samedi 10 janvier 2009

Une petite note cruelle (et lucide ?).

Paul Veyne commente ainsi un passage de la Consolatio ad Marciam de Sénèque:
" Les stoïciens croient à l'astrologie parce qu'ils croient au destin. L'astrologie n'était pas une superstition populaire ou mondaine, mais une théorie savante dont le prestige était grand auprès des intellectuels et que les philosophes discutaient, un peu comme, chez nous, la psychanalyse" (p.28 éd.Laffont)
Popper déjà a explicitement comparé la psychanalyse à l'astrologie mais ce que suggère Veyne ici est un peu différent: il laisse penser que de nos jours discuter philosophiquement de la psychanalyse est tout à fait fondé car cette dernière est une théorie savante; en revanche il anticipe implicitement sur l'avenir de la psychanalyse: dans quelques dizaines, centaines d'années, les philosophes sérieux discuteront d'autres théories savantes et seront unanimes à considérer la psychanalyse comme une pseudo-science, une "superstition populaire ou mondaine" voire même populaire et mondaine.
En développant un peu: de même que l'astrophysique a discrédité l'astrologie, les progrès en philosophie de l'esprit (précisément la clarification des relations esprit / cerveau) discréditeront définitivement la psychanalyse.
On est peut-être alors dans une période de transition.
Ce petit texte est dur à avaler aussi pour les philosophes: ils participeraient moins au progrès des savoirs qu'ils ne réfléchiraient sur ce que le progrès des sciences leur présenterait comme actuellement solide. La philosophie s'alimenterait de quelque chose qui lui est vital mais dont elle ne contrôlerait pas le développement.
Bien sûr ces quelques lignes ne condamnent pas à penser que toute théorie savante devient avec le temps superstition, ce qui serait suivre la mauvaise pente relativiste, celle qui donne au philosophe l'impression d'avoir le point de vue de Dieu.

Commentaires

1. Le vendredi 16 janvier 2009, 12:24 par Vianney
Bonjour j'aime beaucoup vos articles, et nombres de vos réferences m'attirent. J'aimerai savoir si vous pourriez nous indiquer à la fin des articles, où l'on pourrait se procurer ces divers bouquins.
J'aimerais par exemple savoir, si on trouve dans le commerce habituel cet ouvrage de Paul Veyne, dont ce court extrait m'a mis l'eau à la bouche.
2. Le vendredi 16 janvier 2009, 12:28 par Vianney
Je viens de voir, que vous aviez mis l'édition pardonnez mon étourderie.
Sur divers sites internet je l'ai trouvé comme étant indisponible, donc, je suis toujours curieux de savoir si vous sauriez comment je pourrais me le procurer, et où.
Merci d'avance
3. Le vendredi 16 janvier 2009, 14:36 par philalethe
Merci à vous !
Sauf à me tromper, la longue introduction écrite par Veyne dans l'édition Laffont est désormais publiée à part sous le titre Sénèque. Vous devriez trouver cet ouvrage facilement en librairies.

vendredi 12 décembre 2008

En écho au billet du 16 Novembre: quel rapport entre le judaïsme et les sciences sociales ? L'avis de Lévi-Strauss.

" Dans ses Réflexions, Sartre prétendait en substance, que le juif est spontanément ethnologue. Et, de fait, vos pères en cette discipline – Durkheim et Lévy-Bruhl – étaient, comme vous, juifs… »
C'est une question que le Nouvel Observateur pose à Claude Lévi-Strauss dans un entretien daté du 5 Juillet 1980. Il y répond ainsi:
« J’admets qu’en sociologie et en ethnologie on compte une proportion notable de juifs. Peut-être ne faut-il pas y attacher plus d’importance qu’à la proportion notable de noms doubles parmi les ethnologues. Il me semble, toutefois, qu’on peut proposer deux explications. En premier lieu, la promotion sociale des juifs, au XIXème siècle, a coïncidé avec la constitution des sciences sociales comme disciplines de plein droit. Il y avait donc là une « niche » - au sens écologique du terme – en partie vacante, et où de nouveaux venus pouvaient s’établir sans se heurter à une trop rude compétition. En second lieu, il faut considérer les effets psychologiques et moraux de l’antisémitisme dont, comme tant d’autres, j’ai fait, dès l’enfance, l’expérience intermittente à l’école primaire et au lycée. Se découvrir subitement contesté par une communauté dont on croyait être partie intégrante peut conduire un jeune esprit à prendre quelque distance à l’égard de la réalité sociale, contraint qu’il est de la considérer simultanément du dedans où il la sent et du dehors où on le met »

dimanche 7 décembre 2008

En écho à l'usage que Sénèque fait du deuil animal dans les admonestations qu'il adresse à Marcia.

