jeudi 7 juin 2007

Démocrite et Sartre.

Démocrite : “Les hommes se sont forgés de la fortune une image qui justifiât leur propre manque de sagacité. » (Stobée Choix de textes II, VIII, 16)
Sartre en 1945: « Ils n’ont qu’une seule manière de supporter leur misère, c’est de penser : « les circonstances ont été contre moi, je valais beaucoup mieux que ce que j’ai été ; bien sûr je n’ai pas eu de grand amour, ou de grande amitié, mais c’est parce que je n’ai pas rencontré un homme ou une femme qui en fussent dignes, je n’ai pas écrit de très bons livres, c’est parce que je n’ai pas eu de loisirs pour le faire ; je n’ai pas eu d’enfants à qui me dévouer, c’est parce que je n’ai pas trouvé l’homme avec lequel j’aurais pu faire ma vie. » (L’existentialisme est un humanisme Nagel p. 55-56)
Démocrite (suite de la citation) : « Car la fortune s’oppose rarement à la raison : et dans la vie, la plupart des choses sont ordonnées par une perspicacité intelligente. »
Sartre : « L’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être » (ibidem p.25)
Une certaine ressemblance entre les deux éthiques et pourtant comme les anthropologies diffèrent !
Démocrite : l’homme n’est qu’un agrégat d’atomes.
Sartre : l’homme est une conscience libre, irréductible à la contingence de son corps.
Faire tout son possible pour réduire l’esprit au cerveau, façon Changeux, c’est dans la droite ligne de Démocrite. Pour un sartrien, c’est une des mille métamorphoses de la mauvaise foi.
Point commun aux deux penseurs : vanité d’une théodicée, d’une téléologie, d’une raison du monde.

Commentaires

1. Le vendredi 8 juin 2007, 10:33 par ast
Petits commentaires:
2 commentaires bref :
-Peut-on parler de théodicée, téléologie ou raison du monde à propos de Démocrite? N'est -ce pas la même erreur que parler du "sommeil des prolétaires"?
-Je voudrais vous poser un question génerale, dont la réponse peut être un sujet de thèse, mais je me contente de quelques lignes et de votre opinion en tant que professeur de philosophie: Pourquoi Sartre croit-il presque aveuglement à la liberté et à la volonté de l'homme? N'est-ce pas un préjugé? N'est-ce pas au fond une façon "chrétienne" de penser la nature humaine, c.a.d une transposition des attributs divins à l'échelle humaine?
2. Le vendredi 8 juin 2007, 11:55 par philalèthe
Concernant la première question, si vous voulez dire que Démocrite ne dispose pas des concepts de théodicée, téléologie et raison du monde, vous êtes dans la vérité. Le premier des trois concepts apparaît en 1710 dans l'ouvrage de Leibniz "Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal"; le second est encore plus tardif puisque on relève sa première occurence en 1765 dans l'Encyclopédie de Diderot. Quant à raison (du monde) qui est une des traductions consacrées du grec logos, au sens où je l'emploie, il semble qu'il ait fallu attendre Bossuet (1677) pour le voir apparaître, doté d'ailleurs en plus d'une majuscule (je tire ces précisions de l'excellent "Dictionnaire historique de la langue française" Alain Rey 1992). Il y a donc effectivement un côté anachronique dans ces désignations quand on les réfère à Démocrite.
A dire vrai, c'est assez difficile d'identifier les concepts propres à Démocrite car la majorité des fragments collectés par Diels et traduits par Dumont ont un contenu non physique mais éthique. Emerge quand même nettement la notion d'anagkê (nécessité, destin, fatum). Cf entre autres le passage cité par Laërce:
"Tout ce qui est engendré est régi par la nécessité, car la cause de la génération de toutes choses est le tourbillon, qu'il nomme nécessité"
Le dit tourbillon étant un tourbillon d'atomes (indivisibles) dans le vide.
Même si Démocrite n'a laissé aucun texte l'explicitant (certes on peut se demander s'il était en mesure de l'expliciter), Aristote identifie bien ce qui manque à la physique démocritéenne:
"Démocrite omet de traiter de la cause finale, et ainsi ramène à la nécessité toutes les voies de la nature." (Génération des animaux V, VIII, 789 b2 Les présocratiques p. 782)
Concernant vos questions sur Sartre, j'essaierai de rester pour y répondre à l'intérieur de sa philosophie, laissant à chacun la liberté d'en évaluer la pertinence.
D'abord Sartre distingue très explicitement la liberté de la volonté au sens où l'homme est libre même quand il n'exerce pas sa volonté. Il ne faut donc pas identifier la liberté sartrienne à la liberté cartésienne qui est conditionnée excusivement par l'usage (éclairé ou non par la raison) de la volonté (là-dessus cf la Quatrième méditation métaphysique). Un passage tiré encore de la célèbre conférence le met nettement en évidence, c'est la suite du texte cité dans le billet:
" L'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté d'être. Non pas ce qu'il voudra être. Car ce que nous entendons ordinairement par vouloir, c'est une décision consciente, et qui est pour la plupart d'entre nous postérieure à ce qu'il s'est fait lui-même."
A sa manière (ni freudienne, ni marxiste), Sartre prendre position contre le mythe du sujet responsable, en étendant la responsabilité à toutes les actions et non plus seulement aux actions volontaires.
Quant à savoir si c'est une façon chrétienne de concevoir l'homme, je me permets de vous renvoyer à l'article paru dans Situations I et ayant pour titre "La liberté cartésienne".
Il s'y situe par rapport à Descartes qui certes attribue explicitement à l'homme la même volonté qu'à Dieu (les deux volontés sont infinies; mais Dieu a aussi une connaissance infinie et un pouvoir infini).
De manière plus générale, je vous répondrai qu' une conception chrétienne de la liberté doit concilier la liberté humaine et la liberté divine, ce qu'on n'a pas à faire dans le cadre de la pensée athée de Sartre (évidemment il est justifié de se demander si Sartre est aussi athée qu'il le croit).
Pour répondre rapidement à votre première question, je dirais que Sartre ne conçoit pas un effet du monde sur l'homme qui ne passe pas par la conscience de l'homme; or, cette conscience est toujours déjà là en un sens dès les premiers vagissements du nouveau-né. Il y a je crois une dimension dualiste profonde dans cette philosophie, au sens où les effets du monde extérieur non médiatisés par la conscience (je veux dire les effets du monde sur le corps) ne déterminent pas l'identité humaine qui est psychologique et libre en ce sens où le monde n'a d'effet sur l'esprit qu'à travers la manière dont l'esprit le reflète.
3. Le lundi 18 juin 2007, 22:15 par philalèthe
Il faut, je crois, d'abord exclure la possibilité d'une dimension rationnelle et providentielle du devenir (au sens stoïcien), la fortune (tukhe) étant l'absence de fins, Aristote reprochant à plusieurs reprises à Démocrite de ne pas prendre en compte la réalité des causes finales.
Il s'agit donc de la perspicacité humaine et de sa relation sinon en fait du moins en droit avec les événements (c'est donc compatible avec le fait que constitue le manque de sagacité).
Je crois qu'un passage de la Lettre à Ménécée d'Epicure reprend et explicite cette position démocritéenne:
"Il (le sage) ne croit pas que le bien et le mal, qui font la vie bienheureuse, soient donnés aux hommes par le hasard, mais pourtant qu'il leur fournit les éléments de grands biens et de grands maux" (trad Conche)
Je comprends ainsi: du même matériau (fourni par la fortune) l'homme sagace
tire le bonheur et l'homme à qui fait défaut la perspicacité le malheur.

mardi 5 juin 2007

Démocrite: que représente la boue ?

