lundi 20 octobre 2008

Epicure: ethnocentriste ?

Dans l’excellent livre de André-Jean Voelke Les Rapports avec autrui dans la philosophie grecque d’Aristote à Panétius (1961), je suis surpris de lire la note suivante :
« Pour Epicure, il n’est pas possible de parvenir à la sagesse avec n’importe quelle constitution physique et dans n’importe quel peuple : seuls les Grecs peuvent philosopher (Diog. Laërce, X, 117 ; Clément d’Alexandrie, Strom., I, 15, 67 = fr.226 Us). Un disciple d’Epicure , Philodème, déclare que les dieux parlent le grec et que l’accès à la sagesse est réservé à ceux qui usent de cette langue (De dis, III, col.14, p.37 Diels = ad fr. 356 Us.). Le fait qu’Epicure était citoyen d’Athènes – tandis que les fondateurs du stoïcisme venaient pour la plupart d’Asie – n’est sans doute pas étranger à cette glorification de l’hellénisme. » (p.82)
Comme il ne me semble jamais avoir lu d’Epicure une seule ligne exprimant un tel ethnocentrisme, je suis curieux de me rapporter à Laërce, mais le texte alors est beaucoup plus ambigu que la note ne le suggérait :
« Et ce n’est certes pas à partir de n’importe quel état corporel qu’on devient sage non plus que dans n’importe quel peuple. » (p.1305 de l’éd. de Marie-Odile Goulet-Cazé trad. Jean-François Balaudé)
Ce passage n’implique pas une interprétation ethnocentriste car il n’entraîne pas que seuls les Grecs sont en mesure de philosopher. Il n’entraîne pas non plus qu’ avoir un corps adéquat et appartenir au peuple favorable à la philosohie soient deux propriétés nécessairement conjointes. On peut alors imaginer quatre cas de figure (on a le corps qu’il faut dans le peuple qu’il faut, on n’a ni le corps ni le peuple, on a l’un ou l’autre). Mais visiblement, s’appuyant sur Philodème – dont je ne dispose malheureusement pas du texte -, Voelke privilégie la piste d’un ethnocentrisme raciste (mais rien ne prouve que Philodème est intégralement fidèle à Epicure).
Comment justifier cette lecture plus généreuse d’Epicure ?
J’ai d’abord l’idée qu’il y a chez Epicure une condamnation du grand nombre, de la multitude qui est si systématique qu’elle ne permet pas d’isoler parmi tous les peuples un peuple excellent, car au fond le peuple, c’est la masse des hommes. Mais il semble alors que tout peuple est un obstacle à la philosophie !
Hypothèse : le peuple qui favorise la philosophie est celui où la masse n’empêche pas une élite d’accéder à la connaissance. Le mauvais peuple serait celui dont les préjugés sont partagés par tous ces membres.
Quant à la question du corps, on peut l’interpréter dans un sens non raciste mais matérialiste. Il y a des corps dans un état tel que l’esprit, qui est donc, d’un point de vue matérialiste, une propriété du corps, n’est pas capable de raisonner. Ainsi le corps inadéquat à la philosophie ne serait pas le corps barbare, mais le corps immature ou le corps malade.

samedi 18 octobre 2008

Sénèque et les gladiateurs: à propos d'une remarque de Pierre Hadot.

J’ai mis en évidence comment dans la lettre VII Sénèque condamnait moins les massacres organisés dans les arènes que les risques que de tels spectacles faisaient courir à la moralité du spectateur.
Or, Pierre Hadot écrit dans son Introduction aux Pensées de Marc-Aurèle (1997):
« Il est donc faux, disons-le en passant, de prétendre avec G.Ville que les stoïciens n’étaient hostiles à ces spectacles que parce qu’ils étaient dégradants pour le spectateur mais que ces philosophes ignoraient complètement le drame de la victime. Nous retrouvons ici encore un exemple de ce parti pris des historiens, obstinés à essayer de minimiser l’importance du renversement des valeurs que représente la philosophie stoïcienne. Malheureusement pour eux, les textes sont là et l’on ne peut les éluder : Homo sacra res homini, dit Sénèque » (p.483 Livre de poche).
Certes deux passages des Lettres à Lucilius contiennent une condamnation claire des spectacles en question.
Le premier se trouve dans la lettre 90 :
« Les premiers hommes ne cherchaient pas l’or ni l’argent ni les pierreries dans les bas-fonds fangeux de la terre ; ils en étaient encore à épargner les animaux, tant il s’en fallait que l’homme fît périr l’homme sans colère ni crainte, pour le plaisir du spectacle » (trad. Noblot)
Le deuxième, encore plus nettement dénonciateur, se trouve dans la lettre 95 et c’est celui que Pierre Hadot produit à l’appui de la critique de ce que soutient Ville dans La gladiature en Occident des origines à la mort de Domitien (1982) :
« L’homme, chose sacrée pour l’homme, on l’égorge de nos jours par jeu et par passe-temps. L’instruire à infliger et à recevoir des blessures était déjà impie ; voici qu’on le traîne devant le public, nu et désarmé ; l’agonie d’un être humain suffit à faire le spectacle » (trad. Noblot)
Cependant, comme le met en évidence Paul Veyne dans une note très éclairante de son édition des œuvres complètes de Sénèque (p.958), ce dernier n’a pas toujours partagé cette opinion. Ainsi dans un de ses premiers textes, la Consolation à Helvia, il écrivait à sa mère après avoir souligné la difficulté de remédier à la douleur de l’âme :
« Parfois nous allons à des jeux publics ou à des combats de gladiateurs, pour absorber notre esprit : au milieu même du spectacle qui nous distrayait, nous sentons poindre un regret qui nous bouleverse soudain. » (trad.Walz)
Il semble donc qu’on pourrait discerner trois positions de Sénèque vis-à-vis de ces spectacles :
1) il est bon public
2) il met en garde contre le fait d’y assister
3) il condamne le spectacle en lui-même.
Je n’ai pas les moyens bien sûr de soutenir que cela correspond à trois étapes dans la psychologie de Sénèque.