On se souvient que Sénèque se réfère au chagrin animal pour déterminer les limites normales du deuil humain. Or dans un passage des Lois de Platon, les animaux jouent déjà un rôle de modèle. Cependant ce n'est pas la douleur qu'ils doivent servir à réguler mais les plaisirs amoureux. C'est l'Etranger d'Athènes qui parle:
" J'affirme que notre loi se doit de poursuivre sans faillir dans cette voie, en proclamant que nos citoyens ne doivent pas être pires que les oiseaux et que beaucoup d'autres bêtes, qui, même si elles sont nées dans des groupes immenses, vivent, jusqu'à ce qu'elles soient en âge d'engendrer, dans la continence, pures de tout accouplement et chastes, mais qui, une fois qu'elles sont en âge de procréer, s'apparient selon leur goût, mâle à femelle, femelle à mâle, et vivent le reste du temps dans la piété et la justice, restant fermement fidèles à leurs premiers accords d'amitié. Dès lors il faut que nos citoyens soient meilleurs que les bêtes." (840 d ed. Brisson 2008 p. 886)
Foucault commente ainsi:
"Il faut bien voir que cette conjugalité animale n'est pas citée comme un principe de nature qui serait universel, mais plutôt comme un défi que les hommes devraient bien relever: comment le rappel d'une telle pratique n'inciterait-elle pas les humains raisonnables à se montrer "plus vertueux que les bêtes" ?" (L'usage des plaisirs p.187)

mardi 2 décembre 2008

Y a-t-il un degré du malheur au-delà duquel plus personne ne peut être un éclaireur ?

Foucault dans son cours au Collège de France du 17 mars 1982 paraphrase ainsi Epictète:
" Epictète dit ceci: il y a des hommes qui sont si vertueux par nature, qui ont déjà montré tellement bien leur force, que le Dieu, au lieu de les laisser vivre au milieu des autres hommes, avec les avantages et inconvénients de la vie ordinaire, les envoie en éclaireurs vers les plus grands dangers, les plus grandes difficultés. Et ce sont ces éclaireurs du malheur, ces éclaireurs de l'infortune, ces éclaireurs de la souffrance qui vont d'une part faire pour eux-mêmes ces épreuves, particulièrement rudes et difficiles, mais, en bon éclaireurs, revenir ensuite dans la cité d'où ils viennent, pour dire à leurs concitoyens qu'après tout ces dangers qu'ils redoutent tellement, ils n'ont pas à s'en préoccuper tellement, puisqu'eux-mêmes en ont fait l'expérience. Envoyés comme éclaireurs, ils ont affronté ces dangers, ils ont pu les vaincre, eh bien, les autres pourront les vaincre. Et ils reviennent ayant rempli leur contrat, ayant remporté leur victoire et capables d'enseigner aux autres que l'on peut triompher de ces épreuves et de ces maux, qu'il y a pour cela un chemin qu'ils peuvent leur enseigner. Tel est le philosophe, tel est le cynique - d'ailleurs, dans le grand portrait du cynique que donnera Epictète, cette métaphore de l'éclaireur est à nouveau employée - pour affronter les plus rudes ennemis, et qui revient pour dire que les ennemis ne sont pas dangereux, ou pas très dangereux, pas aussi dangereux qu'on croit, et pour dire comment on peut les vaincre" (L' herméneutique du sujet p.423).
Je me demande si des camps de la mort sont revenus des éclaireurs en ce sens-là.

vendredi 28 novembre 2008

La Consolation à Marcia (1) : qu'est-ce qu'un deuil normal ?

