemble, avec leurs disciples également animés de sentiments opposés, assistaient aux mêmes sacrifices sans que nul s'y opposât. Je n'ai point à dire lequel d'entr'eux était plus près de la vérité; mais ce qui paraît ici très-évident, c'est qu'ils se prêtaient avec le peuple à des actes religieux bien différents de ce qu'ils disaient à ce même peuple dans leurs enseignements particuliers." (Oeuvres complètes T.III 1843 trad. de l'abbé Joyeux)
Claude Mauriac, me semble-t-il, suggérait (contre l'interprétation de son père ?) que Socrate (tel le législateur dans le Contrat Social de Rousseau ?) avait peut-être habillé de polythéisme une pensée toute humaine et simplement rationnelle absolument. Saint-Augustin, lui, pointe la contradiction entre deux allégeances religieuses, l'une aux faux dieux, traduite par la pratique unanime des rites païens (le coq d'Esculape), l'autre au vrai dieu, explicite dans le discours philosophique.
Qui détient la vérité ? Reste qu'il est difficile de faire abstraction de la référence aux dieux dans les paroles de Socrate, au point que c'est toujours forcé de le présenter en incarnation de la raison pure ("le miracle grec").

Commentaires

1. Le mardi 9 janvier 2007, 20:11 par julien dutant
Moi aussi, en lisant: "il s'était senti exister, non pas en tant que surhomme, mais avec ses faiblesses d'homme", j'ai penser que Claude se démarquait de François, mais ce n'est finalement pas clair.

Mon grain de sel d'externaliste/référentialiste à propos des concepts: je ne pense pas que Socrate n'est pas Socrate, i.e. qu'on doive considérer le thème de l'oeuvre et l'homme lui-même comme deux objets distincts. Par exemple, les dialogues de Platon ne mettent pas en scène un personnage fictif qui s'appelle "Socrate" et qui ressemble beaucoup à Socrate et parle un peu comme lui, mais n'est pas Socrate. Non: les dialogues de Platon mettent en scène Socrate dialoguant avec divers interlocuteurs. De même, dans la Divine Comédie, ce n'est pas un homonyme, mais Dante lui-même, qui est présenté comme visitant l'Enfer, et les personnes qu'il y rencontre ne sont pas des homonymes non plus.

Il me semble essentiel au sens, au propos et à l'intérêt de ses oeuvres qu'elles mettent en scène les personnes réelles elles-mêmes. Un étudiant qui n'aurait pas compris que Dante dans le récit est Dante l'auteur aurait manqué qqch de crucial!

(Mais comme ce point a peu à voir avec Socrate, Jésus et les Mauriac, j'en garde le développement de côté pour un prochain billet sur mon blog...)
2. Le mardi 9 janvier 2007, 21:42 par philalethe
Certes c'est Dante qui visite l' Enfer mais comme Dante lui-même n'a jamais visité l'Enfer, soit je soutiens une contradiction: "Dante a visité et n'a pas visité l'Enfer", soit je distingue le personnage littéraire Dante (comme le Marcel de la Recherche) de l'individu historique Dante. Maintenant je comprends qu'il est correct de dire: "Platon met en scène Socrate dans ses dialogues" (c'est insensé de dire: "Platon fait parler un homonyme de Socrate" - car en effet, au sens strict, un homonyme de Socrate n'est pas Socrate- ou "Dante s'imagine lui-même en Enfer"; le référent (est-ce le bon mot ?) est Socrate, mais le personnage des dialogues n'est pas Socrate, plutôt un avatar littéraire. Quand on écrit un certain genre de texte, l'individu qu'on vise en tant qu'historique est, qu'on le veuille ou non, métamorphosé en personnage littéraire (certes d'un statut tout à fait différent de celui de Madame Bovary).
Je suis gêné aussi parce que j'ai l'impression que, si j'accepte ce que vous dites, je ne pourrais plus faire la différence entre un texte de fiction et un texte historique ( quand un historien se réfère à Socrate, je ne peux tout de même pas dire qu'il aborde les dialogues socratiques comme des documents sur le Socrate qui, lui, l'intéresse et qui est l'individu historique). Vous abordez en tout cas une question très intéressante.
3. Le mardi 9 janvier 2007, 22:38 par franssoit
Bonjour,

La différence entre les dialogues avec Socrate et l'enfer avec Dante c'est que dans le premier cas, le littéraire et un "récit de dialogue réel" peuvent éventuellement être confondus. Dans le cas de l'enfer, ça parait plus difficile à imaginer.

Et aussi un homonyme de Socrate EST Socrate, mais pas le même.

Franssoit
4. Le mercredi 10 janvier 2007, 18:58 par julien dutant
"Quand on écrit un certain genre de texte, l'individu qu'on vise en tant qu'historique est, qu'on le veuille ou non, métamorphosé en personnage littéraire."

Mmm... Cela me semble ambigü entre deux positions. La première serait: Platon a voulut parler de Socrate (lui-même, le vrai), mais il a échoué, et celui qui parle dans ses dialogues est quelqu'un d'autre, appellons-le "Focrate". Focrate n'est pas Socrate, il est "littéraire" alors que Socrate est réel, mais Focrate ressemble beaucoup à Socrate, et il est une création inspirée de Socrate. La seconde serait: quand Platon écrit les dialogues, Socrate subit une "métamorphose", il est transformé en qqch de non-humain (un "personnage littéraire"). C'est donc bien Socrate qui est là, mais ses propriétés ont radicalement changé: par exemple, ce peut être une idée, sans poids, taille, épaisseur, location unique ("il vit en chacun de nous"), etc. Ou alors, il a les propriétés que la fiction lui attribue: par ex, il prononce les discours que la République lui fait dire.

Les deux versions de la position "métamorphose" sont étranges. Selon la seconde, il est faux de dire que Socrate n'a pas prononcé les discours de la République: depuis que Platon a écrit le dialogue, et que Socrate a subit sa métamorphose littéraire, il est vrai que Socrate a prononcé les discours. (Ou alors, on admet la contradiction: il est à la fois faux et vrai que Socrate a prononcé ces discours.) Selon la première, il est possible à un être humain d'être transformé en idée ou en fiction. (C'est la Rose Pourpre du Caire à l'envers!)

De l'autre côté, la première option, "Focrate" revient à dire que Platon ne peut pas mettre en scène Socrate lui-même. "Qu'il le veuille ou non", c'est quelqu'un d'autre. Mais on revient alors à la thèse de l'homonyme.

"J'ai l'impression que, si j'accepte ce que vous dites, je ne pourrais plus faire la différence entre un texte de fiction et un texte historique." C'est en effet la principale question qu'on peut se poser à propos de ma position. Mais la réponse est: pas du tout!

Commençons avec les croyances fausses. Supposons que Diogène Laërce croie à tort telle légende à propos de Socrate (il va falloir que vous trouviez un ex à ma place, désolé!). Est-ce qu'il suit pour autant que, "qu'il le veuille ou non", sa croyance ne porte pas sur Socrate lui-même, mais un être de fiction? Non, par que sinon, sa croyance serait *vraie* à propos de cet être de fiction.

Mais les croyances fausses sont juste les analogues des textes historiques faux; ne suis-je pas amené à traiter les oeuvres littéraires comme des textes historiques erronés? Non, parce que les oeuvres de fiction ne sont pas présentés comme des choses à croire, mais des choses à imaginer.

Prenez les imaginations ou suppositions "fausses", ou, comme on préfère dire, "contrefactuelles" (qui sont contraires aux faits). Par exemple, imaginez François Mauriac avec une casquette "I love NY". François Mauriac n'a probablement jamais porté de casquette de ce genre; mais est-ce qu'il suit pour autant que ce n'est pas Mauriac lui-même, mais un certain Fauriac, que vous imaginez? De même vous pouvez supposer, envisager, décrire, etc. des situations fausses qui mettent en scène des personnages réels.

La différence est que une croyance fausse est un état mental déficient: les croyances sont les états mentaux qu'on doit s'efforcer d'avoir vraies, et non fausses. Par contre, il n'y a rien de déficient à une fausse imagination, une supposition contrefactuelle, etc. C'est précisément le but de l'imagination, de la supposition, etc., que d'envisager des situations qui pourraient ne pas se produire.

De façon similaire, il n'y a rien de déficient à un texte qui dit des choses fausses de personnages réels, pourvu que le but du texte n'était pas de dire des choses vraies, mais d'imaginer ces personnages réels (eux-mêmes, les vrais!) dans d'autres situations que celles qu'ils ont réellement vécues. De la même façon qu'il est parfaitement normal de s'imaginer en couple avec la personne de ses rêves, même si cela ne devait par malheur ne jamais arriver, *pourvu* que vous ne confondiez pas rêve et réalité. (Et ce genre d'imagination peut avoir d'autres bénéfices que le simple plaisir: cela peut vous faire changer d'avis, ou envisager des moyens d'y parvenir, etc.)



