lundi 4 avril 2005

Zénon et l'esclave.

On le sait déjà, ce que condamne le stoïcien, c’est la servitude morale, l’assujettissement aux désirs et aux passions. Nul homme n’en est à l’abri, qu’il soit roi ou esclave. Mais aucun homme n’en est nécessairement victime : c’est affaire de volonté d’accéder à la maîtrise de soi. Il n’en reste pas moins qu’on pouvait attendre du philosophe stoïcien un comportement vis-à-vis des esclaves différents de ceux des autres maîtres. Or, je lis dans les Vies de Laërce en VII, 23 :
« Il faisait fouetter un esclave qui, dit-on, avait volé. »
Je découvre donc Zénon en maître bien ordinaire. Pas sûr. Je suis d’abord certain que c’est sans colère, ni haine qu’il afflige ce châtiment au fautif. Mais alors, demandera-t-on, pourquoi le fait-il ? On posera d’autant plus facilement cette question qu’on se rappelle le peu de cas que Zénon fait de ses avoirs, qui, en réalité, ne lui appartiennent pas en propre. Certes, un cynique ne l’aurait jamais fait, essentiellement pour avoir été, sinon esclave, du moins propriétaire de rien, si on peut dire. Zénon le stoïcien, lui, n’hésite pas à se faire justice parce qu’ « il fut le premier à employer le nom de devoir » (VV, 25) et que ce mot ne renvoie pas alors à une obligation morale mais à la fonction sociale que chacun joue dans la cité. Au maître en effet de corriger ses esclaves, s’ils ne se comportent pas comme il faut. Si Zénon n’avait pas châtié son esclave, il n’aurait pas joué correctement le rôle que la Providence lui a donné. On dira que le recours à la Fortune a bon dos et qu’il est susceptible de justifier les pires horreurs. Certainement pas : la punition est administrée raisonnablement à un homme lui aussi raisonnable. Ainsi ce n’est pas seulement un maître qui frappe un esclave mais simultanément un homme qui instruit un autre homme, comme le met en relief la suite du passage :
« Comme ce dernier disait : « C’est mon destin de voler », il dit : « Et d’être fouetté. »
L’esclave de Zénon était à demi stoïcien ; on le savait : stoïcien, il n’eût pas volé mais sa demi instruction est révélée surtout par sa référence au destin ; il pense naïvement que, s’il y a Destin, alors il n’y a ni mérite, ni démérite. Se pensant sur le modèle de la balle projetée par le fusil, il ne se juge donc pas responsable des torts qu’il cause. Mais comment les stoïciens auraient-ils pu ne pas prendre en compte le fait que nous ne sommes pas des choses et que nous nous contrôlons et nous orientons en prenant des décisions ? Ce sont donc seulement les événements physiques qui sont fatals mais la conduite de mon esprit reste libre. L’esclave aurait donc pu ne pas voler s’il avait surmonté son désir de s’approprier le bien de son maître : ce n’était pas son destin de voler mais, l’ayant fait, c’est effectivement son destin d’être fouetté. On pourrait se demander comment une décision qui a son origine dans la liberté du maître est un élément de la fatalité. La réponse est simple : ce que Zénon a voulu, c’est fouetter son élève, mais s’il l’a réellement fait, c’est par toute une série de causes physiques qui ne dépendaient, elles, pas de lui mais de la Fortune (son fouet ne lui avait pas été volé : il l’avait sous la main ; son bras n’était pas paralysé etc.). Donc, en fin de compte, même si l’impulsion à agir est libre, l’action concrète est déterminée par Dieu. Je doute que l’esclave, sous le choc des coups, ait pu ainsi philosopher (s’il l’avait fait, il aurait été un stoïcien accompli et n’aurait donc pas dû être battu !). Mais en parlant à son esclave, Zénon s’adressait sans doute à la cantonade et à la postérité, via Diogène Laërce ! Reste à expliquer deux autres lignes qui suivent de très peu le passage précédent :
« Voyant l’esclave d’un de ses disciples marqué de coups, il lui dit : « Je vois les vestiges de ton emportement »
Non, Zénon ne condamne pas dans le disciple ce qu’il approuve en lui. C’est simplement qu’il y a coups et coups ! En voyant les marques qu’a laissées la punition, il réalise que le disciple n’a pas puni en maître mais en homme enragé par l’affront. Montrant du doigt les stigmates de la victime, c’est le désordre passionnel du bourreau qu’il accuse et qui s’accuse de lui-même par l’excès et la démesure du châtiment. Le maître n’était pas maître de lui : en donnant une leçon à son esclave, il a montré qu’il n’avait pas compris la leçon de Zénon. Ce n’est pas l’arroseur arrosé mais le maître maîtrisé par sa passion !

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