La Consolation à Marcia est le plus ancien texte de Sénèque dont on dispose. Même si la consolation est un genre convenu, cet écrit, composé entre 37 et 41, est intéressant.
Marcia a perdu son fils trois ans avant de recevoir l’argumentation. Or, malgré le temps passé, tout se passe comme si son fils venait de mourir :
« Trois années ont déjà passé, et ta douleur n’a rien perdu de sa première vivacité : elle se réveille et se ranime chaque jour ; elle se fait un droit de sa durée au point où elle en est venue, elle croirait déshonorant de cesser. Tous les vices prennent en nous des racines profondes si nous ne les étouffons pas dès qu’ils naissent : il en est de même de ces sentiments sombres et déprimants, qui se tourmentent sans cesse eux-mêmes ; ils finissent par se repaître de leur propre amertume et la souffrance devient, pour l’âme malheureuse, une sorte de plaisir pervers ( infelicis animi prava – = difforme, défectueux - voluptas dolor) » (I 7 trad. de René Waltz revue par Paul Veyne)
Sénèque va donc opposer ce deuil anormal au deuil normal et ce sont les critères du deuil normal qui retiennent aujourd’hui mon attention. Ils sont au nombre de trois et je les présenterai en suivant l’ordre du texte.
Les deux premiers sont présentés dans la même phrase, dans un passage où Sénèque oppose le mauvais deuil de Marcia au bon deuil de Livie qui a elle aussi perdu un fils, Drusus:
« Elle ne s’affligea pas au-delà de ce que permettaient les bienséances tant que l’empereur était vivant, ni l’équité tant qu’elle avait un autre fils » (III 2)
Le texte latin dit seulement: nec plus doluit quam aut honestum erat Caesare aut aequum salvo = Et elle n’a pas souffert plus qu’il n’était convenable par rapport à César ou équitable par rapport au survivant.
Ainsi pour définir les critères d’un deuil normal, il faut prendre en compte et l’autorité suprême et les personnes du même rang que celle qui a disparu.
Il est assez facile de comprendre pourquoi le deuil de Marcia est injuste par rapport à l’autre fils : en effet la peine totale de la mère implique logiquement qu’elle n’a plus aucun enfant; un peu plus loin , Sénèque dépeint un autre deuil anormal, celui d’Octavie et écrit qu’ « entourée de ses enfants et de ses petits-enfants, elle garda jusqu’au bout ses vêtements de deuil, à la grande humiliation de tous les siens, qui la voyaient, eux vivants, faire comme si elle était seule au monde » (II 5).
En revanche il est à première vue moins aisé de saisir pourquoi il n’est pas convenable par rapport à César de manifester un deuil illimité (visiblement par sa traduction qui déborde très largement le texte latin, Waltz propose une explication : que seule la disparition de la plus haute autorité justifie le deuil maximal).
De ces deux raisons seule la deuxième serait encore prise au sérieux aujourd’hui.
Mais c’est la troisième qui est la plus développée et en même temps la plus surprenante ; elle revient en effet à prendre comme modèle pour les hommes le comportement naturel des animaux :
« Vois combien le chagrin des animaux est violent, et pourtant combien il passe vite : les vaches meuglent un jour ou deux, la course folle et désordonnée des cavales ne dure pas davantage ; quand les bêtes fauves ont bien couru sur les traces de leurs petits et bien erré par les forêts, quand elles sont maintes fois revenues à leur tanière dévastée, leur fureur tombe en ce moment ; l’oiseau s’agite avec des cris perçants autour de son nid désert : l’instant d’après, il reprend tranquillement son essor. Aucun animal ne regrette longtemps sa progéniture, sauf l’homme qui se fait le complice de sa douleur et ne s’afflige pas en proportion de ce qu’il ressent (sentit), mais dans la mesure où il se l’est fixé (constituit)» (VII 2)
Sénèque oppose explicitement ce qui est de l’ordre de l’opinio à ce qui est de l’ordre de la natura : la nature fait ressentir (sentire), l’opinion fait instituer, établir, fixer (constituere). Sur ce point la fonction de la consolation est de détacher Marcia de sa dépendance par rapport à l’opinion afin de conformer sa conduite à la dimension naturelle parfaitement exemplifiée par les animaux.
Que les animaux soient en ce sens exemplaires n’implique pas du tout qu’ils doivent être au centre de la vie des hommes. Dans la suite du texte, Sénèque condamne la dépendance des maîtres par rapport à leurs animaux domestiques dans le cadre d’une argumentation destinée à faire éprouver par Marcia de la gratitude à l’égard du temps heureux qu’elle a passé à éduquer son fils :
« Son éducation à elle seule t’a largement récompensée de tes peines : car à qui fera-t-on croire que les gens qui élèvent avec la plus zélée sollicitude (summa diligentia) des petits chiens, des oiseaux et autres objets d’un aussi frivole attachement (frivola animorum oblectamenta) prennent vraiment plaisir à les regarder, à les toucher, à recevoir les caresses de ces animaux stupides (blanda adulatione mutorum), et que lorsqu’il s’agit de nos enfants, la récompense de nos soins d’éducateurs ne soit pas dans leur éducation même ? » (XII 2)
La distance est donc maintenue entre les bêtes privées de parole (muti) et les enfants (liberi) et Sénèque dénonce clairement le fait que l’homme mette toute son attention (summa diligentia) dans ses animaux de compagnie et les transforment en objets d’ amusements frivoles (frivola oblectamenta). Mais il s’agit moins de rabaisser les bêtes que de critiquer un certain rapport humain avec l’animal : les caresses flatteuses (blanda adulatio) des animaux de compagnie ne sont pas tant l’indice de la bassesse de l’animal que de celle de son maître.
Revenons au sujet : il y donc un accord entre ce que commande la nature et les règles de la vie en commun, qu’elles règlent les rapports avec le souverain ou avec les membres de la famille. Il y a ainsi un partage à faire dans l’ensemble des règles de vie en commun entre celles qui sont en accord avec la nature et celles qui exemplifient des opinions fausses. C’est cette distinction qui fait la différence entre les deuils conformes à la fois à la nature et aux usages –eux-mêmes conformes à la nature – et les deuils qui ne respectent pas la nature et illustrent pour cette même raison des usages nuisibles.