On attribue le même dit à Héraclite et à Démocrite:
« Les porcs tirent plus grande volupté de la boue que de l’eau pure, et se vautrent dans la fange. »
Clément d’Alexandrie, chrétien, qui le rapporte dans le Protreptique, interprète la boue comme une métaphore éthique :
« Ceux qui se roulent dans les flots de la volupté comme des vers de terre dans les mares et les bourbiers, et se nourrissent de jouissances vaines et vides de sens, ceux-là sont des hommes comparables à des porcs. » (92, 4 Les présocratiques La Pléiade p. 881)
Sextus Empiricus en donne lui une lecture sceptique : la boue est l’eau pure du porc. En germe il y a là toute l’éthologie :
« Les porcs trouvent plus agréable de se laver dans la fange la plus puante que dans une eau claire et pure. » (Esquisses pyrrhoniennes I 14 Points Essais p.85)
Quant au Pseudo-Théophraste, il interpréte sémiotiquement : la boue est indice.
« On considère généralement comme un signe d’orage de voir les porcs se quereller et patauger dans la fange. » (Des signes météorologiques 49 Les Présocratiques p.881)
Dans le même esprit, Plutarque propose de traiter les états du corps comme on fait déjà de la boue et des cochons :
« Car il n’y aurait point de propos de prendre soigneusement garde au criailler de corbeaux, ou au caqueter des poules, et au fouiller des pourceaux remuant des ordures et de vieux haillons, comme dit Démocrite, pour en tirer pronostics et vents de pluie, et que nous ne sussions point observer ni prévoir à certains signes une tempête prochaine à sourdre et à naìtre dedans notre propre corps. » (Préceptes de santé 14 129 A p.881)
Mais la boue n’est pas qu’un être dont l’essence est de faire penser à autre chose qu’elle-même ! Elle est aussi et d’abord à l’origine de tous les êtres, à en croire l’astrologue latin Censorinus :
« En fait Démocrite d’Abdère estimait qu’au commencement les hommes furent créés avec de l’eau et de la boue. » (Du jour de la naissance IV 9 p.821)

Démocrite: les dieux, les hommes, les animaux.

David, philosophe arménien de la fin du cinquième siècle, cite dans ses Prolégomènes à Aristote le texte suivant de Démocrite :
« Et de même que dans l’univers nous voyons d’une part des êtres qui, comme les dieux, ne font que gouverner, d’autre part, des êtres qui à la fois gouvernent et sont gouvernés, comme les êtres humains (ceux-ci en effet sont gouvernés par les dieux en même temps qu’ils gouvernent les bêtes brutes), et enfin des êtres qui ne font qu’être gouvernés, comme les bêtes brutes, de la même façon nous observons dans l’homme qui est un microcosme, cette même répartition. Certaines parties gouvernent exclusivement, comme la raison ; d’autres sont gouvernées et gouvernent, comme le cœur (…) ; d’autres sont simplement gouvernées comme la passion. » (38, 14)
Je ne peux pas ne pas penser à La République de Platon : l’homme juste est celui dont la raison alliée au courage gouverne les passions ; au microcosme individuel Platon fait correspondre le macrocosme social : les gardiens philosophes, les gardiens guerriers et les hommes du peuple, analogues respectivement de la raison, du courage, de la passion.
Sauf qu' ici le macrocosme n’est pas polis mais cosmos, qui s’analyse alors en divin, humain, animal.
Pas de maître parmi les hommes : tous gouvernés par les dieux ; et s’ils ont tout de même des subordonnés, c’est marque de nature et non preuve d’excellence.
Pas de place ici pour l’animal en tant que sauvage: essentiellement il est virtuellement domesticable.
Bénéfice de ce petit texte : faire voir sous un autre aspect l’expression : « les désirs animaux ».

lundi 4 juin 2007

A noter certaines notes sur Démocrite...

Il arrive que les gloses éveillent l’attention moins par leur pertinence que par leur étrangeté. Voir ces deux exemples relatifs à des textes démocritéens.
1)Dans son Florilège, Stobée (5ème siècle) rapporte ce fragment de Démocrite :
« Celui qui suffit à ses besoins en nourriture ne trouve jamais la nuit courte. » (III, V, 25) (Les Présocratiques La Pléiade p.897)
Et voici la note que Jean-Paul Dumont a écrite afin de souligner l’ambiguïté de l’énoncé :
« Interprétations possibles : « Le sommeil du prolétaire n’est pas gâté d’insomnies » ; ou : « Le sommeil de l’homme à l’abri du besoin n’est pas gâté d’insomnies » ; ou « La nuit n’est jamais trop longue pour le prolétaire » ; ou : « La nuit est brève pour le philosophe qui se nourrit lui-même de spéculation. » (p.1491)
« Dans l’ancienne Rome, le prolétaire (de prolès, lignée) est le citoyen de la sixième et dernière classe de la société. Il est comme tel exempt d’impôts et n’est considéré comme utile que par les enfants qu’il engendrait – qui, tombant en esclavage ou enrôlés dans l’armée, devenaient directement producteurs ou serviteurs de la société. » écrit Serge Mallet dans son article de l’ Encyclopedia universalis consacré au prolétariat.
Aussi cette mention me surprend par son côté anachronique : qu’est-ce donc qu’un prolétaire dans la Grèce du cinquième siècle av. JC ? J’imagine que c’est quelqu’un qui ne gagne que de quoi manger mais pourquoi avoir choisi ce concept qui évoque d’abord le 19ème puis secondairement la Rome antique mais en tout cas pas du tout l' Abdère démocritéenne ? Ensuite pourquoi identifier un homme qui suffit à ses besoins en nourriture à quelqu’un qui ne fait que subvenir à de tels besoins ? L’identité du prolétaire est à dire vrai dans cette exégèse si incertaine qu’il en vient même dans la troisième interprétation à signifier celui qui ne peut même pas subvenir à ses besoins.
Je trouve quant à moi que le passage gagne à être rapproché d’un autre, quasi médical :
« Dormir pendant la journée est symptôme de trouble du corps , de tourment de l’âme, de paresse, de paresse ou de défaut d’éducation. » (Florilège, III, VI, 27).
Hypothèse : en médecin, Démocrite a identifié une des causes de l’hypersomnie, l’absence de nourriture suffisante.
2) De Stobée, décidément si précieux, nous avons aussi le passage suivant :
« La pauvreté en régime démocratique est aussi préférable au prétendu bonheur en régime tyrannique que la liberté l’est à la servitude. » (Florilège, IV, I, 42)
Note du même : « Cette sentence trahirait-elle une influence platonicienne, à la fois par le thème politique et par la mise en œuvre de l’analogie ? » (p.1492)
A nouveau très surpris : dans les typologie et hiérarchie des régimes politiques qu’il présente dans La République, Platon place certes en dessous de la démocratie la tyrannie, terme ultime de la décomposition politique. Mais la démocratie qu’il associe à la liberté n'est que l’avant-dernier des régimes, précédé par la ploutocratie (les gouvernants dirigent pour s’enrichir), la timocratie (ils ont afin d' être honorés une politique de conquêtes militaires) et le premier d’entre eux, la monarchie ou aristocratie, le régime où les rois-philosophiques cherchent à organiser la cité en fonction de l’Essence de la Justice et plus généralement du Bien.
Or, il me semble que dans le texte démocritéen, « pauvreté » (attribut dans le texte platonicien de ceux qui, dépouillés par les riches, ne pensent qu’à se venger pour à leur tour prospérer et qui, pour cette raison, font la force des démagogues) et « liberté » (qui chez Platon vaut licence et désigne la situation de celui qui n’est en rien freiné dans ses désirs) évoquent plutôt la frugalité et l’autonomie. Outre cela, je n’ai lu, si ma mémoire est bonne, aucun texte démocritéen antidémocratique.
Néanmoins j’aurai tout de même la retenue de ne pas donner comme argument conclusif le fait que les 86 maximes de Démocrate (Paroles d’or du philosophe Démocrate), « tirées d’un manuscrit édité au XVIIe siècle, (…) doivent être assez certainement attribuées à Démocrite. » (note p.1485)…

Démocrite, lu et corrigé par Marc Aurèle.

