lundi 16 décembre 2024

En lisant Italo Calvino (2)

L'entame, hier, de la série de billets consacrés à des commentaires de lecture d' Italo Calvino est pleine d'ambiguïté. Il faut clarifier : je ne veux pas être le énième chantre du " c'était mieux hier " ; plutôt témoigner à ma manière de différences culturelles majeures. Mais c'est facile de déraper, il suffit d'un mot. Pourquoi par  exemple ai-je parlé avec hauteur de " ils " et non pas, plus sincèrement et plus platement, de " nous " ? Je suis modelé comme " eux " par ce monde que je prétends observer. Bon, le mal est fait,  je vais juste prêter plus attention aujourd'hui aux mots que j'utilise.
Mais d'abord pourquoi cette nouvelle de Calvino, plutôt qu'une autre, d'autant plus qu'entre 1949 et 1967, l'écrivain en a écrit douze, intitulées identiquement " L'aventure de... " ? Dans l'ordre chronologique, elles concernent un soldat, un bandit, une baigneuse, un employé, un photographe, un voyageur, un lecteur, un myope, une épouse, deux époux, un poète, un skieur, un automobiliste. Pourquoi ai-je choisi l'aventure du photographe ? 
Sans doute d'abord, parce que l'écrivain dit du personnage central de la nouvelle, Antonino Paraggi, qu' il " ressentait un isolement croissant ". Peut-être est-ce mon cas. Mais pas pour la même raison : en effet, Antonino est un " non-photographe ". Moi, je photographie en amateur, donc je suis comme tout le monde aujourd'hui, mais j'ai appris à photographier à une époque où, pour réussir les photos, on devait s'informer sur ce qui précisément irrite Antonino, soit " l''ouverture d'un diaphragme " ou " le nombre des DIN ". Certes lui s'irrite de " ceux qui magnifiaient (...) ou dissertaient " sur ces sujets. Pourtant je me suis senti proche de ce personnage : bizarre au fond puisqu'il confie " ses sarcasmes à l'égard d'une activité pour lui si peu excitante et manquant à tel point d' imprévu ". En fait Antonino condamne la photographie que j'ai essayé de faire mais avec des expressions qui me vont bien pour condamner les photos qu' "ils " font, enfin que nous faisons nous aussi, pour la plupart, à l'exception des photographes de profession sans doute.
Le troisième paragraphe de la nouvelle nous en dit un peu plus sur l'identité sociale de ce personnage. Ce n'est pas un intellectuel de profession : il exerce " des tâches exécutives dans les services de distribution d'une entreprise de production ". Mais il me ressemble tout de même ; d'ailleurs, s'il n'est pas de métier professeur de philosophie, il est à vrai dire mieux que ça :
" c'était en quelque sorte, par attitude mentale, un philosophe."
Occasion de voir ce qu'est la philosophie pour le narrateur :
" sa véritable passion était de commenter avec ses amis les petits ou grands événements en démêlant le fil des raisons générales de l'enchevêtrement des détails (...) il s'appliquait obstinément pour réussir à trouver des explications même aux faits les plus lointains de son expérience. ".
Je n'y retrouve guère ce que je tiens pour être la philosophie :  en philosophie on ne se centre en effet ni sur les événements (même éloignés de ceux  dont nous faisons l'expérience), ni sur leur explications. Mais c'est vrai qu'on aime " les raisons générales ", ce qui ne veut dire ni " les raisons vagues " ni " vaguement des raisons ". Ici comprendra le lecteur philosophe, le non-philosophe y verra verbiage, sophisme... Mais on a beau écrire un blog, on y perdrait le plaisir d'écrire s'il fallait comme on le doit à l'école tout expliquer à tous.
Il y a un autre trait qui me permet de m'identifier à Antonino Parragi : il cherche à connaître une entité que tout philosophe fréquente assidument, l'essence, précisément dans son cas, " l'essence de  l'homme photographique." Dieu sait que les historiens se moquent souvent des philosophes qui veulent voir plus haut que l'histoire en discernant des essences, alors que, eux, les historiens, ont comme métier d'identifier des différences  séparant dans le temps des entités existantes (telle révolution, tel traité, telle mentalité, etc).
L'essence qu' Antonino recherche, c'est la raison de photographier. Or, selon lui, les raisons données ne sont pas les vraies, les bonnes raisons. Voilà un trait de philosophe : chercher sous l'apparence la réalité (on l'aime moins ce trait aujourd'hui que quand j'ai commencé mes études de philosophie où on se devait pour être à la mode d'être un herméneute du soupçon, précisément soupçonner qu'il faut apprendre à chercher sous les raisons données celles qu'elles cachent). Les raisons données ne satisfont donc pas Antonino :
" certains vantant les progrès de leur habileté technique et artistique, d'autres, au contraire, attribuant tous les mérites à l'excellence de l'appareil qu'ils avaient acheté, capable (à les entendre) de produire des chefs-d'oeuvre même s'il était confié à des mains inexpertes (comme ils déclaraient être les leurs, car là où l'orgueil visait à exalter les vertus des rouages mécaniques, le talent du sujet acceptait d'être proportionnellement humilié)."
Même s'il n'y a plus aujourd'hui de rouages mécaniques dans les machines avec lesquelles nous photographions, force est de reconnaître qu'elles ne peuvent généralement plus autoriser que la seconde des deux justifications envisagées par le narrateur (certes on pourra dire que l'habileté technique réside encore dans la manipulation des commandes de la machine et que l'habileté artistique demeure dans l'usage esthétique des processus machinaux). Reste que notre publicité cultive notre émerveillement à l' égard de l'intelligence non des utilisateurs mais de leurs outils. Et l'orgueil est souvent de posséder cet objet qui est d'autant plus performant qu'il fait excellement ce qu'on avoue ouvertement ne pas savoir faire (c'est au fond le plaisir pris à faire quelque chose qu'on ne pourrait pas faire sans l'objet: le vélo, la voiture et le télescope ont dû donner, au temps de leur invention, des plaisirs de même farine).