dimanche 16 novembre 2008

D'où vient la sociologie ? Quand la critique chrétienne du formalisme juif se combine à une explication génétique.

Freud craignait que la psychanalyse ne pâtit de l’origine juive de son fondateur, mais, à ma connaissance, il n’a pas vu dans le judaïsme une source de la psychanalyse. Etienne Gilson, lui, en 1960, dans Le philosophe et la théologie, fait de la sociologie en un certain sens une science d'origine juive; en effet la judéité de son fondateur n’est pas vue par lui comme contingente :
« Il est dommage que Durkheim n’ait pas fait de sa propre sociologie l’objet d’une enquête , car si la doctrine est vraie, elle-même doit être un fait sociologique. Un peu de réflexion suffit d’ailleurs pour en discerner l’origine et l’esprit. La doctrine de Durkheim est la sociologie du Lévitique : « Tu n’accoupleras pas dans ton bétail deux bêtes d’espèces différentes, tu ne sèmeras pas dans ton champ deux espèces différentes de graines, tu ne porteras pas sur toi un vêtement de deux espèces de tissu » (Lév,,19,19). Ainsi, pas de tricot laine et coton ni de tissu laine et soie. Pourquoi ? On ne sait pas, on sait seulement que c’est défendu. « Vous n’arrondirez pas le bord de votre chevelure et tu ne couperas pas le bord de ta barbe » ; la raison est la même : « Je suis Yahvé » (Lév, 19, 27). Reconnaissons qu’elle suffit, mais observons aussi qu’un homme élevé dans une religion où prescriptions, interdits, sanctions jouent manifestement un rôle prépondérant, inclinera naturellement à concevoir le social comme un système de contraintes imposées du dehors et acceptées comme telles. Il est sans importance réelle qu’elles puissent parfois se justifier aux yeux de la raison, car si elles ne le peuvent, leur autorité n’en est pas amoindrie. « Tu ne mangeras pas le griffon, le gypaète ni l’orfraie » (Lév., 12, 13) ; donc, on ne mangera pas ces oiseaux impurs à peine de contracter leur impureté et d’avoir à imposer une purification. C’est tout.
Il n’y a pas ombre de critique dans ces remarques. Une métaphysique de l’être n’en est pas moins vraie pour se réclamer de l’Exode ; pourquoi une sociologie ne s’inspirerait-elle pas du Lévitique ? Nous disons seulement qu’un juif élevé dans la foi de ses pères ne peut ignorer les contraintes de la Loi, le poids dont les observances pèsent sur sa vie comme sur celle des siens. Tous les faits sociaux ne sont pas inscrits au Lévitique, mais les préceptes, commandements ou interdictions du Lévitique sont assurément des faits sociaux. On comprend donc aisément qu’un philosophe s’interrogeant sur la nature du social ait été frappé d’abord par le caractère contraignant de la Loi que lui-même a longtemps subie et que d’autres subissaient peut-être encore autour de lui. Rien de tout ceci n’est objet de démonstration, mais il est intéressant de noter que le prophète de la sociologie durkheimienne, Marcel Mauss, appartenait à la même famille ethnique que le fondateur de l’école. » (p.32-34 éd. Arthème Fayard)

samedi 15 novembre 2008

Wittgenstein, Foucault: pour Paul Veyne, un même combat.

