Dans
La honte est-elle immorale ? (2002), le philosophe
Ruwen Ogien cherche à cerner ce qu'est la honte.
Philosophe analytique, sa méthode est l'enquête conceptuelle qu'il décompose en trois approches :
a) l'analyse linguistique (en accord avec certains textes de Wittgenstein et aussi avec une tradition d'analyse du langage ordinaire fondée par
Austin, il s'agit de réfléchir en fonction de ce qu'il est sensé de dire ou de ne pas dire de la honte).
b) l'étude de cas significatifs.
c) l'examen logique des théories psychologiques et anthropologiques.
Ruwen Ogien commence alors son étude, à sa manière : ironique, subtile et un peu hésitante. On lit ainsi avec plaisir, et quelquefois scepticisme, sept chapitres moins affirmatifs que dubitatifs et enquêteurs. Quand on ouvre le huitième chapitre, intitulé
La honte est-elle une réaction naturelle ou dégoût et au mépris ?, on est donc un peu surpris de lire des lignes dures à l'égard des investigations naturalistes, qui dans une perspective évolutionnaire visent à faire la genèse empirique de la honte :
" Des ouvrages de vulgarisation scientifique proposent, en six cents pages au moins pour faire sérieux, un panorama complet de l'évolution humaine et une explication de la raison ultime pour laquelle il nous arrive d'avoir honte ou de ressentir des remords, des regrets, de la jalousie, de l'envie, de la colère, du ressentiment, de l'amour, de la pitié, de la bienveillance, etc. Cette raison ultime, c'est que Mère Nature, comme l'appelle Daniel Dennett, a choisi ou "sélectionné" à notre insu ces traits psychologiques, Pourquoi ? Parce qu'ils étaient plus utiles, plus avantageux, plus favorables à notre survie en tant qu'espèce que d'autres. Quels autres traits psychologiques ? Nous ne le saurons jamais, hélas, puisque précisément, ils n'ont pas été sélectionnés. Ils ont disparu sans laisser de trace. Dommage. On aurait aimé savoir ce qu'étaient ces traits de la psychologie humaine qui n'ont pas été sélectionnés dans l'histoire naturelle de notre espèce, c'est-à-dire connaître, aussi, l'histoire des perdants de l'histoire. Certains humains étaient-ils incroyablement plus mauvais ou vertueux que nous ? Ont-ils disparu parce qu'ils étaient trop bons ou trop mauvais ? Avaient-ils des émotions que nous ne pouvons même pas imaginer ? On ne peut que spéculer sur ces questions en s'inspirant de la "Planète des Singes".
En fait, le "naturalisme", comme les philosophes ont pris l'habitude de l'appeler, nous propose une histoire du point de vue des supposés vainqueurs seulement, dont l'idée sous-jacente est la suivante : si un trait psychologique, fût-il peu sympathique (l'envie, la haine, la jalousie, la honte, etc.), existe encore aujourd'hui, c'est que, tout bien considéré, il est utile à quelque chose. À quoi exactement ?
À cette question, les réponses sont plus évasives et souvent contradictoires. En tout cas, elles ne manquent pas : trouver une utilité à ce qui existe est un jeu dans lequel il n'y a pas de perdants.
Je n'ai aucune idée des raisons pour lesquelles ces ouvrages ont tant de lecteurs (à ce qu'on dit) et je n'essaie pas d'en trouver. Ce qui m'étonne seulement, c'est que les philosophes (certains du moins, et pas les moins importants) puissent être fascinés par les explications simplistes qu'ils proposent. Ce sont des expressions, à mon avis, de l'"obsession du facteur unique" (une maladie philosophique dont la description clinique reste à faire). Tout s'explique par la sélection "naturelle" de traits physiques ou psychologiques, "naturelle" signifiant : la sélection se fait de façon involontaire, tout au long de l'histoire de l'espèce, en dehors de notre contrôle, à notre insu." (p. 87-89)
En écho au Pourquoi tant de honte ?que Ruwen Ogien écrira trois ans plus tard en 2005, puis-je me laisser aller à écrire : pourquoi tant de mépris ?
