vendredi 17 juin 2011

Montaigne, stoïcien dubitatif.

Le chapitre 14 du livre I est le premier texte des Essais à traiter longuement de la mort. Montaigne y défend l'idée qu'elle n'est pas un mal. Dans une perspective stoïcienne il soutient qu'entre les prétendus maux et nous se tient un filtre qu'il n'appartient qu'à nous de choisir de manière à nous les faire voir comme sans importance :
" Si ce que nous appelons mal et tourment n'est ny mal ni tourment de soy, ains seulement que nostre fantasie luy donne cette qualité, il est en nous de la changer. Et en ayant le choix, si nul ne nous force, nous sommes estrangement fols de nous bander pour le party qui nous est le plus ennuyeux, et de donner aux maladies, à l'indigence et au mespris un aigre et mauvais goust, si nous le leur pouvons donner bon, et si la fortune fournissant simplement de matière c'est à nous de lui donner la forme."
Pourtant ce ne sont pas ces lignes attendues qui retiennent mon attention dans ce chapitre, mais un passage tout à la fin , qui sonne comme un aveu d'échec :
" Pourquoy de tant de discours, qui persuadent diversement les hommes de mespriser la mort, et de porter la douleur, n'en trouvons nous quelcun qui face pour nous ? Et de tant d'especes d'imaginations, qui l'ont persuadé à autruy, que chacun n'en applique il à soy une le plus selon humeur ? "
Je ne crois pas que ce soit une conviction déguisée sous forme de questions rhétoriques. En effet, dans un des derniers ajouts, Montaigne clôt le chapitre en réitérant une thèse qu'il vient pourtant par ces deux interrogations d'ébranler :
" Nul n'est mal long temps qu'à sa faute."
Mais ce n'est pas cette mécanique stoïcienne qui vraiment nous intéresse.

Commentaires

1. Le samedi 18 juin 2011, 15:13 par sopadeajo
" Nul n'est mal long temps qu'à sa faute." (Montaigne)
Nos ennemis n´y seraient donc pour rien et c´est l´innocent qui devient alors tout à fait injustement coupable de sa faiblesse.
2. Le samedi 18 juin 2011, 15:19 par Philalèthe
Interprétée dans un cadre stoïcien, la formule ne veut pas dire qu'autrui ne peut pas commettre de faute à notre égard. Elle pose juste que, face à cette faute, on est en mesure de la voir comme n'étant pas un mal pour soi-même.

jeudi 9 juin 2011

Être faussaire : pour Diderot, juste une erreur de jeunesse.

L' Essai sur les règnes de Claude et de Néron, écrit par Diderot à la fin de sa vie en 1782 , est entre autres une défense de Sénèque contre les accusations moquant sa sagesse et dénonçant son immoralité. Dans cette entreprise, Diderot explique que s'il devait reconnaître à Sénèque quelques faiblesses, il les interpréterait à la lumière d'une réplique attribuée par Laërce à Diogène concernant le fait qu'il avait dans sa jeunesse fabriqué de la fausse monnaie :
" Exigerai-je de l'homme, même du sage, qu'il ne bronche pas une fois dans le chemin de la vertu ? Si Sénèque avait à me répondre, ne pourrait-il pas me dire, comme Diogène à celui qui lui reprochait d'avoir rogné les espèces : " Il est vrai : ce que tu es à présent, je le fus autrefois ; mais tu ne deviendras jamais ce que je suis..." Sénèque, aussi sincère et plus modeste, nous fait l'aveu ingénu qu'il a connu trop tard la route du vrai bonheur, et que las de s'égarer, il la montre aux autres." (p. 683, Oeuvres philosophiques, La Pléiade)
De ce passage, on peut donc conclure que l' épisode diogénien de la fausse monnaie n'est en rien pour Diderot le symbole de la dénonciation des valeurs communes. C'est au contraire un trait qui serait l'indice du caractère banal et tout à fait ordinaire d'un homme sur la voie et seulement sur la voie de la sagesse.

Diogène n'est pas Marx !

