Diogène Laërce donne trois versions de la conversion de Zénon à la philosophie. De mon point de vue, qui revient à identifier les anecdotes biographiques à des affirmations doctrinales, elles reviennent au même : il se débarrasse sans provocation aucune du poids de l’argent. Voici la première :
« Alors qu’il importait de la pourpre de Phénicie, il fit naufrage près du Pirée. » (VII, 2, traduction de Richard Goulet)
Zénon le Chypriote est donc d’abord un négociant, fils de négociant et ce dont il fait le commerce n’est rien moins que la pourpre de Phénicie, de Tyr peut-être, la plus prestigieuse, celle qui teint les habits des plus nobles dignitaires. Je me rappelle alors de Marc-Aurèle, empereur romain, disciple très tardif de Zénon, au moment où il essaye de voir les choses comme elles sont, sans plus :
« Oui, représente-toi bien dans ton imagination, à propos des mets et de tout ce qu’on mange, que c’est ici un cadavre de poisson, là un cadavre d’oiseau ou de porc, et d’autre part que le Falerne est du suc de raisin, la robe de pourpre des poils de brebis mouillés du sang d’un coquillage. » (Pensées VI 13, traduction de Bréhier)
Que le sang des coquillages retourne là d’où il vient ! Mais c’est involontairement que Zénon se défait de cette substance extraordinaire qui l’attache à la vie ordinaire. Il abandonnera certes la tradition paternelle mais par la force des choses, si on peut dire.
Deuxième version :
« D’autres rapportent qu’il apprit le naufrage alors qu’il vivait à Athènes et qu’il dit : « La Fortune agit bien en nous poussant vers la philosophie. » (VII, 4)
Finalement, peu importe que Zénon ait été ou non dans le bateau naufragé, il n’a de toute façon pas la responsabilité de la perte de la cargaison. Mais ce qui est clair ici, c’est qu’on ne peut à la fois commercer et philosopher. Entre l’argent et la vérité, il faut choisir. On me dira que, comme le rapporte Laërce en VII, 14, « certaines fois il faisait payer une pièce de cuivre à ceux qui se tenaient autour de lui » mais nul appât du gain ici, seulement un moyen de décourager la foule des curieux :
« Si bien que par crainte de devoir payer on ne le gênait pas, comme le dit Cléanthe dans son ouvrage Sur la pièce de cuivre. »
Troisième version :
« Quelques-uns prétendent que c’est après avoir vendu sa marchandise à Athènes qu’il se tourna vers la philosophie. » (VII, 4)
Le début de 13 complète à mes yeux cette dernière description :
« On dit qu’il avait plus de mille talents quand il vint en Grèce et qu’il les plaça dans les affaires maritimes. » (Genaille aggrave le cas de Zénon en précisant ainsi la nature du placement : « il prêtait à intérêt aux armateurs. »)
Cette ultime histoire n’est guère cynique, mais elle annonce le stoïcisme de Sénèque au mille esclaves et de Marc-Aurèle pour lesquels être riche et puissant n’est pas intrinsèquement mauvais, tout dépendant de la manière dont on juge l’argent et le pouvoir. J’imagine donc Zénon agissant avec l’argent, comme on doit le faire quand on en a. C’est le devoir, l’officium, le katékon du riche négociant de placer son argent selon les règles de l’art. Je dois avouer que je suis à première vue embarrassé par les lignes suivantes :
« Il était extrêmement avare et manifestait une mesquinerie digne d’un barbare sous prétexte d’économie. » (VII, 15)
Mais ce Zénon qui compte ses sous au centime près, je l’interprèterai en casuiste: c’est l’image qu’ont de lui ceux qui, ne connaissant pas encore le stoïcisme, s’attendent à ce que le disciple de Cratès se comporte tout simplement en cynique. On me dira que ce n’est guère stoïcien de s’attacher à l’argent et on aura raison. Mais, par égard pour Zénon, je vais imaginer que sa volonté de ne pas donner plus qu’on ne doit annonce la doctrine selon laquelle chacun doit se conformer à la fonction que lui donne le Destin. Ainsi je prends au sérieux ce court passage :
« On dit également qu’il fut le premier à employer le nom de « devoir » et à traiter le sujet. » (VII, 25)
Qu’on me pardonne si je lui donne le beau rôle en imaginant que son âpreté au gain est une manière de traiter le sujet du devoir !