Dans Foucault, sa pensée, sa personne (2008), Paul Veyne a à cœur de souligner à deux reprises les traits partagés selon lui par Wittgenstein et Foucault.
Le premier passage est dans les toutes premières pages :
« Pour Foucault comme pour Nietzsche, William James, Austin, Wittgenstein, Ian Hacking et bien d’autres, chacun avec ses propres vues, la connaissance ne peut pas être le miroir fidèle de la réalité » (p.14)
Le second est nettement plus substantiel :
« Si bien que « le mode de subjectivation n’est pas le même selon le type de savoir dont il s’agit ». Ai-je tort d’alléguer ici Wittgenstein ? Foucault et lui ont en commun de ne croire qu’à des singularités, de refuser la vérité comme adaequatio mentis et rei et d’être persuadés que quelque chose en nous (le « discours » ou, selon Wittgenstein, le langage) en pense plus long à notre place que nous ne pensons nous-mêmes. Pour Wittgenstein, la vie se maintient à travers des jeux langagiers dont elle est prisonnière ; nous pensons à travers des mots, des codes de conduite (relations sociales, politiques, magie, attitude devant les arts, etc). Chaque jeu de langage a sa « vérité », c’est-à-dire relève d’une norme qui permet de distinguer ce qu’il est admis et n’est pas admis d’en dire ; chaque époque vit sur ses idées reçues (autant vaut dire sur ses phrases reçues) et la nôtre ne fait pas exception » (p.85-86)
Une note poursuit la comparaison :
« Un exemple suffira, qui montre que toutes les phrases reçues à toute époque se valent : « Des hommes ont jugé qu’un roi pouvait faire pleuvoir ; aujourd’hui on juge que la radio est un moyen de rapprochement des peuples » (Wittgenstein, De la certitude, écrit peu avant la Seconde Guerre Mondiale (sic) ; Gallimard, coll. Tel. 1987, p.132). Wittgenstein se moque ici de sir James Frazer et de ses spéculations sur les rois faiseurs de pluie et sur le fondement magique de leur pouvoir. A quoi bon aller chercher la mentalité primitive, la pensée mythique, etc ? Les Primitifs pensent comme nous, ou plutôt nous ne pensons pas mieux qu’eux » (ibidem)
Qu’en penser ? Sauf le respect dû à Paul Veyne, je ne reconnais pas tout à fait Wittgenstein dans le portrait qu’il en fait.
Certes dans la mesure où on trouve chez Wittgenstein une critique de l’essentialisme et du fondationnalisme, il est justifié de tenter un rapprochement entre les deux philosophes. Mais Veyne attribue ici à Wittgenstein des thèses qui à mes yeux ne sont pas les siennes.
Je me limiterai à quelques remarques non exhaustives :
a) d’abord Wittgenstein ne croit-il qu’en des singularités ? Le concept d’air de famille conduit à penser que certains concepts comme jeu se réfèrent certes à des pratiques qui n’ont entre elles aucune propriété commune mais qui demeurent cependant subsumables tout de même sous des concept comme jeux de cartes ou jeux de ballon qui eux se réfèrent à des objets singuliers partageant tous des traits communs. Il n’y a donc pas à choisir entre l’essentialisme platonicien (qui semble être la cible de Veyne) et le nominalisme.
b) concernant la question de la vérité, Veyne tient à se débarrasser de la référence à la réalité. Or Glock met fermement en évidence que Wittgenstein ne définit pas la vérité indépendamment d’une référence à ce que sont les choses :