mercredi 15 octobre 2008

Abus ordinaire, abus cynique, respect stoïcien.

Dans L’empire rhétorique (1977), Chaïm Perelman écrit:
« Je me souviens encore, après plus de trente ans, de l’effet pénible produit par un orateur qui, chargé de prononcer devant la foule, l’éloge funèbre d’un ami défunt, avait abusé de la parole pour attaquer une partie de l’assistance. Il y a également abus, dans le choix de l’instituteur, à qui l’on a confié l’éducation des enfants conformément aux valeurs de la communauté, et qui en profite pour propager les idées et les valeurs qui suscitent le scandale. » (p.24)
On pourrait éclairer ce texte à la lumière du concept kantien d'usage privé de la raison. L’usage privé en question est réglé selon les normes internes de l’institution à laquelle on participe (ici l’enterrement et l’école). Or, Perelman dénonce le non-respect de cet usage, précisément l’irruption du jugement personnel dans une pratique normalement conforme aux règles d'un jeu institutionnel donné.
Cette irruption, je la vois comme une des marques du cynique antique. Certes le Chien la systématise et c’est cette systématicité qui permet de distinguer le cynique de l’ami accusateur ou de l’instituteur prosélyte. On pourrait ainsi distinguer une transgression philosophique de l’usage privé de la raison d’une transgression passionnelle et accidentelle d’un tel usage. J’opposerai à cette transgression philosophique cynique la conformité philosophique stoïcienne. L’instituteur comme l’ami stoïciens auraient à cœur de jouer selon les règles en vigueur dans les circonstances où ils se trouvent.
Reste un point commun au cynique et au stoïcien : qu’il transgresse ou se conforme, c’est, à la différence des deux personnages de Perelman, pour des raisons tout à fait impersonnelles.

Commentaires

1. Le samedi 18 octobre 2008, 21:52 par Nicotinamide
J'abuse en posant sous votre billet, un commentaire qui ne commente pas. L'éducation des enfants est décrite dans les lettres apocryphes de cyniques illustres. Contrairement à ce que l'on pourrait imaginer l'éducation cynique n'en profite pas pour propager "des idées qui font scandalent"
Rapide message qui signe un retour au "virtuel" ! J'ai des mois de lecture à rattraper.
Avez-vous remarqué : agregation de lettres 2008 : Timon d'Athènes (Shakespaere) et le bourru de Ménandre... Ménandre à qui l'on doit le DL VI 83
2. Le samedi 18 octobre 2008, 22:00 par philalethe
Bienvenue dans le virtuel donc !
En effet vous vous faisiez rare et j'ai regretté entre autres de ne plus trouver le site sur lequel vous aviez collecté tant de textes sur les cyniques. N'envisagez-vous pas de le reconstruire ?
3. Le lundi 20 octobre 2008, 21:48 par Nicotinamide
"Cette irruption, je la vois comme une des marques du cynique antique"
Votre billet déclenche un malaise. Je ne peux pas être d'accord. En effet, je n'imagine pas le cynique antique "abuser" d'une position. Je soutiendrai sans argumenter pour l'instant que cette irruption est anti-kunique (anti-cynique antique)
(Oui, il sera reconstruit. Je crois que mon fournisseur a dû supprimer mon compte et donc le site)
4. Le lundi 20 octobre 2008, 23:17 par philalethe
Ce que je veux dire: les cyniques ont souvent refusé de jouer selon les règles du jeu. Ça ne veut pas dire qu'il y a nécessairement abus de position au sens où on profite d'un pouvoir pour faire quelque chose qui n'est pas attribué légalement à ce pouvoir. Ça veut dire qu'on déçoit d'une manière ou d'une autre l'attente conventionnelle. Ça peut se faire sans détenir de pouvoir ou en utilisant le pouvoir à contre-emploi. Aussi ça me paraît possiblement cynique de détourner un éloge en attaque, de refuser de transmettre les valeurs imaginaires de la communauté et à la place de les dénoncer. En revanche je ne vois pas cela possiblement stoïcien ou épicurien. C'est absolument sûr que ce n'est pas épicurien à cause de la justification du conformisme. Certes ce sont des propos à la hache mais je crois que je peux justifier tout cela par des textes, cependant maintenant je n'ai pas le temps; j'essaierai de le prendre bientôt.