5. Le vendredi 12 janvier 2007, 19:18 par philalethe
Votre réponse éveille beaucoup de réflexions. Je vous les livre à chaud en suivant votre ordre.
La première position qui présente le Socrate platonicien comme une approximation du Socrate réel me paraît tout à fait défendable ; c’est à travers une telle position qu’on jugera le film allemand « La chute » mettant en scène Hitler. On comparerait alors le portrait d’Hitler selon les meilleures sources historiques à cette reconstitution cinématographique. On dira alors : « le Hitler de la Chute est partiellement fidèle au personnage historique ». Cet énoncé me paraît défiguré si on remplaçe le Hitler de la Chute par un nouveau nom propre, du genre Fitler. Car je ne peux juger la valeur (sur le plan historique ) du personnage cinématographique que si je l’identifie à une représentation du personnage historique (je veux dire par là que c’est une représentation cinématographique d’un personnage historique : c’est Hitler vu par…, ce n’est pas un nouveau personnage Fitler).
Je ne vois pas clairement la différence entre la deuxième position et la première : quand vous parliez de Focrate, n’invoquiez-vous pas déjà un statut de personnage « littéraire » ? Mais c’est un détail. Je relève plutôt votre insistance alors à l’immatérialiser. On peut en effet identifier alors Socrate à un ensemble de textes qui ont le statut immatériel d’une œuvre (ou plus exactement ici) d’un fragment d’œuvre allographique. « Socrate vit en moi » veut dire alors que je connais par cœur des passages de Platon où il parle. Si j’imagine que je suis un des résistants de Fahrenheit 451, quand je dis cela, ça signifie que le dernier endroit où se trouve l’œuvre platonicienne, c’est dans ma mémoire. Ce n’est pas le Socrate réel qui vit en moi, c’est le Socrate traité par Platon (encore une fois je fausse tout si je dis « Focrate vit en moi »).
Je ne suis pas choqué par l’idée qu’un être humain puisse être transformé en fiction (c’est le mythe Napoléon, le mythe Einstein etc). Un homme devient légende.
Je m’explique mieux sur ce que j’ai voulu dire par « qu’il le veuille ou non » ; quand on écrit une œuvre qui ne prétend pas être historique, même si l’intention de l’auteur est d’être le plus fidèle possible au personnage réel, la simple insertion du personnage dans un récit supposément fictif le fait considérer (à juste titre) comme un personnage littéraire (quitte à s’apercevoir qu’en réalité il n’a rien du personnage littéraire). Le lecteur peut faire l’expérience inverse : réaliser que dans un texte prétendument historique un personnage a beaucoup de traits fictifs (ce qui invalide le texte alors que le texte fictif n’est pas invalidé par la découverte des traits historiques réels).
Je ne pense donc pas que le texte de Diogène Laërce fasse partie des textes qui donnent ipso facto aux noms propres historiques un statut fictionnel. A la différence de l’insertion de Socrate dans le texte d’Aristophane par exemple, la référence à Socrate dans le texte de DL bénéficie d’un effet de réalité vu le genre auquel appartient Les vies (compilation historique). Ce n’est pas la présence du nom propre Socrate dans le texte qui le fictionnalise, que DL le veuille ou non, c’est la contradiction éventuelle entre cette source prétendument historique et d’autres sources effectivement historiques.
Concernant Mauriac et sa casquette, ne faut-il pas faire la différence entre celui qui imagine et le spectateur de l’œuvre imaginée (un tableau, une photo, un film etc) ? C’est François Mauriac que j’imagine dans une situation invraisemblable, certes. Mais le spectateur se tromperait s’il disait : « c’est un portrait de F.Mauriac », il doit réaliser que même si je me réfère à l’individu historique François Mauriac, j’ai produit un François Mauriac imaginaire (si je devais préciser, je dirais que cet individu peint a à peu près les mêmes propriétés que FM plus quelques propriétés imaginaires, ici le port de la casquette. On voit ici qu’il y aurait une multiplicité d’individus à l’identité indéterminée : le haut du visage de FM suffit-il à défendre la thèse que c’est un FM imaginaire ? La présence d’un seul bouton de veste différent suffit-il pour soutenir que c’est aussi un FM imaginaire ?).
Ne voyez pas dans ces lignes plus qu'un essai de clarification à usage personnel dont vous m'avez donné aimablement l'occasion !
6. Le mardi 30 janvier 2007, 02:08 par julien dutant
Bonjour,
J'ai repris et développé les idées de ces commentaires dans un billet sur mon blog, où j'ai indiqué quelques réponses à votre dernier commentaire.
julien.dutant.free.fr/blo...

Merci pour la discussion!

samedi 16 décembre 2006

Pythagore, la vie, la sexualité.

“Il divise ainsi la vie de l’homme: “Enfant vingt ans, tout jeune homme vingt ans, jeune homme vingt ans, vieillard vingt ans. Et les âges sont dans la correspondance suivante avec les saisons : enfant (pais) – printemps, tout jeune homme (neèniskos) – été, jeune homme (neèniès)- automne, vieillard (gerôn) – hiver ». Pour lui, le tout jeune homme est l’adolescent, et le jeune homme, l’homme mûr. » (VIII 10)
Je suis déconcerté par une telle division de la vie. Hors contexte, elle pourrait donner de l’inspiration à un esprit à la Cioran: on lui ferait dire alors que l’homme passe de l’immaturité au déclin. Mais la dernière phrase du passage met sur une autre piste : quarante ans de maturation, vingt ans de maturité, vingt ans de déclin.
La note de J.F. Balaudé va dans ce sens:
« L’image (…) pourrait être celle d’une vague, s’élevant progressivement, jusqu’à l’automne, suivie d’une sorte d’effondrement final. » (p.949)
Comme c’est surprenant pourtant d’identifier à l’automne le temps de la maturité et à l’été celui de la maturation finissante !
Quelques lignes plus haut, Laërce avait déjà évoqué les quatre saisons mais au sens propre cette fois et dans un tout autre but : régler la sexualité.
« Sur l’acte sexuel, il s’exprime de la façon suivante : « On accomplira l’acte sexuel l’hiver, mais non l’été ; à la fin de l’automne et au printemps, l’acte sexuel est un peu plus léger à supporter, bien qu’en toute saison il soit pesant et sans bienfait pour la santé. » (9)
Lisant la suite, je me rappelle alors du livre de Van Gulick (La vie sexuelle dans la Chine ancienne) où il expliquait que l’homme devait pour ne pas perdre sa force se retenir d’éjaculer tout en donnant à la femme un plaisir qui ne ferait qu’accroître sa force à lui l’homme…
« Et aussi lorsqu’une fois on lui avait demandé quand il fallait avoir des relations sexuelles, il répondit. « Chaque fois que tu veux te rendre plus faible. » » (ibidem)
Beaucoup plus loin, Laërce éclaire peut-être ce discrédit jeté sur la sexualité :
« La semence est une goutte du cerveau qui contient en elle-même une vapeur chaude. Lorsque cette goutte est projetée dans la matrice à partir du cerveau, elle émet du sérum, de l’humeur et du sang, à partir desquels sont constitués les chairs, les tendons, les os, les cheveux et le corps dans son ensemble, tandis que c’est à partir de la vapeur que sont constituées l’âme et la sensibilité» (28)
L’économie de la dépense sexuelle se comprendrait ainsi sur fond de l’attribution à l’homme du plus beau rôle dans la procréation.

jeudi 14 décembre 2006

Le philosophe : un spectateur né ou un homme converti à une chasse d’un certain type ?

“ Il disait que la vie ressemble à une panégyrie (« réunion de tout le peuple pour célébrer une solennité » selon Littré): de même que certains s’y rendent pour concourir, d’autres pour faire du commerce, alors que les meilleurs sont ceux qui viennent en spectateurs, de même dans la vie, les uns naissent esclaves et chassent gloire et richesses, les autres naissent philosophes et chassent la vérité. » (VIII 8)
Que les philosophes préfèrent la chasse de la vérité à celle de la gloire et des richesses, c’est un lieu commun de la philosophie antique ; mais qu'ils naissent philosophes alors que d’autres hommes naissent non-philosophes, cela en revanche me surprend. La philosophie comme destin, c’est contraire à tant d’appels à philosopher, qu’ils soient platoniciens, cyniques, épicuriens, stoïciens… Certes le concept de destin joue un rôle dans la philosophie antique, immense dans le stoïcisme, plus mineur dans l’épicurisme, mais reste toujours préservée la possibilité de la conversion à la vie philosophique, impensable sans la maîtrise de soi.
Je repense au Ménon où Platon met en relief que même un petit esclave, s’il est guidé par les questions adroites d’un Socrate, est capable d’accoucher de vérités mathématiques universelles.
Ce passage est étrange pour une autre raison : si c’est en effet très parlant de comparer les ambitieux aux athlètes et les cupides aux commerçants, c’est plus inattendu de comparer le philosophe à un spectateur. D’abord parce que le spectateur ici se plaît au spectacle des hommes ordinaires alors que le philosophe détournerait plutôt son regard; ensuite parce qu’assister à un spectacle n’a rien d’une quête, même s’il est vrai qu’ainsi est évoquée la dimension contemplative de l’activité philosophique.
Etonnant aussi d’avoir choisi l’image de la fête qui réunit tout un peuple pour transmettre l’idée de séparations radicales au sein des hommes.

mardi 12 décembre 2006

Derechef de la hanche dorée de Pythagore.

Dans la deuxième des Considérations inactuelles (1874), pour définir l’histoire monumentale et sa dimension falsificatrice, Nietzsche évoque Pythagore d’une manière, à mes yeux, inattendue :
« Quand la considération monumentale du passé domine les autres façons de considérer les choses, je veux dire les façons antiquaire et critique, le passé lui-même en pâtit. On oublie des périodes tout entières, on les méprise, on les laisse s’écouler comme un flot gris ininterrompu dont seuls émergent quelques faits comme des îlots. Les rares personnages qui deviennent visibles ont quelque chose d’artificiel et de merveilleux, quelque chose qui ressemble à cette hanche dorée que les disciples de Pythagore croyaient reconnaître chez leur maître. » ( De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie )
A dire vrai, Nietzsche trahit le texte de Laërce qui en aucune manière ne permet de penser à une illusion de disciples fascinés. Je le rappelle :
« On raconte qu’une fois il s’était dénudé, et qu’on avait vu sa cuisse en or. » (VIII 11)
Mais, au fait, qui est ce « on » ? Se référant à Jamblique (250-330) et à sa Vie de Pythagore, il s’agirait d’Abaris l’Hyperboréen, prêtre du culte d’Apollon :
« Selon Jamblique, V. pyth. 90, Abaris, prêtre d’Apollon, de retour de Grèce dans sa patrie, après avoir récolté de l’or pour son Dieu (cf V.pyth. 141), reconnut en Pythagore Apollon lui-même et lui confia la flèche magique (en V. pyth.140, Pythagore lui prend la flèche) sur laquelle il voyageait et dont il se servait pour accomplir des purifications, éloigner les pestilences (cf Jamblique, V. pyth 135 ; 141) et détourner les vents (Porphyre, V. pyth.29). Pythagore, pour lui donner une preuve de sa divinité, lui dévoila sa cuisse en or (Porphyre, V.pyth. 28 ; Jamblique, V.pyth 135) et l’invita à rester et à instruire la communauté des adeptes. Abaris devint ainsi, à un âge déjà avancé, disciple de Pythagore (cf Jamblique, V.pyth. 142 ; dans la Souda et Schol. Plat.in Remp. 600b, le rapport maître-disciple est inversé), lequel, plutôt que d’en faire, à la manière habituelle, un auditeur pendant cinq ans, l’introduisit directement à la connaissance de ses ouvrages sur la nature et sur les dieux ; il lui enseigna également la divination par les nombres alors qu’Abaris n’avait utilisé jusque là que les entrailles des animaux (Jamblique, V.pyth 147). » (Dictionnaire des philosophes antiques Bruno Centrone T I p.45)
Pythagore y croit donc à sa jambe en or ; d’ailleurs est-il pertinent de parler de Pythagore ? Il s’agit plutôt d’Apollon apparaissant sous les traits de Pythagore. Devenant le disciple de Pythagore, Abaris reste ce qu’il est : un prêtre du culte d’Apollon. Comment préserver donc l’identité de Pythagore en le voyant comme un avatar d’Apollon ?
Et comment, en préservant son identité, ne pas en faire un maître ès supercheries ? Mais non, un regard voltairien ne convient pas du tout pour caractériser un monde où le divin et le rationnel, loin de s'opposer, se mêlent intimement.