Aujourd’hui, je préfère m’effacer devant un grand maître, Pierre Hadot :
« Marc Aurèle critique aussi (VII, 31, 4) un autre texte de Démocrite, qui affirmait que la véritable réalité, c’étaient les atomes et le vide, et que tout le reste n’était que « par convention » (nomisti). Cela voulait dire, comme l’explique Galien, qu’« en soi », il n’y a que des atomes, mais que, « par rapport à nous », il y a tout un monde de couleurs, d’odeurs, de goûts que nous croyons réel, mais qui n’est que subjectif. Marc Aurèle corrige la formule démocritéenne, en l’interprétant dans un sens stoïcien. Il refuse cette infinité d’atomes qui seraient les seuls principes réels, mais il admet le mot nomisti, à condition qu’il soit compris, non pas au sens de « par convention », mais au sens de « par une loi ». Pour Marc Aurèle, seule la moitié de la formule de Démocrite est vraie : « Tout est nomisti. ». Mais elle signifie : « Tout se produit par la loi », la loi de la Nature universelle. Dans ce cas, l’autre partie de la formule de Démocrite : la véritable réalité, c’est la multiplicité des atomes qui sont les principes, est fausse. Car si tout est par la loi de la Nature, le nombre des principes est tout à fait restreint. Il se réduit à un, le logos, ou à deux, le logos et la matière. Telle est l’une des interprétations de ce texte de Marc Aurèle très difficile et probablement corrompu. On pourrait aussi admettre que Marc Aurèle comprend. « Tout est nomisti », dans le même sens que la sentence de Démocrite citée plus haut : « Tout est subjectif, c’est-à-dire tout est jugement », c’est-à-dire à la lumière de l’idée d’Epictète selon laquelle tout est dans notre représentation. Ce qui ne veut pas dire que nous ne connaissons pas la réalité, mais que nous lui donnons subjectivement des valeurs (de bien ou de mal) qui ne sont pas fondées dans la réalité. » (Introduction aux "Pensées" de Marc Aurèle 1997 Le livre de poche p.101-102)

dimanche 3 juin 2007

Pour une présidence péripatéticienne... ou d'un sens possible de la sueur en politique.

Alain Finkielkraut sur France 2 (22-5): “Je souhaite voir le président de la République en costume et non pas dans sa transpiration… L’Occident dans ce qu’il a de plus beau est né de la promenade. Aristote se promenait ».
A quoi le ministre Xavier Bertrand a répondu par cette superbe maxime péripatéticienne (« Le Parisien », 28/5) : « Le jogging n’est qu’une promenade accélérée. » (Source : Le Canard Enchaîné du 30 mai 2007 p. 1 in Gouverner avec ses pieds) »
Roland Barthes, qui aurait fort affaire aujourd’hui et nous aiderait à identifier la lourdeur des images qu’on nous fait voir, écrivait il y a 50 ans dans un article consacré au Jules César de Mankiewicz et ayant pour titre Les Romains au cinéma :
« Tous les visages suent sans discontinuer : hommes du peuple, soldats, conspirateurs, tous baignent leurs traits austères et crispés dans un suintement abondant (de vaseline). Et les gros plans sont si fréquents, que, de toute évidence, la sueur est ici un attribut intentionnel (…) Et les hommes vertueux , Brutus, Cassius, Casca, ne cessent eux aussi de transpirer, témoignant par là de l’énorme travail physiologique qu’opère en eux la vertu qui va accoucher d’un crime. Suer, c’est penser. » (Mythologies in Œuvres complètes T.I p.579)

vendredi 1 juin 2007

Démocrite : on n’est pas philosophe de père en fils.

Il me semble qu’il y a une position démocritéenne concernant le fait d’avoir des enfants. On pourrait la présenter ainsi :
a) faire des enfants est une contrainte naturelle que les hommes partagent avec les animaux :
« Les enfants évidemment, c’est aussi le fait des autres animaux : c’est la nature qui les pousse tous à avoir des descendants, sans considération aucune de l’utilité. »
b) mais la naissance de la progéniture est source de tracas et de douleurs autant pour les bêtes que pour les humains :
« Une fois nés, leurs parents peinent à nourrir chacun de leur mieux, tremblent pour eux tant qu’ils sont petits, et souffrent si quelque mal leur arrive. Telle est en effet la disposition naturelle de tous les êtres animés. »
« Elever des enfants est chose difficile : réussir en la matière implique bien des combats et des soucis, y échouer apporte un chagrin sans égal. » (un autre fragment laisse penser tout de même que l’éducation n’est pas nécessairement un échec : « on peut sans engager de grandes dépenses donner de l’éducation à ses enfants et par là élever autour d’eux un rempart salautaire pour leurs biens et pour leurs vies. »)
« J’observe dans le fait d’avoir des enfants beaucoup de risques considérables et beaucoup de soucis, pour un rendement faible, et sans consistance ni valeur. »
c) le mieux est donc de ne pas engendrer :
« A mon avis il ne faut pas avoir d’enfants »
d) pourtant les hommes veulent en avoir et la contrainte naturelle est donc aussi « une institution primitive »
« Les hommes rangent au nombre des choses nécessaires, à ce qui leur semble, d’avoir des enfants (…) Pour l’homme (Démocrite oppose la douloureuse situation parentale vécue autant par les animaux que par les hommes à l’opinion spécifiquement humaine qu’il va présenter), une opinion commune prévaut désormais, selon laquelle sa descendance doit lui être de quelque profit. »
Ainsi engendrer n’a pas seulement des causes mais aussi des (mauvaises) raisons.
e) dans ces conditions, le moindre mal est d’adopter :
« Qui voudrait avoir un enfant ferait mieux, à mon avis, d’adopter le fils d’un de ses amis. Ainsi aura-t-il un enfant conforme à son désir; car il le choisira tel qu’il le voudra. Aussi devra-t-il être, à son sens, d’un caractère obligeant, surtout s’il est naturellement obéissant. La grande différence est que de cette façon on peut, parmi beaucoup d’autres, adopter un enfant conforme à ses désirs ; alors que, si l’on en a un de soi, les risques sont nombreux : car on est forcé de le prendre tel qu’il est. »
Pour Démocrite donc, désir d’enfant ne rime pas avec enfant désiré, ce dernier devant avoir tous les traits du disciple et ne valant que comme nature prédisposée à donner les fruits de la bonne éducation philosophique.
Mais à dire vrai ce qui me frappe le plus dans ces lignes, c'est la reconnaissance d'une expérience de la parenté partagée par les hommes et les bêtes. Comme on est loin des animaux-machines !
Tous les textes cités ont été recueillis par Stobée dans son Florilège.

jeudi 31 mai 2007

Démocrite: l’amour et la masturbation.

