jeudi 26 juin 2014

Y a-t-il du périmé en philosophie ?

Les philosophes peuvent être embarrassés quand on leur demande si les philosophies sont vraies. Répondre qu'elles sont toutes vraies conduit à une nouvelle interrogation, pas moins perturbante : si elles sont toutes vraies, pourquoi alors se contredisent-elles ? Oser la thèse qu'elles sont toutes fausses provoquerait l'étonnement : mais à quoi bon les étudier ? Soutenir que certaines sont vraies, ou, plus modestement, vraies sur certains points, paraît plus ordinaire mais débouchera sur une question intéressée et pressante : lesquelles sont vraies et dans quels domaines ? Alors, au moment du tri, on découvrira qu'il se réalise en fonction de l'identité philosophique particulière du trieur.
Certes, pour fuir les tracas, on peut préférer qualifier les philosophies d'intéressantes, d'originales, de complexes, de belles, etc. : enfin on prend garde alors à n'utiliser que des adjectifs ne disant rien sur leur rapport avec la réalité.
Émile Bréhier (1876-1952) dans Transformation de la philosophie française(1950), au terme d'une longue carrière d'historien de la philosophie, se refuse, lui, à faire de la philosophie un simple phénomène culturel à comprendre dans son agencement avec d'autres, que ces derniers la conditionnent ou en soient des effets.
Comme la science, la philosophie prétend à la vérité et doit donc être jugée en fonction de sa capacité à l'atteindre :
" Au gré du philosophe, une doctrine philosophique n'est pas faite pour prendre place comme un terme dans une série de causes et d'effets ; on ne lui demande pas de quoi elle est l'explication, mais quelles sont ses raisons, en un mot si elle est vraie. Il y a un point qui touche à la dignité, à l'existence même de la philosophie ; le scepticisme même est une position acceptable, parce qu'il laisse au premier plan la question de la vérité, qu'ignorent entièrement ceux qui voient dans la philosophie un anneau de la chaîne des événements. En un de ses derniers écrits, Husserl l'a rappelé avec force, à un moment et dans un pays où il était courageux de le rappeler. À considérer la philosophie seulement à titre de représentation sociale, liée à un pays, à une race, à une époque, on est bien près de la transformer pratiquement en un thème de propagande, d'en faire un principe d'isolement, d'en retrancher sa prétention à l'universalité, qui est son caractère essentiel. " (Flammarion, p. 7-8)
Dit autrement, Bréhier est hostile à une conception historiciste de la philosophie, pour laquelle la vérité n'est accessible qu'à l'historien de la philosophe et non au philosophe (comme si on se proposait de faire une histoire vraie par exemple des discours délirants). Dans les lignes qui suivent, Bréhier justifie sa position et répond à ceux qui accusent la philosophie d'être trop loin de la (vraie) vie :
" (...) Ne négligeons pas ce qui est le meilleur en elle, l'effort pour aller plus loin que la pensée ordinaire, que la pensée préoccupée par les visées pratiques immédiates et partielles, dans la solution de problèmes essentiels qui intéressent le tout de l'homme. Ne craignons pas trop que l'esprit, ainsi détaché du lest des choses, pense en marge de la vie ; rendons-nous compte au contraire que la spéculation est une sagesse qui n'ignore aucun des grands intérêts humains." (ibidem)
Ceci dit, dans l'ouvrage en question, Bréhier ne se risque pas à disqualifier comme fausse, voire seulement douteuse, une seule des philosophies contemporaines qu'il étudie. En revanche en 1921 dans un ouvrage collectif Du sage antique au citoyen moderne, il jugeait du point de vue de la vérité l'ensemble des philosophies antiques :
« C'est là le défaut profond de la sagesse antique ; partout où elle a vu un principe moral, l'harmonie, l'ordre, la raison, la loi, elle a voulu saisir un principe d'explication physique, comme si le développement moral de l'homme devait révéler à son intelligence les secrets de l'univers. C'est pourquoi, dans son principe, elle est aujourd'hui périmée. Deux traits nous choquent surtout chez ce sage impassible, ce pur qui raille la folie du vulgaire : d'abord sa mauvaise méthode en ce qui concerne l'étude de la nature, méthode qui consiste à transporter les forces morales dans la nature, et ainsi à en altérer le caractère en les rendant plus fixes, plus raides, moins souples qu'elles ne sont ; ensuite un esprit aristocratique, qui vient de la même source, puisque la sagesse morale, tout au moins dans sa manifestation la plus complète, est réservée à ceux dont l'intelligence est assez développée pour comprendre l'univers. »
La sévérité du jugement est tranchante. Est-elle justifiée ? Si on ne prend pas en compte l'épicurisme (et en effet dans les trois chapitres dont il est responsable de cet ouvrage, Émile Bréhier s'est centré sur Platon, Épictète et Plotin), il est vrai que les philosophes anciens ont pensé l'univers comme obéissant à des raisons et ayant une finalité. Quant au deuxième point, la critique de l' aristocratisme des philosophes anciens, je la trouve moins convaincante. À ce propos, je citerai volontiers Pascal Engel :
" La philosophie n'est pas un sujet facile, elle doit être élitiste, non pas au sens où elle devrait être l'affaire des happy few, mais au sens où elle doit passer par des spécialisations. C'est une fausse conception de la démocratie et de la philosophie que de supposer que parce que tout le monde a droit à la parole, tout le monde a même autorité pour parler de n'importe quel sujet et en juger." (Épistémologie pour une marquise, Ithaque, 2011, p.10)
Ceci dit, ça serait un grave contre-sens de penser que Bréhier, en critiquant l'aristocratisme des philosophes grecs, appelle de ses vœux une pop philosophie. Au contraire, déjà en 1950, il avertit le lecteur des risques que ferait courir à la philosophie une popularisation excessive :
" Jamais la philosophe n'a été plus vivante, si on en juge par le nombre des lecteurs d'ouvrages philosophiques, par la variété de ses publications, par l'ardeur des polémiques qu'elle soulève, par la force, obstinée pourrait-on dire, des convictions qu'elle entraîne, par des formes de divulgation et d'exposition qui dépassent l'enseignement officiel ; liée à la littérature, à la politique, au mouvement social, comme elle ne l'avait pas été depuis bien longtemps, observatrice attentive du développement des sciences de la nature, unie intimement à toutes les sciences humaines qui traitent des divers aspects de l'esprit, droit, religion, art, elle déborde de toutes parts les limites d'une discipline spécialisée. Cette fièvre n'est pas sans amener de la confusion : cette ruée vers la philosophie offre le danger de la livrer à des esprits qui n'ont pas une préparation technique suffisante ou qui sont trop étroitement spécialisés ; elle risque ainsi de devenir l'expression d'une réaction personnelle." (ibidem, p.68-69)
Il me semble que la situation depuis 1950 s'est aggravée au sens où s'étalent, sur les présentoirs des rayons "philosophie" de moult grandes librairies, des ouvrages appelés de philosophie mais qui ne semblent être que des "expressions de réactions personnelles", certes joliment présentées car passées au tamis de la communication (il y a peu, arrivé aux tables où la librairie Decitre à Lyon présente les nouveautés philosophiques, j'ai été pris d'un dégoût causé entre autres par la démagogie des titres et qui m'a fait vite quitter le lieu : ça ne m'était jamais arrivé !).
Pour ne pas reprendre l'expression mille fois usée de bullshit, j'évoquerai en mode de conclusion la déjection canine. Musil vient de dauber les Grands-Écrivains et d'évoquer "les historiens-express qui se soulagent sur un grand homme " :
" Révérence parler, les chiens ne préfèrent-ils pas toujours, pour leurs très communs desseins, un coin de rue animé à un rocher isolé ? Comment donc des hommes qui éprouvent ce plus noble désir de laisser leur nom à la postérité choisiraient-ils un rocher notoirement solitaire ?" (L'homme sans qualités, Points, 1985, p.541-542)

Commentaires

1. Le jeudi 26 juin 2014, 21:23 par Gap nelscel
Bravo. Bréhier était un grand, vous avez raison de le remettre au premier plan. Relisez son admirable mise au point sur la philosophie chrétienne

mercredi 25 juin 2014

Stratonice et Didon : a-t-on toujours à choisir entre la beauté immorale et la moralité inesthétique ?