Commentaires

1. Le jeudi 14 décembre 2006, 12:15 par 99711
En ce qui concerne le terme "Or" il signifie "la lumière" en langue hébraique, c'est le même sens que phanés pour la mystique orphique d'origine iranienne (L. Brisson). Chez le penseur juif VITAL Or-ein-sof est directement relié à une ligne droite (flèche ?). Nietzsche (lettre à Gast du 20 mai 1883) : " Aujourd'hui j'ai appris par hasard ce que signifie Zarathoustra, à savoir étoile d'Or. Ce hasard m'enchante." Ce qui est sûr ( source : Eudéme de Rhodes, élève d'Aristote) c'est que c'est par l'intermédiaire des Maguséens que les grecs connurent la religion iranienne. Ensuite, pour cacher les emprunts des cultures extérieures à Athènes, il faudra construire des mythes et des faux mystères pour le peuple... Le mythe vérouille les emprunts ou les vols de pensées entre les cultures... (PYTHAGORE = ZARATHOUSTRA)
2. Le jeudi 14 décembre 2006, 12:27 par 99711
En plus, comme c'est bientôt Noël, il est de bon ton de parler des Maguséens...
3. Le jeudi 14 décembre 2006, 19:05 par philalethe
Merci beaucoup pour ces remarques savantes mais je reste réservé par rapport au "syncrétisme ésotérique"...
4. Le jeudi 14 décembre 2006, 20:27 par 99711
Il n'y a aucun syncrétisme mais peut-être une origine commune
il n'y a rien d'ésotérique... La cabale lourianique est d'origine pythagoricienne, le pythagorisme est d'origine iranienne, il y a eu une influence croisèes entre la cuture iranienne et je judaïsme au 7e av J-C et peut être d'autres doctrines, soulévement de Pythagore pour en finir avec le culte de Mithra fondamental d'origine égyptienne (pour en donner que le lieu de développement). Quant aux Maguséens, est-ce vraiment un mélange de la culture iranienne et chaldéenne ? Mettez tout cela dans un mythe et vous avez la confiture grecque... La naissance de Jésus, par contre, est un syncrétisme car elle résume à un moment T tout le savoir disponible de l'époque...
5. Le jeudi 14 décembre 2006, 20:43 par 99711
A ce sujet, s'il y a une controverse entre les prêtres iraniens et les prêtres juifs, ce qui est en cours en Iran et ce que les journalistes nomment le révisionisme (de surface), je ne sais pas qui sera le gagnant ? Mais le socle grec risque fortement d'être détruit et, avec lui, la fausse histoire de la philosophie occidentale...

Thomas Nagel et Pythagore.

Le philosophe américain Thomas Nagel écrit dans Le point de vue de nulle part (1986) :
« On peut concevoir que le moi se déplace d’un corps à un autre, même si en réalité ce n’est pas possible. On peut également envisager la persistance du moi au-delà d’un effondrement total de la continuité psychologique – comme dans le fantasme de la réincarnation sans mémoire. » (p.43 de l’édition française)
A la lumière de ce texte, il est clair que les deux possibilités conceptuelles envisagées par Nagel ne correspondent ni l'une ni l'autre à la théorie pythagoricienne de la migration des âmes. Pythagore, lui, a formulé l’impensable : un moi qui, telle une poupée russe, en contient un autre qui en contient un autre, sachant que la première poupée russe n’attend que la mort de son corps pour se retrouver à son tour incluse dans une autre poupée et ceci sans fin ni une quelconque progression (par absence de capitalisation des mémoires). Pythagore a finalement voulu l’impossible : faire d’autrui un autre moi (au sens fort où l’esprit d’autrui serait tout entier en moi). « Je me souviens à la première personne des souvenirs d’autrui. » ainsi parle le pythagoricien. Clairement le pythagorisme repose sur une impossibilité conceptuelle.

dimanche 10 décembre 2006

Pythagore et Descartes: deux manières différentes de sortir de chez soi.

Descartes dans le Discours de la Méthode (1637) a mis en évidence la valeur relative des voyages du point de vue de la connaissance de la vérité ; les livres l’ayant à ce sujet passablement déçu, il décide de chercher la vérité ou en lui-même ou « dans le grand livre du monde » : c’est cette voie qu’il explore en premier.
Mais il ne part pas à la recherche des savants des autres pays, l’exercice de la raison spéculative et purement théorique lui paraissant corrompu par le désir de se distinguer : s’éloigner des pensées communes n’a alors à ses yeux que ce seul but ; non, Descartes est plutôt curieux de s’instruire des raisonnements des hommes de métier car ils ont intérêt, eux, à ne pas se tromper pour ne pas échouer dans leurs entreprises.
Même s’il ne le dit pas explicitement, il semble que Descartes n’ait pas plus appris à cette école qu’à celle des précepteurs. Il tire cependant de ses voyages une conscience aigue de la diversité des mœurs et se défait d’un ethnocentrisme spontané qui l’encourageait à identifier les mœurs françaises aux meilleures mœurs possibles. Mais, vu que l’étude du livre du monde dura plusieurs années, cela reste un bilan plutôt maigre. On sait que c’est en lui-même que Descartes découvrira la vérité principielle sur laquelle il prétendra fonder une philosophie nouvelle.
Pythagore d’une certaine manière anticipe partiellement le processus de formation cartésien. Lui aussi écoute d’abord les maîtres, Phérécyde de Syros (cf les billets des 7 et 8-09-05) puis Hermodamas. Mais ils ne le comblent pas:
« Comme il était jeune et avide de savoir, il voyagea hors de sa patrie, et fut initié à tous les mystères, aussi bien grecs que barbares. Ainsi donc, il se rendit en Égypte, et c’est alors que Polycrate le recommanda par lettre à Amasis (roi d’Egypte) ; il apprit même leur langue, comme le dit Antiphon dans son ouvrage Sur ceux qui se sont distingués dans la vertu, et il alla aussi chez les Chaldéens et les Mages. Ensuite, en Crète, il pénétra en compagnie d’Epiménide dans la grotte de l’Ida (lieu légendaire de la naissance de Zeus), tout comme en Égypte il avait pénétré au cœur des sanctuaires ; il y apprit les doctrines secrètes relatives aux dieux. » (VIII 3)
Comme le jeune Descartes, Pythagore quitte sa patrie mais ce n’est pas pour « fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions » (Discours de la méthode Première Partie) et s’immerger dans une quotidienneté dont il espèrerait quelque enseignement ; tout au contraire, ce sont les multiples manifestations du divin auxquelles il est attentif. Sa manière à lui de sortir de la caverne, c’est d’entrer dans une autre, tant il cherche la Vérité dans le caché et le secret.
L’ayant trouvée, loin d’imiter Descartes qui écrit en français, langue vulgaire, pour la diffuser au-delà du cercle étroit de la raison universitaire, il recréera à l’échelle de son école les manières de faire des cultes à mystères. S’il faut en croire Isocrate (-437 -338) qui certes semble ne l’avoir guère aimé, Pythagore acquiert la célébrité non par la rupture avec l’ordre religieux établi mais bien plutôt en étant consacré par lui :
« Particulièrement pour tout ce qui est rites et pratiques cérémoniales dans les sacrifices il fit montre d’un zèle plus manifeste que les autres ; car, pensait-il, même si cela ne devait rien lui valoir de plus de la part des dieux, il en retirerait une excellente réputation auprès des hommes ; et ce fut précisément le cas. En effet il surpassa tout le monde en réputation au point que les jeunes, unanimement, brûlèrent de devenir ses disciples et que les aînés, de leur côté, virent avec plus de plaisir leurs propres enfants devenir ses disciples que se préoccuper de leurs affaires domestiques » (Busiris 28-29 traduction de Daniel Delattre)
Cette jeunesse, qui s’affole autour de Pythagore, n’a sans doute pas le même esprit que celle qui plus tard s’agglutinera autour de Socrate. Plus fidèle que cette dernière à l’éthique grecque traditionnelle, elle a comme valeur la gloire. Par ce côté « tala », Pythagore est vraiment, sans le savoir encore, l’anti-cynique : faire la cour aux prêtres, se laisser initier par eux puis ensuite les imiter au point de les éclipser, voilà qui aurait répugné à un Diogène de Sinope. Mais l’entreprise pythagoricienne ne fructifia pas.
Nietzsche, qui semble avoir particulièrement aimé de Pythagore l’idée du silence de cinq ans (« Une école de l’orateur. Lorsqu’on se tait pendant un an, on désapprend le bavardage et l’on apprend la parole. Les pythagoriciens furent les meilleurs hommes d’Etat de leur temps » Aurore IV 347) commente ainsi son échec :
« Insuccès des réformes. C’est à l’honneur de la civilisation supérieure des Grecs que, même en des temps assez reculés, les tentatives de fonder de nouvelles religions grecques aient plusieurs fois échoué ; cela fait croire qu’il y eut très anciennement en Grèce une foule d’individus différents dont les multiples misères ne s’abolissaient pas avec une unique ordonnance de foi et d’espérance. Pythagore et Platon, peut-être Empédocle, et bien antérieurement les enthousiastes orphiques firent effort pour fonder de nouvelles religions ; et les deux premiers avaient si véritablement l’âme et le talent des fondateurs de religions que l’on ne peut pas assez s’étonner de leur insuccès ; mais ils n’arrivèrent que jusqu’à la secte. Chaque fois que la réforme de tout un peuple ne réussit pas et que ce sont seulement des sectes qui lèvent la tête, on peut conclure que le peuple a déjà des tendances très multiples et qu’il commence à se détacher des grossiers instincts grégaires et de la moralité des mœurs : un grave état de suspens que l’on a l’habitude de décrier sous le nom de décadence des mœurs et de corruption, tandis qu’il annonce au contraire la maturité de l’œuf et le prochain brisement de la coquille. » (Le Gai Savoir III-149 trad. de Albert révisée par Lacoste)
Bizarrement c’est à cause d’un théorème mathématique que le nom de Pythagore est aujourd’hui connu ; cette survivance dans les esprits donne à son œuvre une rationalité proprement scientifique qu’elle n’a jamais eue et que, faute des catégories adéquates, Pythagore ne pouvait guère viser. Qu’on médite simplement sa manière de fêter la grande découverte :
« Apollodore, le spécialiste du calcul, dit qu’il avait offert en sacrifice une hécatombe (cent bœufs !), parce qu’il avait découvert que le carré de l’hypoténuse du triangle rectangle est égal à la somme des carrés des côtés. » (VIII 12)

vendredi 8 décembre 2006

Jouer au jeu d'Androcyde.