On le sait, c’est Diogène de Sinope qui donne à la masturbation ses lettres de noblesse philosophique :
« Il se masturbait constamment en public et disait : « Ah ! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim ! » (VI 69)
Mais est-ce Démocrite qui, théoriquement au moins, aurait ouvert la voie ? Hérodien, un des maîtres de Marc-Aurèle, rapporte en effet ce passage :
« La masturbation procure une jouissance comparable à l’amour. » (Prosodie générale, cité par Eustathe Commentaire sur l’Odyssée XIV 428 p. 1766 Les présocratiques p. 877)
A ma connaissance, les Epicuriens n’ont laissé aucun texte à ce sujet mais une telle thèse semble parfaitement compatible avec leur condamnation de l’amour essentiellement lié à des désirs illimités aux plaisirs toujours mêlés de douleurs. A dire vrai, les textes que nous avons ne laissent pas d’espace, entre les indispensables amis et les asservissantes maîtresses, pour un type d’autre avec lequel se noueraient des contacts intimes, le temps de satisfaire des désirs physiques et égoïstes miraculeusement accordés. Il semble ainsi que l’onanisme puisse être défendu comme une sorte de dépense sexuelle fort peu onéreuse.
Mais il y a un hic. Stobée dans son Florilège rapporte un autre dit de Démocrite qui renverse totalement ce qu’on vient d’établir :
« L’amour lave de tout reproche l’acte amoureux » (IV XX 33 p.910)
Texte inintelligible sans la note qui l’accompagne :
« Opposition entre amour (agapê) et acte amoureux (erôs) ; mais le texte paraît incertain. Les hésitations des philologues leur sont surtout dictées par une conscience chrétienne étonnée de trouver un thème propre au Nouveau Testament. » (p.1492-1493)
Une telle note mériterait à son tour une note explicative !
Dois-je comprendre que les philologues n’en croient pas leurs yeux de voir confirmée par ce texte païen la primauté à laquelle ils souscrivent pleinement de agapê sur erôs ?
Agapê est en effet le terme grec, préféré à erôs et à philia, pour traduire dans les Evangiles l’hébreu ‘aëv, ce dernier mot désignant l’amour de Dieu. L’opposition erôs /agapê sera en latin souvent rendue par la distinction entre libido et caritas.
Mais à texte incertain, interprétation en suspens. Je n’oserai donc pas soutenir que Démocrite a voulu dire que l’amour de bienveillance lave de tout reproche l’amour de concupiscence !
Reste que l’éloge démocritéen de la masturbation ne pourra plus se faire que de manière tout à fait mesurée…

Commentaires

1. Le samedi 1 avril 2017, 16:17 par andros
la masturbation n'est que l'ersatz d'un amour véritable et partagé

Démocrite et Cicéron : la lettre sur les fantômes.

On peut identifier la perception à l’imagination : c’est une des raisons du doute hyperbolique de Descartes. Mais on peut identifier l’imagination à la perception : c’est la voie démocritéenne puis épicurienne.
Ce qui débouchera sur une preuve matérialiste de l’existence des dieux : si les dieux n’existaient pas, on ne les verrait pas la nuit en songe.
Clément d’Alexandrie (début du 3ème siècle après JC) attribue alors très logiquement à Démocrite l’idée qu’il n’y a pas de raison pour que les animaux ne soient pas autant que les hommes touchés par les atomes divins :
« Selon Démocrite, ce sont les mêmes images qui proviennent de la réalité divine pour frapper les hommes comme les animaux privés de raison. » (Stromates V 88 Les présocratiques p.788)
Voir un dieu n’est pas ici une expérience mystique mais un contact physique, une interaction atomique. Pas nécessaire de s’exhausser aux limites de l’humain : il suffit de rester dans celles de l’animalité.
D’ailleurs, je me demande si Démocrite pouvait soutenir à la fois cette thèse et celle de l’irréalité des sensibles, laquelle semble réduire les dieux à n’être que des conventions, pour reprendre la traduction consacrée.
Mais ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est une lettre de Cicéron à Cassius relative justement à cette identification de l’imagination à la perception. En effet, dans l’ensemble des textes souvent arides que Diels a regroupés autour du nom de Démocrite, ces lignes ont une certaine fraîcheur. Est-ce dû à ce que Cicéron s’appuie sur une sorte de phénoménologie de l’imagination pour réfuter la thèse démocritéo-épicurienne ? A vous de juger :
« En effet, lorsque je t’écris une lettre, il me semble que tu es, pour ainsi dire, là en face de moi – sans que je sache comment cela se fait – et cela sous une forme autre que celle propre à la « représentation de simulacres à l’imagination sensible », comme disent tes nouveaux amis, qui pensent que même les « représentations d’images intellectuelles » sont provoquées par les « fantômes » de Catius. Car, je te le rappelle, l’épicurien Catius, l’Insubrien (de Gaule transpadane, située au-delà du Pô, comme me l’apprend la note), qui vient de mourir récemment, appelle « fantômes » (spectra) les apparences auxquelles l’illustre philosophe de Gargette (Epicure) et, déjà avant lui, Démocrite donnaient le nom de simulacres (eidola). Moi, je veux bien que ces fantômes aient le pouvoir de venir frapper nos yeux parce qu’ils surgissent spontanément, que nous le voulions ou non ; mais je vois mal comment l’esprit, lui, peut en être frappé. Il faudra que tu m’apprennes, quand tu seras de retour ici à bon port, si vraiment il est en mon pouvoir de faire surgir à mon gré ton « fantôme », quand je pense à toi, et si ce pouvoir se limite à ta personne, qui m’est si étroitement liée, ou bien si je ne peux pas aussi faire voler jusqu' en mon cœur, à tire d’aile, le simulacre de l’île de Bretagne, rien qu’en me mettant à penser à elle. » (Correspondance familière XV 16 1 )
En effet la thèse démocritéenne est incompatible avec le fait que l’imagination, à la différence de la perception, est, partiellement au moins, sous le contrôle de la volonté.
Mais ce disant, je trahis la douceur et l’ironie insinuante de cette lettre adressée à C.Cassius Longinus, lieutenant de César et initiateur du complot qui assassinera ce dernier. Difficile d’ailleurs de concevoir comment cet homme politique orgueilleux et ambitieux a pu, venant du stoïcisme, embrasser l’épicurisme, tant cette philosophie semble incompatible avec la fougue et la violence de la carrière dudit Cassius. Mais Yasmina Benferhat est certainement éclairante quand elle écrit dans la notice qu’elle lui consacre :
« Ils (les Romains) ne trouvent en réalité dans les différentes écoles philosophiques grecques que leurs propres idées confortées par une connaissance non pas superficielle mais peut-être biaisée de leurs doctrines. Cassius est, comme nombre de ses contemporains, un adhérent sincère de la philosophie grecque, en l’occurrence de l’épicurisme, mais un adhérent romain. » (Dictionnaire des philosophes antiques 2005)

Le rire de Démocrite.