Réjouissant, le troisième des Nouveaux dialogues des morts de Fontenelle !
Un personnage mythologique, Didon, se plaint de ne pas avoir été représenté correctement par un écrivain, Virgile. Enfin le lecteur sait bien que Didon n’a pas plus de réalité que Zeus ou Mars. Mais elle parle à Stratonice comme si elle était, si vous permettez l’expression, une vraie morte, fâchée, elle, la veuve brûlée vive par fidélité à son mari, de se retrouver dans les vers virgiliens sous les traits d’ « une jeune coquette qui se laisse charmer de la bonne mine d’un étranger dès le premier jour qu’elle le voit ».
C’est Stratonice, l’épouse morte, et bel et bien historique, elle, d’ Antiochus, qui va défendre la primauté de la représentation réussie de la beauté sur la fidélité à la vérité et la défense de la vertu.
« Un peintre, qui était à la cour du roi de Syrie mon mari, fut mal content de moi, et pour se venger, il me peignit entre les bras d’un soldat. Il exposa son tableau, et prit aussitôt la fuite. Mes sujets, zélés pour ma gloire, voulaient brûler ce tableau publiquement, mais comme j’y étais peinte admirablement bien, et avec beaucoup de beauté, quoique les attitudes qu’on m’y donnait ne fussent pas avantageuses à ma vertu, je défendis qu’on le brûlât, et fis revenir le peintre à qui je pardonnai. Si vous m’en croyez, vous en userez de même à l’égard de Virgile. »
Résumons : un être fictif est admonesté par un personnage historique pour être trop soucieux de réalité et de morale.
Fontenelle avait-il vu des tableaux représentant Stratonice ? Deux grands artistes, David et Ingres, l’ont peinte, mais il était déjà mort.
David en 1774 :
Ingres en 1840 :
L’histoire représentée dans ces peintures est tirée de Plutarque, précisément de La vie de Démétrius. Voici Stratonice, femme de Séleucus, lui-même père d’ Antiochus, dans la traduction d’ Amyot :
« LII. Il advint que ce jeune prince Antiochus, ainsi que l’amour surprend les hommes, devint amoureux de sa belle-mère Stratonice, qui déjà avait eu un fils de Séleucus ; mais étant jeune et singulièrement belle, il en fut si vivement épris et atteint , que combien qu’il essayât et fît tout ce qui lui était possible pour vaincre sa passion, si se trouvait-il toujours le plus faible, tellement qu’à la parfin se condamnant lui-même à la mort, pour autant qu’il sentait son désir reprochable, sa passion incurable, et sa raison de tout point supplantée, il résolut d’abandonner sa vie, et petit à petit la laisser décliner en s’abstenant de boire et de manger, et ne faisant compte de chercher remède à son mal, feignant avoir quelque maladie intérieure et secrète dans le corps. Si ne put-il feindre si finement, que le médecin Érasistrate ne s’aperçût bien aisément que son mal procédait d’aimer ; mais il était difficile à conjecturer de qui il était amoureux. Ce que voulant découvrir, il demeurait tout le long du jour en la chambre de ce jeune prince, et quand il y entrait quelque beau jeune fils, ou quelque belle jeune femme, il regardait très attentivement au visage d’ Antiochus, et observait soigneusement toutes les parties du corps et les mouvements extérieurs qui ont accoutumé de répondre aux passions et affections secrètes de l’âme. Comme donc il eût plusieurs fois remarqué que quand les autres y venaient pour le voir, qui que ce fût, il demeurait toujours en un même état ; mais quand Stratonice y arrivait ou seule ou en compagnie de son mari Séleucus, il apercevait ordinairement en lui les signes que Sappho décrit des amoureux, à savoir, que la parole et la voix lui faillaient, le visage lui devenait rouge et enflammé, qu’il lui jetait à tous coups des œillades, et puis lui prenait une sueur soudaine, son pouls se hâtait et se haussait, et finalement après que la force et puissance de l’âme était toute prosternée, il demeurait comme personne transportée et ravie en esprit hors de soi, et pâlissait. »
C’est aussi un texte sur le pouvoir de la beauté : les juges de Phryné réagissaient à la beauté par un jugement l’innocentant ; Antiochus, lui, par son désordre physique ( « Antiochus print la fievre de la beauté de Stratonice trop vivement empreinte en son ame » Montaigne Essais X, XXI) exemplifie pour Erasistrate, expérimental et behavioriste, la passion amoureuse.
Aux enfers de Fontenelle, Stratonice était audacieuse : par amour de sa beauté et de la beauté de la peinture, elle courait le risque d’être jugée à tort immorale. Qu’aurait-elle pensé des toiles de David et d' Ingres ? Lui auraient-elles plu, elles qui ne donnent pas à choisir entre la belle représentation immorale et la restitution plate d’une réalité sage ?
En effet Stratonice y est belle et morale à la fois, déchaînant la passion à distance, par le seul pouvoir de sa beauté.

mardi 24 juin 2014

Révision à la baisse conjointe des rois et de la raison.

En Espagne, certains voudraient abolir la monarchie.
Freud dans Une difficulté de la psychanalyse en donnait en tout cas, déjà il y a presque un siècle, une image pitoyable (c'est la psychanalyse en personne qui s'adresse au lecteur) :
" Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d'abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. "
Aristote, lui, dans l' Éthique à Nicomaque faisait un usage de cette même métaphore politique tout en l'honneur des rois. Dans son analyse de la délibération (III, 5), il identifie la partie dominante de l'homme, son intellect, au roi et celui qui réalise le choix délibéré au peuple :
" Chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a ramené à lui-même le principe de son acte, et à la partie directrice de lui-même, car c'est cette partie qui choisit. Ce que nous disons là s'éclaire encore à la lumière des antiques constitutions qu'Homère nous a dépeintes : les rois annonçaient à leur peuple le parti qu'ils avaient adopté." (113 a)
Avant Aristote, Platon dans La République avait eu l'idée de comprendre la cité juste sur le modèle de l'homme juste, le philosophe-roi de l'une étant la raison de l'autre. Mais je ne sais pas si, antérieurement à lui, cette métaphore a été cultivée.
Ajout du 25-06-14 :
" L'intelligence n'est plus cette reine majestueuse qui, étrangère aux accidents de la vie individuelle, dicte à la pensée des lois souveraines. Elle rentre dans le circuit vital et elle n'est pleinement elle-même intelligible que par là." (Émile Bréhier, Transformation de la philosophie française, Flammarion, 1950, p.88)

lundi 23 juin 2014

Pourquoi le christianisme a-t-il vaincu et les philosophies antiques et les religions concurrentes ?

" Et maintenant, au milieu de tant de religions qui se disputaient le privilège d'apporter à la misère humaine le remède dont, après les philosophes, elle sentait toujours le besoin, pourquoi le Christianisme l'a-t-il emporté ? Que des raisons extérieures aient pu y contribuer, cela n'est guère contestable. Mais, avant que ces raisons soient intervenues pour faire décidément pencher la balance en sa faveur, il avait déjà conquis bien des âmes, et certes ce n'étaient pas seulement des âmes de déshérités ou de pauvres d'esprit. Loin d'ébranler leur foi, les persécutions n'avaient fait que l'étendre et la consolider. C'est sans doute qu'il y avait en lui, comme dans le Judaïsme rénové, des éléments propres à toucher le cœur, à éveiller des aspirations profondes vers un idéal de pureté morale.
Quels furent ces éléments ? Peut-être une conscience nouvelle de la filiation de l'homme à Dieu dont avaient parlé les Stoïciens. Alors Dieu n'est plus le vengeur, ni le législateur ou l'administrateur, ni l'Être le plus réel, ni même cette Providence qui des seuls Sages, unis par la fraternité, faisait les concitoyens du Dieu dans le monde. Cette fraternité s'étend à tous les hommes sans distinction ; pour l'avoir pareillement proclamé, l'Épicurisme a connu des succès comparables, sous nombre de rapports à ceux du Christianisme. Le culte d'un héros fondateur unissait les fidèles du Jardin ; les Chrétiens fraternisent dans l'amour d'un Père qui est lui-même un Dieu d'amour, dont la grâce est secourable et la miséricorde infinie. Cette notion affective d'un amour qui élève l'homme vers son divin Père, pour redescendre de celui-ci vers ses enfants, voilà, semble-t-il, le pôle autour duquel s'est opérée la transfiguration chrétienne de virtualités incluses , et dans le Platonisme et dans l'Épicurisme. Le premier surtout avait compris qu'il est humainement vain de réclamer un état d'amour qui ne devrait espérer aucun retour ; que l'amour du beau et du bon, stimulant de la moralité, doit trouver sa récompense dans ce sentiment, que celui qui aime ainsi est lui-même "aimé de Dieu", et qu'il s'immortalise dans sa personne morale autant que cela est permis à un homme. Mais pour le Christianisme ce Dieu est "notre père à tous", et, ce qu'il n'était pas, au moins ouvertement ni incontestablement, dans le Platonisme, il est une personne morale." (Léon Robin, La morale antique, 1938, P.U.F., 1963, p 69-70)

dimanche 15 juin 2014

La libération des femmes : génitif objectif, puis subjectif.

Dans Hippolyte (-428), Euripide fait parler ainsi le fils de Thésée, effrayé par l'amour ressenti par sa belle-mère, Phèdre, à son égard :
" O Zeus, qu'as-tu mis parmi nous ces êtres frelatés,
les femmes, mal qui offense la lumière ?
Si tu voulais perpétuer la race humaine
il ne fallait pas la faire naître d'elles.
Nous n'avions qu'à déposer dans les temples
de l'or, de l'argent ou du bronze pesant
pour acheter des semences d'enfants, en proportion
du don offert. Ainsi dans les maisons
l'on aurait vécu libéré des femmes. " (La Pléiade, 1962, p.238)
Aujourd'hui, les progrès techno-scientifiques rendent seulement possible de vivre libéré des hommes, en les réduisant à leur semence.

jeudi 12 juin 2014

La croyance comme moteur de l'histoire.