mardi 14 octobre 2008

Sénèque (35): paroles de foule.

Alors Sénèque fait parler la foule.
On peut entendre les premières paroles comme une justification du massacre :
« Sed latrocinium fecit aliquis, occidit hominem » ( Mais l’un d’eux a commis un vol à main armée, il a tué un homme).
Or, Sénèque ne dénonce pas la peine mais l’assistance à la peine :
« Quid ergo ? Quia occidit, ille meruit ut hoc pateretur ; tu quid meruisti miser, ut hoc spectes ? » ( Comment donc ? Parce qu’il a tué, il a mérité de subir cela ; en quoi as-tu mérité, misérable, de regarder cela ?)
L’assistance à la peine est ainsi interprétée comme peine. En effet regarder ce qui se passe rabaisse moralement ; dès l’ouverture de cette septième lettre, Sénèque avait souligné le danger de la fréquentation de la multitude (multorum conversatio). Or, ce danger est à son maximum quand l’activité sociale apporte du plaisir (voluptas). Paradoxalement, comme la victime massacrée, le spectateur perd. Certes l’objet de la perte et sa valeur diffèrent car l’un perd à juste titre la vie et l’autre sans bonne raison aucune la moralité.
On ne sait pas si les secondes paroles sont proférées par le même anonyme représentant de la foule ou par un autre. Je penche plutôt pour la deuxième hypothèse car c’est la voix non plus d’un défenseur mais d’un spectateur engagé dans le jeu, une sorte de « supporter » :
« Occide, verbera, ure ! » (Tue, fouette, brûle !)
Au fond c’est l’amateurisme du combattant que le spectateur dénonce comme s’il n’avait pas compris la différence entre les gladiateurs et cette chair à massacre sur laquelle il porte donc des jugements moraux :
« Quare tam timide incurrit in ferrum ? quare parum audacter occidit ? quare parum libenter moritur ?” ( Pourquoi se jette-t-il si craintivement sur le fer ? Pourquoi tue-t-il si peu hardiment ? Pourquoi meurt-il de si mauvais gré ?)
Sénèque ne donne pas la réplique, il se contente de constater ce qu’il en est :
« Plagis agitur in vulnera » ( à cause des coups il va aux blessures)
Puis la voix reprend mais désormais sans jugements, souhaitant seulement l’apparition de ce qui est plaisant à voir :
« Mutuos ictus nudis et obviis pectoribus excipiant » ( Qu’ils se donnent mutuellement des coups sur leurs poitrines nues et offertes)
Sénèque en reste encore une fois au factuel :
« Intermissum est spectaculum » ( Le spectacle est interrompu).
En effet c’est la pause que ces massacres remplissent. En somme, ce contre quoi Sénèque met Lucilius en garde, c’est de voir un spectacle là où il n’y en a plus et là où il n’y en a pas encore.
Puis c’est à une troisième voix de justifier encore une fois l’abomination :
« Interim jugulentur homines, ne nihil agatur » ( Dans l’intervalle qu’on égorge des hommes, pour qu’il ne se passe pas rien).
Puis de Sénèque, cette phrase un peu énigmatique :
« Age, ne hoc quidem intelligitis, mala exempla in eos redundare, qui faciunt ? » (Allons, vous ne comprenez même pas que les mauvais exemples retombent sur ceux qui les donnent ?)
Enigmatique, car à première vue contradictoire avec celle qui la suit :
« Agite dis immortalibus gratias, quod eum docetis esse crudelem, qui non potest discere » ( Rendez grâce aux dieux immortels : celui auquel vous enseignez à être cruel n’est pas en mesure de l’apprendre)
Tentons ! C’est une leçon de philosophie politique que Sénèque donne à la foule ; l’approbation de la cruauté des massacres serait dangereuse politiquement car de massacreur on deviendrait bien vite massacré. Phrase elle-même dangereuse bien vite désamorcée par la flatterie : Néron n’est pas de cette farine-là ! S’il en est ainsi, les massacres ne sont plus vus seulement comme des occasions de déchéance morale mais aussi comme des événements favorisant l’asservissement politique. Certes, si cela a été dit, c’est resté tout à fait discret.

lundi 13 octobre 2008

Sénèque (34) : la lecture relativiste de Paul Veyne.