Diogène Laërce ne dit pas un mot sur le rire de Démocrite. Pourtant c’est un lieu commun d’opposer les pleurs d’Héraclite précisément aux rires de Démocrite. Sidoine Apollinaire (431-487) mentionne dans ses lettres une peinture le représentant en train de rire ( IX 9 14) et antérieurement Juvénal (65-128) le décrivait dans une satire agité par un rire perpétuel (« perpetuo risu pulmonem agitare solebat »). C’est ce que m’apprend l’articulet que Marie-Christine Hellmann consacre à l’iconographie de Démocrite dans le deuxième volume du Dictionnaire des philosophes antiques (1994).
Curieux de découvrir la justification de ce rire, j’explore les sources concernant Démocrite telles que Diels les a rassemblées mais ne trouve quasiment rien, à part une mention assez énigmatique de l’évêque Hippolyte (3ème siècle) :
« Démocrite riait de tout, comme s’il estimait risibles toutes les affaires humaines. » (Réfutation de toutes les hérésies I 13 Les présocratiques p. 769 La Pléiade)
Or, que Démocrite ne juge pas risibles les affaires humaines est confirmé par le seul texte de lui consacré au rire et, paradoxalement, le condamnant :
« Il convient, puisque nous sommes hommes, de ne pas rire des malheurs des hommes, mais de les déplorer. » (ibidem p.871)
Ce fragment va de pair avec l’éloge de l’amitié secourable, telle qu’elle s’exprime par exemple à travers les deux textes suivants.
« Nombreux sont ceux qui se détournent de leurs amis, lorsque ceux-ci choient de la richesse dans la pauvreté. » (ibid.)
« L’homme serviable n’est pas celui qui attend qu’on lui rende la pareille, mais celui qui a pris les devants pour faire le bien. » (ibid. p.870).
Mais alors pourquoi donc avoir attribué à Démocrite ce rire hautain plus digne d’un dieu méprisant que d’un humain compatissant ?
La réponse se trouve peut-être dans un passage anonyme du Codex de Paris (1630) consacré à Héraclite et cité par Diels :
« Du philosophe Héraclite, Contre la vie ; voir l’Anthologie palatine IX 359, Stobée Florilège, IV, 34, 57. Le ton pessimiste de l’épigramme accrédite l’idée qu’ « Héraclite pleurait » (ibid. p.177)
Il se peut que le rire de Démocrite ait une dimension allégorique : expression d’une philosophie qui croit dans la possibilité du bonheur. N’est-ce pas alors plutôt de la joie de Démocrite que l’on devrait parler ?

mercredi 30 mai 2007

Démocrite: voit-on mieux avec ou sans les yeux ? (2)

Il y a deux manières au moins de rendre compte en termes démocritéens de la perception.
Elle est contact par atomes interposés d’une part et d’autre part elle met en relation avec ce qui n’existe pas.
Ce dernier point est attesté par un passage de Démocrite cité par de multiples sources :
« Convention que le doux, convention que l’amer, convention que le chaud, convention que le froid, convention que la couleur ; et en réalité : les atomes et le vide. »
Je comprends par convention relation : la couleur est une relation entre certains atomes et d’autres, aucun d’entre eux n’étant bien sûr coloré. Les atomes ne sont pas du tout sensibles, ils sont intelligibles s’il faut en croire Sextus Empiricus :
« Les émules de Platon et de Démocrite supposaient que seuls sont vrais les intelligibles. Mais, pour Démocrite, c’est parce que n’existe par nature rien de sensible, étant donné que les atomes, dont la combinaison forme toutes choses, sont par nature dépourvus de toute qualité sensible. Pour Platon, en revanche, c’est parce que les sensibles connaissent un perpétuel devenir, et jamais ne sont véritablement. » (Contre les mathématiciens VIII 6)
On comprend mieux désormais que si l’être n’est pas sensible, l’aveuglement de Démocrite n’est pas un handicap du point de vue de la connaissance. Reste que la perception, bien que gnoséologiquement nulle, est vitalement essentielle, comme le fait comprendre le récit de la mort de Démocrite tel que le rapporte Diogène Laërce :
« Démocrite mourut, dit Hermippe, de la façon suivante. Ayant atteint l’extrême vieillesse, il était tout proche de sa fin. Sa sœur se lamentait, parce qu’il allait mourir pendant la fête des Thesmophories, et qu’elle ne pourrait pas rendre à la déesse les honneurs qui convenaient ; il lui dit de reprendre courage et demanda qu’on lui apporta des pains chauds chaque jour. En se les mettant sous le nez, il réussit à passer la période des fêtes ; lorsque les jours de fête furent passés – il y en avait trois -, il abandonna la vie de la façon la plus paisible, selon Hipparque, ayant vécu plus de cent neuf ans. » (IX 43)
Athénée dans Les deipnosophistes parle lui de pot de miel humé au lieu de pains chauds mais peu importe. Est clair à travers cet acharnement thérapeutique doux et délicat que si l’odorant n’est rien, l’odorat met en contact réel avec les atomes de l’odorant et précisément ici leur ouvre le passage qui leur permet d’occuper quelques fonctions vitales.
Démocrite n’est pas Descartes, il ne doute pas de la réalité de la perception, de sa matérialité. Ce qu’il refuse de soutenir, c’est la réalité du perçu.

lundi 28 mai 2007

Démocrite: voit-on mieux avec ou sans yeux ? (1)

A ne lire que Diogène Laërce, on ne retiendrait de l’œil démocritéen que sa capacité à voir au-delà des apparences :
« Athénodore dans le livre VIII de ses Promenades, dit qu’Hippocrate étant venu le trouver, Démocrite demanda qu’on apportât du lait ; ayant observé ce lait, il dit qu’il était celui d’une chèvre primipare et noire ; du coup Hippocrate s’émerveilla de sa perspicacité. On raconte aussi l’histoire d’une jeune servante qui accompagnait Hippocrate. Le premier jour, il la salua ainsi : « Bonjour, Mademoiselle. » Le jour suivant : « Bonjour, Madame. » La fille avait été déflorée pendant la nuit. » (IX 42)
Comme souvent quand Laërce rapporte des capacités prodigieuses, on ne sait jamais s’il s’agit de vision ou de réflexion. Vu qu' on range les personnages dont il parle dans la catégorie des philosophes et qu’on est porté à associer philosophie à raisonnement, on est tenté d’identifier une telle performance à une observation attentive et expérimentée d’indices minuscules, mais il n’est pas impossible non plus d’attribuer à Démocrite, comme à tous ces philosophes aux talents gnoséologiques quelquefois surhumains, une sorte de sixième sens lui rendant possible la vision du passé par exemple. En tout cas la valeur de la vue comme moyen de connaître la réalité est indéniable.
Pourtant d’autres textes nous font connaître un Démocrite lucide parce qu’aveugle. Ce sont des anecdotes étranges qui donnent une allure platonicienne à un homme qu’on serait jugé comme étant un des tout premiers matérialistes, et précisément atomistes. Himérios, sophiste grec du 4ème siècle, reste encore imprécis :
« Démocrite rendit volontairement son corps malade, afin que ce qu’il avait de meilleur en lui demeurât sain. » (Morceaux choisis III, 18)
Mais Aulu-Gelle (130-180) le présente comme s’aveuglant intentionnellement :
« Il se priva de lui-même de l’usage de la vue, parce qu’il estimait que les pensées et les méditations de son esprit occupé à examiner les principes de la nature seraient plus vives et plus précises, une fois affranchies des prestiges de la vue et des entraves que les yeux constituent. » (Nuits attiques X 17)
Plutarque (46-120) ne retient pas la version de l’aveuglement volontaire mais enrichit tout de même la biographie imaginaire en ne faisant pas jouer à la lumière du soleil le rôle éclairant que Platon lui attribuait, ne fût-ce qu’allégoriquement dans la République, mais en la transformant en force destructrice, dont la puissance serait redoublée par l’ingéniosité technique :
« Pourtant est-ce chose fausse qui se dit communément, que Démocrite le philosophe s’éteignit la vue en fichant et appuyant ses yeux sur un miroir ardent et recevant la réverbération de la lumière d’icelui, afin qu’ils ne lui apportassent aucun sujet de divertissement en évoquant souvent la pensée au-dehors, mais la laissant au-dedans en la maison, pour vaquer au discours des choses intellectuelles, étant comme fenêtres, répondantes sur le chemin, bouchées. » (De la curiosité 12 521 D)
Les yeux comme des ouvertures qui attirent à l’extérieur le regard du curieux et le détournent de la connaissance de son intérieur, voilà bien une métaphore des sens aussi anti-empiriste que possible !
Cicéron (106-43) n’a pas insisté, lui, sur le gain d’une telle mutilation mais a souligné qu’elle n’était en rien une perte de la connaissance de ce qui rend une vie réussie:
« Démocrite, devenu aveugle, n’était bien sûr même plus capable de discerner le blanc du noir. Mais il savait encore distinguer les biens des maux, les actes justes des actes injustes, les actions bonnes des actions malhonnêtes, les choses utiles des choses inutiles, ce qui est noble de ce qui est mesquin ; être privé de la diversité des couleurs ne l’empêchait pas de connaître le bonheur dont l’eût privé la connaissance des réalités. » (Tusculanes V XXXIX 114)
Tertullien (155-225) en revanche donne une tout autre fonction à l’aveuglement volontaire :
« Démocrite, en s’aveuglant lui-même, parce qu’il ne pouvait pas voir de femmes sans être enflammé de désir, et souffrait de ne les pouvoir posséder, témoigne par ce remède de son incapacité à se dominer. » (Apologétique 46)
A la lumière de ce témoignage, on lit un peu autrement les lignes de Diogène Laërce sur l’étonnante pénétration dont fait preuve Démocrite à l’égard de la servante dépucelée…