Le dernier paragraphe de La Cité Antique (1864) de Fustel de Coulanges illustre au mieux ce que dans le cadre de la philosophie marxiste on appelle une conception idéaliste de l'histoire :
" Notre étude doit s'arrêter à cette limite qui sépare la politique ancienne de la politique moderne. Nous avons fait l'histoire d'une croyance. Elle s'établit : la société humaine se constitue. Elle se modifie : la société traverse une série de révolutions. Elle disparaît : la société change de face. Telle a été la loi des temps anciens." (Hachette, 1866, p.520)

mardi 10 juin 2014

La philosophie antique vue par un historien ancien.

Quand on étudie la philosophie aujourd'hui, on ne lit guère, je suppose, La cité antique publiée en 1864 sous le Second Empire par l'historien Fustel de Coulanges ; pourtant on y trouve - comme un petit air du passé certes mais assez frais tout de même pour chasser le renfermé de notre vulgate - quelques pages bien écrites qui, malgré le temps écoulé, sont intéressantes, ou du moins suggestives - je n' oserais pas dire vraies -, du point de vue de l'histoire de la philosophie : entre autres, celle où Fustel fait de Socrate un héritier des Sophistes ( qu'il est très loin de juger à la mode platonicienne traditionnelle, même s'il cite Platon en leur faveur ! ) ou bien celle où il note ce que la polis idéale de Platon a en commun avec la cité antique telle qu'il l'a analysée. Voici ces lignes, tirées du livre V intitulé Le régime municipal disparaît et du premier chapitre ayant pour titre Nouvelles croyances ; la philosophie change les règles de la politique :
" Puis la philosophie parut, et elle renversa toutes les règles de la vieille politique. Il était impossible de toucher aux opinions des hommes sans toucher aussi aux principes fondamentaux de leur gouvernement. Pythagore, ayant la conception vague de l'Être suprême, dédaigna les cultes locaux, et c'en fut assez pour qu'il rejetât les vieux modes de gouvernement et essayât de fonder une société nouvelle.
Anaxagore comprit le Dieu-Intelligence qui règne sur tous les hommes et sur tous les êtres. En s'écartant des croyances anciennes, il s'éloigna aussi de l'ancienne politique. Comme il ne croyait pas aux dieux du prytanée, il ne remplissait pas non plus tous ses devoirs de citoyen ; il fuyait les assemblées et ne voulait pas être magistrat. Sa doctrine portait atteinte à la cité ; les Athéniens le frappèrent d'une sentence de mort.
Les Sophistes vinrent ensuite et ils exercèrent plus d'action que ces deux grands esprits. C'étaient des hommes ardents à combattre les vieilles erreurs. Dans la lutte qu'ils engagèrent contre tout ce qui tenait au passé, ils ne ménagèrent pas plus les institutions de la cité que les préjugés de la religion. Ils examinèrent et discutèrent hardiment les lois qui régissaient encore l'État et la famille. Ils allaient de ville en ville, prêchant des principes nouveaux, enseignant non pas précisément l'indifférence au juste et à l'injuste, mais une nouvelle justice, moins étroite et moins exclusive que l'ancienne, plus humaine, plus rationnelle, et dégagée des formules des âges antérieurs. Ce fut une entreprise hardie, qui souleva une tempête de haines et de rancunes. On les accusa de n'avoir ni religion, ni morale, ni patriotisme. La vérité est que sur toutes ces choses ils n'avaient pas une doctrine bien arrêtée, et qu'ils croyaient avoir assez fait quand ils avaient combattu les préjugés. Ils remuaient, comme dit Platon ce qui jusqu'alors avait été immobile. Ils plaçaient la règle du sentiment religieux et celle de la politique dans la conscience humaine, et non pas dans les coutumes des ancêtres, dans l'immuable tradition. Ils enseignaient aux Grecs que, pour gouverner un État, il ne suffisait plus d'invoquer les vieux usages et les lois sacrées, mais qu'il fallait persuader les hommes et agir sur des volontés libres. A la connaissance des antiques coutumes ils substituaient l'art de raisonner et de parler, la dialectique et la rhétorique. Leurs adversaires avaient pour eux la tradition ; eux, ils eurent l'éloquence et l'esprit.
Une fois que la réflexion eut été ainsi éveillée, l'homme ne voulut plus croire sans se rendre compte de ses croyances, ni se laisser gouverner sans discuter ses institutions. Il douta de la justice de ses vieilles lois sociales, et d'autres principes lui apparurent. Platon met dans la bouche d'un sophiste ces belles paroles : " Vous tous qui êtes ici, je vous regarde comme parents entre vous. La nature, à défaut de la loi, vous a faits concitoyens. Mais la loi, ce tyran de l'homme, fait violence à la nature en bien des occasions." Opposer ainsi la nature à la loi et à la coutume, c'était s'attaquer au fondement même de la politique ancienne. En vain les Athéniens chassèrent Protagoras et brûlèrent ses écrits ; le coup était porté ; le résultat de l'enseignement des Sophistes avait été immense. L'autorité des institutions disparaissait avec l'autorité des dieux nationaux, et l'habitude du libre examen s'établissait dans les maisons et sur la place publique.
Socrate, tout en réprouvant l'abus que les Sophistes faisaient du droit de douter, était pourtant de leur école. Comme eux, il repoussait l'empire de la tradition, et croyait que les règles de la conduite étaient gravées dans la conscience humaine. Il ne différait d'eux qu'en ce qu'il étudiait cette conscience religieusement et avec le ferme désir d'y trouver l'obligation d'être juste et de faire le bien. Il mettait la vérité au-dessus de la coutume, la justice au-dessus de la loi. Il dégageait la morale de la religion ; avant lui, on ne concevait le devoir que comme un arrêt des anciens dieux ; il montra que le principe du devoir est dans l'âme de l'homme. En tout cela, qu'il le voulût ou non, il faisait la guerre aux cultes de la cité. En vain prenait-il soin d'assister à toutes les fêtes et de prendre part aux sacrifices ; ses croyances et ses paroles démentaient sa conduite. Il fondait une religion nouvelle, qui était le contraire de la religion de la cité. On l'accusa avec vérité " de ne pas adorer les dieux que l'État adorait." On le fit périr pour avoir attaqué les coutumes et les croyances des ancêtres, ou, comme on disait, pour avoir corrompu la génération présente. L'impopularité de Socrate et les violentes colères de ses concitoyens s'expliquent , si l'on songe aux habitudes religieuses de cette société athénienne, où il y avait tant de prêtres, et où ils étaient si puissants. Mais la révolution que les Sophistes avaient commencée, et que Socrate avait reprise avec plus de mesure, ne fut pas arrêtée par la mort d'un vieillard. La société grecque s'affranchit de jour en jour davantage de l'empire des vieilles croyances et des vieilles institutions.
Après lui, les philosophes discutèrent en toute liberté les principes et les règles de l'association humaine. Platon, Criton, Antisthènes, Speusippe, Aristote, Théophraste et beaucoup d'autres, écrivirent des traités sur la politique. On chercha, on examina ; les grands problèmes de l'organisation de l'État, de l'autorité et de l'obéissance, des obligations et des droits, se posèrent à tous les esprits.
Sans doute la pensée ne peut pas se dégager aisément des liens que lui a faits l'habitude. Platon subit encore, en certains points, l'empire des vieilles idées. L'État qu'il imagine, c'est encore la cité antique ; il ne doit contenir que 5000 membres. Le gouvernement y est encore régi par les anciens principes ; la liberté y est inconnue ; le but que le législateur se propose est moins le perfectionnement de l'homme que la sûreté et la grandeur de l'association. La famille même est presque étouffée, pour qu'elle ne fasse pas concurrence à la cité ; l'État seul est propriétaire ; seul il est libre ; seul il a une volonté ; seul il a une religion et des croyances, et quiconque ne pense pas comme lui doit périr. Pourtant au milieu de tout cela, les idées nouvelles se font jour. Platon proclame, comme Socrate et comme les Sophistes, que la règle de la morale et de la politique est en nous-mêmes, que la tradition n'est rien, que c'est la raison qu'il faut consulter, et que les lois ne sont justes qu'autant qu'elles sont conformes à la nature humaine.
Ces idées sont encore plus précises chez Aristote. " La loi, dit-il, c'est la raison." Il enseigne qu'il faut chercher, non pas ce qui est conforme à la coutume des pères, mais ce qui est bon en soi. Il ajoute qu'à mesure que le temps marche, il faut modifier les institutions. Il met de côté le respect des ancêtres : " Nos premiers pères, dit-il, qu'ils soient du sein de la terre ou qu'ils aient survécu à quelque déluge, ressemblaient suivant toute apparence à ce qu'il y a aujourd'hui de plus vulgaire et de plus ignorant parmi les hommes. Il y aurait une évidente absurdité à s'en tenir à l'opinion de ces gens-là." Aristote, comme tous les philosophes, méconnaissait absolument l'origine religieuse de la société humaine ; il ne parle pas des prytanées ; il ignore que ces cultes locaux aient été le fondement de l'État. " L'État, dit-il, n'est pas autre chose qu'une association d'êtres égaux recherchant en commun une existence heureuse et facile." Ainsi la philosophie rejette les vieux principes des sociétés, et cherche un fondement nouveau sur lequel elle puisse appuyer les lois sociales et l'idée de patrie.
L'école cynique va plus loin. Elle nie la patrie elle-même. Diogène se vantait de n'avoir droit de cité nulle part , et Cratès disait que sa patrie à lui c'était le mépris de l'opinion des autres. Les cyniques ajoutaient cette vérité alors bien nouvelle, que l'homme est citoyen de l'univers et que la patrie n'est pas l'étroite enceinte d'une ville. Ils considéraient le patriotisme municipal comme un préjugé, et supprimaient du nombre des sentiments l'amour de la cité.
Par dégoût ou par dédain, les philosophes s'éloignaient de plus en plus des affaires publiques. Socrate avait encore rempli les devoirs du citoyen ; Platon avait essayé de travailler pour l'État en le réformant. Aristote, déjà plus indifférent, se borna au rôle d'observateur et fit de l'État un objet d'étude scientifique. Les épicuriens laissèrent de côté les affaires publiques ; "n'y mettez pas la main, disait Épicure, à moins que quelque puissance supérieure ne vous y contraigne." Les cyniques ne voulaient même pas être citoyens.
Les stoïciens revinrent à la politique. Zénon, Cléanthe, Chrysippe écrivirent de nombreux traités sur le gouvernement des États. Mais leurs principes étaient fort éloignés de la vieille politique municipale. Voici en quels termes un ancien nous renseigne sur les doctrines que contenaient leurs écrits. " Zénon, dans son traité sur le gouvernement, s'est proposé de nous montrer que nous ne sommes pas les habitants de tel dème ou de telle ville, séparés les uns des autres par un droit particulier et des lois exclusives, mais que nous devons voir dans tous les hommes des concitoyens, comme si nous appartenions tous au même dème et à la même cité." On voit par là quel chemin les idées avaient parcouru de Socrate à Zénon. Socrate se croyait encore tenu d'adorer, autant qu'il pouvait, les dieux de l'État. Platon ne concevait pas encore d'autre gouvernement que celui d'une cité. Zénon passe par-dessus ces étroites limites de l'association humaine. Il dédaigne les divisions que la religion des vieux âges a établies. Comme il conçoit le Dieu de l'univers, il a aussi l'idée d'un État où entrerait le genre humain tout entier.
Mais voici un principe encore plus nouveau. Le stoïcisme, en élargissant l'association humaine, émancipe l'individu. Comme il repousse la religion de la cité, il repousse aussi la servitude du citoyen. Il ne veut plus que la personne humaine soit sacrifiée à l'État. Il distingue et sépare nettement ce qui doit rester libre l'homme, et il affranchit au moins la conscience. Il dit à l'homme qu'il doit se renfermer en lui-même, trouver en lui le devoir, la vertu, la récompense. Il ne lui défend pas de s'occuper des affaires publiques ; il l'y invite même, mais en l'avertissant que son principal travail doit avoir pour objet son amélioration individuelle, et que, quel que soit le gouvernement, sa conscience doit rester indépendante. Grand principe, que la cité antique avait toujours méconnu, mais qui devait un jour devenir l'une des règles les plus saintes de la politique.
On commence alors à comprendre qu'il y a d'autres devoirs que les devoirs envers l'État, d'autres vertus que les vertus civiques. L'âme s'attache à d'autres objets qu'à la patrie. La cité ancienne avait été si puissante et si tyrannique que l'homme en avait fait le but de tout son travail et de toutes ses vertus ; elle avait été la règle du beau et du bien, et il n'y avait eu d'héroïsme que pour elle. Mais voici que Zénon enseigne à l'homme qu'il a une dignité, non de citoyen, mais d'homme. ; qu'outre ses devoirs envers la loi, il en a envers lui-même, et que le suprême mérite n'est pas de vivre ou de mourir pour l'État, mais d'être vertueux et de plaire à la divinité. Vertus un peu égoïstes et qui laissèrent tomber l'indépendance nationale et la liberté, mais par lesquelles l'individu grandit. Les vertus publiques allèrent dépérissant, mais les vertus personnelles se dégagèrent et apparurent dans le monde. Elles eurent d'abord à lutter, soit contre la corruption générale, soit contre le despotisme. Mais elles s'enracinèrent peu à peu dans l'humanité ; à la longue elles devinrent une puissance avec laquelle tout gouvernement dut compter, et il fallut bien que les règles de la politique fussent modifiées pour qu'une place libre leur fût faite." ( Hachette, 1866, p.463-470)
Devais-je citer si longuement ce texte qu'on jugera selon les critères de l'érudition contemporaine démodé, contestable, flou, approximatif ? Sans doute, lisant Fustel de Coulanges, suis-je sensible à ce qu'Henri Berr écrivait de lui dans l' avant-propos à un autre ouvrage classique, La Cité Grecque de G.Glotz :
" Fustel de Coulanges expliquait merveilleusement : il expliquait trop bien, trop simplement, avec une trop parfaite logique (...) Il faudra toujours lire La cité antique (...) parce que c'est une admirable construction, aux lignes sévères et pures." ( La renaissance du livre, 1928, p.VII et p. XXI )

