dimanche 13 janvier 2013

Contre la fragmentation volontaire !

" Si l'on avait l'intention d' "étudier" uniquement la série d'extraits sélectionnés par Google Books, on se retrouverait alors dans la même situation que les historiens de la pensée antique quand ils étudient les Présocratiques : à circuler dans une collection désolante de fragments." (p.117-118)
Ces lignes de Roberto Casati, tirées de son indispensable Manifeste pour continuer à lire. Contre le colonialisme numérique (Albin Michel), font voir le fragmenté sous un aspect inhabituel aujourd'hui. Fasciné par la vitesse, encouragé par la paresse, rêvant donc d'une communication fulgurante et à notre image, indifférent à la forme, privilégiant le fond, on multiplie tweets et autres messages brefs. Mais la référence aux Présocratiques doit rappeler que dispersion et fragmentation de textes sont d'abord un obstacle à surmonter, en vue de reconstituer pour la connaître en vérité une totalité, un ensemble, une cohérence inaccessibles de fait.
Aussi l'éclat est-il dans ces conditions précieux, mais seulement en tant qu'indice de la chose éclatée ; en lui-même, il est insignifiant, vague, obscur, incertain.
Certes les Présocratiques, par la rareté de leurs traces, engendrent une pluralité d'interprétations qui toutes d'ailleurs ne se valent pas, mais le peu qu'ils nous ont laissé n'était pas de leur responsabilité. Que penser en revanche d'une époque qui fait un idéal de la communication capricieuse, morcelée, mutilée, ambigüe, décontextualisée ?
Il a sans doute été nécessaire, à un moment donné et à des fins de compréhension, de prendre au sérieux ce à quoi on ne prêtait pas attention et d'élargir ainsi le monde de ce qui a un sens (que l'on pense à la psychologie, à l'histoire, à l'archéologie). Mais c'est alors faire contre mauvaise fortune bon coeur. Cependant est-ce bien raisonnable de présenter de soi, délibérément, des inachèvements, des approximations, des intuitions confuses ?
Tout se passe comme si l'amour-propre poussait alors à se rêver un jour l'objet des reconstitutions de mille herméneutes, patients eux et attentifs à autrui !

Commentaires

1. Le mardi 14 janvier 2014, 05:26 par geannaes pelc
Mais nos blogs , et même tous les livres, s'ils sont supposés passer tous en numérique survivront ils aussi longtemps que les papyrus ou les rouleaux, les livres de papier sur lesquels nous ont été légués les fragments socratiques?
Si on les avait écrits sur minitel il y a vingt ans, pourrait-on encore les consulte aujourd'hui?
Voir aussi Raffaele Simone, Pris dans toile, Gallimard 2012
2. Le mardi 14 janvier 2014, 15:48 par Maël Goarzin
Je vous rejoins sur l'aspect contraignant de la lecture fragmentée telle que Google Books nous propose d'en faire l'expérience à l'heure actuelle, mais je ne suis pas tout à fait d'accord en ce qui concerne la présentation, à travers un blog ou sur les réseaux sociaux, de pensées inachevées, encore en construction, ces "intuitions confuses" que la mise par écrit et le partage permettront, peut-être, de confirmer ou, au contraire d'infirmer. Il est rare de penser en système, et ce type d'écriture spontané permet, à mon avis, de montrer quelque chose de notre réflexion telle qu'elle existe à tel ou tel moment de notre vie.
3. Le mercredi 15 janvier 2014, 18:50 par Philalèthe
Merci de votre commentaire. J'y réponds un peu dans mon billet d'aujourd'hui ! Vous ne le prendrez pas mal, j'espère.
4. Le jeudi 16 janvier 2014, 00:07 par Maël Goarzin
Merci pour votre réponse, très intéressante, comme bien souvent! J'y réponds in situ.

mardi 18 décembre 2012

Au sein même de Port-Royal, l'imagination, "maîtresse d'erreur et de fausseté".