Paul Veyne ajoute une note à la description que Sénèque donne du spectacle sanglant de midi. La voici :
« Du sadisme d’un spectacle, il ne faut pas conclure au sadisme des spectateurs : le léger sadisme de tout être humain est conforté ou ne l’est pas, selon qu’un spectacle est tenu pour normal ou ne l’est pas dans la civilisation considérée ; entre l’atrocité et l’inconscience innocente, la barrière est historique et fragile. Elle ne vient pas d’une nature humaine, altruiste ou sadique, mais d’un conformisme. » (p.613)
On repère vite la cible de Paul Veyne : la nature humaine. Il fait en effet partie des historiens portés à la traquer. Mais je doute de vraiment comprendre le propos.
D’abord il est miné par une contradiction : en effet comment à la fois nier l’existence d’une nature humaine sadique et relever « le léger sadisme de tout être humain » ? Mais passons.
Ce que Veyne veut mettre à la place du sadisme, c’est le conformisme. Mais on se demande comment il est possible d’expliquer ce conformisme universel sans se référer à une nature elle-même universelle qui y dispose ou au moins ne s'y oppose pas. Je ne saisis pas non plus ce qui autorise Veyne à qualifier le spectacle de sadique si son relativisme historiciste lui interdit d’appliquer ce même adjectif aux spectateurs. En effet si l’atrocité doit être décrite comme inconscience innocente quand elle est institutionnalisée, pourquoi ne pas caractériser aussi le spectacle en question d’innocemment inconscient ?
Quant à cette inconscience, désigne-t-elle quelque chose de consistant si les atrocités dont elle n’a pas conscience ne sont atrocités que du seul fait qu'elles ne sont pas instituées ?
Il est sans doute permis de lire ces lignes comme une illustration de la dimension auto-réfutante du relativisme historiciste.

mercredi 24 septembre 2008

Sénèque (32) : turba turbat (= la foule dérange). Comment un même ensemble peut être vu sous deux aspects distincts.