Commentaires

1. Le dimanche 15 juin 2014, 00:26 par clodoweg
Explication bien claire en effet, mais, c'est un peu étrange, Fustel use d'un concept que les grecs ne possédaient pas : celui de "religion".
2. Le mardi 17 juin 2014, 19:08 par Philalèthe
Mais ils avaient des dieux et beaucoup de croyances sur eux et leurs rapports avec les hommes !

mercredi 4 juin 2014

Deux, trois versions de la fin.

Pascal :
" Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais." (pensée 154, éd. Le Guern)
Sartre rajoutait dans L'être et le Néant (p.578) qu'on n'a pas l'acte sanglant qu'on veut :
" On a souvent dit que nous étions dans la situation d'un condamné, parmi les condamnés, qui ignore le jour de son exécution, mais qui voit exécuter chaque jour ses compagnons de geôle. Ce n'est pas tout à fait exact : il faudrait plutôt nous comparer à un condamné à mort qui se prépare bravement au dernier supplice, qui met tous ses soins à faire belle figure sur l'échafaud et qui entre-temps, est enlevé par une épidémie de grippe espagnole."
Textes célèbres, certes ; en revanche est moins connue la pensée de Moosbrugger, fou et condamné à mort pour meurtre, lui, un des personnage principaux de Robert Musil :
" L'histoire du dernier repas, songeait-il, de l'aumônier, des bourreaux et du dernier quart d'heure avant que tout soit fini, ça ne sera pas tellement différent ; elle s'avancera elle aussi en dansant sur les roues, on aura tout le temps quelque chose à faire, comme maintenant, pour ne pas être renversé de la banquette par les chocs, on ne verra, on n'entendra pas grand-chose, parce qu'il y aura des tas de gens à vous sauter autour. Finalement, c'est ce qui vaudra le mieux, qu'on vous fiche enfin la paix..." (L'homme sans qualités, I, 53)
En réalité c'est très pascalien : jusqu'au bout il y aura du divertissement.

mardi 3 juin 2014

Musil aux nationalistes.


" Il y a beaucoup de choses incompréhensibles, mais il suffit de chanter son hymne national pour ne plus les sentir." (L'homme sans qualités, I, 109)

lundi 2 juin 2014

Du manque de credo et du désir de rédemption.