Dans la conclusion de son ouvrage La République de Diogène, Suzanne Husson juge conservatrice la contestation cynique et justifie ainsi sa position :
" Le cynisme donne une explication apolitique du malheur de l'homme, et c'est ce qui explique sans doute sa longévité dans l'histoire de l' Antiquité. Une société, en effet, peut fort bien tolérer un mode de vie qui, en fait, au lieu de la déstabiliser, la renforce, puisque l'exemple du cynique semble montrer à chacun que seuls ses illusions et ses attachements non-naturels sont la cause de son propre malheur, sans qu'il puisse en accuser l'ordre politique." (p.179)
Cela me paraît rigoureusement vrai mais pas du tout propre au cynisme. Autant l'épicurisme que le stoïcisme ou le scepticisme donnent "une explication apolitique du malheur de l'homme". Husson continue ainsi :
" Si je ne peux être Diogène, il ne me reste plus qu'à assumer le fait que je ne suis qu' Alexandre, ou un sujet malheureux d' Alexandre."
La phrase reste vraie si on remplace Diogène par Épicure, Zénon ou Pyrrhon.
" Les bien-pensants que le cynisme scandalise ont en fait bien tort, car il constitue un dérivatif plutôt efficace à l'insatisfaction sociale : tout d'abord en fournissant des occasions concrètes et intellectuellement peu coûteuses de réaffirmer les valeurs communes. Les possibilités de polémique à l'égard du mode de vie cynique sont, en effet, infinies et éveillent facilement l'imagination. D'autre part, l'exemple cynique oblige les individus à assumer personnellement leur adhésion aux valeurs sociales, en réponse aux cyniques qui les rejettent également de façon personnelle, sans faire émerger un niveau politique de contestation. Mais il est vrai que sans les bien-pensants qui les condamnent, les cyniques ne pourraient pas exister." (ibid.)
L'idée est que la contestation cynique renforce les valeurs ordinaires, parce que d'abord elles sont réaffirmées par ceux qui sont mordus par les Chiens, ensuite parce que par son apolitisme elle détourne l'adversaire d'une prise de conscience des raisons politique et sociales de son adhésion aux valeurs contestées. On peut répondre à cette argumentation que toute contestation cause une défense de ce qui est contesté, même si elle est politiquement non conservatrice et que cet effet de la contestation ne vaut pas comme raison contre la contestation (c'est une vérité grammaticale au sens wittgensteinien du terme que "la contestation se heurte à la défense de ce qui est contesté" au point que, si on prétendait contester quelque chose que personne ne défend, on pourrait se voir à juste titre accuser de se croire contestataire). Quant à l'idée qu'une contestation apolitique ne rend pas possible une défense politique, elle ne me paraît pas une raison d'accuser la contestation en question : ce n'est pas une faiblesse d'une contestation apolitique de ne pas avoir de réponse politique, puisque c'est précisément une réponse non-politique qu'attend la contestation non politique.

