La Consolation à Marcia est le plus ancien texte de Sénèque dont on dispose. Même si la consolation est un genre convenu, cet écrit, composé entre 37 et 41, est intéressant.
Marcia a perdu son fils trois ans avant de recevoir l’argumentation. Or, malgré le temps passé, tout se passe comme si son fils venait de mourir :
« Trois années ont déjà passé, et ta douleur n’a rien perdu de sa première vivacité : elle se réveille et se ranime chaque jour ; elle se fait un droit de sa durée au point où elle en est venue, elle croirait déshonorant de cesser. Tous les vices prennent en nous des racines profondes si nous ne les étouffons pas dès qu’ils naissent : il en est de même de ces sentiments sombres et déprimants, qui se tourmentent sans cesse eux-mêmes ; ils finissent par se repaître de leur propre amertume et la souffrance devient, pour l’âme malheureuse, une sorte de plaisir pervers ( infelicis animi prava – = difforme, défectueux - voluptas dolor) » (I 7 trad. de René Waltz revue par Paul Veyne)
Sénèque va donc opposer ce deuil anormal au deuil normal et ce sont les critères du deuil normal qui retiennent aujourd’hui mon attention. Ils sont au nombre de trois et je les présenterai en suivant l’ordre du texte.
Les deux premiers sont présentés dans la même phrase, dans un passage où Sénèque oppose le mauvais deuil de Marcia au bon deuil de Livie qui a elle aussi perdu un fils, Drusus:
Les deux premiers sont présentés dans la même phrase, dans un passage où Sénèque oppose le mauvais deuil de Marcia au bon deuil de Livie qui a elle aussi perdu un fils, Drusus:
« Elle ne s’affligea pas au-delà de ce que permettaient les bienséances tant que l’empereur était vivant, ni l’équité tant qu’elle avait un autre fils » (III 2)
Le texte latin dit seulement: nec plus doluit quam aut honestum erat Caesare aut aequum salvo = Et elle n’a pas souffert plus qu’il n’était convenable par rapport à César ou équitable par rapport au survivant.
Ainsi pour définir les critères d’un deuil normal, il faut prendre en compte et l’autorité suprême et les personnes du même rang que celle qui a disparu.
Il est assez facile de comprendre pourquoi le deuil de Marcia est injuste par rapport à l’autre fils : en effet la peine totale de la mère implique logiquement qu’elle n’a plus aucun enfant; un peu plus loin , Sénèque dépeint un autre deuil anormal, celui d’Octavie et écrit qu’ « entourée de ses enfants et de ses petits-enfants, elle garda jusqu’au bout ses vêtements de deuil, à la grande humiliation de tous les siens, qui la voyaient, eux vivants, faire comme si elle était seule au monde » (II 5).
En revanche il est à première vue moins aisé de saisir pourquoi il n’est pas convenable par rapport à César de manifester un deuil illimité (visiblement par sa traduction qui déborde très largement le texte latin, Waltz propose une explication : que seule la disparition de la plus haute autorité justifie le deuil maximal).
De ces deux raisons seule la deuxième serait encore prise au sérieux aujourd’hui.
Mais c’est la troisième qui est la plus développée et en même temps la plus surprenante ; elle revient en effet à prendre comme modèle pour les hommes le comportement naturel des animaux :
Il est assez facile de comprendre pourquoi le deuil de Marcia est injuste par rapport à l’autre fils : en effet la peine totale de la mère implique logiquement qu’elle n’a plus aucun enfant; un peu plus loin , Sénèque dépeint un autre deuil anormal, celui d’Octavie et écrit qu’ « entourée de ses enfants et de ses petits-enfants, elle garda jusqu’au bout ses vêtements de deuil, à la grande humiliation de tous les siens, qui la voyaient, eux vivants, faire comme si elle était seule au monde » (II 5).
En revanche il est à première vue moins aisé de saisir pourquoi il n’est pas convenable par rapport à César de manifester un deuil illimité (visiblement par sa traduction qui déborde très largement le texte latin, Waltz propose une explication : que seule la disparition de la plus haute autorité justifie le deuil maximal).
De ces deux raisons seule la deuxième serait encore prise au sérieux aujourd’hui.
Mais c’est la troisième qui est la plus développée et en même temps la plus surprenante ; elle revient en effet à prendre comme modèle pour les hommes le comportement naturel des animaux :
« Vois combien le chagrin des animaux est violent, et pourtant combien il passe vite : les vaches meuglent un jour ou deux, la course folle et désordonnée des cavales ne dure pas davantage ; quand les bêtes fauves ont bien couru sur les traces de leurs petits et bien erré par les forêts, quand elles sont maintes fois revenues à leur tanière dévastée, leur fureur tombe en ce moment ; l’oiseau s’agite avec des cris perçants autour de son nid désert : l’instant d’après, il reprend tranquillement son essor. Aucun animal ne regrette longtemps sa progéniture, sauf l’homme qui se fait le complice de sa douleur et ne s’afflige pas en proportion de ce qu’il ressent (sentit), mais dans la mesure où il se l’est fixé (constituit)» (VII 2)
Sénèque oppose explicitement ce qui est de l’ordre de l’opinio à ce qui est de l’ordre de la natura : la nature fait ressentir (sentire), l’opinion fait instituer, établir, fixer (constituere). Sur ce point la fonction de la consolation est de détacher Marcia de sa dépendance par rapport à l’opinion afin de conformer sa conduite à la dimension naturelle parfaitement exemplifiée par les animaux.
Que les animaux soient en ce sens exemplaires n’implique pas du tout qu’ils doivent être au centre de la vie des hommes. Dans la suite du texte, Sénèque condamne la dépendance des maîtres par rapport à leurs animaux domestiques dans le cadre d’une argumentation destinée à faire éprouver par Marcia de la gratitude à l’égard du temps heureux qu’elle a passé à éduquer son fils :
« Son éducation à elle seule t’a largement récompensée de tes peines : car à qui fera-t-on croire que les gens qui élèvent avec la plus zélée sollicitude (summa diligentia) des petits chiens, des oiseaux et autres objets d’un aussi frivole attachement (frivola animorum oblectamenta) prennent vraiment plaisir à les regarder, à les toucher, à recevoir les caresses de ces animaux stupides (blanda adulatione mutorum), et que lorsqu’il s’agit de nos enfants, la récompense de nos soins d’éducateurs ne soit pas dans leur éducation même ? » (XII 2)
La distance est donc maintenue entre les bêtes privées de parole (muti) et les enfants (liberi) et Sénèque dénonce clairement le fait que l’homme mette toute son attention (summa diligentia) dans ses animaux de compagnie et les transforment en objets d’ amusements frivoles (frivola oblectamenta). Mais il s’agit moins de rabaisser les bêtes que de critiquer un certain rapport humain avec l’animal : les caresses flatteuses (blanda adulatio) des animaux de compagnie ne sont pas tant l’indice de la bassesse de l’animal que de celle de son maître.
Revenons au sujet : il y donc un accord entre ce que commande la nature et les règles de la vie en commun, qu’elles règlent les rapports avec le souverain ou avec les membres de la famille. Il y a ainsi un partage à faire dans l’ensemble des règles de vie en commun entre celles qui sont en accord avec la nature et celles qui exemplifient des opinions fausses. C’est cette distinction qui fait la différence entre les deuils conformes à la fois à la nature et aux usages –eux-mêmes conformes à la nature – et les deuils qui ne respectent pas la nature et illustrent pour cette même raison des usages nuisibles.
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