En 1930, le lecteur allemand pouvait lire dans le chapitre 109 de L'homme sans qualités de Robert Musil les lignes suivantes :
" La cause de toutes les grandes révolutions, cause plus profonde que leur prétexte, n'est pas dans l'accumulation de circonstances intolérables, mais dans l'usure de la cohésion qui favorisait la satisfaction artificielle des âmes. On pourrait citer à ce propos la formule d'un des plus fameux d'entre les premiers philosophes scolastiques, en latin " Credo ut intelligam ", qui pourrait se traduire, un peu librement, en langage contemporain : " Seigneur mon Dieu ! accorde à mon esprit un crédit à la production ! ". Les credos humains ne sont probablement que des cas particuliers de crédit. En amour comme dans les affaires, dans les sciences comme dans le saut en longueur, on doit croire avant de pouvoir gagner ou atteindre son but : comment cela ne serait-il pas vrai de la vie en général ? Son ordre peut être fondé sur ce qu'on voudra, il n'y en a pas moins toujours, par-dessous, un commencement de croyance en cet ordre, définissant, comme dans une plante, l'endroit où la croissance a commencé. Quand cette croyance est épuisée, pour laquelle il n'y a ni justificatifs, ni couverture, la banqueroute ne tarde pas ; les âges et les empires s'écroulent comme les affaires quand leur crédit est épuisé.
(...) La Cacanie ( Musil désigne ainsi l'Autriche ) était, dans l'actuel chapitre de l'évolution, le premier pays auquel Dieu eût retiré son crédit, le goût de vivre, la foi en soi et la capacité qu'ont tous les États civilisés de propager au loin l'avantageuse illusion qu'ils ont une mission à accomplir. C'était un pays intelligent, qui abritait des hommes civilisés. Comme tous les hommes civilisés de tous les pays du monde, ils erraient, l'âme irrésolue, dans un monstrueux tourbillon de bruit, de vitesse, de nouveautés, de litiges, enfin de tout ce qui fait le paysage optique et acoustique de notre vie. Comme tous les autres hommes, ils lisaient ou entendaient quotidiennement une douzaine de nouvelles qui leur faisaient dresser les cheveux sur la tête ; ils étaient prêts à être troublés, à intervenir même, mais rien ne se passait, parce que quelques instants plus tard le trouble était déjà supplanté dans leur conscience par d'autres troubles. Comme tous les autres, ils se sentaient environnés de meurtres, de passions, de sacrifices, de grandeur, événements qui se déroulaient d'une façon ou d'une autre dans la pelote embrouillée autour d'eux ; mais ils ne pouvaient pas aller jusqu'à ces aventures, enfermés qu'ils étaient dans un bureau ou quelque autre établissement professionnel, et le soir, quand ils se trouvaient libres, la tension dont ils ne savaient plus que faire explosaient en divertissements qui ne les divertissaient pas. À cela venait encore s'ajouter chez les gens cultivés (...) une autre chose : ils n'avaient plus le don du crédit et pas encore celui de la duperie ( il me semble qu'on dispose désormais de cet art ). Ils ne savaient plus où aboutissaient leurs sourires, leurs soupirs, leurs pensées. À quoi avaient-ils souri ou pensé ? Leurs opinions étaient arbitraires, leurs penchants existaient depuis longtemps, pour toutes choses il y avait déjà, flottant dans l'air, un schéma préfabriqué dans lequel on se ruait, et ils ne pouvaient rien faire ou rien omettre de grand coeu, parce qu'il n'y avait pas de loi pour leur donner une unité. Ainsi l'homme cultivé était-il un homme qui sentait on ne sait quelle dette s'accroître sans cesse, qu'il ne pourrait plus jamais acquitter. Il était celui qui voyait venir la faillite inéluctable : ou bien il accusait l'époque dans laquelle il était condamné à vivre, encore qu'il prît autant de plaisir à y vivre que quiconque, ou bien il se jetait , avec le courage de qui n'a rien à perdre, sur la première idée qui lui promettait un changement."
Quelques pages plus haut, Musil avait fait réfléchir un de ses personnages, le général Stumm, sur le verbe "rédimer" que je remplacerais aujourd'hui par "redonner du sens, refonder etc. ". Le texte qui suit caractérise les croyances des intellectuels qui veulent redonner du sens à ce qui n'en a plus :
" On était persuadé que la vie s'arrêterait si un messie n'arrivait pas bientôt. C'était, selon les cas, un messie de la médecine, qui devait "sauver" ( ce mot est ici un synonyme de rédimer ) l'art d'Esculape des recherches de laboratoire pendant lesquelles les hommes souffrent ou meurent sans être soignés ; ou un messie de la poésie qui devait être en mesure d'écrire un drame qui attirerait des millions d'hommes dans les théâtres et qui serait cependant parfaitement original dans sa noblesse spirituelle. En dehors de cette conviction qu'il n'était pas une seule activité humaine qui pût être sauvée sans l'intervention d'un messie particulier, existait encore, bien entendu, le rêve banal et absolument brut d'un messie à la manière forte pour rédimer le tout."

dimanche 1 juin 2014

Le cynique, "un composé bizarre de contradictions absolument incompatibles" ?

Aucune bonne raison de croire que Locke pense aux Cyniques en écrivant les lignes suivantes, mais elles m'y font penser :
" De dix mille hommes il ne s'en trouvera pas un seul qui ait assez de force et d'insensibilité d'esprit, pour pouvoir supporter le blâme et le mépris continuel de sa propre coterie. Et l'homme qui peut être satisfait de vivre constamment décrédité et en disgrâce auprès de ceux-là mêmes avec qui il est en société, doit avoir une disposition d'esprit fort étrange, et bien différente de celle des autres hommes. Il s'est trouvé bien des gens qui ont cherché la solitude, et qui s'y sont accoutumés, mais personne à qui il soit resté quelque sentiment de sa propre nature, ne peut vivre en société, continuellement dédaigné, et méprisé par ses amis et par ceux avec lesquels il converse. Un fardeau si pesant est au-dessus des forces humaines ; et quiconque peut prendre plaisir à la compagnie des hommes, et souffrir pourtant avec insensibilité le mépris et le dédain de ses compagnons, doit être un composé bizarre de contradictions absolument incompatibles." (Essais sur l'entendement humain, II, 28, 12)
Cependant, dans le cadre de l'anthropologie de Locke, on pourrait réduire la bizarrerie du Cynique : il aurait restreint l'humanité à un ensemble presque vide. Ne feraient partie de sa "coterie" que les autres Cyniques. Les hommes ordinaires seraient des détritus, certains approchant de l'humain, comme les Spartiates, tenus pour des enfants.
Mais les Cyniques ne sont pas les Épicuriens, ils ne vivent pas dans l'espace privé d'une communauté, isolée de la polis. Généralement ils sont superbement seuls, chassant le disciple à coup de bâtons. Aussi Suzanne Husson a-t-elle raison d'écrire :
" Il ne s'agit pas pour autant de fonder, au milieu de la société ordinaire, une contre-société au sein de laquelle un groupe s'isolerait du reste des hommes pour vivre selon ses règles propres : le cynique n'est ni ermite, ni membre d'une communauté enclavée de type monastique ou utopique, mais mène une vie entièrement publique. Son mode d'existence est même le plus public qui soit, puisqu' il s'efforce de lever les barrières, élevées par les insensés, entre l'idion et le koinon. Il consiste, non pas à se retirer des autres hommes, mais à vivre au milieu d' eux, soit seul soit à plusieurs, comme si les normes de la vie naturelle, partout données à qui sait les comprendre, n'exigeaient pas de lieu, de temps ni d'organisation sociale spéciale." (La République de Diogène. Une cité en quête de la nature, p. 178, Vrin).
Certes le Cynique n'est pas toujours seul, comme le dit Suzanne Husson (pensons au couple Cratès/Hipparchia), pour autant, il ne fait pas société. Il ne semble donc pas tout à fait incongru de le voir comme "un composé bizarre de contradictions absolument incompatibles".
On peut cependant supprimer son anormalité supposée en identifiant son mépris à quelque chose de feint, ce qui conduit à en faire un comédien.
Nietzsche, lui, paraît avoir été sensible au côté réellement démuni socialement au moins du cynique. Dans un fragment de Humain, trop humain (I, 275), on lit :
" L'épicurien marche comme dans des sentiers à l'abri du vent, bien protégés, à demi obscurs, tandis qu' au-dessus de sa tête, dans le vent, les cimes des arbres bruissent et lui décèlent quelle violente agitation règne là-dehors de par le monde. Le cynique, au contraire, circule comme tout nu, dehors dans le souffle du vent et s'endurcit jusqu'à perdre le sentiment." (trad. Albert, révisée par Lacoste, Laffont, p. 589)
Aux yeux du philosophe allemand, si le Cynique fait la comédie, ce n'est pas en tant qu'il joue le mépris de l'homme mais en tant qu'il simule d' abord le bonheur, avant de le ressentir vraiment par effet de la simulation (tel l'athée qui, conseillé par Pascal, deviendrait croyant à force de prendre toutes les postures du fidèle) :
" Lorsque la philosophie était affaire d'émulation publique, dans la Grèce du troisième siècle, il y avait nombre de philosophes que rendait heureux l'arrière-pensée du dépit que devait exciter leur bonheur, chez ceux qui vivaient selon d'autres principes et y trouvaient leur tourment : ils pensaient réfuter ceux-ci avec le bonheur, mieux qu'avec toute autre chose, et ils croyaient que, pour atteindre ce but, il leur suffisait de paraître toujours heureux ; mais cette attitude devait, à la longue, les rendre véritablement heureux ! Ce fut par exemple le sort des cyniques." (Aurore, IV, 367)
En tout cas comme ce Cynique-là est loin du point de vue psychologique de l'indépendance qu'il affiche !

samedi 31 mai 2014

Une illustration du mythe de l'intériorité ?