Commentaires

1. Le mercredi 22 juin 2011, 09:20 par admin
L'épicurisme, le stoïcisme ou le scepticisme anciens : des philosophie d'esclaves qui ont émergé ou se sont développées quand les peuples ne s'appartenaient plus. Pourquoi Épicure se détourne de la politique ou Épictète voit le véritable ennemi dans la citadelle intérieure...
Mais le cynisme moderne est celui de la production. Donc il est politique tout en ayant l'air de ne pas l'être (la subordination de tout à l'économie étant présentée comme fatalité : ici se rejoignent cynisme et stoïcisme et épicurisme mal compris).
2. Le mercredi 22 juin 2011, 09:30 par Philalèthe
Je ne crois pas qu'on puisse réduire la valeur des trois philosophies dont vous parlez à celle d'une consolation pour esclaves. La question plus générale est aussi de savoir dans quelle mesure le changement politique que vous appelez de vos voeux est en mesure de rendre complètement dépassées les différentes versions de la vie sage. Personnellement je doute que les conditions de la vie heureuse soient seulement politiques, voire même soient nécessairement politiques.
Quant au cynisme moderne que vous identifiez à la production, à quoi donc pensez-vous ?
3. Le mercredi 22 juin 2011, 15:52 par admin
Pour ma part, je ne pense pas qu'une telle réduction soit vraie (c’est-à-dire ici parfaitement adéquate).
Néanmoins elle n’est pas fausse et demeure possible. Voyez par exemple le sens que Hegel a donné au stoïcisme dans le chapitre IV de la Phénoménologie de l’Esprit, après la dialectique du maître et de l’esclave, lorsqu’il écrit (trad. Hyppolite) : "Comme forme universelle de l’esprit-du-monde, le stoïcisme pouvait seulement surgir dans un temps de peur et d’esclavage universels". Vous pouvez encore trouver une telle réduction, cette fois frisant le ridicule, dans l’usage que Onfray, anti-marxiste déclaré, fait d’Épicure, à savoir un prêchi-prêcha sur la modération par temps de crise, jusqu’à nous raconter cette histoire à dormir debout que cette édification à destination des masses se trouve chez Marx lui-même. Voilà pour le stoïcisme et l’épicurisme.
Quant à ce que je voulais dire par "cynisme de la production", permettez-moi de vous renvoyer au philosophe Gérard Granel, précisément à un article qui s’intitule "David Hume : le cynisme de la production". Bien sûr il serait à lire en entier dans les "Écrits logiques et politiques" de cet auteur , mais si vous n’avez pas cet ouvrage (paru chez Galilée dans les années 90), vous trouverez un extrait de l’article sur le site "Gérard Granel" : http://www.gerardgranel.com/txt_pdf... Et si vous lisez l’espagnol, vous pouvez y consulter une traduction intégrale : http://www.gerardgranel.com/txt_pdf...
D’une certaine façon, aujourd’hui, les idéologues du pouvoir (Onfray en est un en dépit de l’air rebelle qu’il se donne) tendent à combiner les trois courants, auxquels il faut ajouter le retour du/au religieux, pour nous inciter au repli intimiste, pour nous faire accepter la désolation du champ politique, nous faire supporter la dépolitisation de la société et du pouvoir, le déni de la souveraineté populaire, le fatalisme économico-capitaliste. Si vous faites un tour sur notre site, vous verrez que nous n’acceptons rien de tout cela, que nous pensons même que la philosophie a pour vocation de déconstruire cette idéologie et de lutter contre l’esclavage moderne qu’elle sous-tend et vise à légitimer.
Cela dit, j’aime beaucoup Épicure et les cyniques, mais dans ce qu’ils ont de révolté. Et Hegel nous a appris à penser historiquement (sinon déjà historialement) les diverses doctrines philosophiques pour retrouver leur vérité propre...
Cordialement
4. Le mercredi 22 juin 2011, 16:18 par Philalèthe
Merci de votre réponse et de la référence à Granel. Je vais visiter votre site qui est introduit par une citation de Merleau-Ponty très pertinente.

vendredi 3 juin 2011

Peut-il y avoir un renouveau du cynisme antique ?