C’est dans la première phrase de la lettre 7 que la foule (turba) fait son entrée dans la correspondance de Sénèque avec Lucilius. Jusqu’alors c’était souvent autrui sous une forme individuelle (certes anonyme) qui était présenté comme obstacle pour celui qui veut s’améliorer : il en va ainsi, dans la première lettre, de celui qui me prend mon temps. L' autre n’est pas nécessairement un danger à éviter mais il doit être maintenu à l’extérieur du cercle du philosophe et de ses proches : c'est le cas, dans la lettre 3, de celui qui ne mérite pas le nom d’ami. Néanmoins dans la même lettre, il prend franchement la figure de l’ennemi (inimicus). Quand Sénèque envisage un groupe de personnes individuées partageant le même trait, il emploie le mot quidam (certains) ou ei que (ceux qui).
Certes dans la lettre 5, Sénèque se réfère déjà à un sujet collectif, le peuple (populus), le vulgus (le commun des hommes) mais l’entité qu’il désigne alors par ces termes n’a pas la franche négativité qu’il attribue dans la lettre 7 à la foule. Le populus incarne l’usage commun que le cynique est porté à transgresser et auquel Sénèque conseille Lucilius de se conformer extérieurement. Vue ce jour, la masse des hommes incarne des normes qu’il faut respecter, les cyniques se trompent alors de cible en montrant par leur manière de vivre qu’ils la condamnent.
Il y a certainement chez Sénèque une tension entre cette représentation de la masse et celle qu’il associe à la foule, car il va de soi que ce sont les mêmes hommes qui peuvent être vus comme le peuple qu’il n’est pas raisonnable de choquer et comme la foule qu’il faut fuir (d’ailleurs, comme on le vérifiera dans le texte qui suit, Sénèque se sert aussi du mot populus pour désigner la masse en tant qu’elle est nocive):
“ Quid tibi vitandum praecipue existimem, quaeris : turbam. Nondum illi tuto committeris. Ego certe confitebor imbecillitatem meam : nunquam mores, quos extuli, refero. Aliquid ex eo, quod composui, turbatur; aliqui ex is, quae fugavit, redit. Quod aegris evenit, quos longa imbecillitas usque eo adfecit, ut nusquam sine offensa proferantur, hoc accidit nobis, quorum animi ex longo morbo reficiuntur. Inimica est multorum conversatio : nemo non aliquod nobis vitium aut commendat aut inprimit ou nescientibus adlinit. Utique quo major est populus, cui miscemur, hoc periculi plus est. » ( = Tu me demandes ce qu’à mon avis tu dois éviter avant tout : la foule. Tu ne te commettrais pas avec elle sans danger. Moi en tout cas je t’avouerai ma faiblesse : jamais je ne reviens avec le caractère avec lequel je suis sorti. Quelque chose dans ce que j’ai arrangé est bouleversé ; quelque chose de ce que j’ai fui revient. Ce qui arrive aux malades qu’une longue faiblesse a affecté au point qu’ils ne sont amenés nulle part sans malaise, cela nous arrive à nous dont les esprits se remettent d’une longue maladie. La fréquentation de la multitude est nuisible: il y a toujours quelqu’un ou pour faire valoir quelque vice ou pour l’imprimer en nous ou pour nous en imprégner à notre insu. En tout cas plus grand est le peuple auquel nous sommes mêlés, plus il y a de danger.)
La foule, c’est la masse des hommes non plus vue de l’extérieur mais vue de l’intérieur, ce qui donne une masse de vices. Or, autant il faut extérieurement imiter ce qu’elle montre à l’extérieur, autant il est fatal pour le philosophe d’intérieurement imiter ce qu’elle est à l’intérieur. A dire vrai, dans ce passage, la foule n’a pas une identité collective psychologique ; sa dangerosité vient seulement de ce qu’elle est composée d’une multitude d’individus dont chacun est dangereux. Il ne me semble pas que Sénèque se réfère ici à quelque chose comme le poids de la société sur l’individu ; s’il rend le danger proportionnel au nombre, ça me paraît être parce que croît avec la quantité de gens le nombre d’homme vicieux.
Pour rendre compte de l’effet de la foule sur celui qui veut se réformer, il faut se référer au mimétisme : même avancé dans la réforme de soi, le sujet reste fragile du fait d’un mimétisme qui échappe à la volonté. Sénèque est toujours très attentif à mettre le doigt sur sa propre vulnérabilité, ce qui le rend proche du lecteur moderne, très conscient du fait que la barre stoïcienne est placée vraiment très haut. On peut même se demander si l’idéal, loin d’être héroïque, n’est pas tout simplement imaginaire. En effet, dans ce passage, Sénèque identifie la dimension relationnelle de l’être humain (pour dire vite, je ne suis pas dans une foule comme je suis chez moi ou avec un ami) à une pathologie dont il faudrait guérir. C’est clair que si on conçoit la perfection de soi comme une composition de soi sous le contrôle constant d’une volonté efficace, on perçoit toutes les relations avec des autres qui ne sont pas les doubles de soi comme des risques de décomposition.
Ce passage traduit le rêve d’une identité fixée une fois pour toutes et inaltérable, quelles que soient les circonstances. Dans ces conditions sortir dans le monde extérieur tient de l’engagement militaire risqué (commitere est d’ailleurs un mot du vocabulaire militaire) : tant que la victoire n’est pas possible (on appellera victoire ici l’invulnérabilité mentale), il faut se retirer au plus tôt de façon à ne pas augmenter la gravité des pertes.

dimanche 21 septembre 2008

Maxime philosophique, proverbe philosophique, cliché philosophique. Réflexions à partir d'un passage de Vincent Descombes.