Dans Les concepts de l'éthique, ouvrage que Ruwen Ogien a écrit conjointement avec Christine Tappolet, les auteurs expliquent en s'appuyant sur Grice qu'on peut exprimer linguistiquement une évaluation sans énoncer de jugements évaluatifs. Ils prennent l'exemple de " Comme d'habitude, l'épicier n'a pas rendu la monnaie" comme phrase qui, dans un certain contexte, est en mesure de signifier que l'épicier est malhonnête. Rien à dire à cela. Mais c'est l'explication du sens ajoutée par les auteurs qui me laissent dubitatif. La voici :
" Mais la phrase " Comme d'habitude, l'épicier n'a pas rendu la monnaie" ne pourrait sans doute pas signifier " il est malhonnête " si on n' avait pas le concept malhonnête en tête en l'affirmant " (p. 41)
Je me demande si ce court passage n'illustre pas au mieux ce que Bouveresse a appelé, à partir de son étude sur Wittgenstein, le mythe de l'intériorité. En effet ces lignes, sauf à mal les comprendre, disent que le sens évaluatif de la phrase est causé par la présence dans l'esprit du locuteur du concept évaluatif non dit. S' agit-il de dire que, sans capacité à formuler des jugements évaluatifs explicites, le locuteur ne pourrait pas formuler cette phrase ? Cela je suis enclin à l'accepter. Mais, s'il s'agit de soutenir que le sens de l'énoncé est causé par la présence à l'esprit du locuteur du concept en question, cela revient à dire précisément ce que la référence à Grice me paraît exclure, c'est-à-dire que le sens a une cause intérieure et que ce que la personne veut vraiment dire est causé par ce qui est explicitement dit dans sa tête. Or, s'il est possible que le jugement évaluatif précède intérieurement la formulation du jugement non-évaluatif, est-ce nécessaire ? Si le sens de la phrase est conditionné par le ton et plus généralement le contexte, on peut à la limite concevoir que le locuteur découvre après l'avoir dit qu'il vient de formuler sans en avoir conscience un jugement évaluatif déguisé et il ne serait pas tout à fait justifié de le considérer de mauvaise foi si, à quelqu'un lui répliquant " il ne faut pas juger les gens sur les apparences", le locuteur répondait dans un premier temps " j'ai juste dit que comme d'habitude il n'a pas rendu la monnaie". J'accorde cependant qu'après un temps de réflexion il devrait reconnaître avoir réellement formulé, qu'il le veuille ou non, un jugement évaluatif implicite.
Inversement, je peux concevoir un locuteur ayant à l'esprit l'idée de malhonnêteté mais ne parvenant pas à formuler le jugement évaluatif implicite par incapacité à formuler sur le ton qu'il faut et au moment où il le faut, l'énoncé en jeu. Ainsi la phrase pourrait vouloir dire quelque chose comme "il est toujours si distrait" ou "il est incorrigible", même si dans sa tête le locuteur se disait obstinément : "quel malhonnête ce boucher !".

vendredi 30 mai 2014

D'une époque où les philosophes étaient loin de remplacer le "he" par le "she" pour désigner l'être humain (comme le fait Rorty entre autres).

La conférence qu' Ortega y Gasset donne le 7 Mai 1929 a des accents bergsoniens. Le philosophe castillan dépeint l'homme comme naturellement happé par le monde et les tâches qu'il y poursuit. Mais qu'est-ce qui a rendu possible alors l'introspection ?
" Comment l'attention, qui originairement est centrifuge et va à la périphérie ( Ortega vient de comparer l'esprit à un cercle dont le centre est le sujet et la circonférence est le point de contact avec le monde ), exécute-t-elle cette invraisemblable torsion sur elle-même et comment le " moi " (el "yo") tournant le dos à ce qui l'entoure (al contorno) se met-il à regarder à l'intérieur de lui-même ? Bien sûr il vous viendra à l'esprit que ce phénomène d'introversion présuppose deux choses : quelque chose qui incite le sujet à ne plus se préoccuper (a despreocuparse) de l'extérieur et quelque chose qui attire son attention à l'intérieur. Notez que l'un sans l'autre ne suffirait pas. C'est seulement quand elle est libérée de son service à l'extérieur que l'attention peut vaquer à autre chose (vacar a otras cosas) . Mais le simple fait de ne plus s'occuper de l'extérieur (la simple vacación de lo externo) ne contient pas en lui-même la découverte et le choix de l'intérieur. " (ed. Austral, p.193-194)
C'est alors qu'apparaît une comparaison qui, presque un siècle plus tard, ne pourrait plus être faite que cum grano salis ou, comme on dit, au second degré. Je la cite d'abord en castillan :
" Para que una mujer se enamore de un hombre no basta que se desenamore de otro : es menester que aquél logre llamar su atención "
C'est difficile à traduire formellement car l'opposition amouracher / désamouracher donne à l'affection une frivolité que le couple enamorar / desenamorar en espagnol ne véhicule pas :
" Pour qu'une femme tombe amoureuse d'un homme, il ne suffit pas qu'elle cesse d'aimer un autre : il faut que celui-ci parvienne à attirer son attention."
Voici donc le sujet féminisé et pris entre deux réalités masculinisées : le monde extérieur et l'intériorité. Telle une femme passant d'un homme à l'autre, le moi laisse tomber le réel pour prêter attention à l'attirant monde intérieur. Ainsi Ortega nous glisse-t-il en prime de l'esquisse de son système une petite anthropologie, bien discutable certes, du désamour.

mardi 27 mai 2014

Pourquoi donc encore philosopher au Paradis ?

L'Axiochos est un court dialogue apocryphe de Platon. Il porte comme sous-titre Sur la mort car Socrate y argumente en vue de persuader Axiochos que sa fin, annoncée par "un malaise subit" (364 b), n'est en réalité pas à craindre. Ce texte, sans doute composé dans la seconde moitié du deuxième siècle av. JC, mérite d'être lu pour quelques passages, mineurs dans l'économie du texte mais intéressants à mes yeux.
Les premiers décrivent l'incapacité d' Axiochos à conformer sa conduite à ses croyances, au moment même où elles ont l'occasion d'être appliquées. C'est son fils, Clinias, qui le fait savoir ainsi à Socrate :
" (Mon père) voit venir cette fin avec désolation, lui qui pourtant auparavant raillait ceux qui faisaient de la mort un épouvantail, et les tournait gentiment en ridicule." (364 c)
Socrate est donc invité à le tranquilliser et, quand il l'aborde, Axiochos reconnaît lucidement son impuissance à vivre selon les règles de la philosophie :
" C'est vrai, Socrate, ce que tu me dis me paraît juste. Mais je ne sais comment, arrivé à ce moment terrible, je sens m'évanouir à mon insu ces fermes et sublimes propos qui perdent toute leur valeur ; je ne sais quel effroi les supplante, qui me déchire l'esprit de mille et une manières à l'idée d'être privé de cette lumière et de ces biens, de pourrir quelque part, invisible et ignoré, dévoré par les vers et les insectes." (365 c)
Reprenant entre autres l'argument épicurien selon lequel la mort n'est rien ni pour le vivant, ni pour le mort, Socrate accumule les thèses convenues afin de transformer Axiochos, mais elles sont inefficaces :
" Ces habiles discours que tu me débites s'inspirent de propos à la mode ; ce ne sont que des bavardages accommodés à l'usage des jeunes gens. Mais moi, ce qui m'afflige, c'est d'être privé des biens attachés à la vie, quand bien même tu me bercerais de discours plus persuasifs que ceux-ci, Socrate. Mon intelligence n'y entend rien, faute de s'être laissé séduire par le charme de tes discours qui n'effleurent même pas la surface de la peau. Même si ces propos sont exprimés avec pompe et éclat, ils manquent de vérité. La souffrance ne supporte pas les artifices de la parole ; elle ne se satisfait que des discours qui peuvent toucher l'âme." (369 d)
L'argument s'est banalisé. Ce n'est plus l'impuissance pratique de la vérité qui est visée, mais l'insuffisance théorique du discours sur la mort (Axiochos sous-entend d'ailleurs que la justesse théorique aurait nécessairement un impact pratique). Mais avec quelques efforts supplémentaires, Socrate va enfin tirer d'Axiochos la plus plate des reconnaissances :
" Ton discours m'a fait complètement changer de point de vue. Je ne crains plus la mort, en effet, et je la désire même (...) " (370 e)
Socrate renforce alors l'effet de son argumentation rationnelle par ce qu'il est convenu d'appeler un mythe. Celui-ci décrit les sorts réservés aux bons et aux méchants après la mort (on notera en passant l'absence de cohérence entre l'argument épicurien essentiellement matérialiste et cette version antique de l'opposition Paradis/Enfer). Peu importe, ce que je relève ici, ce sont les activités réservées aux bienheureux :
" Tous ceux qui durant leur vie ont écouté ce que leur soufflait un bon démon vont s'établir dans le séjour des hommes pieux, là où les saisons font spontanément pousser les fruits en abondance, là où coulent des sources d'eau pure, là où des milliers de prairies émaillées de fleurs variées font penser au printemps, là où il y a des écoles pour les philosophes, des théâtres pour les poètes, des chœurs de danse et des concerts, des banquets bien organisés, des festins offerts gracieusement, une absence totale de peines et une vie pleine d'agréments." (371 c-d)
C'est le passage souligné qui me retient : à quoi peut bien servir la philosophie et ses écoles si l'on a obtenu la béatitude ?
Il n'y a que deux solutions : ou la philosophie est de trop et le mythe est affaibli ; ou elle a sa place et la philosophie ne se réduit pas aux moyens d'accéder au bonheur : elle est aussi recherche de la vérité pour elle-même, indépendamment de ses effets psychologiques. C'était déjà une des positions du Phédon : une fois débarrassé du corps, l'esprit pourra enfin connaître la vérité !

lundi 26 mai 2014

Le Banquet de Xénophon : un spectacle pornographique.