Etrange Pythagore ! D’un côté, il éprouve ses disciples, les condamnant pendant 5 ans et à ne pas le voir et à ne pas parler ; d’un autre, il lui suffit pour lier amitié avec un quidam que ce dernier ait adopté ses symboles (VIII 16). Pour préserver la cohérence de sa conduite, force est donc ou de ne pas identifier l’ami au disciple, même s’il devient difficile de concevoir l’amitié sans le partage des connaissances ésotériques ou de supposer que quiconque adopte les symboles en question est nécessairement un ex-disciple.
Mais que veut dire exactement « adopter les symboles de Pythagore » ? C’est reprendre à son compte des impératifs, des normes, des principes qui font référence à des choses concrètes de la vie ordinaire (le couteau, la marmite, les couvertures etc) mais qui doivent être généralement interprétés dans un sens éthique; j’imagine donc que leur adoption revient à:
1) se les dire pour 2) agir conformément à leur sens littéral et 3) agir conformément à leur sens figuré.
Faire l’économie de 2 reviendrait à ne plus adhérer à la dimension ésotérico-élitiste de la secte, ces actions ayant valeur de mot de passe. Se dispenser de 3 équivaudrait, semble-t-il, à se contenter de se faire passer pour pythagoricien.
Mais combien y avait-il donc de signes de reconnaissance ? Diogène Laërce en cite 17 mais n’en explique que 5. Commençons par eux :
« Il voulait dire par « ne pas tisonner le feu avec le couteau » ne pas provoquer l’irritation et le gonflement de colère des puissants ; « ne pas passer par-dessus la balance » veut dire ne pas passer par-dessus l’égal et le juste ; « ne pas s’asseoir sur le boisseau » équivaut à voir également le souci du futur, car le boisseau, c’est la ration quotidienne ; par « ne pas manger le cœur », il indiquait de ne pas consumer son cœur en chagrins et en afflictions ; par « quand on part en voyage, ne pas se retourner », il enjoignait ceux qui quittent la vie de ne pas se montrer pleins du désir de vivre, et de ne pas se laisser mener par les plaisirs d’ici (comment ne pas penser ici à ce passage d’Epictète : « Si le pilote fait retentir son appel, cours vers le navire en laissant toutes ces choses, sans te retourner en arrière. Et si tu es vieux, ne t’éloigne pas un moment loin du navire, de peur qu’il arrive que tu manques à l’appel » Manuel 1-7 ?) (18)
Plus loin Laërce en élucide quelques autres :
« Il prescrit de ne pas ramasser ce qui est tombé (de table) pour signifier : s’habituer à ne pas manger de façon immodérée, ou parce que ce qui est tombé évoque la mort de quelqu’un. (…) Il prescrit de ne manger aucun des poissons qui sont sacrés. En effet, il ne faut pas attribuer les mêmes choses aux dieux et aux hommes, pas plus qu’aux hommes libres et aux esclaves. (…) Il prescrit de ne pas rompre le pain, parce que dans le passé les amis avaient l’habitude de se réunir autour d’un seul pain, comme le font aujourd’hui encore les barbares ; il faut éviter de diviser le pain qui réunit les amis. » (35)
Cette ultime référence au pain brisé est l’occasion pour Laërce de souligner indirectement l’ambiguïté de ces signes :
« Certains rapportent cette interdiction au jugement (des morts) dans l’Hadès, d’autres expliquent que ce geste rend lâche au combat, d’autres enfin disent que c’est de l’un que l’univers tire son principe. »
Ce dernier dissensus met en évidence la diversité des principes d’interprétation :
a) l’interprétation mythologique
b) l’interprétation prophétique
c) l’interprétation métaphysique.
On notera ici l'absence de l'interprétation éthique qui dans les autres cas semble vraiment requise.
Androcyde (dont on sait seulement qu’il vivait entre le 3ème siècle et le 1er avant JC) aurait consacré tout un ouvrage à discuter des interprétations des symboles pythagoriciens.
Malheureusement le livre étant perdu, qui veut bien m’aider à interpréter les 12 symboles du sens desquels Laërce ne dit mot ?
1) « aider à déposer le fardeau et non pas à le charger » (Jean-François Ballaudé dit traduire exactement le manuscrit mais pense que la bonne version se trouve en effet chez Jamblique : « ne pas aider à déposer le fardeau, mais à la charger »)
2) « avoir ses couvertures toujours liées ensemble »
3) « ne pas faire circuler une image de dieu gravée sur sa bague »
4) « effacer la trace de la marmite dans la cendre »
5) « ne pas s’essuyer aux latrines à la lumière d’une torche »
6) « ne pas pisser tourné vers le soleil »
7) « ne pas marcher hors la grand-route »
8) « ne pas tendre trop facilement la main droite »
9) « ne pas avoir d’hirondelles sous le même toit que soi »
10) « ne pas élever d’oiseau de proie »
11) « ne pas uriner ni se placer sur des rognures d’ongles et de cheveux coupés »
12) « détourner le couteau tranchant »
Merci d’avance à ceux qui mettent leur talent interprétatif à contribution !

Commentaires

1. Le vendredi 8 décembre 2006, 19:45 par sw
Je tente la maxime 7 : rester dans le droit chemin. Mais comment rester dans le droit chemin sans "tendre trop facilement la main droite" ? ;)
2. Le samedi 9 décembre 2006, 13:07 par 99711
Le réseau sémantique ne peut être retenu pour l'interprétation, l'interprétation doit être iconique. Sans le support d'une image, toute tentative d'interprétation serait veine... Sauf peut-être par l'usage fréquent de l'homophonie chez les grecs, comme dans l'activité onirique...
3. Le samedi 9 décembre 2006, 13:19 par 99711
Exemple : dans les rites d'Eleusis : on présentait des tableaux lors de l'initiation... un peu comme sur les parois du mythe de la caverne de Platon. Il crache le morceau Platon dans ce mythe qui n'en est pas un justement...
4. Le samedi 9 décembre 2006, 17:24 par philalethe
réponse à sw: intéressante mise en perspective, mais "tendre trop facilement la main droite" veut-il dire "venir trop facilement au secours " ?

réponse à 99711: nulle part Laërce ne parle d'image allant de pair avec le symbole; en outre une image est-elle franchement moins énigmatique qu'un texte ? L'homophonie est en revanche une piste accessible, malheureusement je ne suis pas assez savant pour cela. Quant à votre interprétation de l'allégorie de la caverne, je ne la comprends pas du tout: il me semble qu'il y a une différence radicale de fonction entre ce que les prisonniers voient sur le mur de la caverne et les tableaux que vous évoquez: il faut se détourner des images de la caverne (même si au fond elles réflètent en fin de compte le Réel sous une forme dégradée) alors que ces tableaux ont une fonction d'élévation du disciple, non ? Il me semble que c'est plutôt du côté du Banquet qu'il faudrait alors chercher une analogie: les beaux corps vus d'une certaine manière élèvent eux aussi et peuvent être vus comme des icones du Beau en soi.
5. Le samedi 9 décembre 2006, 21:27 par sw
Je doute moi aussi que l'expression puisse signifier "venir trop facilement au secours". Si tel était le cas, à quoi servirait l'adjectif "droite" ? Je l'interprète ainsi : ne pas être trop soumis, avoir du sens critique, faire un usage modéré des conventions sociales. Ce qui entre en contradiction avec la maxime 8 qui enjoint de ne pas s'écarter de la normalité, de l'orthodoxie. C'est un peu tiré par les mots, mais n'est-ce pas, en l'absence de tout con-texte, l'esprit même du jeu ? ;)

jeudi 7 décembre 2006

Pythagore et la viande.