Dans Philosophie par gros temps (1989), Vincent Descombes commentait déjà le passage des Fleurs de Tarbes (1941) où Jean Paulhan mettait en scène l’abbé de Saint-Pierre refusant d’appeler formule une vérité qu’il avait mis trente ans à découvrir (« ceci est bon, pour moi, quant à présent ») :
« Paulhan a contrasté avec bonheur les misères du langage personnel – mon idée n’est plus qu’un mot pour celui qu’elle ne frappe pas, mon mot pourrait bien n’être qu’un cliché – et la stabilité rassurante des lieux communs, des proverbes, des locutions éprouvées. Il y a une vie différente des pensées dans la réflexion personnelle de quelqu’un et dans la culture d’un groupe. Les mêmes phrases peuvent figurer ici et là. Elles n’ont ni la même force rhétorique sur un public ni la même espérance de vie » (p.18)
Dans la suite du passage, Descombes oppose clairement la maxime philosophique au proverbe philosophique : dans les deux cas, c’est un axiome qui est énoncé - du genre « la force ne fait pas le droit » - mais la maxime est « le résultat d’un travail de pensée », « la pensée d’un philosophe et de ceux qui sont de son avis » tandis que le proverbe est la maxime devenue lieu commun. Sa fonction est rhétorique et éristique, il sert dans la discussion à se défendre ou à attaquer. Une fois entré dans le domaine public, le proverbe est invulnérable aux objections qui viennent des philosophes. Descombes distingue ainsi nettement la philosophie de la quasi-philosophie du public (qu’il désigne aussi du nom d’idéologie et de bon ton philosophique).
Il semble donc justifié de faire correspondre la maxime philosophique à la pensée profonde et le proverbe philosophique à la formule creuse. La différence entre les deux n’est clairement pas une question de vérité mais une affaire de genèse et d’usage : la maxime naît d’un effort de pensée et constitue un outil de réflexion, le proverbe est accepté comme une évidence et sert à avoir les idées "claires".
Désormais l’identité de l’abbé de Saint-Pierre est cruellement déterminable : il a bien une idée mais ce n’est pas une maxime car la maxime est réellement une « invention riche de sens » (il doit y avoir une distinction entre inventer et croire inventer – le problème ne se poserait pas différemment, sur le point qui m’intéresse, si on remplaçait inventer par découvrir -). En fait, l’abbé, qui croit produire une maxime, fait un mot qui, après réflexion, se révèle un cliché – je ne chercherai pas ici à préciser ce qui distingue un mot d’un cliché -. Reste que ce cliché n’est pas un proverbe philosophique car les interlocuteurs de l’abbé ne l’auraient pas alors plaisanté : ils auraient acquiescé ou se seraient défendus à l’aide d’autres proverbes. Le cliché, c'est le proverbe, moins la force rhétorique, autrement dit le proverbe déchu, c’est-à-dire privé de l’aura d’une raison philosophique.
Il y a donc non pas deux types de phrases philosophiques mais trois : la maxime, le proverbe et le cliché.
Le philosophe est celui qui a le pouvoir de faire entrer dans les discussions, via ses maximes, de nouveaux proverbes.
Le faux philosophe, que l’abbé de Saint-Pierre représenterait ici, croit pouvoir faire de même mais, aux yeux de tous, il énonce des clichés.
L’intellectuel – je reprends ici l’usage que Descombes fait dans ces pages de ce terme – est, lui, un énonciateur de proverbes philosophiques à la mode : comme les interlocuteurs de l’abbé de Saint-Pierre, il se sent en droit de se gausser des énonciateurs de clichés.
Reste que la question du rapport de ces trois énoncés à l’action est encore non élucidé. Mais il semble que, vue désormais sous ce jour, la formule creuse – dont la dépréciation n’est justifiée que du point de vue de la connaissance théorique, c’est-à-dire quand il s’agit d’ajuster nos idées au monde – peut entrer comme élément – autant que le proverbe ou la maxime – dans une délibération pratique - où il s’agit alors d’ajuster le monde à nos idées. C’est certain en tout cas qu’aucune de ces trois phrases philosophiques n’a par elle-même, je veux dire sans la volonté, le pouvoir de faire passer à l’action.

samedi 20 septembre 2008

Sénèque (31) : comment s’améliorer ?

Sénèque a appelé Lucilius à passer de la lecture des préceptes à la perception des conduites inspirées par eux.
Dans un passage cité par Jacques Bouveresse dans La connaissance de l’écrivain (2008), Musil reconnaît aussi que « la force de suggestion de l’action est plus grande que la pensée » mais l' opposition qu'il fait n’est pas entre le texte et la vie mais entre deux types de texte : l’essai et le roman. On pourrait établir l’analogie suivante : pour Musil l’essai est au roman ce que pour Sénèque le texte est à la vie. L’écrivain autrichien pense en effet qu’ « il peut y avoir plus de puissance dans le fait de ne pas exprimer de telles pensées mais de les incarner (verkörpern) ».
Sénèque, pour instruire Lucilius, ne dispose pas du roman ; entre les règles et leur application réelle, il n'a pas de cet intermédiaire qu’est leur application dans la fiction.
Quelques siècles plus tard, Diogène Laërce ne va-t-il pas en un certain sens écrire un roman dont les personnages sont les philosophes antiques ? Certes c’est nous qui le lisons comme un romancier peut-être parce que nous sommes convaincus aujourd’hui que l’incarnation fictive est le plus haut degré de l’incarnation des idées et que toute incarnation qui se prétendrait réelle aurait quelque chose d’une mystification ou au moins d’une très mauvaise connaissance de soi.
Cependant, même si c’est le cas, cela n’entraîne pas comme conséquence que l’incarnation en question, parce que fictive, n’a aucun effet sur les lecteurs. Wittgenstein n’a-t-il pas cherché un effet de ce genre dans, entre autres, les textes de Tolstoï ? N’est-ce pas un effet comparable à celui que peut présenter une formule creuse quand, changeant d’aspect, elle devient une formule profonde ? Cet effet serait une stimulation de la volonté qui rendrait possible sur quelques points au moins une vie différente de celle qu’on a précédemment vécue.
Il semble cependant qu’il y a une frontière bien incertaine entre la littérature que j’évoque et les textes édifiants et moralisateurs. Tentons une distinction : on appellera texte édifiant un texte dont la leçon morale est univoque et qui ne rend pas compte de la difficulté de la délibération morale dûe à la pluralité des biens, aux multiples manières possibles de les hiérarchiser, à l’incertitude du futur. Sans le savoir, Diogène Laërce a écrit un texte pas du tout édifiant, tant sont nombreuses et contradictoires les conduites morales qu’il rend intelligibles et - c'est à voir - stimulantes pour la volonté du lecteur.