On a déjà lu ces lignes de Pascal insistant sur l'emprise permanente de l'imagination, y compris sur les plus aguerris :
" Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses dans leur nature sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l'ardeur de sa charité. Le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, que la nature lui ait donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur." (Pensées fragment 82, éd. Brunschwicg)
On connaît peut-être moins ce passage de Sainte-Beuve : Saint-Cyran, le maître à penser de Port-Royal, vient d'être libéré de la prison à laquelle Richelieu l'avait condamné à cause de ses idées religieuses. C'est un événement, les nonnes l'attendent avec ferveur mais un petit objet domestique va donner à leur imagination un élan dommageable :
" Toute la Communauté s'était réunie au parloir de Saint-Jean, vers cinq ou six heures du soir, pour recevoir le Père tant désiré ; mais lorsqu'il entra, M. de Rebours (sic), qui avait la vue fort basse, prit une lunette pour lorgner, ce qui fit rire une religieuse, et celle-ci en fit rire une autre, et toutes, ayant le coeur plein de joie, éclatèrent. M. de Saint-Cyran dut ajourner les paroles plus graves : " J'avois bien quelque chose à vous dire, mais il y faut une autre préparation que cela ; ce sera pour une autre fois." Et l'on se retira un peu confus de cet éclat d'allégresse innocente." (Port-Royal, livre II, p.521, La Pléiade)

samedi 15 décembre 2012

Contribution à une réflexion sur le bullshit : pourquoi le fatras croît-il donc ?

Dans Croisière d'hiver. Voyage en Amérique Centrale(1933, trad. JulesCastier, Paris, Plon, 1935, p.273-275), Aldous Huxley écrit :
" Les progrès en technologie ont conduit (...) à la vulgarité (...) la reproduction par procédés mécaniques et la presse rotative ont rendu possible la multiplication indéfinie des écrits et des images. L'instruction universelle et les salaires relativement élevés ont créé un public énorme sachant lire et pouvant s'offrir de la lecture et de la matière picturale. Une industrie importante est née de là, afin de fournir ces données. Or, le talent artistique est un phénomène très rare ; il s'ensuit (...) qu'à toute époque et dans tous les pays la majeure partie de l'art a été mauvais. Mais la proportion de fatras dans la production artistique totale est plus grande maintenant qu'à aucune autre époque.(...) C'est là une simple question d'arithmétique. La population de l'Europe Occidentale a un peu plus que doublé au cours du siècle dernier. Mais la quantité de "matière à lire et à voir" s'est accrue, j'imagine, dans un rapport de un à vingt, au moins, et peut-être à cinquante, ou même à cent. S'il y avait n hommes de talent dans une population de x millions, il y aura vraisemblablement 2 n hommes de talent dans une population de 2 x millions. Or, voici comment on peut résumer la situation. Contre une page imprimée, de lectures ou d'images, publiée il y a un siècle, il s'en publie aujourd'hui vingt sinon cent pages. Mais, contre chaque homme de talent vivant jadis, il n'y a maintenant que deux hommes de talent. Il se peut, bien entendu, que, grâce à l'instruction universelle, un grand nombre de talents en puissance, qui, jadis, eussent été morts-nés, doivent actuellement être à même de se réaliser. Admettons (...) qu'il y ait à présent trois ou même quatre hommes de talent pour chacun de ceux qui existaient autrefois. Il demeure encore vrai que la consommation de "matière à lire et à voir" a considérablement dépassé la production naturelle d'écrivains et de dessinateurs doués. Il en est de même de la "matière à entendre". La prospérité, le gramophone et la radiophonie ont créé un public d'auditeurs qui consomment une quantité de "matière à entendre", accrue hors de toute proportion avec l'accroissement de la population, et, partant, avec l'accroissement normal du nombre des musiciens doués de talent. Il résulte de là que, dans tous les arts, la production de fatras est plus grande, en valeur absolue et en valeur relative, qu'elle ne l'a été autrefois ; et qu'il faudra qu'elle demeure plus grande, aussi longtemps que le monde continuera à consommer les quantités actuelles et démesurées en "matière à lire, à voir et à entendre""
Walter Benjamin ajoute à ce texte qu'il cite en note dans L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1939) ;
" Il est clair que le point de vue ici exprimé n'a rien de progressiste."
Certes, mais est-ce faux pour autant ? L'invention de l'Internet n'a fait que rendre plus vraies ces lignes, 80 ans après leur première publication.