La première mention que Diogène Laërce fait de la viande est en relation avec le régime alimentaire des sportifs :
« Il est le premier, dit-on, à avoir entraîné les athlètes en leur donnant de la viande, à commencer par Eurymène, comme le dit Favorinus dans le troisième livre de ses Mémorables, tandis qu’auparavant ils pratiquaient des exercices physiques en prenant des figues sèches et des fromages frais, ainsi que des aliments de blé, comme le rapporte le même Favorinus dans le huitième livre de son Histoire variée. » (12)
Mais Laërce fait immédiatement naître le doute chez son lecteur en introduisant l’image d’un Pythagore en réalité végétarien :
« Mais d’autres disent que c’était un maître de gymnase du nom de Pythagore qui faisait s’alimenter de cette façon, et non lui. » (13)
Suit une première justification de ce végétarisme, appelons-la métaphysique :
« Car lui interdisait même de tuer, sans parler de se nourrir des animaux dont l’âme possède en commun avec nous la justice. »
Ce qui est en accord avec la théorie de la migration de l’âme, qui peut autant se réincarner dans un corps humain que dans un animal ou un végétal (en toute rigueur, si le régime alimentaire était fondé sur une telle métaphysique, il serait interdit de manger quoi que ce soit, sauf ce que produiraient les animaux et les végétaux…)
Peu importe au fond cette question de cohérence car Laërce discrédite cette première justification par la présentation de la "vraie raison" que j’appellerai humaniste et médicale :
« Mais ceci n’était que le prétexte : en vérité, il interdisait de se nourrir des animaux, pour entraîner et habituer les hommes à une vie simple, de telle sorte qu’en mangeant des aliments qui ne nécessitaient pas de cuisson, et en buvant de l’eau pure, leurs nourritures fussent aisées à trouver. De là résultent en effet la santé et la vivacité de l’âme. »
A ce niveau, c’est désormais du pur épicurisme ; le régime végétarien évite simplement les détours coûteux, entre autres ceux de la chasse ou de l’élevage ; faisons l’hypothèse que le cru a ici juste une valeur d’économie de moyens et qu’il est dépourvu de son sens cynique de refus de l’artifice. Reste que Delatte en 1922 dans son édition critique de La vie de Pythagore de Diogène Laërce éclaire ce passage par une « contamination des théories pythagoriciennes par l’idéal cynique », comme me l’apprend une note de Jean-François Ballaudé : je formule donc avec une extrême prudence ma conjecture épicurienne !
Diogène Laërce dérive alors d’un tel souci de la vie simple une pratique rituelle :
« Et bien sûr le seul autel qu’il honorait était, à Délos, celui d’Apollon Père, qui se trouve derrière l’autel aux Cornes, parce qu’on y déposait seulement des offrandes de blé, d’orge, et des galettes, sans faire usage du feu, et aucune victime sacrificielle, comme le dit Aristote dans sa Constitution de Délos. »
Donc encore un lien avec Apollon, qu’il ne faudrait tout de même pas interpréter comme une troisième raison du végétarisme (qu’on pourrait appeler cette fois religieuse) mais comme l’expression rituelle d’une préoccupation pour la vie bonne.
Certes Diogène Laërce ne partage pas mes tourments clarificateurs puisque les lignes suivantes sont celles-ci :
« Le premier, dit-on, il a déclaré que l’âme parcourant le cercle de la nécessité tantôt se lie à un animal, tantôt à un autre. » (14)
D’où un retour en force de la justification métaphysique. Puis plusieurs pages sans aucune référence à la question de la nourriture carnée et tout d’un coup :
« Plus que tout il interdisait de manger du rouget et du poisson à queue noire, et prescrivait de s’abstenir du cœur et des fèves (auxquelles il vaudra la peine de consacrer un billet entier) ; et Aristote parle aussi de la matrice et du mulet (de mer), à certains moments. » (19)
Attention ! Diogène Laërce vient juste de présenter les « symboles » pythagoriciens (traduisez par signes de reconnaissance dotés d’un sens symbolique) ; or, parmi ceux-ci, j’ai repéré « ne pas manger le cœur », ce qui autorise l’évocation d’une quatrième justification que je désignerai du nom d’éthico-ésotérique : l’interdit alimentaire concernant telle viande exprime que le disciple qui le respecte fait partie de ceux qui ont la connaissance des impératifs de conduite régissant la vie des pythagoriciens.
Suit la présentation du régime alimentaire propre à Pythagore lui-même :
« Certains disent que lui-même se satisfaisait de miel seul (nourriture effectivement compatible avec la reconnaissance de la plante comme lieu d’incarnation de l’âme), ou d’un rayon de miel, ou de pain (mais voilà du blé moulu…), et que dans la journée il ne buvait pas de vin (« il substitue au terme d’ébriété celui de dommage » (9)) ; pour le plat, il prenait la plupart du temps des légumes cuits et crus, et rarement des poissons (ce qui corrobore la dimension contextuelle de certains interdits). »
Convaincu du végétarisme militant de Pythagore, le lecteur ne peut donc qu’être troublé par la description que Laërce fait alors des pratiques sacrificielles de Pythagore :
« Les offrandes sacrificielles qu’il faisait étaient toujours de non-vivants ; mais selon certains (médisants ou plus éclairés ?), il sacrifiait seulement les coqs, les chevreaux, et les animaux de lait que l’on appelle « porcelets » mais surtout pas les agneaux. Aristoxène dit qu’il permettait de manger de tous les êtres animés, mais demandait seulement que l’on s’abstienne du bœuf laboureur et du mouton. » (20)
On en perd son latin mais une chose est sûre : pour qu’elle ait donné lieu à un tel conflit des interprétations la question de la valeur de la viande n’est pas un point de détail …
Tournant les pages, je tombe alors sur un renforcement de la justification médico-humaniste :
« Ne pas détruire ni endommager la plante cultivée, non plus que l’animal qui ne cause aucun dommage aux hommes. Il disait (…) qu’il faut éviter l’excès d’aliments carnés. » (23)
Quand Diogène ne prétend plus rapporter la diététique mais l’ontologie pythagoricienne, le lecteur y cherche bien évidemment une possibilité de clarification de la question alimentaire. Que trouvons-nous précisément dans cette description à visée exhaustive de tous les êtres ? Une définition du vivant : « sont vivants tous les êtres qui participent au chaud » (28), une identification de la plante à un vivant : « voilà pourquoi les plantes sont aussi des êtres vivants », une différenciation au sein du vivant : « tous les êtres vivants n’ont pas une âme (elle-même identifiée à une réalité immortelle) », une spécification de l’âme humaine par rapport à l’âme animale : « l’âme de l’homme est divisée en trois parties : la conscience (nous), l’esprit (phrénes) et le principe vital (thumos). Cela étant, la conscience et le principe vital se trouvent aussi dans les autres vivants (si on tient compte de la division du vivant en deux genres, il faudrait rajouter : dans les autres vivants qui ont une âme), mais l’esprit se trouve seulement dans l’homme. » (30)
Cela me paraît fort raisonnable d’attribuer à l’animal la conscience (quelle que soit en fait l’indétermination pour nous du sens de ce concept dans la philosophie pythagoricienne), plus sensé en tout cas que la réduction cartésienne de l’animal à une machine.
La suite du texte semble donner dans l’ensemble du monde animal une valeur plus grande aux espèces grégaires (parce qu’il y a là analogie avec la société humaine ?) et aux animaux domestiques (qu’on se rappelle supra la référence au bœuf laboureur) :
« L’air en sa totalité est rempli d’âmes, et ces âmes sont appelées « démons » et « héros ». Ce sont eux qui envoient aux hommes les songes et les signes et les maladies, et pas seulement aux hommes, mais aussi aux bêtes qui vivent en troupeau et aux autres animaux domestiques. » (32)
Une telle ontologie encouragerait à penser une diététique fine, réglée sur les différences d’êtres plus que sur l’opposition trop simple vivant humain /vivant non humain. Mais la suite du texte laissera le lecteur sur sa faim, si on peut parler ainsi. Laërce mentionnera de nouveau des interdits alimentaires spécifiques à visées éthiques autant que médicales, semble-t-il :
« La pureté s’obtient grâce à des purifications, à des ablutions et à des aspersions, en se gardant de tout contact avec les cadavres, avec les femmes qui accouchent et de tout ce qui souille, en s’abstenant de chairs d’animaux comestibles morts de maladie, de rougets, de mulets de mer, d’œufs, d’animaux ovipares (…) » (33)
Pour terminer, Laërce s’étendra longuement sur la question du coq et précisément de sa couleur:
« Il prescrit de ne pas manger de coq blanc, parce qu’il est consacré au Mois et que c’est un suppliant. Or le fait d’être un suppliant se trouve, disait-il, du côté des choses bonnes ; et le coq est consacré au Mois, car il indique les heures. » (34)
Visiblement ce n’est pas en tant qu’animal que le coq est respecté mais en tant qu’être consacré. Le Dictionnaire des symboles (Chevalier et Gheerbrant Seghers 1973) m’apprend que « le coq se trouvait auprès de Léto, enceinte de Zeus, lorsqu’elle accoucha d’Apollon et d’Artémis » et qu’il est « consacré à la fois à Zeus, à Léto, à Apollon et à Artémis, c’est-à-dire aux dieux solaires et aux déesses lunaires. » (T.II p.85). Dois-je donc évoquer à cette occasion une justification civico-religieuse ?
Quelque confuse qu'ait été la présentation laërtienne de la question de l’alimentation carnée, Diogène y trouvera l’inspiration de deux épigrammes fort moqueuses :
« Tu n’es pas le seul à ne pas lever la main sur des êtres animés, nous aussi nous nous abstenons de le faire.
Qui en effet a jamais goûté à des êtres animés, Pythagore ?
En vérité, quand nous avons fait cuire un mets, que nous l’avons fait griller ou que nous l’avons fait macérer dans le sel,
alors ce que nous mangeons n’a plus d’âme. »
« Ainsi donc, Pythagore était sage, au point qu’il
ne voulait pas goûter à la viande, et disait que c’était un acte injuste.
Mais il laissait les autres en manger. J’admire ce sage. Il ne faut pas, dit le maître,
commettre l’injustice, mais les autres il les laisse le faire. »
Ou l’exécution d’un grand par un petit…

Commentaires

1. Le vendredi 4 juin 2010, 21:12 par yaesm
pythagore a toujours été végétarien et s'il laissait les autres ne pas l'être c'est parce que, en étant un Grand Maître Illunminé, il connaissait les lois de l'Univers et nottament la loi des niveaux !

samedi 2 décembre 2006

Perelman, Aristote et Wittgenstein.

"Le devoir de dialogue" me paraît une expression à la mode mais Perelman dans son Traité de l'argumentation (1958) l'associe au philosophe italien Guido Calogero et précisément à son intervention intitulée "Vérité et Liberté " au Xème Congrès International de Philosophie (1947). Calogero y définit le devoir de dialogue comme:
"liberté d'exprimer sa foi et de tâcher d'y convertir les autres, devoir de laisser les autres faire la même chose avec nous et de les écouter avec la même bonne volonté de comprendre leurs vérités et de les faire nôtres que nous réclamons d'eux par rapport aux nôtres."
C'est alors que Perelman relativise la valeur d'un tel impératif:
" Il s'agit là d'un idéal que poursuivent un très petit nombre de personnes , celles qui accordent plus d'importance à la pensée qu' à l'action et encore, parmi celles-là, ce principe ne vaudrait que pour les philosophes non absolutistes (je crois que Perelman appelle philosophe absolutiste celui qui pense détenir par l'exercice solitaire de la raison les fondements et les principes de la connaissance de la réalité)."
Afin de soutenir sa position, il cite alors un passage d'Aristote:
" Il ne faut pas, du reste, examiner toute thèse, ni tout problème: c'est seulement au cas où la difficulté est proposée par des gens en quête d'arguments, et non pas quand c'est un châtiment qu'elle requiert , ou quand il suffit d'ouvrir les yeux. Ceux qui, par exemple, se posent la question de savoir s'il faut honorer ou non les dieux et aimer ses parents, n'ont besoin que d'une bonne correction, et ceux qui se demandent si la neige est blanche ou non n'ont qu'à regarder." (Topiques Livre I chap.11 105a)
Certes la référence à l'incontestabilité de la valeur du culte (et de l'amour des parents ?) enlève apparemment un peu de force à la thèse (remplaçons-la pour plus de commodité par : "s'il faut ou non prendre les enfants comme partenaires sexuels") mais cet appel péripatéticien à la limitation de l'esprit critique me fait penser à certains passages de la dernière oeuvre de Wittgenstein De la certitude (1951), à la réserve près (mais elle est certes de taille...) que le philosophe met en doute la valeur de la mise en doute non de jugements de valeur mais de propositions empiriques du type justement "la neige est blanche":
" 96. On pourrait se représenter certaines propositions empiriques de forme (je pense qu'il vaudrait mieux traduire: certaines propositions qui ont la forme des propositions empiriques), comme solidifiées et fonctionnant tels des conduits pour les propositions empiriques fluides, non solidifiées; et que cette relation se modifierait avec le temps, des propositions fluides se solidifiant (la Terre tourne autour du soleil ?) et des propositions durcies se liquéfiant (le soleil tourne autour de la Terre ?)
97. La mythologie (je crois que Wittgenstein appelle mythologie ici l'ensemble des propositions empiriques solidifiées) peut se trouver prise à nouveau dans le courant, le lit où coulent les pensées peut se déplacer. Mais je distingue entre le flux de l'eau dans le lit de la rivière et le déplacement de ce dernier; bien qu'il n'y ait pas entre les deux une division tranchée (il peut être impossible de classer certaines propositions ou dans la catégorie des fluides ou dans celle des solidifiées)." (trad. de Jacques Fauve cf note)
Ainsi, 20 siècles avant que Descartes n'entreprenne son entreprise fondationnaliste à grand renfort de doute hyperbolique, Aristote en avait déjà questionné la pertinence. Je comprends mieux désormais le titre à première vue énigmatique de l'excellent petit ouvrage de Roger Pouivet Après Wittgenstein, Saint-Thomas (PUF 1997)...
Note: pour les germanistes, le texte de Wittgenstein en langue originale:
"96. Man könnte sich vorstellen, dass gewisse Sätze von der Form der Erfahrungssätze erstarrt wären und als Leitung für die nicht erstarrten, flüssigen Erfahrungssätze funktionierten; und dass sich dies Verhältnis mit der Zeit änderte, indem flüssige Sätze erstarrten und feste flüssig würden.
97. Die Mythologie kann wieder in Fluss geraten, das Flussbett der Gedanken sich verschieben. Aber ich unterscheide zwischen der Bewegung des Wassers im Flussbett und der Verschiebung dieses; obwohl es eine scharfe Trennung der beiden nicht gibt." (Über Gewissheit)

Commentaires

1. Le samedi 2 décembre 2006, 20:22 par julien dutant
La position de Wittgenstein est ambiguë entre plusieurs affirmations. Appelons "dogmatique" celui qui, contre Descartes, pense que certaines propositions ne peuvent être remises en doute. Wittgenstein dit-il que:

1. Il est impossible de ne pas être dogmatique.
2. Il est justifié d'être dogmatique.
3. Les affirmations du (bon) dogmatiques ne peuvent pas être fausses.