« Les mots « est vrai » n’ont de signification ou de rôle que parce que les êtres humains font des assertions, les contestent et les vérifient ; le concept de vérité n’existe pas indépendamment de notre comportement linguistique. Mais que ces assertions soient vraies ou non dépend de la manière dont sont les choses, parce que c’est ainsi que nous utilisons le mot « vrai » » (Dictionnaire Wittgenstein p.569)
Que les vérités soient formulables seulement linguistiquement n’implique pas qu’elles ne soient que des phrases.
c) « Quelque chose en nous pense plus long à notre place que nous ne pensons nous-mêmes » C’est précisément une croyance qui ressort de ce mythe de l’intériorité dont Wittgenstein a montré l’inutilité. Elle n’est d’ailleurs pas très différente de certaines thèses psychanalytiques qui attribuent au surmoi et à l’inconscient des stratégies dont le sujet ignorerait tout.
d) « La vie se maintient à travers des jeux langagiers dont elle est prisonnière ». L’erreur ici revient à ignorer ce qu’a aussi de naturaliste la pensée de Wittgenstein – certes l’importance de cette dimension est objet de débats - et à présenter la vie comme prise aux pièges des conventions. Cette forme de vitalisme est contredite par la thèse wittgensteinienne d’une continuité entre la vie et la culture (« ce que nous apportons, ce sont en réalité des remarques sur l’histoire naturelle des hommes » Recherches philosophiques 415). La référence à la prison est profondément trompeuse quand on ne peut pas opposer à l’emprisonnement la vie libre (Veyne fait d’ailleurs le même usage du terme arbitraire : or, une décision est arbitraire par rapport à une décision qui est juste. Si la possibilité du juste est identifiée à des restes démodés d’un platonisme archaïque, arbitraire n’est pas le mot qui convient pour désigner des croyances qui sont alors présentées comme essentiellement inaccessibles à la justification. Etant ce qu’elles doivent être, les croyances morales ou politiques par exemple ne sont pas plus arbitraires que fondées ! ) Ces signes me paraissent l’indice du fait que cette pensée post-moderne exprime la nostalgie des cibles qu’elle ne cesse pas de viser, précisément le fondationnalisme, l’essentialisme, la conception téléologique de l’histoire etc.
e) Quant aux idées reçues, elles ne correspondent pas à ces croyances non fluides que Wittgenstein examine dans De la certitude. Par définition les préjugés exigent d’être jugés alors que les croyances en question sont difficilement exprimables en dehors d’un livre de philosophie (par exemple la croyance que la Terre n’a pas été créée juste avant ma naissance), ne sont pas identifiables à un savoir même imaginaire et constitueraient plutôt l’arrière-plan (les gonds, dit Wittgenstein) auquel s'articulent autant les idées reçues que les idées révolutionnaires. J’ajoute qu’elles paraissent susceptibles d’être attribuées aussi à des hommes d’autres cultures pour la bonne raison qu’elles sont le point de départ non pensé (mais pas à repenser !) de toute connaissance et de toute action. Enfin je ne veux pas trancher une question délicate mais il semble en tout cas grossier de réduire la finesse des analyses de Wittgenstein à une trivialité comme « chaque époque a ses préjugés » !
Je ne veux pas finir sans ajouter que le livre de Paul Veyne, amusant et modeste, pour cela assez attachant, éclaire de manière très intéressante sinon Wittgenstein, du moins Michel Foucault. Reste qu'à le lire on se demande si le foucaldisme qu'il définit comme un positivisme sceptique est vraiment cohérent. Mais c'est une autre affaire.