Suzanne Husson dans une note de la conclusion de La République de Diogène (Vrin, 2011) affirme ne pas pouvoir croire dans une renaissance du cynisme :
" Il est tout à fait improbable que le cynisme puisse renaître dans notre société aux normes floues et négociables, où toute déviance non-criminelle est rapidement récupérée et, devenue phénomène de mode, s'intègre à l'ordre marchand. On n'ose pas imaginer ce que seraient devenus un Diogène ou l'un de ses imitateurs invités sur les plateaux de télévision : jusqu'où faudrait-il alors pousser la provocation sans que son traitement médiatique n'en désamorce la portée ?" (p. 179)
Premier problème : le cynisme ne peut-il se développer que dans une société aux normes rigides et absolues ?
Dans nos sociétés existe une pluralité de normes faisant que toute contestation de l'une est interprétée comme respect d'une autre. Aussi toute transgression cynique d'une norme donnée pourra être interprétée comme défense d'une autre norme ; or, les Cyniques ont opposé aux normes la nature. On pourrait objecter que les normes éthiques sont elles rigides et absolues (accordons que ces normes pourraient être résumées par le principe de non-nuisance à autrui). Certes mais une transgression de ces normes n'est pas cynique : si la victime du cynique est offensée en effet, elle n'est pas contrainte physiquement, ni lésée dans ses propriétés ou dans son intégrité physique. Il est donc exclu qu'être cynique revienne à autre chose qu'à offenser autrui dans ses opinions. Mais nous sommes portés à identifier l'offense à ce qui va avec la liberté d'expression des opinions, ce qui, en identifiant la transgression cynique à la manifestation d'une opinion, lui enlève son statut de prétendue vérité fondamentale. Au pire, le cynique ne serait alors qu'un bizarre excentrique ; au mieux, il aurait une opinion minoritaire.
Deuxième problème : le cynisme serait-il rapidement récupérable par la mode ?
En effet difficile d'imaginer l'absence d'une telle récupération. Mais le cynique resterait en mesure de la dénoncer comme telle et de s'en différencier. Le critère de différenciation pourrait être la présence ou non d'un ponos, d'un effort. Celui qui jouerait au cynique s'amuserait au sein d'une nouvelle coterie ; le cynique authentique resterait fidèle à l'effort que coûte la supposée rupture avec toute opinion ; profondément individualiste, on le verrait guère participer à un courant mais au contraire il mordrait ses imitateurs.
Troisième problème : le cynisme est-il présentable sur un plateau de télévision ?
Pierre Bourdieu, qui n'était pas cynique mais seulement averti de la manipulation que les médias font subir à ceux qu'ils invitent à leur parler, était pour cela réticent à passer à la télévision. Un cynique aujourd'hui la fuirait, comme il fuirait toute médiatisation de ses actes. Il transgresserait mais n'appellerait pas les journalistes avant la transgression ni après, laissant à la société la charge de secréter ses anticorps, si on me permet l'expression. Il faut répéter ici que si le cynique viole l'usage, c'est d'abord dans le cadre d'un perfectionnement individuel - ce qui permet d'envisager des actes cyniques quelquefois sans témoin-. Bien sûr on ne comprendrait pas que quelqu'un se prétende cynique et n'ait jamais offensé publiquement autrui car en effet ce sont tous les usages sociaux dont le cynisme prétend montrer l'absence de fondement.
En résumé, un renouveau cynique devra trouver les formes pour apparaître comme une contestation non de la culture mais de toute culture. Ces formes trouvées, il devra répondre à ceux qui soutiendront que c'est bien une forme de vie naturelle qu'il prône et non un autre style de vie avec ce que l'expression implique de conditionnement culturel et social. Et ici comment ici ne pas rejoindre Suzanne Husson quand elle écrit :
" La prétention cynique à vivre de façon naturelle est donc fondamentalement illusoire. L'homme ne parviendra jamais à rejoindre la nature, quand bien même il en projetterait une image en se donnant pour modèle moral. Le cynisme ne se situe pas en deça ou au-delà de la civilisation, mais en est un produit particulièrement raffiné, même s'il ne correspond pas aux règles courantes du "raffinement philosophique".
Ainsi, le cynisme s'élabore en niant précisément ce qu'il est en train de faire, c'est-à-dire la construction culturelle d'une certaine image que l'homme se donne de lui-même, dont les cyniques furent à la fois les principaux scénaristes, les acteurs et les metteurs en scène." ( ibid., p.180-181)

jeudi 2 juin 2011

Y a-t-il un autre critère du cynisme authentique que l'intention intérieure ?


Élien dans son Histoire variée rapporte cette anecdote concernant Diogène :
" Alors qu'il était allé à Olympie et qu'il voyait dans le public de jeunes Rhodiens magnifiquement vêtus, il dit en riant : " Voilà de l'orgueil (tuphos) !" Ensuite tombant sur des Lacédémoniens vêtus de tuniques ordinaires et sales : " Voilà un autre orgueil !" " (IX 34)
Certes les Spartiates ne sont pas des cyniques mais il se trouve qu'ici ils en portent l'habit. Imaginons alors un de ces Lacédémoniens se conduisant exactement comme un cynique : quel argument pourrait-on objecter à Diogène s'exclamant encore à son propos : " Quel orgueil !" ? Aucun comportement ne pouvant faire l'affaire pour soutenir l'objection - puisque la thèse de Diogène a pris un tour non-réfutable ("l'orgueil se manifeste autant sous des dehors manifestement orgueilleux que sous des dehors humbles") - ne devrait-on pas avoir recours à un argument à son tour non réfutable ("Cet homme a l'intention tout intérieure non de jouer au cynique mais de l'être") ?

La vieille coquette est-elle, comme tout homme, une cynique en puissance ? ou Peut-on regarder même les masses imbéciles comme des êtres humains potentiels ?