Aristote accepte (1)-(3). Hume accepte (1) et semble accepter (2) dans certains textes (quand on sort du cabinet de philosophie, ...). Wittgenstein accepte (1). Mais son affirmation que la classe des propositions à propos desquelles on est dogmatique est fluide suggère qu'il rejetterait (3). Logiquement, on en concluerait qu'il faut rejeter (2), mais Wittgenstein n'est pas clair là-dessus. On dirait qu'il a une position quiétiste qui refuse de répondre positivement ou négativement sur (2).

Strawson (Skepticism and Naturalism) a proposé une interprétation de Hume et Wittgenstein qui défend (1) et (2).

Cette question est l'objet d'un débat intense en ce moment. Voir par ex Brian Weatherson, "In Defence of a dogmatist" (brian.weatherson.org/pape...
2. Le dimanche 3 décembre 2006, 00:59 par Nicotinamide
"Il s'agit là d'un idéal que poursuivent un très petit nombre de personnes , celles qui accordent plus d'importance à la pensée qu' à l'action..." Oui, bien sûr, la pensée est une tricherie salutaire, une inflation d'où nait le dogmatisme et les farces sanglantes.
J'aime les sceptiques qui ne proposent rien. Je repense à la fin de la préface du gai-savoir où la moustache folle loue ces grecs qui s'attache à l'apparence... Il est vrai que pour les philosophes antiques que je préfère, l'appropriation de sa vie ne résulte pas d'un travail de justification ou de logique mais de l'acte de vivre. Vivre n'est pas approfondir des raisons, s'inventer des sens, réfléchir à ses décisions ou à son impuissance d'exister mais vivre consiste évidemment à se placer dans l'action.
3. Le dimanche 3 décembre 2006, 02:26 par julien dutant
"la pensée est une tricherie salutaire, une inflation d'où nait le dogmatisme et les farces sanglantes." J'espère bien que non!!

Je trouve étrange que vous preniez le parti des "sceptiques qui ne proposent rien" et en même temps sembliez proposer vous-même quelque chose deux lignes plus loin: "Vivre n'est pas (...) réfléchir à ses décisions mais (...) se placer dans l'action." A moins que cela soit entendu comme un constat de fait ("De fait, ceux qui vivent ne réfléchissent pas à leurs décisions"), mais alors il semble faux.
4. Le dimanche 3 décembre 2006, 02:29 par julien dutant
NB: un autre petit bout de discussion à propos de ce billet: julien.dutant.free.fr/blo...
5. Le dimanche 3 décembre 2006, 11:44 par philalethe
De la certitude 657
"Les propositions mathématiques sont, pourrait-on dire, des corps pétrifiés (Petrefakten). la proposition "je m'appelle L.W" ne l'est pas. Mais elle est considérée comme de inébranlable (unumstösslich) par ceux qui, comme moi, en ont des témoignages de preuves écrasants. Et cela, non par manque de réflexion. En effet le caractère écrasant du témoignage des preuves consiste jsutement en ceci que nous n'avons à nous incliner devant aucun témoignage de preuve contraire. Nous avons
donc ici un arc-boutant similaire à celui qui rend inébranlables les propositions de la mathématique"
Ce texte encouragerait donc à analyser 2 ainsi:
a) il est justifié d'être dogmatique en maths (supposons que corps pétrifiés qualifient des vérités nécessaires)
b) il est justifié d'être dogmatique par rapport à certains énoncés empiriques ("je m'appelle LW" dit par LW équivaut à "la neige est blanche")
c) il est justifié d'être provisoirement dogmatique par rapport à des énoncés fluidifiables (en style poppérien toutes les hypothèses falsifiables mais non encore falsifiées).
A vrai dire il faudrait subdiviser à nouveau b en:
b1 énoncés empiriques qu'il ne serait pas déraisonnable de contester (la neige est blanche à condition qu'elle ne soit pas sale)
b2 énoncés empiriques qu'on ne pense pas même pas à affirmer, qu'on soutient que dans la relation d'opposition avec les cepticisme: il est alors autant déraisonnable de les contester que de les soutenir (du genre "la Terre existait avant ma naissance"). En fait c'est justifié de les défendre que si un sceptique prétend les attaquer; sinon c'est déplacé.
6. Le dimanche 3 décembre 2006, 21:10 par julien dutant
C'est intéressant.

Je ne suis pas sûr que le concept de dogmatisme temporaire soit stable. Après combien de temps faut-il cesser d'être dogmatique? 1 an, 10 ans? Le temps proprement dit semble secondaire. Ou cela signifie-t-il qu'il est justifié d'être dogmatique (à propos d'un certain p), tant que la question (de dire si p est vrai) ne se pose pas? Mais ce n'est plus du dogmatisme du tout.

L'ideé de Wittgenstein me semble être qu'il admet (2), mais qu'il distingue deux formes de justification, positive et négative:
(jp) il est justifié de croire en une proposition dont on a une preuve
(jn) il est justifié de croire en une proposition dont on n'a pas de preuve du contraire
Si "preuve de p" est pris au sens fort où "preuve de p" implique "p est faux", alors la condition (jn) est satisfaite par toute proposition vraie, (puisque si p est vrai il ne peut pas y avoir de preuve au sens fort que p est faux), ce qui le rend triviale. Donc je pense que "preuve" inclut les "preuves apparentes".

Ajoutez à cela son idée (étrange) qu'il ne peut pas y avoir de preuve, même apparente, qu'il ne s'appelle pas Ludwig Wittgenstein (pensez pourtant au scénario de La Vie est un Long Fleuve Tranquille), et il conclut qu'il est justifié, mais négativement, de croire qu'il s'appelle Ludwig Wittgenstein.

Je pense que Wittgenstein ferait mieux de distinguer les choses qu'on est justifié à croire jusqu'à preuve du contraire ("justification par défaut", comme on dit parfois), de celles qui seraient justifiées parce que le contraire est indémontrable. Comme à peu près rien n'est en fait démontrable - du fait du problème de l'induction et du holisme de la confirmation; mais cela n'a été clairement compris qu'à partir de Popper - toutes les croyances/propositions ou presque appartiennent à la seconde classe, à l'exception des maths. Du coup, la position de Wittgenstein reviendrait à dire qu'on est justifié à croire tout et n'importe quoi.
(En fait, il pourrait adopter la voie de sortie suivante: presques toutes les propositions sont en fait irréfutables (=la négation est indémontrable), mais certaines, les "fluides", sont en pratique considérées comme réfutables. Et pour ces dernières, il faut ce qu'en pratique on considère comme des preuves.)

D'autre part, un contre-exemple à la thèse qu'il n'est justifié de soutenir des propositions "solidifées" que lorsqu'elles sont remises en doutes. Imaginez le dialogue suivant:

"- Comment se forment les croissants de Lune et comment est-ce qu'ils changent?
- Eh bien, tu sais que la Terre tourne autour du soleil, non?
- oui
- tu aussi sais que la Lune accompagne la Terre autour du Soleil, mais tourne aussi autour de la Lune,
- oui
- Eh bien, tu vois, le Soleil éclaire la Lune de différents angles. (etc)"

Dans le dialogue, l'un des locuteurs demande à deux reprises à l'autre s'il sait que p. Le locuteur répond que oui, et soutient la proposition. Mais on peut parfaitement imaginer que ni l'un ni l'autre ne se posent sérieusement de question de savoir si p est bien vrai.
7. Le dimanche 3 décembre 2006, 22:53 par Nicotinamide
Apprendre un langage n’est pas l’absorption de règle, de concept ou de signification. Apprendre un langage correspond à l’assimilation des « formes de vie qui font de ces sons les mots qu’ils sont.» Mais un sceptique pourra toujours demander : « comment est-ce que je sais que les autres parlent comme moi ? (Qu’ils comprennent ce que je veux dire ?) » Un accord ne sera donc jamais un accord d’opinions mais un accord des « formes de vie ». Je ne veux pas me dérober en prétextant que nous ne pourrions pas nous entendre sur le sens de mon commentaire, au contraire, je sais que les contradictions crient. Mais il ne s’agit que d’un jeu de langage. Antisthène abandonna d’ailleurs le vrai ou le faux. Il se rabattait sur un discours propre ou impropre. Les contradictions des philosophes non dogmatiques (sceptiques, cyniques…) remplissent des décharges et des tas : Diogène vante la salade pendant qu’il sirote du foie gras, Pyrrhon expose l’indifférence et saute au cou d’une mémé acariâtre lorsque celle-ci sort son caniche (DL IX 66). Les contradictions ne les gênent pas parce qu’ils n’ont pas de dogme justement. Ils vivent. Et la vie correspond à un évanouissement. Mouvement irrégulier, multiple, des lignes. Les philosophies non dogmatiques sont des philosophies de la situation.

Les philosophes dogmatiques cherchent ce qui est, l’être en tant qu’être, la vérité de l’étant … L’étance va de soi… Ils partent de l’apparence pour communiquer à l’être. Pyrrhon, les sceptiques mettent en doute cette évidence et pratiquent la voie inverse. Ils interrogent l’idée de la valeur de l’être. L’essence des choses est de ne pas avoir d’essence, d’être indéterminable, d’être indicibles. Dissolution de l’être. Le sceptique n’a rien à dire sur les choses. Le sceptique s’abandonne au sentiment présent sans affirmation ou négation. Nihiliste à coup sûr. Ils ne suspendent pas leur jugement, ils s’en abstiennent.
Il semble que leur raisonnement se mord les fesses. Ils nient et nient leur négation, évidemment ils se contredisent, leurs paroles sont vides de sens. Mais par conséquent ils anéantissent le lieu même du sens c’est-à-dire le discours et y compris le leur. Dissolution du langage et de sa capacité à parler tout seul. Aucun risque de s’évanouir dans le Mot. Dans la pensée sceptique, l’éthique prime, le bonheur égale un rapport à soi-même. La pratique prime, « Pyrrhon se laisser guidé par la vie » (traduction possible du DL IX 62), l’éducation par l’exemple prime, le sceptique renonce à dire, il signifie. Pyrrhon n’écrit pas (DL IX 102), il n’a aucune doctrine (DL IX 70), il n’y a rien à savoir, il n’y a qu’à vivre.
On peut dire que la neige « est » blanche, mais le « est » n’a aucune signification. La neige s’épuise dans son paraître (DL IX 61)
On est pyrrhon dans sa façon de vivre, il ne s’agit pas d’ajouter un mot à un autre. La vie sert de preuve.