Commentaires

1. Le mercredi 19 décembre 2012, 22:01 par julius
Il y a deux choses distinctes mais liées dans cette déclaration d'Huxley.

a) L'une est la question du medium de l'information (la reproductibilité technique des oeuvres à l'infini ( ou quasi) avec l'imprimerie, puis d'autres moyens comme la radio, les images, puis les media electroniques
b) l'autre est l'accroissement du nombre des auditeurs, lecteurs, récepteurs, visionneurs, etc.
Est ce que la reproductibilité , les capacités toujours accrues de diffusion rendent les gens plus stupides? Selon certains non, car d'une part le médium ou véhicule n'a pas d'effet sur le message ( il n'y a pas plus à déplorer l'invention de l'imprimerie que celle d'internet) et d'autre part plus on informe plus on sait , plus cela circule plus le savoir entre dans les caboches (thèse de la "petite poucette" de Michel Serres). C'est la vision irénique : l'augmentation de la taille et de la circulation des infos va augmenter le savoir global, et au total, les gens s'instruiront et seront moins cons.
Selon d'autres, il est faux que le médium soit neutre ( le médium est le massage , comme disait Mc Luhan) : le format par lequel l'info passe compte. En ce sens le livre demande un effort de lecture et d'intelligence que l'internet ne demande pas. Et l'internet nous rend idiots, volages papillonnants. Il nous formate dans nos méthodes. Nombre d'adolescents ne peuvent lire plus de 15 lignes, et leur "attention span" ne dépasse pas 20 minutes ( tout enseignant le constante) . De plus l n'y a aucune raison de supposer que plus le savoir se diffuse moins on est con. Comme disait Jaques Lanzmann ( chanté par Dutronc) : "plus on apprend plus on ne sait rien". Donc l'accroissement du nombre, de la foule, augmente la connerie moyenne.
Je vois du vrai dans les deux, mais je tends comme vous à penser que la seconde thèse est plus vraie que la première. donc comme disait Benjamin, je tends à être réac.

samedi 8 décembre 2012

Qu'est-ce qu'un bon livre ? Éléments d'esthétique orwellienne.