Je réalise que jusqu'à présent j'ai été porté à interpréter le cynisme à la lumière du stoïcisme. Ainsi voyais-je dans la vieille coquette agressée une cynique virtuelle ? Certes je comprenais bien qu'il n'était guère probable psychologiquement qu'elle se convertît en fait au cynisme mais je voyais ce fait comme contingent : la vieille coquette, comme n'importe quelle autre victime des cyniques, avait l'équipement mental requis pour cela, plus précisément, dotée de raison, elle avait la capacité d' adhérer aux thèses vraies du cynisme (je fais bien sûr ici la généreuse hypothèse que le cynisme est vrai). Or, un passage de Suzanne Husson, visant un article de J. Moles (in Le cynisme ancien et ses prolongements, PUF, 1993) me convainc que j'ai tort d'interpréter le cynisme entre autres à partir de ce qu'en a écrit Épictète et qui se révèle être un gauchissement :
" Selon lui, chaque homme serait pour le cynique un cynique potentiel et " on peut regarder même les masses imbéciles comme des êtres humains potentiels". Le cosmopolitisme de Diogène reposerait ainsi sur une connaissance de la fraternité liant les hommes entre eux au-delà des distinctions de race, de sexe, ou de statut social. Cependant, s'il se guide effectivement sur son expérience, rien ne permet au cynique de penser que la totalité des insensés, ou même un grand nombre d'entre eux, soit capable de "revêtir la vie des chiens" sous l'influence de l'enseignement cynique. Le cynique n'admet comme réalité que le présent dont il a, grâce au ponos, l'expérience, et ne connaît certainement pas la catégorie de l'être en puissance. Contrairement à ce qu'avance J. Moles, la distinction entre "le réel et le potentiel ou l'idéal" n'a pas de place dans le premier cynisme. Il se démarque ainsi de l'universalisme stoïcien qui fera de l'univers entier une cité dont les citoyens sont les hommes et les dieux. Cette problématique, plus appropriée au stoïcisme et à ce qu'il deviendra comme justification idéologique de l'impérialisme romain, est absente du cynisme, qui ne peut prétendre avoir une vision globale de la nature et de l'humanité. Le cynique sait simplement que lorsque dans l'espace public des cités ordinaires, il met ces semblants d'hommes à l'épreuve, très peu deviennent des hommes véritables, c'est-à-dire des cyniques. Il ne sait rien de plus et doit se contenter de cette constatation empirique." (p.161)
Donc restons prudent : il n'est pas impossible que, par quelque enchaînement causal contingent, la vieille coquette ne se convertisse au cynisme mais il n'y a aucune raison de voir en elle, parce qu'elle est un être humain, une disciple virtuelle des cyniques.

Être cynique aujourd'hui : message à placer à l'entrée de chaque institut de beauté !

J'ai beau être habitué à lire des textes sur les Cyniques grecs, certains de leurs propos continuent à me laisser bouchée bée, comme celui-ci, d'une violence intacte, rapporté par Suzanne Husson (La République de Diogène, Vrin, 2010) :
" Alors que Diogène voyait une vieille femme se parer, il dit : " Si c'est pour les vivants tu t'égares, si c'est pour les morts, ne tarde pas. " (Arsenius, Violetum, p.197, 19-21)
En quoi la réaction d'une vieille coquette aujourd'hui ne ressemblerait-elle pas à celle d'une vieille coquette contemporaine de Diogène, par delà l'indignation partagée ?
Plausiblement elle parlerait de choix, de droit, de respect. Elle accuserait peut-être aussi le cynique de mysoginie. Elle pourrait lui reprocher aussi son conformisme et sa fermeture d'esprit ("Les femmes âgées aujourd'hui ne se comportent plus comme votre grand-mère ! Il y a des progrès !")
Mais si les cyniques devaient entendre d'autres arguments, n'étaient-ils pas identiquement assimilés à des malotrus ? Et comment échapper à la disqualification facile, sinon par la répétition méthodique, systématique de la morsure, seul moyen de faire entendre qu'elle n'est pas expression d'un tempérament mais philosophie en action ?

vendredi 27 mai 2011

Les philosophes antiques peuvent-ils nous aider ?