Pour moi, la philosophie antique se résume à une philosophie morale. Selon Wittgenstein, la philosophie morale n’existe pas, pour lui la philosophie est le courage de rendre clair nos pensées. J’espère avoir éclairci mon commentaire précédent.
8. Le dimanche 3 décembre 2006, 23:57 par julien dutant
Pour ma part, je me dis que c'est précisément parce que les romains pensaient que la philosophie antique se résumait à une philosophie morale, qu'il n'y a (presque) pas de philosophie romaine!

Les positions sceptiques sont certes paradoxales et intriguantes. Je serais le dernier à dire qu'elles sont sans importance (en fait, je fais une thèse là-dessus!), mais je ne peux m'empêcher de m'interroger:

"On peut dire que la neige « est » blanche, mais le « est » n’a aucune signification." Donc, par exemple, on peut dire "Diogène vante la salade pendant qu’il sirote du foie gras", mais il faut garder à l'esprit que "vante", "sirote" et "foie gras" n'ont pas de signification, et qu'on aurait pu aussi bien dire, "Diogène déteste le foie gras pendant qu'il évente la salade", ou quoi que ce soit d'autre?

A propos des contradictions, il faut distinguer les "contradictions" pratiques, qui sont simplement des incohérences, des contradictions au sens propre. Par ex, il n'est pas incohérent, de dire qu'on préfère la salade au foie gras, alors qu'on préfère la salade au foie gras. Mais il se peut très bien que ce soit le cas. Par contre, je doute qu'il soit possible que la salade soit plus verte que le foie gras ET le foie gras plus vert que la salade.

A propos de l'idée d' "interroger la valeur de l'être", je me suis aussi souvent demandé ce que cela voulait dire:
1) il y a une réalité en soi, mais elle ne vaut rien. Par ex, la réalité, c'est les atomes, mais ce qui nous intéresse vraiment, c'est le plaisir, la fête, l'art, le sexe, etc.
Cela semble incohérent: si vraiment la réalité ce sont des atomes, alors le plaisir c'est des atomes aussi, et si le plaisir à de la valeur, les atomes en question aussi. La seule façon dont je vois qu'on puisse soutenir (1) c'est:
1b) il y a une réalité en soi, mais elle ne vaut rien. Par ex, la réalité, c'est les atomes, mais ce qui nous vraiment, c'est le plaisir, le bien, l'art, etc. Et toutes ces choses-là n'existent pas, sauf dans les rêves et les discours faux. (Donc seuls les rêves et les discours faux ont de la valeur)
Ou sinon:
b) il y a une réalité en soi, mais ça ne vaut rien de la connaître. Ce qui compte, c'est ce qu'on va en faire.
Ou sinon:
c) on ne peut pas savoir s'il y a une réalité en soi, mais ça ne vaut rien de le savoir. Ce qui compte, c'est ce qu'on va en faire.
Je ne suis pas sûr qu'il soit cohérent d'admettre d'un côté que "ce qu'on va faire de la réalité" ait de la valeur, mais que savoir quelle est la réalité n'a pas de valeur du tout (alors que c'est probablement un bon moyen de mieux savoir ce qu'on peut en faire.)
Ou sinon:
d) La réalité en soi, ou la connaissance de celle-ci, me valent rien. Donc, il n'y a pas de réalité en soi. (Est-ce que c'est ce que "dissolution de l'être" signifie?)
Cela semble être un paralogisme intenable.
9. Le lundi 4 décembre 2006, 00:00 par julien dutant
Erratum: lire "il est incohérent de dire qu'on préfère la salade au foie gras alors qu'on préfère le fois gras à la salde..." au lieu de "il n'est pas incohérent..." dans le précédent commentaire.
10. Le lundi 4 décembre 2006, 12:33 par philalethe
Réponse à Nicotinamide: Je ne suis pas d'accord avec l'idée que les sceptiques sont nihilistes (= le mot valeur ne renvoie à aucune réalité = toutes les valeurs se valent en tant qu'elles impliquent des croyances sans fondement - le nihiliste est peut-être en partie un fondationnaliste déçu -), je le réfuterai à deux niveaux: a) leurs argumentations (ne pensez pas à Pyrrhon dont on n'a aucun texte mais à Sextus Empiricus) sont rationnelles et visent la valeur de vérité: il s'agit pour elles de convaincre l'interlocuteur de la supériorité de la philosophie sceptique sur les philosophies dogmatiques (épicurisme, stoïcisme par exemple) b) ils visent comme les dogmatiques l' ataraxie, même s'ils ne pensaient pas l'atteindre par la suspension du jugement mais par sa conclusion (" En fait, il est arrivé au sceptique ce qu'on raconte du peintre Apelle. on dit que celui-ci, alors qu'il peignait un cheval et voulait imiter dans sa peinture l'écume de l'animal, était si loin du but qu'il renonça et lança sur la peinture l'éponge à laquelle il essuyait les couleurs de son pinceau; or quand elle l'atteignit, elle produisit une imitation de l'écume du cheval. Les sceptiques, donc, espéraient aussi acquérir la tranquillité (ataraxia) en tranchant face à l'irrégularité des choses qui apparaissent et qui sont pensées, et, étant incapables de faire cela, ils suspendirent leur assentiment. Mais quand ils eurent suspendu leur assentiment, la tranquillité s'ensuivit fortuitement, comme l'ombre suit un corps." Sextus Empiricus Esquisses pyrrhoniennes Livre I, 12 28-29 trad de Pellegrin Points Seuil p. 71). Vous avez certes raison de mentionner Pyrrhon se laissant guider par la vie mais il ne faudrait pas oublier que cette confiance dans les usages n'a rien de spontané mais est la conséquence d'une mise en question sophistiquée de, entre autres, la distinction platonicienne episteme/doxa. Quant à la façon de vivre d'un sceptique, elle me paraît se confondre avec le conformisme (ne les confondons pas avec les cyniques; certes Pyrrhon joue quelquefois au désorienté, ses disciples l'empêchent de tomber dans un trou, ce genre de mise en scène pédagoqie peut abuser mais les cyniques sont en fait des dogmatiques forcenés alors que les errances sceptiques sont des incarnations ostentatoires de l'indécision théorique). Certes, dans l'esprit du sceptique, il y a une justification originale du conformisme. Ceci dit, vivant comme n'importe qui, le sceptique donne prise à la critique de Wittgenstein selon laquelle un doute appelé fondamental qui ne s'exprime pas par le moindre changement au niveau des actions n'a de fondamental que le nom et surtout ne devrait pas porter le même nom que le vrai doute qui lui se traduit par un comportement au moins hésitant, sinon différé.
11. Le lundi 4 décembre 2006, 12:47 par philalethe
réponse à Julien Dutant: Votre dialogue sur la lune me paraît faire venir au premier plan un arrière-plan (de connaissances astronomiques élémentaires) qui certes n'est pas habituellement articulé (parce que chacun sait que chacun sait ce dont il s'agit) mais qu'il est effectivement sensé d'articuler ( au moins dans une situation pédagogique). Mais à dire vrai en mentionnant un exemple de Wittgenstein ("la Terre existait avant ma naissance"), je visais non un arrière-plan de connaissances basiques mais plutôt quelque chose qui n'est pas de l'ordre du savoir (au sens où ce n'est guère sensé de dire "je sais que j'ai deux mains" - même si je vous accorde qu'on peut imaginer des situations où un tel énoncé est sensé) et qui n'est articulé que face au défi sceptique mis en scène par Descartes (par exemple, qu'est-ce qui m'assure que les gens qui passent dans la rue ne sont pas des automates ?). Une fois dites, ces explicitations d'évidences peuvent être présentées comme amplement justifiées (je ne dirais pas ici par des preuves apparentes car je ne vois pas bien ce que pourrait être une preuve forte de l'existence de mes deux mains par exemple), mais le problème de leur justification ne se pose qu'après l'étrange suspension de jugement qu'on a opérée quand on a suivi le sceptique sur son terrain.
12. Le lundi 4 décembre 2006, 15:39 par philalethe
Réponse à Julien Dutant répondant à Nicotinamide. Je doute de votre première critique concernant l'idée d'"interroger la valeur de l'être": quand vous dites "la réalité, c'est les atomes", en adoptant une conception physicaliste (et donc en remplaçant atomes par "particules élémentaires de la matière"), on vous donne raison; il est clair alors que par exemple philosopher a des conditions physiques d'apparition; or il se trouve que pour moi philosopher a de la valeur, dois-je logiquement, comme vous le supposez, en conclure que les particules qui me composent ont de la valeur ? Il me semble qu'il faut distinguer des niveaux de réalité: que tout vivant soit fait d'atomes n'implique pas que tout atome soit vivant, non ? La valeur ne peut certes s'attribuer qu'à des objets quantiques (je reste dans la logique physicaliste) mais elle ne caractérise pas les objets en tant qu'ils sont quantiques (les théories de l'émergence ou de la survenance se développent, je crois, à partir de l'iiréductibilité des propriétés d'un ensemble à la somme des propriétés de ces éléments)
13. Le mardi 5 décembre 2006, 00:16 par Nicotinamide
réponse à la 10 Philalethe

Je suis tout à fait d’accord sur ce point. Les sceptiques ne sont pas nihilistes contrairement à l’idée reçue. Est-ce parce que les nihilistes ont puisé dans les arguments sceptiques que l’on a tendance à les confondre ? Cependant en parlant de sceptiques, je pensais exclusivement au pyrrhonien ou à Pyrrhon (on serait tenter de croire que Pyrrhon a été le seul pyrrhonien.) Et là, je peux prouver par contre que Pyrrhon est nihiliste. J’ai le nombre de mon côté. Nous sommes au moins deux. « (…) le nihiliste pyrrhon. (…) la lassitude sage : Pyrrhon. Vivre humblement chez les humbles. Pas d’orgueil. Vivre à la façon commune : honorer et croire ce que tous croient. Se méfier de lascience et de l’esprit, de tout ce qui nous gonfle.. simple ; d’une patience indicible, insouciant, doux. Un bouddhiste en Grèce, grandi dans le tumulte des écoles ; tard venu ; las , protestation de la lassitude contre le zèle des dialecticiens ; âme lasse qui refuse de croire à l’importance des choses. (…) Pyrrhon a plus voyagé, plus vécu, il est plus nihiliste. » Nietzsche p.33-34 §76, tel gallimard, la volonté de puissance I)
Il existe des différences entre Pyrrhon et ses descendants. Par exemple, les sceptiques distinguait le phénomène (dont ils ne doutaient pas) de l’être contrairement à Pyrrhon. On raconte que Pyrrhon continua sa balade comme si de rien n’était alors que son pote était resté planté, il avait coincé ses bottes dans la boue… Jamais Sextus n’évoque l’adiaphorie ou l’indifférence pyrrhonienne. Mais à propos ? Peut-être ne doutez vous pas du nihilisme de Pyrrhon ?
14. Le mardi 5 décembre 2006, 00:22 par Nicotinamide
Réponse à 8, Julien Dutant