mardi 11 novembre 2008

Sénèque (37): deux formes d'immoralité.

Loin de s’identifier à Socrate, Caton ou Laelius, Sénèque se place sur le même plan que Lucilius, c’est-à-dire dans l’ensemble de ceux qui sont en train de former leur caractère (qui con maxime concinnamus ingenium). Il y a en effet un va-et-vient constant chez Sénèque entre la posture du maître et celle du co-disciple.
Le danger qui menace les débutants se présente sous une double forme : celle de la masse des hommes (désignée par populuspluresmultitudo qui sont donc dans ce contexte des synonymes) et celle du mauvais exemple.
Face à la foule, les sages comme les apprentis sont défaits.
Ce dont Sénèque rend compte en termes militaires :
« Quid tu accidere his moribus credis, in quos publice factus est impetus ? » = "que crois-tu qu’il arrive aux mœurs auxquelles l’assaut est donné au nom du peuple ?"
Plus haut il a déjà utilisé le même mot (impetus = l’assaut, la charge) avec une légère variante :
« Nemo nostrum (…) ferre impetum vitiorum tam magno comitatu venientum potest » = "personne parmi nous ne peut supporter l’assaut de vices qui viennent accompagnés par un si grand cortège" (comitatus évoque moins l’armée que la suite, l’escorte d’un prince, on pense à Pascal écrivant dans les Pensées (fragment 41 éd Le Guern) : « (Nos rois) se sont accompagnés de gardes, de balourds. Ces trognes armées qui n’ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant et ces légions qui les environnent font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit, seulement ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné dans son superbe sérail de quarante mille janissaires »
En tout cas ces métaphores suggèrent que Sénèque a conscience de la dimension sociale du vice. La masse n’est pas équivalente à une somme de mauvais exemples, elle a une efficace à elle, que rend bien en particulier l’usage de l’adverbe publice souvent utilisé en latin pour traduire « au nom de l’Etat », « officiellement ».
Or, face aux vices institués, un Socrate, on l’a vu, est au même rang qu’un Lucilius ou qu’un Sénèque : il n’en peut mais.
Le texte ne dit pas comment Socrate aurait réagi face à un seul exemple (unum exemplum) d’immoralité mais en revanche il analyse assez précisément l’effet de l’individu vicieux sur le candidat à la sagesse.
Sénèque présente d’abord deux vices dont il suffit de fréquenter un seul représentant pour être affecté : le goût du luxe (luxuria) et l’amour des richesses (avaritia) puis il personnalise les vices en mentionnant trois types de mauvais exemple :
1) le convive trop délicat, efféminé ( convictor delicatus)
2) le riche voisin (vicinus dives)
3) le compagnon (de voyage par exemple) mal intentionné (malignus comes)
1) « convictor delicatus paulatim enervat et mollit » = "un convive efféminé affaiblit et amollit peu à peu".
On note que face à un seul exemplaire d’immoralité il faut du temps pour se dégrader.
2) « vicinus dives cupiditatem inritat » = "un riche voisin irrite la cupidité".
Ici la rencontre actualise une potentialité négative.
3) « malignus comes quamvis candido et simplici rubiginemen suam adfricuit » = "quand il s’est frotté à un compagnon mal intentionné, aussi candide et naturel que soit l’homme, il est marqué par la rouille".
Autrement dit le meilleur naturel ne résiste pas à la fréquentation des mauvaises natures.
Ce passage est vraiment très sombre car Sénèque y disqualifie autant le mimétisme que la résistance et l’opposition :
« Necesse est aut imiteris aut oderis. Utrumque autem devitandum est : neve similis malis fias, quia multi sunt, neve inimicus multis, quia dissimiles sunt » = "Tu ne peux éviter d’imiter ou de détester. Mais l’un et l’autre doivent être écartés : tu ne dois devenir ni semblable aux méchants du fait qu’ils sont nombreux, ni ennemi du grand nombre du fait qu’il ne te ressemble pas".
Quand Sénèque met tant l’accent sur la menace représentée par la vie en commun, il est fidèle à la tradition épicurienne: il n’y a de salut que dans la retraite. Ce qui revient aussi à condamner "le militantisme cynique" tel qu'il était dénoncé dans la lettre 5.

mercredi 5 novembre 2008

Sénèque (36): que pourrait-on contre une foule ? La révision à la baisse de la figure du sage.