dimanche 15 décembre 2024

En lisant Italo Calvino (1)

C'est une nouvelle écrite en 1955, elle a pour titre L'aventure d'un photographe, on peut la lire dans Les amours difficiles (Folio nº 7275). Elle commence ainsi :

" Quand arrive le printemps, par centaines de milliers, les citadins sortent le dimanche avec leur étui en bandoulière. Et ils se photographient."

Ils n'attendent plus le printemps, ni le dimanche et ils n'ont plus besoin de sortir : ils photographient désormais chaque jour et toute l'année, à l'intérieur comme à l'extérieur. Pour sûr, ils continuent de " se " photographier mais " se  " renvoie maintenant autant ou même plus à la personne du photographe qu'aux autres. Or c'est le " geste de l'enfant avec son petit seau " et le " reflet du soleil sur les jambes de leur femme " que Calvino donne comme exemples de photo, associés, c'est vrai, à celle du paysage (" ce torrent des Alpes "). En gros, ils photographiaient alors leur famille et la nature.

" Ils rentrent chez eux contents comme des chasseurs à la gibecière pleine à ras bord, ils passent leurs journées à attendre avec une douce anxiété de voir leurs photos développées."

Ils ne font plus l'expérience du ras bord car il n'y a  jamais de trop-plein, et ils n'attendent rien, sinon peut-être l'occasion de la prochaine photo, de toute façon instantanément là dans sa perfection, le développement papier étant en général sorti des esprits. Ils ne sont plus des chasseurs, car, à la différence de l'expérience de la chasse, il n'y a plus à guetter l'objet de la prochaine photo : leurs munitions sont infinies autant que leurs cibles. S'il y a peut-être anxiété, c'est par rapport non à la qualité de la photo mais à celle de la réception de la photo : ils craignent qu'elle ne soit pas likée. 

"(Anxiété à laquelle certains ajoutent le plaisir subtil de manipulations alchimiques dans la chambre noire, à l'âcre odeur d'acide et interdite aux intrusions des proches) "

Plus d'odeur ni d' obscurité ni de solitude, plus d'évaluation sensorielle, voire sensuelle, des réactions chimiques. Plus de plaisir subtil mais la satisfaction ordinaire et vite oubliée que leurs doigts ont touché comme il faut pour faire varier l'image, variation réversible et cumulable avec une infinité d'autres (" tu as tout, pas besoin de choisir ! "), l'apprentissage de la miraculeuse efficacité en ce domaine s'étant lui-même  réduit à guère plus qu'un instant. 

À ma surprise, à sa description qui évoque un monde passé, l'écrivain ajoute .

" et (ils) ne semblent prendre possession tangible de la journée passée que lorsqu'ils ont sous les yeux leurs photos ; alors seulement (les choses photographiées, cf les trois exemples présentés plus haut) acquièrent l'irrévocabilité de ce qui a été et ne peut plus être mis en doute. Le reste peut bien se noyer dans l'ombre incertaine du souvenir."

Ainsi se termine le premier paragraphe de la nouvelle. Ces dernières lignes m'embarrassent agréablement car je sens que l'objectif de la photo (au sens non d'objet photographié mais de fin visée par elle) n'est peut-être pas devenu aussi obsolète que sa technique et ses conditions. C'est l'expression " possession tangible " qui me retient surtout. Photographier aujourd'hui un plat qu'on va manger, par exemple, ou un tableau célèbre qu'on est allé voir dans quelque musée, n'a-t-il rien à voir avec une prise de possession ? Certes il y a une différence : ce que Calvino note, c'est l'éternisation de quelque chose de rare qu'on ne peut  à cause de sa grande valeur confier seulement à la mémoire, trop fragile. De l'autre côté, comme semble avoir disparu la recherche du  rare et du précieux, sauf peut-être en tant que vaguement évoqués par un " super " qualifiant de fait l'ordinaire et le répétitif, il ne s'agit pas de mise à l'abri de l'oubli mais de possession ostensible et ostentatoire, ouvertement destinée à susciter l'envie, bien sûr douce et amicalement provoquée,  chez le récepteur de la photo, envie qui fera renvoyer à l'envoyeur une autre photo de possession certifiée, comme dans une sorte de potlach du pauvre.