Wittgenstein (1937) dans les Remarques mêlées (GF p.92-93):
" Qu'est-ce donc qui m'incline, moi aussi, à croire en la résurrection du Christ ? Je joue pour ainsi dire avec cette idée. S'il n'est pas ressuscité, alors il s'est décomposé dans la tombe, comme tout homme. Il est mort et décomposé. Dès lors il est un maître comme tous les autres, il ne peut plus nous aider ; et nous sommes de nouveau orphelins et seuls. Il nous est loisible alors de nous satisfaire de la sagesse et de la spéculation. Nous sommes, comme dans un enfer, où nous ne pouvons que rêver, séparés du ciel comme par une voûte. Mais si je dois réellement être sauvé, alors c'est la certitude qu'il me faut, non la sagesse, les rêves, la spéculation - et cette certitude est la Foi."
Zénon (le stoïcisme) , Épicure, Pyrrhon (le scepticisme) , pour ne citer que trois fondateurs, ne nous apporteraient que des sagesses spéculatives. J'entendrai par sagesse spéculative une sagesse qui prétend être déductible d'une théorie, même si cela paraît bien peu sceptique de parler d'une théorie sceptique ! Ils ne nous feraient que rêver, tant est grande la distance entre la connaissance théorique de leur sagesse et la pratique de cette même sagesse. Est-elle même franchissable ?
Il semble que leur faire confiance revient à faire confiance dans la terre (ce sont des hommes comme nous, mortels qui ne nous parlent plus qu'à travers leurs voix cacophoniques). Wittgenstein semble ici vouloir dire qu'on ne peut accéder au ciel que par en haut. On ne se hisse pas vers le ciel, on est tiré par lui ?
" Aussi peut-il se produire que si, au lieu de mettre ta confiance dans la terre, tu te suspends pour ainsi dire au ciel. Alors tout est autre, et il n'est "pas étonnant" que tu sois alors capable de ce dont tu es pour l'heure incapable. (Un homme suspendu a certes le même aspect qu'un homme debout, mais le jeu des forces en lui est tout autre, ce qui lui permet d'agir tout autrement que celui qui est debout.) (p.93)
Ce mécanisme de la suspension reste à déterminer. Il me semble que Wittgenstein ici exclut le volontarisme (on ne croit en Dieu par volonté) :
" Sois d'abord sauvé et tiens ferme à ta rédemption (tiens la fermement) - tu verras alors que tu tiens ferme sur cette foi."
Le texte allemand apporte une précision que ne rend pas la traduction :
" Sei erst erlöst und halte an Deiner Erlösung (halte deine Erlösung) fest - dann wirst du sehen, dass Du an diesem Glauben festhältst."
On voit que Wittgenstein utilise le même mot sous forme de substantif (die Erlösung) et de verbe (erlösen). Alors on pourrait traduire ainsi :
" D'abord sois délivré et tiens ferme à ta délivrance (tiens la fermement) - alors tu verras que tu tiens ferme à cette foi."
La question est alors de savoir par qui on est délivré. Par un autre que soi ? Non par l'amour, par la certitude que donne l'amour :
" L'amour seul peut croire en la résurrection "
D'autres textes sont clairs sur ce point : il ne s'agit pas de croire dans la résurrection du Christ comme on croit dans la mort de Franco le 20 Novembre 1975. Il ne s'agit pas non plus d'un pari pascalien (y croire parce que, si c'est vrai, on gagne infiniment alors que si c'est faux, on ne perd rien). La certitude religieuse ne paraît pas non plus être identifiable aux certitudes dont traite Wittgenstein dans son dernier ouvrage, précisément ces gonds sur lesquels les disputes peuvent tourner (655). Certes un enfant pourrait croire en Dieu ou ne pas croire en lui, comme il croit, parce qu'on le lui a dit, que les hommes sont allés sur la Lune (107, même si, en 1951, on disait que personne n'était allé sur la Lune). Mais la certitude à laquelle se réfère ici Wittgenstein n'est pas non plus celle de l'enfant crédule. Elle paraît avoir deux propriétés peut-être contradictoires : avoir une force indiscutable et être l'objet d'une quête.
Wittgenstein n'a-t-il pas rêvé (pour lui, d'abord) d'une conversion libre débouchant sur une foi qui précisément caractérise le charbonnier ?

jeudi 26 mai 2011

Un fantasme universitaire ? En finir une fois pour toutes avec les interprétations.