Le rôle du langage ne concerne pas seulement la transmission d’informations, de sentiments ou de volontés. En effet, les mots ne font pas que désigner les choses, ils traduisent aussi une représentation du monde et sont capables de structurer la pensée. J’aime les travaux de Lavoisier pour l’illustrer : en 1787, celui-ci publie une méthode de nomenclature chimique où il est question d'abandonner la poésie... On ne dira plus lune cornée, ni safran de mars apéritif mais chlorure de sodium et carbonate de fer... Lavoisier et ses collaborateurs ont réalisé plus qu’un glissement sémantique en changeant un mot pour un autre : ils ont provoqué une rupture conceptuelle. En modifiant la langue, ils ont modifié la chimie elle-même et participé à renverser un paradigme, la théorie du phlogistique. Comme l’écrivait Condillac dont Lavoisier s’est inspiré : « refaire la science c’est refaire la langue ». Les rapporteurs de l’Académie Royale des Sciences en appelaient au temps pour savoir si le mot oxygène prendrait un sens. Or c’était oublier que les mots n’ont pas de sens mais qu’ils n’ont que des usages.
Long paragraphe pour arriver à dire que vous avez raison de me tirer vers la philosophie analytique où vous excellez. Wittgenstein n’a-t-il pas écrit « les frontières de mon langage sont les frontières du monde. »
Le langage fait partie de mon corps, la conscience habite l’organe qui se parle… d’où le fameux « tournant linguistique », abandon de la philosophie de la conscience pour une théorie du langage. Pourtant en dépit de ces considérations, je partirai dans une série d’exemples afin de montrer que parfois le langage rationnel tourne à vide.


Exemple 1 :
La maladie de parkinson se traduit par une motricité perturbée. Il existe une pratique qui consiste à injecter de l'électricité dans des noyaux du tronc cérébral. Ces courants rectifient la motricité. Cependant, une patiente à qui les électrodes avaient été mal placées s'est mise à pleurer puis à expliquer rationnellement sa tristesse. Or il a été prouvé par la suite que les courants électriques posés par erreur déclenchaient des pleurs. Ce qui veut dire que l'émotion précède l'explication. Bien qu'elle n'était triste pour aucune raison (sauf celle de la stimulation d'une partie de son tronc cérébrale) elle arrivait à « s'autosuggérer » une explication rationnelle à sa peine.

Exemple 2 :
Des patients qui ont eu des lésions du cortex préfrontal perdent la capacité à associer les émotions et les sentiments (ils n'ont pas d'empathie, ni d'embarras etc etc). Lorsqu'on leur propose d'analyser des scènes de la vie sociale, en théorie, ils s'en sortent très bien, ils savent décrire et analyser quels sont les comportements logiques et adaptés à chaque situation. En pratique, ils font des choix catastrophiques...

Exemple 3 :
Dilemme du prisonnier. Deux suspects sont arrêtés : Ils sont enfermés dans des cellules séparées. La police leur fait la proposition suivante :
S'ils ne parlent pas : 2 ans chacun.
S'ils se disent innocents : 4 ans pour chacun.
Si l'un se dit innocent et l'autre ne parle pas, le premier est libéré et l'autre prend 5 ans.
Quel est le choix rationnel que chacun fera dans l'ignorance de ce que fait l'autre pour maximiser son intérêt ? Il serait juste de nier tous les deux. La justice règle le collectif et Glaucon la décrit comme une collaboration en vue d'un moindre mal. Ce qui dans cette exemple, montre que la décision juste sera d'aller au-delà du « je ». Glaucon renvoit à la rationalité du juste. Or d’un point de vue rationnelle ce dilemme est insoluble. Ou plutôt il se résout dans la dénonciation de l’autre. Pourtant d’après des études (Tversky), 40 % coopèrent et ne parlent pas ce qui prouve qu’une décision « éthique » se joue ailleurs que dans la collaboration rationnelle ou la délibération logique.

Je ne vous apprends rien évidemment, on a tous fait l’expérience de l’échec de la dialectique ou du discours rationnel dans la conduite de notre vie. Impossible de convaincre Antigone de résister à l’amour de Roméo… Je crois que les philosophes non dogmatiques avaient cette intuition : « se garder des mots » et se soucier de la vie comme preuve. L’aphasie précède l’ataraxie selon Pyrrhon

Qu’est-ce que « interroger l’idée de la valeur de l’être » ? Il y a une idée d’une réalité en soi et cette idée n’a pas de valeur. Pyrrhon est parti de Démocrite : la vérité est dans l’abîme et flotte à la surface du réel : seuls les atomes. Pyrrhon met en doute les atomes (Lavoisier n’a pas découvert l’oxygène il l’a inventé.)
Aristote : ceux qui nient le principe de contradiction s’anéantissent. Dire p est en même temps p n’est pas revient à dire que p n’est rien. Aristote trouve cela absurde, Pyrrhon accepte cette vérité, il dissout l’être… Sauf qu’elle ne se réalise pas dans le discours. Ni de l’être ni du néant, c’est une « apparence » et l’apparence ne renvoie qu’à elle-même. Pose mystique. Intenable ?
15. Le samedi 16 décembre 2006, 17:57 par imponderable
Je ne crois pas que Pyrrhon soit "parti de" Démocrite (et pas plus de quelqu'un que de quelque part?). Et il n'était pas nihiliste ( si l'on accepte que la position ultérieure de Carnéade, par exemple, soit qualifiée ainsi)

Une chose que j'aimerais savoir sur lui: quand il disait qu'il "s'exercait à être vertueux" , parlait-il de phronesis ou de sophia?
16. Le dimanche 17 décembre 2006, 17:09 par philalethe
Laërce donne l'éclairage suivant concernant la relation de Pyrrhon avec Démocrite: " Philon d'Athènes, qui était son familier, disait qu'il citait Démocrite plus que personne d'autre, mais ensuite aussi Homère, qu'il admirait et dont il citait continuellement le vers suivant: "Telles les générations des feuilles, telles celles des hommes" et qu'il comparait les hommes aux guêpes, aux mouches, aux oiseaux." (IX 67)

Jacques Brunschwig dans une note (p.1104) interprète ainsi ce texte: " L'admiration de Pyrrhon pour Démocrite a naturellement été interprétée comme un effet des tendances sceptiques de la théorie démocritéenne de la connaissance. A en juger par les motifs de son admiration pour Homère, il se peut cependant que Pyrrhon ait apprécié surtout, chez Démocrite, l'aspect dérisoire que revêtait l'activité humaine dans la perspective désenchantée d'un monde dominé par le hasard et la nécessité."
Ceci dit, je ne comprends pas pourquoi Brunschwig fait référence au hasard, à ma connaissance le démocritéisme est un nécessitarisme.
Plus loin Laërce explique qui sont pour "certains" (dont il ne précise pas l'identité) les ancêtres du pyrrhonisme: il mentionne alors de nouveau Démocrite: "Quant à Démocrite, il supprime les qualités(sensibles), là où il dit: "pure croyance le froid, pure croyance le chaud; mais en réalité les atomes et le vide.". Et derechef: "Nous ne savons rien en réalité, c'est dans un abîme qu'est la vérité."
On remarquera que seule la deuxième citation peut justifier un scepticisme radical; la première elle encourage un scepticisme modéré, relatif seulement aux qualités secondes et affirmant la réalité des qualités premières (=les propriétés atomiques et le vide).
Sextus Empiricus a écrit dans les Esquisses pyrrhoniennes un passage éclairant sur le rapport scepticisme / Démocrite:
" Mais on dit aussi que la philosophie démocritéenne a quelque chose de commun avec le scepticisme, puisqu'elle semble se servir des mêmes matériaux que nous. En effet, à partir du fait que le miel paraît doux à certains et amer à d'autres, on dit que Démocrite infère qu'il n'est ni doux ni amer, et de là invoque l'expression "pas plus" qui est sceptique. Les sceptiques et les partisans de Démocrite utilisent néanmoins l'expression "pas plus" différemment; ceux-ci, en effet, l'appliquent à l'inexistence des deux membres de l'alternative, alors que nous l'appliquons au fait d'ignorer si l'une quelconque des choses apparentes possède ces deux propriétés ou aucune des deux. De sorte que sur cela aussi nous différons. Mais la distinction la plus obvie apparaît quand Démocrite dit "en fait les atomes et le vide"; il dit "en fait" à la place de "en vérité"; et qu'il diffère de nous quand il dit qu'en vérité les atomes et le vide existent, même s'il part de l'irrégularité des choses apparentes, je pense qu'il est superflu de le dire." (I 30 213-214 traduction de Pierre Pellegrin)

Quant au texte concernant l'exercice de la vertu, pouvez-vous m'en rappeler la référence exacte ?
17. Le dimanche 17 décembre 2006, 23:53 par Nicotinamide
Pyrrhon est nihiliste (si Pyrrhon ne l'est pas qui l'est ?). "Il soutenait, dit Diogéne Laërce, qu'il n'y a ni beau ni laid, ni juste ni injuste, et, pareillement, au sujet de toutes choses, que rien n'est en vérité, mais qu'en tout les hommes agissent selon la convention et la coutume, car chaque chose n'est pas plutôt ceci que cela" (IX,6I). Ce qui marque le nihilisme de Pyrrhon c'est l'indifférence pratique (adiaphorie) : ex : Anaxarque coincé dans la glaise sirupeuse, pourquoi ne pas se suicider ? parce que c'est pareil... etc etc)
De quel Carnéade parlez-vous ?
"Carnéade appartient également à cette époque : ce n'est pas un des moins célèbres parmi les Cyniques"
Eunape, Vie des philsophes et des sophistes
Celui-là aussi était nihiliste... L'autre celui que vous avez en tête certainement pas

Si la lecture de Laerce ne parvient pas à vous convaincre de son nihilisme, j'utiliserais l'argument d'autorité. Pyrrhon est le philosophe qui remplit la première partie de l'article "nihilisme" du dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (établi sous la direction d'Eric Cantona et Monique Sperber). pas de carénade néanmoins
18. Le mardi 26 décembre 2006, 12:16 par imponderable
Long et Sedley citent le passage de l'exercice de la vertu (Diogène Laerce IX,63-64) dans le premier tome de leur livre consacré aux philosophes hellénistiques (Tome I ,p 38-39).

Le passage le plus important consacré par ces mêmes auteurs à Carnéade est tiré de Sextus Empiricus (Tome III, p 47-48) et assorti d'une présentation de sa position p. 42 (Tome III)