Caton est pour Sénèque un modèle de sagesse (rien d'original ni de surprenant).
Par exemple, dans La Constance du sage (VII 1) Sénèque se demande « si Caton (…) ne s’élève pas encore au-dessus du modèle que nous proposons »(éd.Veyne p.322). Dans De la providence (II 9-12), il présente aussi Caton comme le seul homme capable de fournir aux dieux un spectacle admirable:
« Je ne vois pas en vérité ce que Jupiter, s’il daigne s’intéresser à notre terre, peut y trouver de plus beau à contempler qu’un Caton, qui, malgré l’écrasement réitéré de son parti, demeure debout, inébranlable, au milieu de l’effondrement de la république » (ibidem p 296). Il n’est donc pas étonnant qu’à plusieurs reprises, à l’égal de Scipion, Caton serve à instruire Lucilius des possibilités de l’homme.
Reste que dans la lettre 7 où Sénèque mentionne Caton pour la première fois dans la correspondance, ce dernier a une propriété inattendue : la fragilité.
Certes Caton est en bonne compagnie, entre Socrate (pas besoin de le présenter) et Laelius (surnommé Sapiens, c'est un homme politique et un orateur romain du 2ème siècle av.JC: il apparaît souvent sous un jour illustre dans les textes de Cicéron).
Cependant aussi exemplaires que soient ces trois grands hommes, ils servent à Sénèque à mettre en garde Lucilius contre la fréquentation du peuple (populus)
Subducendus populo est tener animus et parum tenax recti : facile transitur ad plures. Socrati et Catoni et Laelio excutere morem suum dissimilis multitudo potuisset : Il faut soustraire au peuple un esprit jeune et trop peu attaché à ce qui est droit : il est facile de passer du côté du plus grand nombre. La foule, si différente de Socrate, Caton et Laelius aurait pu leur arracher leurs mœurs.
Baillard en 1914 traduisait ainsi le passage en question : « Socrate, Caton, Lélius eussent pu voir leur vertu entraînée par le torrent de la corruption » ; quant à la traduction de Pintrel revue par La Fontaine, elle donne : « Socrate, Caton et Lélie eussent peut-être changé de mœurs s'ils eussent vu quantité de personnes avoir des sentiments opposés aux leurs ». Noblot a jugé plus pertinent de traduire mos par principe : « Un Socrate, un Caton, un Lélius auraient pu, sous la poussée d’une multitude, à eux si peu semblable, quitter leurs principes »
Mais peu importent au fond les subtilités de traduction ; ce qui est marquant ici, c’est l’idée que le sage n’est pas sage à toute épreuve. Il y a comme une contingence de la sagesse qui certes repose sur l’effort et se mérite mais reste à la merci de la moindre foule. Même le sage par excellence, Socrate, ne cesse pas d'être un humain vulnérable. La faiblesse n’est donc pas propre au commençant : on ne peut rien en effet contre le peuple et le risque de contagion qu’il représente.
C’est certes traditionnel d’apprécier chez Sénèque la conscience qu’il a de ses (de nos ?) défauts. Ce qui est original ici à mes yeux, c’est qu’il étend cette même faiblesse aux parangons de vertu.
Bien sûr historiquement Socrate a été condamné à mort par le peuple athénien, mais il est toujours présenté dans les dialogues platoniciens comme un roc inébranlable. S’il est affaibli, c’est de l’extérieur et purement physiquement. En revanche, dans ces lignes de Sénèque, est évoquée la dégradation intime et intérieure d’une personne parfaite.

mardi 28 octobre 2008

Matérialisme stoïcien et matérialisme kimien.

Au début de Philosophie de l’esprit (2006), Jaegwon Kim argumente contre une conception substantialiste de l’esprit :
« On n’a pas un esprit comme on a les yeux noisette ou un coude blessé » (p.6 de la trad.française)
Il lui paraît alors pertinent de comparer « avoir un esprit » à « danser une valse » ou à « faire une promenade » :
« Où se trouvent ces danses et ces promenades quand personne ne danse ni ne se promène ? (…) Employer ces expressions n’implique pas de reconnaître l’existence d’entités comme les valses ou les promenades ; tout ce qu’il nous faut admettre dans notre ontologie, ce sont des personnes qui valsent ou des personnes qui se promènent. » (ibid.)
Je pense alors à un passage de Victor Goldschmidt consacré à l’ontologie stoïcienne :
« Le fait d’agir est une manière d’être, n’est pas une qualité essentielle du corps qui agit ; comparé avec la réalité de celui-ci, il est « irréel ». Rattaché, au contraire, à cette réalité qui le réalise, il « prend corps » et même devient corps. « Ils considèrent comme des corps les vertus et les vices et, en outre, l’ensemble des techniques et des souvenirs, et encore les représentations, les passions, les tendances, les assentiments". ( …) Les manières d’être, c’est-à-dire les événements, tant physiques que psychiques, n’ont pas de réalité propre ; c’est qu’elles sont ramenées à la réalité de l’agent, comme les modes à la substance. Mais la substance n’existe jamais sans ses modes, elle est toujours manifestée par son « comportement » qui seul, tombe, sous les sens. » ( Le système stoïcien et l’idée de temps 1953 p22-23)