" Il y a quelques années, il s'était lancé avec beaucoup d'enthousiasme dans un projet critique ambitieux : une série de commentaires sur Jane Austen qui prendrait en compte toute la littérature sur le sujet, examinant chaque roman l'un après l'autre et disant absolument tout ce qu'on pouvait dire. Le principe de base consistait à être complètement exhaustif, à étudier les romans sous tous les angles concevables, l'angle historique, biographique, rhétorique. mythique, freudien, jungien, existentialiste, marxiste, structuraliste, allégorique dans la tradition chrétienne, éthique, exponentiel, linguistique, phénoménologique, archétypal et tout le reste ; de sorte que, une fois le commentaire rédigé, il n'y aurait absolument plus rien à dire sur le roman en question. Le but de l'exercice, comme il l'avait souvent expliqué avec toute la patience dont il était capable, était non pas d'aider le lecteur à mieux aimer et à mieux comprendre Jane Austen, encore moins de célébrer la gloire de la romancière elle-même, mais de mettre un terme une fois pour toutes au tas de conneries que l'on pourrait être tenté d'écrire sur le sujet. Les commentaires ne seraient pas destinés au grand public mais au spécialiste qui, en consultant Zapp, se rendrait compte que le sujet qu'il envisageait d'étudier avait déjà été traité, et que le livre, l'article ou la thèse qu'il voulait écrire devenait par là même superflu. Après Zapp, tout ne serait plus que silence. Cette pensée lui procurait un plaisir intense. Dans ses moments d'exaltation faustienne, il rêvait après avoir réglé son compte à Jane Austen, de poursuivre sa tâche et de refaire la même chose avec tous les autres grands romanciers anglais, et, ensuite, de s'attaquer aux poètes et aux dramaturges, en utilisant au besoin des ordinateurs et des équipes de jeunes étudiants-chercheurs bien formés, réduisant ainsi inexorablement les espaces encore ouverts aux commentateurs dans le domaine de la littérature anglaise, semant la stupeur dans toute l'industrie, mettant en chômage plusieurs dizaines de ses collègues, les départements d'anglais les plus célèbres seraient désertés comme des villes fantômes..." (Changement de décorDavid Lodge)

vendredi 20 mai 2011

La fausse monnaie dans le cynisme.

Dans un billet du 25 Février 2005, j'avais interprété l'éloge que les cyniques font de la falsification de la monnaie comme signifiant la disqualification des valeurs ordinaires de la cité. Or, Suzanne Husson dans son excellent La République de Diogène, une cité en quête de nature (Vrin, 2010) éclaire cette pratique en lui donnant non seulement la dimension symbolique que j'avais retenue mais aussi en l'interprétant comme véhiculant le rejet de la propriété privée et de l'échange commercial :
" Nous savons que Diogène (...) recommandait l'utilisation des osselets comme monnaie, ainsi que le rappellent Athénée et - d'après Philodème - Chrysippe, dans son ouvrage Sur les choses non choisies pour elles-mêmes et dans le premier livre du Contre ceux qui conçoivent autrement la sagesse.
Le but de cette disposition n'est pas de créer une monnaie fiduciaire mais de subvertir le principe même de l'échange monétaire. Puisque chacun peut fort bien pourvoir à ses maigres besoins véritables, il n'est nullement besoin de commerce ni de monnaie. La monnaie pourra ainsi être remplacée par une chose sans valeur et qui serait bonne à jeter si l'on ne s'en servait pour jouer. L'argent, en effet, n'est qu'un jouet entre les mains d'enfants capricieux qui s'imaginent posséder la chose la plus précieuse, comme le dit Maxime de Tyr en évoquant Diogène : " Mais il se riait de tous les hommes et de tous leurs usages comme nous des petits enfants lorsque nous les voyons prendre au sérieux les osselets". Dans une cité vraiment cynique, l'argent n'aurait pas plus de valeur que les osselets, il doit être laissé à la foule des déments, de la même façon que celle-ci se rit des osselets qu'elle laisse aux enfants. Voilà donc, un des multiples sens que peut prendre le slogan cynique "parachattein to nomisma", "falsifier la monnaie", mettre la monnaie en cours hors circulation pour introduire une fausse monnaie, elle-même sans valeur, qui subvertit le principe de la monnaie elle-même. De plus une telle formule peut connoter un sens plus fondamental, puisque nomisma signifie certes la "monnaie" , mais également tout ce qui est établi par l'usage, la règle ou le nomos." (p.107-108)