dimanche 27 mai 2007

Parménide: la métaphore est-elle toujours de trop dans le texte philosophique ? (2)

Simplicius, jugeant sévèrement le style métaphorique de Parménide, annonçait-il Croce jugeant sévèrement aussi l’allégorie ?
« Croce accuse l’allégorie d’être un fastidieux pléonasme, un jeu de vaines répétitions qui en premier lieu nous montre (disons) Dante guidé par Virgile et Béatrice, et nous explique ensuite ou nous donne à entendre que Dante symbolise l’âme, Virgile la philosophie ou la raison ou la lumière naturelle, et Béatrice la théologie ou la grâce. Selon Croce, selon l’argument de Croce (l’exemple n’est pas de lui), Dante aurait alors pensé : « la raison et la foi opèrent le salut des âmes » ou « la philosophie et la théologie nous conduisent au ciel », pour ensuite mettre Virgile là où il avait pensé « raison » ou « philosophie » et Béatrice là où il avait pensé « théologie » ou « foi », ce qui serait une sorte de mascarade. L’allégorie, selon cette interprétation dédaigneuse, se réduirait à une énigme, plus étendue, plus lente et beaucoup plus incommode que les autres. Elle serait un genre barbare ou puéril, une distraction de l’esthétique. » (Autres inquisitions Borges 1952 La Pléiade vol.1 p.712)
Est-il plus judicieux de défendre la métaphore dans le texte philosophique comme Chesterton a défendu l’allégorie ?
« Il argumente que la réalité est d’une interminable richesse et que le langage des hommes ne saurait épuiser cette vertigineuse abondance (…) Chesterton en déduit ensuite qu’il peut exister plusieurs langages – qui, d’une certaine manière, correspondent à la réalité insaisissable – au nombre desquels, celui des fables et des allégories.
En d’autres termes : Béatrice n’est pas un emblème de la foi, un laborieux et arbitraire synonyme du mot « foi » ; la vérité est qu’il existe une chose au monde – un sentiment particulier, un processus intime, une série d’états analogues – que l’on peut désigner par deux symboles : l’un, assez pauvre, le son « foi » ; l’autre, Béatrice, la glorieuse Béatrice qui descendit du ciel et foula le sol de l’enfer pour sauver Dante. » (ibidem)

vendredi 25 mai 2007

Zénon d' Élée et Pascal.

Dans la Vie de Périclès, Plutarque rapporte:
« A ceux qui tenaient la gravité de Périclès pour présomption et arrogance, Zénon conseillait d’afficher la même présomption, parce que cette manière de mimer l’honnêteté et la vertu apporte peu à peu et subrepticement une disposition et une accoutumance à l’honnêteté. » (V 3)
Pascal dans les Pensées s’adresse ainsi à celui qui, convaincu par le pari, se demande comment parvenir à croire :
« Apprenez de ceux, etc., qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien. Ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre et guéris d’un mal dont vous voulez guérir ; suivez la manière par où ils ont commencé. C’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement cela vous fera croire et vous abêtira. » (397 édition Le Guern).
N’est-ce pas un héritage d’Aristote ? Les vertus s’acquièrent en pratiquant les actions convenables : ce n’est pas parce qu’on est vertueux qu’on commence à agir comme il faut ; c’est parce qu’on s’est accoutumé à agir comme il faut qu’on est vertueux. Dans les deux textes, une même manière de rendre compte de l'intériorité par l'extériorité.

jeudi 24 mai 2007

Zénon d'Elée ou l'art de faire sous la torture semblant d'être torturé.

Est-ce à la même source (Héraclide Lembos) que Diodore de Sicile avait lu le récit de la mort de Zénon ? Dans la narration qu’il en fait, il est en tout cas plus explicite que Laërce :
« Comme sa patrie subissait le rude joug du tyran Néarque, il organisa un complot contre lui. Découvert et interrogé sous la torture par Néarque qui voulait connaître ses complices.: « Puissé-je être, dit-il, aussi maître de mon corps que de ma langue. » Et comme le tyran accentuait encore ses tortures, Zénon lui opposa une résistance farouche. Ensuite, dans l’espoir de s’en délivrer et de tirer vengeance de Néarque, il imagina une ruse. Au moment où la douleur des tortures se faisait plus intense, il feignit de rendre l’âme et hurla comme sous l’effet de la douleur : « Arrête, je vais te dire toute la vérité. » Comme on relâchait ses liens, il demanda à Néarque de s’approcher pour être seul à entendre, car mieux valait conserver secrètes la plupart des révélations qu’il allait faire. Le tyran s’approcha avec empressement et plaça son oreille contre la bouche de Zénon. Celui-ci la mordit et y planta ses dents. Les gardes accoururent et mirent à mal le malheureux torturé qui s’acharnait davantage encore sur sa proie. A la fin, impuissants à vaincre la fermeté du héros, ils le transpercèrent pour qu’il desserrât les dents. Ainsi vint-il, grâce à ce stratagème, à bout de ses douleurs, et tira-t-il du tyran la seule vengeance possible. » (Bibliothèque historique, X. XVIII, 2. Les Présocratiques La Pléiade p.278)
Zénon a décidé de faire au sens propre le contraire de caresser l’oreille du tyran.
Mais c’est le passage souligné qui retient mon attention. Je connaissais plusieurs possibilités humaines relativement à l’extrême douleur : l’exprimer en hurlant, la simuler, voire s’efforcer de la contenir. Or, Zénon en invente une nouvelle : faire sembler de hurler tout en la ressentant. Ressentir devient ainsi quelque chose de tout intérieur, complétement dissocié de son expression (la torture produirait d’intenses douleurs qui ne pousseraient pas à hurler, d’où mon doute : n’est-ce pas contenu dans la grammaire même du concept d’extrême douleur de produire des cris, au point que j’aurais du mal à comprendre un énoncé du genre : « Il a atrocement mal mais ne le montre pas du tout » ?). Ainsi, en hurlant , Zénon ne se laisse pas aller à un penchant spontané, il fait seulement la comédie de l’extrême douleur tout en ayant une extrême douleur. Il est dans la situation de quelqu’un qui simule ce que normalement il serait porté à exprimer, comme si un homme au plus profond du chagrin s’obligeait à verser des larmes de crocodile…
Même au plus fort de la torture, Zénon continue à neutraliser les causes mentales au profit des raisons d’agir.

mercredi 23 mai 2007

Zénon d’Elée : martyr.