Les deux Banquets, celui de Platon et celui de Xénophon, ont comme point commun de disqualifier l'amour du corps au profit de l'amour de l'âme, opposant l'Aphrodite Pandémos, vulgaire, à l'Aphrodite Ourania, céleste. Ainsi les échanges entre les convives du Banquet de Xénophon se terminent-ils par un long discours de Socrate en faveur de l'affection de l'âme (τὴν τῆϛ ψυχῆϛ φιλίαν) au dépens du commerce charnel (τὴν τοῦ σώματος χρῆσιν).
On est donc à première lecture surpris de lire l'épilogue car y sont décrits un spectacle érotique et l'excitation sexuelle produite par lui sur les convives . En effet un certain Syracusain, " escorté d'une bonne joueuse de flûte, d'une danseuse, experte en acrobaties, et d'un jeune garçon très joli qui excellait au jeu de la cithare et à la danse" (II, 1) va pour clore le banquet faire mimer par la flûtiste et le jeune homme la rencontre d'Ariane et de Dyonisos :
" Alors, pour commencer, Ariadne entra, parée comme une jeune épousée, et elle s'assit sur le siège. Dyonisos ne se montrait pas encore ; la flûte entamait un air bachique. C'est alors que l'on put admirer le maître de danse. Ariadne, à peine eût-elle entendu cet air, se livra à des gestes qui permettaient à chacun de se rendre compte de la joie qu'elle éprouvait. Elle n'alla pas à la rencontre du dieu, elle ne se leva même pas, mais il était clair qu'elle avait de la peine à tenir en place. Dyonisos l'ayant vue s'avança vers elle en se livrant à une danse passionnée, puis il s'assit sur ses genoux, l'enlaça et lui donna un baiser. Ariadne avait un air de pudeur, elle l'enlaça cependant elle aussi avec tendresse. À cette vue les convives d'applaudir en criant " Encore !". Mais Dyonisos se leva et fit lever Ariadne avec lui ; on put alors les voir, prendre les attitudes des amants qui se baisent et s'étreignent. Et voyant que ce Dyonisos si vraiment beau et cette Ariadne si vraiment charmante ne simulaient plus des baisers, mais joignaient réellement leurs lèvres, tous les spectateurs se sentirent vivement excités. Ils croyaient entendre, d'ailleurs, Dyonisos lui demander si elle l'aimait, et elle l'affirmer avec un serment si passionné que non seulement Dyonisos pouvait en être persuadé, mais que tous les assistants auraient juré que ce jeune garçon et cette jeune fille étaient réellement amoureux l'un de l'autre. Ils n'avaient pas l'air d'acteurs dressés à cette pantomime, mais d'amoureux auxquels étaient enfin permis ce qu'ils désiraient depuis longtemps. Enfin quand les convives les virent serrés dans les bras l'un de l'autre et s'en allant comme pour gagner leur couche, ceux qui n'étaient pas mariés jurèrent de prendre femme, tandis que ceux qui l'étaient montaient sur leurs chevaux et couraient rejoindre la leur, afin de goûter ces plaisirs. Socrate et ceux qui étaient restés sortirent avec Callias pour aller rejoindre à la promenade Lycon et son fils.
C'est ainsi que se termina le banquet." (Les Belles Lettres, 1961)
François Ollier, traducteur et responsable de l'édition du texte, a exprimé discrètement en note son étonnement dans la notice introductrice :
" Il faut avouer que, si joli soit-il, avec sa gracieuse pantomime, cet épilogue est un peu déconcertant, car si Xénophon a voulu ici recommander le mariage, on s'étonne qu'il n'ait fait appel qu'à la sensualité. Mieux vaut penser qu'il n'a eu d'autre désir que de terminer sur une scène agréable et ne pas lui prêter ici de bien sérieuses intentions." (p.15)
On peut aussi interpréter cette fin autrement. Rappelons-nous les dernières lignes du Banquet platonicien : alors que tous les convives s'endorment, ne pouvant à l'aube résister au sommeil, Socrate est le seul à garder la tête haute et claire :
" Alors Socrate, après les avoir de la sorte endormis, se leva et partit. Aristodème le suivit comme à son habitude. Socrate se rendit au Lycée, se lava et passa le reste de la journée comme s'il s'agissait de n'importe quelle autre journée. À la fin de la journée, vers le soir, il rentra chez lui pour se reposer." (223 d)
Certes il y a aussi Aristodème mais le narrateur venait de préciser que de l'ultime discussion " il disait ne pas se souvenir, car il ne l'avait pas suivie depuis le début, et (il) avait la tête lourde". De même dans le Banquet xénophonien, Callias échappe au besoin ordinaire en allant rejoindre Lycon et son fils. Or Callias aime d'un amour pur Autolycos, le fils de Lycon.
Autolycos s'oppose point par point au jeune garçon de la troupe du Syracusain. Alors que ce dernier n'est caractérisé que par quelques adjectifs flatteurs pour son physique, voici comment Xénophon fait entrer sur scène le jeune Autolycos :
" Autolycos s'assit auprès de son père ; les autres convives, comme de juste, s'étendirent sur les lits. À observer ce qui se produisit alors, on aurait pu immédiatement se rendre compte que la beauté est de sa nature chose royale, surtout quand elle est jointe chez son possesseur, comme c'était le cas pour Autolycos, à la modestie et à la réserve. D'abord, en effet, comme une lumière apparaissant dans la nuit attire les regards de tous, ainsi alors la beauté d'Autolycos faisait se tourner vers lui tous les yeux. Puis il n'y avait personne parmi ceux qui le regardaient qui ne sentit l'âme émue à son aspect. Certains devenaient silencieux, d'autres essayaient de se donner une contenance. Tous ceux qui sont possédés par un dieu valent, semble-t-il, la peine d'être vus ; mais alors que la possession d'autres divinités entraîne des regards terribles, une voix effrayante et des gestes violents, ceux qui sont possédés par le chaste Amour attendrissent leurs regards, adoucissent leur voix et accroissent la noblesse de leurs attitudes. Ainsi se comportait alors Callias sous l'influence de l'Amour, et c'était un beau spectacle pour les initiés au culte de ce dieu." (I, 9-10)
Quant au jeune comédien sans prénom, s'il doit avoir plus ou moins le même âge qu' Autolycos, il est manifestement du côté des proies. Voici comment le Syracusain, Charmide et Socrate échangent à son propos :
" - Laissons, dit Charmide ; et toi, le Syracusain, de quoi es-tu fier ? C'est évidemment de ce jeune garçon ?
- Non, par Zeus, répondit l'autre, bien sûr que non ; mais j'éprouve à son sujet une crainte très vive. Car je vois bien que d'aucuns forment le projet de le perdre.
- Par Héraklès, s'écria Socrate à ces mots, quel tort si grave pensent-ils avoir éprouvé de la part de ton garçon qu'ils veuillent le faire périr ?
- Eh non ! répondit le Syracusain, ils ne le veulent pas le faire périr, mais le persuader de coucher avec eux.
- Et toi, à ce qu'il semble, si la chose se réalisait, tu penses que ce serait sa perte ?
- Oui, par Zeus, sa perte irrémédiable.
- Tu ne couches pas toi-même avec lui ?
- Si par Zeus, toutes les nuits d'un bout à l'autre." (II, 52-53)
Concluons : ni simplement agréable, encore moins ironique, la scène finale du Banquet de Xénophon oppose l'élite aux hommes ordinaires dont les sens, éveillés par la vision de l' amour non joué, révèlent des croyances implicites sans aucun rapport avec l' éloge socratique.

dimanche 25 mai 2014

Dans quelle mesure les Grecs anciens étaient-ils différents de nous ?