Commentaires

1. Le vendredi 20 mai 2011, 23:08 par Nicotinamide
La falsification possède plusieurs versions qui me laissent perplexe. En effet, je trouve que l'anecdote ne met pas en "valeur" le philosophe. Il y apparait couard, imbécile, benet et gloriolâtre. En effet, est-ce son père qui falsifia la monnaie ? Est-il (son père) mort à cause de lui et de cette affaire ? A-t-il été exilé ? S'est-il enfui "poussé par la peur" ? A-t-il betement obéit aux fonctionnaires des finances ? "Apollon lui ayant concédé la monnaie de la cité, Diogène, qui ne comprit pas, altéra la monnaie" (...) il demanda non point s'il devait falsifier la monnaie, mais ce qu'il devait faire pour devenir une célébrité" (!?!) (DL VI 20)
En DL VI 56, les dialogues laissent supposer que cette falsifiaction est une erreur de jeunesse :
"Comme quelqu'un lui reprochait d'avoir falsifié la monnaie, il répliqua : "il fut un temps où j'étais tel que tu es maintenant... Et à un autre qui lui faisait le même reproche, il dit : avant je pissais au lit, maintenant ce n'est plus le cas."
Je crois que l'attitude cynique consiste plus à mépriser l'amour de l'argent qu'à nier les échanges commerciaux(DL VI 50). Le règne d'une monnaie de singe est une boutade... Annihlier tout échange est invivable... Tout comme le reste de la république de Diogène, intenable (les fils doivent tuer leur père, il faut violer les hommes imbus d'eux-mêmes... ("Dans une cité vraiment cynique". Une cité vraiment cynique est inconcevable...) Falsifier au sens propre la monnaie dure le temps d'une farce... Pourquoi faire l'aumône (DL VI 46, 49, 56, 67) si l'on ne veut recevoir que des cacahouètes ? J'aurai tendance à associer la démarche cynique à l'économie de Thoreau : "ce que coute une chose correspond au montant de ce que j'appelle la vie requise en échange, dans l'immédiat ou le long terme"
2. Le dimanche 22 mai 2011, 12:37 par Philalèthe
Bonjour Nicotinamide,
Concernant la falsification de la monnaie, il me semble important de prendre en compte aussi les textes de Julien, précisément Discours IX 8 et VII 4 et 7. Ils donnent un tour très positif à l'entreprise et l'interprète clairement comme à comprendre symboliquement. Dans La Souda aussi, voyez n.334 et n.1143.1144. Voici, traduit de l'espagnol (désolé mais je ne crois pas qu'on dispose en français d'une anthologie aussi complète, il s'agit de Los filósofos cínicos y la literature moral serioburlesca de Martín García édité chez Akal / Clásicas en 2008, le premier passage :
" "Connais-toi toi-même" et " Modifie la monnaie légale" sont des messages pythiques. Ils veulent dire "déprécie l' opinion de la majorité" et "change non la vérité, mais la légalité"."
Quant au meurtre des parents, voyez Suzanne Husson, qui y consacre plusieurs pages (p.138-140) et conclut ainsi : " Cette mise à mort des parents s'apparentait donc à un acte de piété filiale. En les tuant, les enfants doivent en fait aider leurs parents à mourir.". 
Quant à la question du viol, elle fait aussi cette éclairante mise au point :
" Chez le cynique, au contraire, l'équivalence de statut entre hommes et femmes associée à la liberté sexuelle prend un aspect spectaculaire pour la femme, puisqu'elle va solliciter l'homme désiré en prenant la position active, si nous admettons epiénai de l'éditeur, et en employant tous les moyens de séduction possibles. Peut-être d'ailleurs ces techniques amoureuses étaient-elles si insinuantes que Philodème s'est permis de les interpréter comme relevant de l'usage de la force, de la provocation et du viol (...). Certes, pour Diogène, l'union sexuelle implique le consentement des partenaires, mais les moyens de séduction pouvaient apparaître à des esprits plus prudes et portés à la polémique comme des actes de violence, à moins qu'il ne s'agisse d'une déformation polémique intentionnelle (Husson ajoute ici la note suivante, précieuse : " Voir à ce sujet les analyses extrêmement éclairantes de M.O. Goulet-Cazé (Kynika, p.61-68) concernant le champ lexical de l'ordre et de la nécessité dans les témoignages. Il ne s'agit sans doute que de forcer le ton, et de transformer, par exemple, des permissions en obligations, voire en contraintes brutales, afin de rendre les thèses exposées encore plus inacceptables") (La République de Diogène, p.128-129)
Comme d'habitude, in fine, nous dépendons des interprétations philologiques.