Une bouche philosophique ne sert pas qu’à proférer de nobles vérités. Voyez plutôt celle de Zénon d’Elée :
« Ayant projeté de renverser le tyran Néarque – d’aucuns disent Diomédon – il fut arrêté, selon ce que dit Héraclide dans son abrégé de Satyros ; c’est alors que, interrogé sur ses complices et à propos des armes qu’il avait transportées à Lipara, il dénonça tous les amis du tyran, avec l’intention de l’isoler complètement. » (IX 26)
Machiavélien avant la lettre, Zénon met le mensonge au service des meilleures causes (« Ce fut un homme d’une grande noblesse, en philosophie comme en politique » ibidem). Le Florentin disait qu’un prince doit agir en homme et en bête. Zénon certes a déjà joué au renard mais il va bientôt descendre d’un degré dans l’imitation de l’animalité :
« Ensuite, il lui dit qu’à propos de certains d’entre eux, il pouvait lui dire certaines choses à l’oreille ; alors il la lui mordit, et ne relâcha pas sa prise avant d’être percé de coups, frappé du même sort qu’Aristogiton le tyrannicide. »
Mordre : les cyniques n’oseront le faire que métaphoriquement. Zénon, c’est au pied de la lettre qu’il prend l’expression ! Ajoutons que ce n’est pas morsure éphémère, simple entaille destinée à réveiller la raison endormie sous les conformismes. Non, c’est morsure jusqu’à ce que mort s’ensuive, celle du tyrannicide certes mais peu importe, la morsure est d’une durée telle qu’elle vaut tous les assassinats. Oreille de tyran, oreille à détruire pour n’avoir entendu que flatteries et délations.
A moins que ce ne soit un autre organe que la bouche philosophique, devenue prédatrice, n’ait visé :
« Démétrios, dans ses Homonymes dit cependant que c’est le nez qu’il lui trancha avec les dents. »
Certains, faute de pouvoir viser l’original, mutilent ses statues, Zénon, lui, défigure directement la tête tyrannique.
Mais il est possible que la bouche en soit restée à sa fonction énonciatrice :
« Antisthène, dans ses Successions, dit qu’après avoir dénoncé les amis du tyran, il s’entendit demander par celui-ci s’il en restait quelque autre ; il répondit : « Oui, toi le fléau de la cité ! » A ceux qui étaient là, il dit : « j’admire votre lâcheté si c’est par peur de ce que je subis en ce moment que vous restez les esclaves du tyran » »
Double morsure celle-ci, plus classique si on peut dire, infligée au maître et à ses disciples dans un mouvement qui pourrait être stoïcien ou cynique.
Et tel Anaxarque, Zénon devance le supplice, privant le tyran de la joie de le détruire :
« Pour finir, il se coupa la langue avec ses dents et la lui cracha au visage. »
Cela vaut toutes les asphyxies volontaires. Parvenir, victime de soi, à être le bourreau de son bourreau ! Et la protestation éthique a finalement un effet politique :
« Ses concitoyens, enflammés par son exemple, se mirent aussitôt à lapider le tyran. »
Et du corps de Zénon, qu’est-il advenu ? Deux versions :
« La plupart des auteurs sont à peu près d’accord sur le récit de cette fin de Zénon ; mais Hermippe dit qu’il fut jeté dans un mortier et déchiqueté. » (27)
Deux états du corps : corps arme et corps broyé. Résistance philosophique exultante puis quasi poudre.
Diogène aurait eu une bonne occasion d’ironiser comme il aime si souvent le faire, sur le thème du déchiqueteur déchiqueté ou à malin malin et demi. Mais non, c’est, fait rare, un franc hommage qu’il rend à Zénon dans ses vers :
« Tu as eu la volonté, Zénon, la noble volonté de tuer le tyran
Et de délivrer Elée de son esclavage.
Mais tu as été vaincu, puisque le tyran t’a pris et t’a déchiqueté
Dans un mortier. Mais que dis-je ? C’était ton corps, ce n’est pas toi. »

mardi 22 mai 2007

Zénon d’Elée : quand l’émotion devient intentionnelle.

Il arrive qu’un philosophe antique se comporte en homme ordinaire; selon Diogène Laërce, cela fut le cas de Zénon d’Elée:
« On dit qu’il se mit en colère un jour qu’on l’injuriait. » (IX 29)
Mais comme on attendait autre chose d’un philosophe, on lui fit reproche de sa colère, à quoi il répondit :
« Si je dissimule mes réactions quand on m’injurie, je ne ressentirai rien quand on me félicitera. »
La réponse, elle, n’est pas ordinaire. On s’attend à quelque chose comme : « cette injure était si blessante ». L’injure blessante, c’est ce qu’on pourrait appeler, suivant Elisabeth Anscombe, une cause mentale :
« Une cause mentale est ce que quelqu’un décrirait si on lui posait la question : qu’est-ce qui a produit cette action, cette pensée ou ce sentiment en vous ? Qu’avez-vous vu, entendu, senti, quelles idées vous sont venues à l’esprit et vous ont conduit à cela ? » (L’intention 11 p.56)
Quelques lignes plus haut, elle précisait :
« Une « cause mentale », bien sûr, n’est pas nécessairement un événement mental, c’est-à-dire une pensée, un sentiment ou une image ; une telle cause peut n’être qu’un coup frappé à la porte. »
Mais l’originalité de Zénon est d’invoquer une raison et non une cause mentale ; se mettre en colère devient une action intentionnelle : c’est en vue des félicitations à venir qu’il se met en colère. Précisément c’est pour en jouir. Mais qu’est-ce qui produira ce plaisir ? N’est-ce pas cette fois une cause mentale, en l’espèce, la félicitation ?
« Pourquoi souris-tu donc Zénon ? Parce qu’on me félicite ! » Ce n’est plus désormais une action intentionnelle : Zénon a donc eu comme raison d’agir la fin suivante: laisser une cause mentale produire l' effet complet qu’elle produit habituellement.
Ce philosophe s' est donc maîtrisé assez pour faire de sa colère un acte intentionnel ; sa fin pourtant n’est pas le perfectionnement de la maîtrise, bien plutôt une expérience hédoniste.
Etrange figure: ni maître, ni esclave. Mieux: un maître qui se fait esclave. Ne pas se soumettre à autrui quand on a tout à y perdre ( le lanceur d'injures ne met pas Zénon en colère, c'est Zénon qui se met en colère) pour s’y soumettre quand on a tout à y gagner ( Zénon ne prend pas du plaisir à écouter les félicitations, ces dernières lui en donnent).

lundi 21 mai 2007

Parménide : la métaphore est-elle toujours de trop dans le texte philosophique ? (1)

Dans De la nature , Parménide qualifie ainsi l’être :
« (…)Puisque existe aussi une limite extrême, Il est de toutes parts borné et achevé, Et gonflé à l’instar d’une balle bien ronde, Du centre vers les bords en parfait équilibre. » (Les Présocratiques La Pléiade p.262-263)
Dans son Commentaire sur la Physique d’Aristote, Simplicius interprète ainsi l’usage de la métaphore :
« Si nous le voyons affirmer que l’être un est gonflé à l’instar d’une balle bien ronde, n’en soyons pas étonnés. C’est là une imitation involontaire du style mythique, due à la forme poétique. En quoi cette assertion diffère-t-elle du mot d’Orphée : « œuf d’un blanc éclatant » ? » (146, 29 ibidem)
J’y lis le refus de prendre la métaphore au sérieux.
Forme vide, ne serait-elle que l’indice parasitaire des conventions poétiques ? La langue poétique est-elle essentiellement impropre à la pensée philosophique ? Faut-il traiter les métaphores comme des résidus rationnellement inassimilables ?
A rejoindre Orphée, poésie faite homme, Parménide déchoit-il ?

