mercredi 17 septembre 2008

Sénèque (29): la lecture comme absorption non problématique.

Sénèque présente deux manières de hausser Lucilius à sa hauteur.
La première consiste à lui faire lire ce qu’il a lu. Non pas simplement, comme il l’a fait dans les trois premières lettres, en terminant sur une citation proposée à la méditation de Lucilius, mais en envoyant les livres eux-mêmes. Cependant, comme les passages à lire seront précisément déterminés par Sénèque, la méthode n’est pas radicalement différente.
Ce que Sénèque attend de la lecture que Lucilius fera des textes mérite une analyse un peu détaillée. Il s’agit d’abord à ses yeux d’un transvasement:
« Ego vero omnia in te cupio transfundere » = moi je désire vraiment tout faire passer en toi (Noblot: “Eh ! Certes je ne demande qu’à faire passer toute ma science en toi »).
La finalité d’une telle transmission est double : la première va de soi, c’est l’instruction du disciple. La seconde, c’est le plaisir d’une possession partagée :
« Nullius boni sine socio jucunda possessio est » = sans un compagnon (socius = associé), la possession d’aucun bien n’est agréable (Noblot : « tout bien dont la possession n’est point partagée perd sa douceur »).
A ce niveau, il faut introduire une nouvelle distinction car l’idée du partage a deux fonctions ; quand il est effectif, elle rend agréable la possession. Mais c’est aussi l’idée du partage à venir qui motive l’appropriation de la connaissance. Sénèque va même jusqu’à écrire que si la sagesse (sapienta) lui était donnée à condition qu’il ne la partage pas, il la rejetterait (ce qui est relevé par lui non comme une énigme psychologique à expliquer mais comme un fait humain : certes c' est d’abord présenté comme une propriété idiosyncrasique - "moi, je etc"- mais la règle générale qu’il formule – "sans un compagnon la possession d’aucun bien n’est agréable" - laisse penser qu’à travers son expérience personnelle il découvre une caractéristique générale).
C’est donc par l’intermédiaire d’ une double relation à autrui que Sénèque progresse. D’une part celle qui l’unit à l’auteur des textes qu’il lit, d’autre part celle qui le relie au lecteur (amicus, socius) de ces mêmes textes qu’il fera lire. Le premier fournit le bien, le deuxième la motivation de se l’approprier. Un tel bien est pensé comme une chose déterminée dont le texte est porteur et qui passe, tel un colis, d’une main à l’autre sans altération aucune. Si on identifie ce bien à une connaissance, il va de soi qu’elle est univoque et n’appelle en rien une interprétation ou un autre jugement de la part du lecteur que celui d’approbation et d’admiration. Il n’y alors pas de raison que l’auteur se limite à relier ces deux associés (socii), une telle chaîne paraît en effet prolongeable sans fin.
Je remarque que celui qui apprend (autant que celui à qui il fera apprendre) ne tire pas son savoir d’un fond intérieur (qu’on pourrait appeler par exemple la raison). Dès la lettre 2, l’extériorité de la connaissance a été mise en évidence par la comparaison des livres à des aliments et à des remèdes. Dit autrement, on est très loin ici de l’enquête socratique, dans laquelle la parole reliait une raison singulière - détachée de sa singularité - à une autre raison singulière - à détacher de sa singularité - dans le souci commun de s'entendre sur des vérités universelles (c’est vrai cependant que de temps en temps des citations homériques nourrissaient le questionnement).
Pour Sénèque ici, les vérités sont déjà écrites dans des livres et la condition de l’accès à la connaissance n’est que la condition de la découverte des bons passages des bons livres, au point qu’on peut parler de vérités condensées qui ne perdent rien à n’être transmises que dans quelques lignes.
N’ y aurait-il pas alors dans l’enquête socratique comme dans le type d'instruction présenté par Sénèque la même valeur accordée à ce qu’on pourrait appeler le trait rapide ? Pour Socrate, ce serait la question, pour Sénèque, la citation mais dans les deux cas, il y a, à peu de frais en somme, une modification positive du destinataire. Certes la modification va chez Socrate avec de la douleur, du malaise, de l’embarras. Je ne perçois pour l’instant rien de tel dans la relation de Sénèque et de Lucilius avec les textes qui les éclairent. C’est plutôt le plaisir qui accompagne autant la première lecture que celle de celui qu’on fait lire.
Cet éloge d’une certaine lecture ne va pas empêcher cependant Sénèque de juger qu’il y a une meilleure manière pour Lucilius de se mettre à son niveau.

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