vendredi 19 septembre 2008

Sénèque (30): montrer qui on est, pas le dire.

Il y a donc pour Lucilius un meilleur moyen de progresser, c’est de venir voir Sénèque.
De toute évidence, ce dernier met la parole vivante (vox viva) au-dessus du discours (oratio). Noblot traduit oratio par discours écrit. Je me demande s’il ne convient pas davantage d’opposer ici la parole spontanée au texte composé, qu’il soit écrit ou oral, l’idée me paraissant être que l’oratio peut faire illusion alors que la vox viva révèle ce qu’il en est de l’homme. La première raison que Sénèque donne pour justifier le fait que Lucilius doit venir sur les lieux (in rem praesentem venire) est que les hommes croient plus dans leurs yeux que dans leurs oreilles (homines amplius oculis quam auribus credunt). Or, il semble y avoir une contradiction entre l’éloge de la parole vivante et la valeur accordée non à l’ouïe mais à la vue. Mais il n’en est rien car si la parole vivante est formatrice, ce n’est pas en tant qu’elle est porteuse d’un contenu mais en tant qu’elle exemplifie une conduite exemplaire. Ainsi la deuxième raison est tout à fait intelligible :
« longum iter est per praecepta, breve et efficax par exempla » ( = le chemin est long par les préceptes, court et radical par les exemples)
La voix en direct ne donne donc pas aux préceptes un pouvoir plus fort de conviction, elle illustre à sa manière la conformité d’une vie aux préceptes. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que Sénèque aille jusqu’à mettre au second plan les paroles de Socrate :
« Platon et Aristoteles et omnis in diversum itura sapientum turba plus ex moribus quam ex verbis Socratis traxit » ( = Platon et Aristote et toute cette troupe de sages qui allait prendre une direction opposée ont plus tiré des mœurs de Socrate que de ses paroles)
Il y aurait donc deux paroles : l’une, scolaire, qui, du point de vue de la formation, ne vaut pas plus que l’écrit, c’est celle qui se réduit à être le véhicule des règles ; l’autre qui manifeste l’accord de la vie avec la doctrine : il ne paraît donc même pas nécessaire que cette parole se réduise à formuler les vérités doctrinales. Quoi qu’elle dise – mais certes elle ne peut tout de même pas dire n’importe quoi –, elle montre ce qui doit être imité par le disciple. Aussi il ne s’agit pas tant pour lui d’écouter une vérité qui coulerait des lèvres mêmes du maître que de vivre avec lui :
« Zenonem Cleanthes non expressisset, si tantummodo audisset : vitae eius interfuit, secreta perspexit, observavit illum, an ex formula sua viveret » ( = Cléanthe n’aurait pas reproduit Zénon, s’il l’avait seulement écouté : il a participé à sa vie, il a vu clairement les choses secrètes, il a observé s’il vivait selon sa règle)
Comme des soldats qui logent sous la même tente – en effet Sénèque utilise le terme militaire de contubernium pour caractériser la camaraderie d’Epicure et de ses disciples -maître et disciple cohabitent : aucune vie privée ne permet donc au maître de cacher des vices. Quant elle n’est jamais à l’abri des regards, la conduite est transparente : pas d' idée chez Sénèque d’une intériorité secrète et impénétrable qui réduirait la possibilité pour le disciple de connaître en profondeur ce qu’il en est de son maître.
J'ajoute pour terminer que ces quelques lignes consacrées à Cléanthe donnent à la figure du disciple un relief inattendu : en effet par le regard pénétrant (perspexit) et le souci de vérifier, de surveiller (observavit), il a quelque chose sinon de l’espion du moins du contrôleur méfiant qui ne veut pas s’en laisser compter par un maître dont seule la parole serait magistrale.
Doit-on aller jusqu’à penser que par sa présence attentive le disciple contribue au perfectionnement du maître, au sens où ce dernier, constamment sous le regard de celui qu’il veut transformer, fait correspondre au plus près ses actions à ses principes ? Est-ce ce que veut dire Sénèque dans la phrase qui clôt ce passage ?
« Nec in hoc te accerso tantum, ut proficias, sed ut prosis : plurimum enim alter alteri conferemus » ( = et je ne te demande pas seulement de venir pour que tu progresses, mais pour que tu sois utile : en effet l’un à l’autre nous nous apporterons beaucoup )

mercredi 17 septembre 2008

Sénèque (29): la lecture comme absorption non problématique.