Commentaires

1. Le mercredi 23 mai 2007, 11:08 par sylvain
Un peu en retard pour commenter ce post...mais je me lance quand même. La métaphore est, à mon avis, consubstantielle au texte philosophique. Bien sûr, les philosophes le nient allègrement, mais l'EFFET philosophique est toujours aussi un effet de langue. On m'objectera que les philosophes analytiques ont réussi à passer outre ce schéma. C'est vrai et faux à la fois. Vrai pour des raisons obvies: l'écriture analytique se distingue elle-même par l'attention porté au langage dans sa nudité et aux structures propositionnelles, sans dimension poétique aucune. Mais est-ce que la philosophie analytique ne s'est pas construite CONTRE une certaine langue poétique de la philosophie continentale, donc finalement grâce à cette langue. Ensuite, je m'interroge: l'écriture wittgensteinienne, surtout tardive, ne déploie-t-elle pas une certaine poétique par le truchement de sa dimension aphorique et quelque peu mystérieuse ?
Ensuite, et d'autre part, il est moins contestable que la philosophie continentale contemporaine contient une dimension poétique et surtout métaphorique. Bien qu'elles aient du mal à l'admettre, les phénoménologies de la religion comme celle de Levinas, Henry, Marion, Lacoste ou Chrétien métaphorise constamment leurs sources religieuses...Ce qui, somme toute, est paradoxale dans la mesure où quelqu'un comme Henry soutient que le langage biblique, par ex. (mais cela vaut aussi pour celui des mystiques) n'est absolument pas métaphorique ! On se retrouve donc avec un langage religieux non-métaphorique et un langage philosophique métaphorique !
A la question de savoir, comme vous le demandez, s'il "faut traiter les métaphores comme des résidus rationnellement inassimilables" ? Cela dépend du type de métaphore. S'il s'agit de catachrèses, alors certainement que non; s'il s'agit de métaphores vives, alors certainement que oui, puisque celles-ci créent un surplus de sens qui fait vivre la pensée philosophique.
A mon avis, ce n'est que lorsque la métaphore est irréductible au reste du discours qu'il sert réellement la pensée. Lorsqu'elle peut se fondre avec le reste ou qu'elle n'invente rien de nouveau à la pensée philosophique, alors elle n'est que parure et de fait accessoire.
Reformulé autrement, on pourrait dire que toutes les métaphores in absentia sont indispensables, et que toutes les métaphores in prasencia sont dispensables !
Quoi qu'il en soit, dans l'un et l'autre cas, l'on ne devrait jamais sous-estimer la métaphore, d'autant plus lorsqu'elle se manifeste au beau milieu d'un texte philosophique.
Qu'en pensez-vous ?
Sylvain
2. Le jeudi 24 mai 2007, 18:28 par philalèthe
Sylvain : La métaphore est, à mon avis, consubstantielle au texte philosophique. Bien sûr, les philosophes le nient allègrement, mais l'EFFET philosophique est toujours aussi un effet de langue
Philalèthe : je dirai plutôt que la métaphore est consubstantielle à la langue et que l’usage philosophique de la langue dans la mesure où il s’appuie sur son usage ordinaire va avec l’usage des métaphores ordinaires (je veux dire celles qu’on ne remarque plus en tant que métaphores, celles qui n’ont plus ou pas de fonction poétique). Il faudrait faire une place à part aux métaphores nouvelles instituées par la langue philosophique et je ne crois pas qu’on pourrait faire facilement passer une ligne de démarcation entre les métaphores (qu’on disqualifierait alors du nom de littéraires) et les concepts ; je crois que des métaphores peuvent être des concepts. Je suis d’accord en tout cas avec l’idée que l’effet philosophique est aussi un effet de langue ; l’important est qu’il ne soit pas qu’un effet de langue (je veux dire que l’effet de la philosophie doit être aussi d’éclairer la réalité).
Sylvain :. Ensuite, je m'interroge: l'écriture wittgensteinienne, surtout tardive, ne déploie-t-elle pas une certaine poétique par le truchement de sa dimension aphorique et quelque peu mystérieuse ?
Philalèthe : Wittgenstein a écrit en 1946 : « un effet dans un poème est trop marqué si les marques intellectuelles apparaissent à nu, au lieu d’être recouvertes par le cœur. » ( Remarques mêlées GF p.120). Il me semble que le deuxième Wittgenstein fait tout ce qu’il peut pour faire apparaître à nu les marques intellectuelles et que son écriture est anti-poétique en ce sens. Le mystère vient, je crois, de la multiplicité des voix intellectuelles qui l’habitent et auxquelles il donne la parole dans ses textes. Il y a peut-être moins aphorisme que conscience que la voix n’a pas à s’étendre tant sont présentes les autres voix possibles. Il a bien sûr une voix privilégiée , mais il ne tranche pas.
Sylvain : Bien qu'elles aient du mal à l'admettre, les phénoménologies de la religion comme celle de Levinas, Henry, Marion, Lacoste ou Chrétien métaphorise constamment leurs sources religieuses.
Philalèthe : Hypothèse : quand le texte religieux est narratif, ne faut-il pas le métaphoriser pour le conceptualiser ? N’est-ce pas alors un des traits de la lecture philosophique du texte religieux de soutenir que la métaphore vaut littéralement seulement pour le peuple ? Ce qui veut dire que la lecture en question n’identifie pas du tout des métaphores.
Sylvain : A la question de savoir, comme vous le demandez, s'il "faut traiter les métaphores comme des résidus rationnellement inassimilables" ? Cela dépend du type de métaphore. S'il s'agit de catachrèses, alors certainement que non; s'il s'agit de métaphores vives, alors certainement que oui, puisque celles-ci créent un surplus de sens qui fait vivre la pensée philosophique.
Philalethe : j’ai du mal à concevoir un surplus de sens qui ne serait pas in fine rationnellement assimilable ; en revanche je comprends bien que la métaphore soit actuellement rationnellement inassimilable mais si on la traite philosophiquement, n’est-ce pas pour réduire, voire anéantir la différence entre elle et l’énoncé rationnel ? J’imagine que la réponse à cette question ne peut pas ne pas faire intervenir la question de la valeur du discours théologique (le nom de Dieu n’est-il pas une métaphore dont l’irréductibilité au discours rationnel est constitutive ?)
3. Le vendredi 25 mai 2007, 15:16 par philalèthe
En complément du dernier point de ma réponse à Sylvain, ces lignes d'E. Anscombe tirées de son article "Sur la transubstantiation":
"Quand nous appelons quelque chose un mystère, nous voulons dire que nous ne pouvons résoudre les difficultés que pose sa compréhension ni démontrer une fois pour toutes que c'est parfaitement possible d'y parvenir. Néanmoins, nous ne croyons pas que les contradictions et les absurdités puissent être vraies ou que quelque chose de démontrable logiquement à partir de ce qu'on connaît déjà puisse être faux. Et cependant nous pensons qu'il y a des réponses à apporter aux soi-disant preuves de son absurdité, que nous soyons ou non suffisamment intelligents pour les trouver." (Scripta theologica, 29 (1992) pp.603-611)