mardi 11 novembre 2008

Sénèque (37): deux formes d'immoralité.

Loin de s’identifier à Socrate, Caton ou Laelius, Sénèque se place sur le même plan que Lucilius, c’est-à-dire dans l’ensemble de ceux qui sont en train de former leur caractère (qui con maxime concinnamus ingenium). Il y a en effet un va-et-vient constant chez Sénèque entre la posture du maître et celle du co-disciple.
Le danger qui menace les débutants se présente sous une double forme : celle de la masse des hommes (désignée par populuspluresmultitudo qui sont donc dans ce contexte des synonymes) et celle du mauvais exemple.
Face à la foule, les sages comme les apprentis sont défaits.
Ce dont Sénèque rend compte en termes militaires :
« Quid tu accidere his moribus credis, in quos publice factus est impetus ? » = "que crois-tu qu’il arrive aux mœurs auxquelles l’assaut est donné au nom du peuple ?"
Plus haut il a déjà utilisé le même mot (impetus = l’assaut, la charge) avec une légère variante :
« Nemo nostrum (…) ferre impetum vitiorum tam magno comitatu venientum potest » = "personne parmi nous ne peut supporter l’assaut de vices qui viennent accompagnés par un si grand cortège" (comitatus évoque moins l’armée que la suite, l’escorte d’un prince, on pense à Pascal écrivant dans les Pensées (fragment 41 éd Le Guern) : « (Nos rois) se sont accompagnés de gardes, de balourds. Ces trognes armées qui n’ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant et ces légions qui les environnent font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit, seulement ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné dans son superbe sérail de quarante mille janissaires »
En tout cas ces métaphores suggèrent que Sénèque a conscience de la dimension sociale du vice. La masse n’est pas équivalente à une somme de mauvais exemples, elle a une efficace à elle, que rend bien en particulier l’usage de l’adverbe publice souvent utilisé en latin pour traduire « au nom de l’Etat », « officiellement ».
Or, face aux vices institués, un Socrate, on l’a vu, est au même rang qu’un Lucilius ou qu’un Sénèque : il n’en peut mais.
Le texte ne dit pas comment Socrate aurait réagi face à un seul exemple (unum exemplum) d’immoralité mais en revanche il analyse assez précisément l’effet de l’individu vicieux sur le candidat à la sagesse.
Sénèque présente d’abord deux vices dont il suffit de fréquenter un seul représentant pour être affecté : le goût du luxe (luxuria) et l’amour des richesses (avaritia) puis il personnalise les vices en mentionnant trois types de mauvais exemple :
1) le convive trop délicat, efféminé ( convictor delicatus)
2) le riche voisin (vicinus dives)
3) le compagnon (de voyage par exemple) mal intentionné (malignus comes)
1) « convictor delicatus paulatim enervat et mollit » = "un convive efféminé affaiblit et amollit peu à peu".
On note que face à un seul exemplaire d’immoralité il faut du temps pour se dégrader.
2) « vicinus dives cupiditatem inritat » = "un riche voisin irrite la cupidité".
Ici la rencontre actualise une potentialité négative.
3) « malignus comes quamvis candido et simplici rubiginemen suam adfricuit » = "quand il s’est frotté à un compagnon mal intentionné, aussi candide et naturel que soit l’homme, il est marqué par la rouille".
Autrement dit le meilleur naturel ne résiste pas à la fréquentation des mauvaises natures.
Ce passage est vraiment très sombre car Sénèque y disqualifie autant le mimétisme que la résistance et l’opposition :
« Necesse est aut imiteris aut oderis. Utrumque autem devitandum est : neve similis malis fias, quia multi sunt, neve inimicus multis, quia dissimiles sunt » = "Tu ne peux éviter d’imiter ou de détester. Mais l’un et l’autre doivent être écartés : tu ne dois devenir ni semblable aux méchants du fait qu’ils sont nombreux, ni ennemi du grand nombre du fait qu’il ne te ressemble pas".
Quand Sénèque met tant l’accent sur la menace représentée par la vie en commun, il est fidèle à la tradition épicurienne: il n’y a de salut que dans la retraite. Ce qui revient aussi à condamner "le militantisme cynique" tel qu'il était dénoncé dans la lettre 5.

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