Sénèque présente deux manières de hausser Lucilius à sa hauteur.
La première consiste à lui faire lire ce qu’il a lu. Non pas simplement, comme il l’a fait dans les trois premières lettres, en terminant sur une citation proposée à la méditation de Lucilius, mais en envoyant les livres eux-mêmes. Cependant, comme les passages à lire seront précisément déterminés par Sénèque, la méthode n’est pas radicalement différente.
Ce que Sénèque attend de la lecture que Lucilius fera des textes mérite une analyse un peu détaillée. Il s’agit d’abord à ses yeux d’un transvasement:
« Ego vero omnia in te cupio transfundere » = moi je désire vraiment tout faire passer en toi (Noblot: “Eh ! Certes je ne demande qu’à faire passer toute ma science en toi »).
La finalité d’une telle transmission est double : la première va de soi, c’est l’instruction du disciple. La seconde, c’est le plaisir d’une possession partagée :
« Nullius boni sine socio jucunda possessio est » = sans un compagnon (socius = associé), la possession d’aucun bien n’est agréable (Noblot : « tout bien dont la possession n’est point partagée perd sa douceur »).
A ce niveau, il faut introduire une nouvelle distinction car l’idée du partage a deux fonctions ; quand il est effectif, elle rend agréable la possession. Mais c’est aussi l’idée du partage à venir qui motive l’appropriation de la connaissance. Sénèque va même jusqu’à écrire que si la sagesse (sapienta) lui était donnée à condition qu’il ne la partage pas, il la rejetterait (ce qui est relevé par lui non comme une énigme psychologique à expliquer mais comme un fait humain : certes c' est d’abord présenté comme une propriété idiosyncrasique - "moi, je etc"- mais la règle générale qu’il formule – "sans un compagnon la possession d’aucun bien n’est agréable" - laisse penser qu’à travers son expérience personnelle il découvre une caractéristique générale).
C’est donc par l’intermédiaire d’ une double relation à autrui que Sénèque progresse. D’une part celle qui l’unit à l’auteur des textes qu’il lit, d’autre part celle qui le relie au lecteur (amicus, socius) de ces mêmes textes qu’il fera lire. Le premier fournit le bien, le deuxième la motivation de se l’approprier. Un tel bien est pensé comme une chose déterminée dont le texte est porteur et qui passe, tel un colis, d’une main à l’autre sans altération aucune. Si on identifie ce bien à une connaissance, il va de soi qu’elle est univoque et n’appelle en rien une interprétation ou un autre jugement de la part du lecteur que celui d’approbation et d’admiration. Il n’y alors pas de raison que l’auteur se limite à relier ces deux associés (socii), une telle chaîne paraît en effet prolongeable sans fin.
Je remarque que celui qui apprend (autant que celui à qui il fera apprendre) ne tire pas son savoir d’un fond intérieur (qu’on pourrait appeler par exemple la raison). Dès la lettre 2, l’extériorité de la connaissance a été mise en évidence par la comparaison des livres à des aliments et à des remèdes. Dit autrement, on est très loin ici de l’enquête socratique, dans laquelle la parole reliait une raison singulière - détachée de sa singularité - à une autre raison singulière - à détacher de sa singularité - dans le souci commun de s'entendre sur des vérités universelles (c’est vrai cependant que de temps en temps des citations homériques nourrissaient le questionnement).
Pour Sénèque ici, les vérités sont déjà écrites dans des livres et la condition de l’accès à la connaissance n’est que la condition de la découverte des bons passages des bons livres, au point qu’on peut parler de vérités condensées qui ne perdent rien à n’être transmises que dans quelques lignes.
N’ y aurait-il pas alors dans l’enquête socratique comme dans le type d'instruction présenté par Sénèque la même valeur accordée à ce qu’on pourrait appeler le trait rapide ? Pour Socrate, ce serait la question, pour Sénèque, la citation mais dans les deux cas, il y a, à peu de frais en somme, une modification positive du destinataire. Certes la modification va chez Socrate avec de la douleur, du malaise, de l’embarras. Je ne perçois pour l’instant rien de tel dans la relation de Sénèque et de Lucilius avec les textes qui les éclairent. C’est plutôt le plaisir qui accompagne autant la première lecture que celle de celui qu’on fait lire.
Cet éloge d’une certaine lecture ne va pas empêcher cependant Sénèque de juger qu’il y a une meilleure manière pour Lucilius de se mettre à son niveau.