Dans le premier de mes billets, je me demandais à quelle distance de nous les philosophes anciens se trouvent. Or, Pierre Devambez, sans mentionner,il est vrai, les philosophes, place un gouffre spirituel entre la civilisation grecque antique et celle dont il est le contemporain en 1966 quand il dirige le Dictionnaire de la civilisation grecque. Voici dans son intégralité l'article clair mais discutable qu'il consacre au mot "civilisation" :
" Qui ne sait que notre civilisation est la fille et l'héritière de la civilisation grecque ? On nous l'a si souvent répété que nous sommes excusables d'oublier un peu trop tout ce qui les sépare. Des mots transposés plutôt que traduits nous confirment dans cette illusion, voilant sous une même apparence des notions différentes. S'il est vrai que les Grecs ont été, comme nous, plus que nous peut-être, rationalistes, leur rationalisme s'est exercé sur des données qui nous sont complètement étrangères. Leur religion est un polythéisme anthropomorphique ; pour eux, la divinité ne se révèle pas à travers les êtres et les phénomènes, mais chaque phénomène est susceptible d'être considéré comme dieu, les idées abstraites elles-mêmes prennent vie et le serment par exemple ou la malédiction ont une existence propre, un corps semblable au nôtre. Zeus protège la Justice et condamne l'Injustice, mais ces deux entités sont des êtres vivants : la Justice va trouver Zeus pour lui demander son aide, elle est en quelque mesure indépendante de lui. Le monde est peuplé de tant de divinités que le sentiment religieux, tout en étant très largement développé, se confond souvent avec la superstition.
Nous disons que la Grèce a connu les formes politiques qui sont les nôtres : c'est oublier que la patrie pour eux n'a jamais dépassé les limites d'un canton, que l'État n'a jamais été autre chose que l'administration d'une banlieue. Les Barbares avaient plus qu'eux cette notion d' Empire qui nous est familière. D'ailleurs qu'est-ce que la cité ? Le rassemblement d'une population restreinte et privilégiée qui ne pourrait vivre sans le secours de métèques, lesquels n'ont rien à dire dans la marche des affaires, et d'esclaves qui ne disposent même pas de leur personne. Même dans les États les plus démocratiques, la majeure partie des habitants est privée des droits les plus importants des citoyens. Dirons-nous aussi que, même dans ces États, ces derniers ne sont pas tous sur le même rang et que, d'après les lois mêmes de la cité, ils sont répartis en classes sociales strictement hiérarchisées ? Peu importe que les frontières entre ces classes aient tendu à s'effacer, le principe même de ces divisions n'a jamais été mis en cause. Que penser encore de certaines coutumes qui nous paraissent aussi étranges qu'elles étaient naturelles aux yeux des Grecs, de la façon en particulier dont on désignait les magistrats dans la plupart des cités, par le sort ? C'était pourtant, pensait-on, le moyen le plus sûr de se concilier la bonne volonté divine puisque c'est entre les mains des Immortels qu'on remettait la décision. Ici encore, des atténuations furent apportées à cette règle primitivement souveraine et l'on guida le choix des dieux en ne leur proposant que les candidats les plus dignes ; néanmoins jamais on n'abolit le tirage au sort. On pourrait multiplier les exemples de conceptions foncièrement différentes chez nous et chez les Grecs et l'on en arrive à se demander si, malgré tous les progrès réalisés en ce domaine, ce n'est pas la civilisation matérielle qui, entre les Anciens et nous, demeure le point de contact le plus étroit : les méthodes employées pour cultiver la terre, pour pêcher ou chasser, la façon de boire et de manger, les divertissements ont bien pu changer dans leur forme, ils répondent aux mêmes besoins, s'inspirent des mêmes sentiments ; de même pour les techniques, et il n'y a pas si longtemps - jusqu'à l'invention de procédés nouveaux, à l'utilisation de forces récemment domptées - que nos maçons et nos menuisiers travaillaient de la même façon que ceux d'Athènes au cinquième siècle. C'est un véritable abîme au contraire qui sépare les données sur lesquelles furent construites notre société et celle des Grecs, sur lesquelles reposent nos croyances et les leurs." (p. 109-110)
L'argument relatif à la technique est solide et peut être complété ainsi : si les Grecs n'avaient pas été identiques à nous au sens où ils disposaient d'une raison instrumentale, ils n'auraient pas été capables de fabriquer par exemple des vases en céramique, dont la durabilité est le signe que ceux qui les ont créées ont pensé et agi tout à fait rationnellement. Quant aux croyances autres que techniques, elles ne paraissent pas si loin de nous quand on les identifie non à partir de la culture grecque instituée (religion, politique) mais en lisant les textes des philosophes : si nous comprenons ce que Platon, Aristote ou d'autres philosophes antiques ont écrit, que nous partagions ou non leurs positions, c'est bien parce que nous sommes dotés de la même raison, rendant aptes à aborder de manière logique et cohérente certains problèmes (ce que Devambez reconnaît d'une certaine manière en soutenant que les Grecs étaient peut-être plus rationalistes que nous). Pour résumer, si l'identification des fins peut séparer les hommes (et elle peut aller jusqu'à nous opposer à certains de nos contemporains comme elle peut nous opposer sur certains points aux plus anciens Grecs), la capacité qu'ils ont de trouver, dans le contexte où ils sont, les meilleurs moyens d'arriver à leur buts fait d'eux, quels que soient le temps et la culture où ils vivent, nos contemporains.On peut aussi exprimer ce point en opposant, comme l'a fait Wittgenstein dans les Remarques sur le Rameau d'or de Frazer, l'action instrumentale à l'action rituelle :
" Le même sauvage qui transperce l'image de son ennemi, en apparence dans le but de le tuer, construit effectivement sa hutte avec du bois et aiguise ses flèches dans les règles de l'art et pas en effigie." (Philosophica III, p.124)
"Sauvage" par ses actions rituelles et les croyances qu'elles impliquent, le Grec ancien serait alors aussi civilisé que nous par ses actions instrumentales.

vendredi 23 mai 2014

L'Achéron et les Enfers, métaphores de la Méditerranée et de l'Europe.


Dans Le Dictionnaire de la Civilisation Grecque (Hazan, 1966), Pierre Devambez écrit à l'article consacré à l'Achéron :
"Ceux qui n'avaient pas été enterrés ou brûlés selon les rites ne parvenaient pas à le franchir et, âmes en peine, étaient condamnés à errer misérablement sur ses bords, à se cramponner aux roseaux qui poussaient sur ses rives. Les autres montaient dans la barque que conduisait Charon, le sinistre nocher, et eux seuls pouvaient aborder dans un royaume sans joie, mais où ils se sentaient en situation régulière." (p.9)

Commentaires

1. Le vendredi 23 octobre 2015, 19:42 par LM Bernard
"Ceux qui n'avaient pas été enterrés ou brulés selon les rites",ceux qui ne pourraient être honorés,ceux dont la mémoire des vivants serait vide,Cléon l'emportant sur Antigone,les lois de la cité sur celle des dieux,de la Nature,Antigone meurt,la polis l'emporte.
Le déracinement,l'exode de populations voulue pour des raisons économiques,guerrières,loin de l'oïkos natal "ne peut que les condamner à errer misérablement sur ses bords,à se cramponner aux roseaux",métaphore ou réalité...

En écho à l'allégorie de la caverne, un texte de Jacques Bouveresse.

Encore l'Allégorie de la Caverne telle qu'on la lit au début du livre VII de La République, précisément ces lignes où la maître de Platon décrit ce que les prisonniers voient d'eux-mêmes :
" SOCRATE : (...) Crois-tu en effet que de tels hommes auraient pu voir quoi que ce soit d'autre, d'eux-mêmes et les uns des autres, si ce n'est les ombres qui se projettent, sous l'effet du feu, sur la paroi de la grotte en face d'eux ?
GLAUCON : Comment auraient-ils pu (...) puisqu'ils ont été forcés leur vie durant de garder la tête immobile ?" (515 a)
C'est à ces lignes archi-lues que je repense en lisant un passage de Danube de Claudio Magris, cité par Jacques Bouveresse dans un de ses deux livres consacrés à Robert Musil, La voix de l'âme et les chemins de l'esprit (2001) :
" La grande culture viennoise avait mis à nu l'abstraction et l'irréalité croissantes de la vie, de plus en plus absorbée par les rouages de l'information de masse, et transformée en sa propre mise en scène. Altenberg, Musil et les plus grands de leurs contemporains avaient compris combien il devenait difficile de distinguer l'existence, même la sienne propre, de son image reproduite et multipliée en d'innombrables exemplaires ; la fausse nouvelle de la faillite d'une banque du vrai krach que cette nouvelle provoque, en poussant tous les clients à retirer leurs fonds ; l'épisode Mayerling du cliché qui en fait un spectacle. (...) La vérité cachée ou inaccessible n'était pas pour eux un vain mot, et surtout ils n'annonçaient pas sa mort avec satisfaction - comme le font les théoriciens verbeux de l'insignifiance."
Et Bouveresse de commenter :
" Des penseurs comme Musil et Kraus s'étaient parfaitement rendu compte que nous avions commencé depuis un certain temps à mettre la représentation et la mise en scène au-dessus de la réalité qui les inspire, la nouvelle au-dessus de l'événement réel et pour finir le messager des temps modernes - le journaliste - au-dessus de la nouvelle et de l'événement lui-même." (p.256-257)
Certes Platon identifie le producteur d'ombres au sophiste et non au journaliste mais sa philosophie est déjà dénonciation de la représentation et de la mise en scène aux dépens de la réalité qui les inspire.
Sans scepticisme mais avec prudence, Bouveresse appelle aussi à ne pas confondre " la réalité d'une pensée avec la représentation que l'époque s'en fait ".
Alors est-ce bien la réalité de la pensée de Platon que je donne à voir ici ?