Aborder la honte dans le cadre de l'évolutionnisme n'implique pas identifier toutes les causes de la honte à celles que résume l'expression "sélection naturelle". L'approche évolutionnaire n'exclut pas des enquêtes culturalistes, comme celles des ethnologues, des sociologues, des historiens des mentalités etc. En plus pourquoi l'enquête conceptuelle et l'enquête empirique s'excluraient-elles ? Ainsi est-ce tout à fait sensé de dire que la honte a des causes et pas seulement des raisons (j'entends ici par raisons toutes les justifications que donnera le honteux quand on lui demandera pourquoi il a donc honte). Les hontes les plus intellectuelles, celles de laisser voir son ignorance dans un congrès de philosophes par exemple, ont bien évidemment entre autres des causes neurologiques et celui qui les fera comprendre ne rendra en rien impossible l'intelligence des raisons précises de la honte.
Plus généralement doit-on se sentir offensé en philosophie quand des scientifiques abordent certains problèmes philosophiques à leur manière, remplaçant par exemple "pour quelles raisons les hommes ont-ils honte ?" par "y a-t-il des causes de la honte dans le passé de l'espèce humaine ?" Peut-on se prévaloir de l'autorité de Wittgenstein ? Ce dernier a-t-il condamné la science ou la philosophie qui singe la science ?
" Notre soif de généralité a une autre source importante : nous avons toujours à l'esprit la méthode scientifique. Je veux dire cette méthode qui consiste à réduire l'explication des phénomènes naturels au nombre le plus restreint possible de lois naturelles primitives ; et, en mathématiques, à unifier le traitement de différents domaines par généralisation. les philosophes ont constamment à l'esprit la méthode scientifique, et ils sont irrésistiblement tentés de poser des questions, et d'y répondre à la manière de la science. Cette tendance est la source véritable de la métaphysique, et elle mène le philosophe en pleine obscurité." (Le cahier bleu, p. 58, NRF, Gallimard, 1996)
Ce texte est clair : Wittgenstein ne condamne pas la science et donc on ne peut pas, en son nom du moins, disqualifier l'approche naturaliste des hommes. Ce qu'on peut en revanche mettre en question, c'est l'idée que cette approche a le monopole de la prétention à la vérité, sur la honte ou quoi que ce soit d'humain. Mais n'est-ce pas seulement dans les cauchemars des plus pessimistes des culturalistes que les naturalistes ont des présomptions si démesurées ?
Commentaires
Ensuite, nous vérifions ce que font les autres. Est ce possible de relire et voir les fautes? Je le pense d'une certaine manière en philosophie analytique, mais on est loin déjà de l'artiste romantique.
Pour revenir à la première raison, j'ai l'impression que les techniques et résultats étant "rodés" en mathématiques, on peut presque faire faire une partie du travail à un stagiaire (ou un thésard) ravi d'apprendre à maitriser de nouvelles choses. Mais la méthode fait elle consensus en philosophie?
En tout cas, c'est une tentative qui me ravit : on progresse tellement mieux à plusieurs, et c'est bon de relativiser son absolue subjectivité!
2) La vérification en philosophie est en effet une pratique qui implique une certaine conception de la philosophie, ordinaire dans la tradition analytique. Ceci dit, même en dehors de la tradition analytique, elle est tout à fait envisageable (par exemple entre historiens de la philosophie, spécialistes d'un même auteur).
3) Déléguer une tâche à un "apprenti" me paraît délicat car fait défaut le protocole assez précis qui le permettrait. Pour deux raisons fondamentales, je crois : il n'y a pas de consensus sur les méthodes en philosophie à cause des différences de courant (il n'y en a même pas sur les problèmes) et, à l'intérieur même d'un seul courant, la question de la bonne méthode ou des bonnes méthodes reste un problème.
4) Quant à la relativisation de l'absolue subjectivité, comme vous dites, elle est le but de tous les philosophes : par définition, ils visent à soutenir des positions universellement partageables ou du moins universellement compréhensibles, même si certains jugent que l'accès à ces thèses passe par l'attention portée à sa subjectivité, même si d'autres jugent que la finalité de la philosophie n'est pas la connaissance de la vérité.