Dans le numéro 5 de Polemic (sept-oct 1946), George Orwell tient à mettre en évidence que l'idéologie de Swift, telle qu'elle transparaît à travers Gulliver, est loin d'être celle d'un homme de gauche :
" Il est hors de doute qu'il hait les grands seigneurs, les rois, les évêques, les généraux, les dames à la mode, les ordres, les titres et les hochets en tout genre, mais il ne semble pas avoir une meilleure opinion des gens ordinaires que de leurs dirigeants, ni être favorable à une plus grande égalité sociale, ni s'enthousiasmer pour les institutions représentatives." (Essais, articles, lettres, p.260, Volume IV)
Cependant, sur la fin de l'article, Orwell, imaginant que le lecteur de l'article le jugera "contre Swift", précise :
" D'un point de vue politique et moral, je combats ses idées, pour autant que je les comprenne. Cependant c'est curieusement l'un des écrivains que j' admire avec le moins de réserves, et Les voyages de Gulliver, en particulier, est un livre dont il me semble que je ne me lasserai jamais (...) Si je devais dresser une liste de six livres à sauver de la destruction, j'y ferais certainement figurer Les Voyages de Gulliver" (p.267)
Se pose alors le problème suivant :
" Quel rapport y a-t-il entre l'approbation des opinions et le plaisir que procure son oeuvre ? " (ibid.)
Orwell part d'abord d'une conception objectiviste de la valeur d'un livre (et plus généralement d'une oeuvre artistique) : cette dernière est dans l'oeuvre, même si elle n' est identifiable que si le livre est lu (que si l'oeuvre est connue) :
" Si l'on admet qu'il y a en art une distinction entre le bon et le mauvais, il faut bien que cette qualité bonne ou mauvaise réside dans l'oeuvre d'art elle-même, non pas indépendamment de l'observateur, bien sûr, mais de son état d'esprit du moment."
Orwell, s'opposant ainsi au relativisme et au subjectivisme, continue en distinguant très clairement la valeur de l'effet produit par elle :
" En un certain sens, il n'est donc pas vrai qu'un poème puisse être bon un jour et mauvais le lendemain. Mais si l'on juge ce poème selon l'effet qu'il produit, cela peut certainement être vrai, car l'effet produit ou le plaisir éprouvé sont des réactions subjectives qui ne se commandent pas."
L'auteur détermine alors quelques-unes des causes physico-psychologiques qui peuvent faire obstacle à un "jugement esthétique" ("un sentiment esthétique", Orwell ne paraissant pas dans ce texte faire de différences entre les deux) : la peur, la faim, la rage de dents, le mal de mer. Mais ces perturbations ne sont pas dangereuses car le lecteur a facilement conscience de leur effet déformant sur l'appréciation. En revanche "un désaccord politique et moral" peut conduire à nier catégoriquement la valeur esthétique d'un ouvrage. Orwell reconnaît donc la possibilité d'évaluer une oeuvre selon deux perspectives : l'une politico-morale, l'autre esthétique.
Or, sans qu'il ne l'écrive noir sur blanc, Orwell pense, semble-t-il, que la seule bonne critique réside dans la lucidité autant du point de vue esthétique que du point de vue politico-moral et dans la capacité de ressentir du plaisir esthétique pour une oeuvre même condamnable éthiquement (un seul adverbe suffit en effet car Orwell ne dissocie pas ici le jugement politique, machiavélien pourrait-on dire, du jugement moral). L'auteur condamne donc les rationalisations qui justifient le rejet d'une oeuvre pour des raisons esthétiques alors qu'il trouve ses raisons dans l'évaluation morale. Il dénonce aussi une critique littéraire qui "consiste dans une large mesure en ce type de va-et-vient frauduleux entre deux systèmes de valeurs".
Mais la valeur esthétique est-elle donc la condition nécessaire et suffisante pour qu'une oeuvre soit jugée bonne et cause donc le plaisir de celui qui la goûte ?
À dire vrai, cette valeur esthétique est une condition nécessaire (pas question de juger un livre comme une oeuvre d'art du seul fait qu'il soutient une position juste), mais non suffisante. Orwell semble alors enlever d'une main ce qu'il a donné de l'autre, car un certain type de contenu est requis, pense-t-il, pour rendre accessible le plaisir esthétique.
Systématisons un peu ici la pensée de l'auteur du point de vue de l'identité des positions défendues dans un livre :
1) celles qui sont "d'une imbécillité flagrante" : à leur propos, on peut formuler un "diagnostic de pathologie mentale". Orwell ne paraît pas ici vraiment distinguer le bête du délirant et du méchant, ce qui est "blessant ou choquant " l'est autant du point de vue de l'intelligence que de l'éthique. Il donne trois exemples de positions appartenant à cette catégorie : celles des spirites, des membres du Ku Klux Klan et celles des partisans de Buchman (une note du traducteur apprend utilement ici que " Frank Buchman (1878-1961) fonda en 1921, à l'université d'Oxford, un mouvement de "réarmement moral"). Si on laisse de côté le dernier cas, mal connu de nous, on réalise que les deux premières idéologies peuvent être qualifiées respectivement de bête et délirante (pardon à William James) et de bête et délirante aussi bien mais de méchante en plus.
2) celles qui sont "compatibles avec la santé mentale, au sens médical du terme, et avec la capacité de mener une réflexion suivie" : on relève donc que la cohérence est une valeur épistémique nécessaire. Dans cet ensemble, Orwell accorde visiblement des degrés de fausseté aux opinions et il n'est pas tendre sur ce point avec Swift dont "la vision du monde n'échappe que de justesse" au ressort des psychiatres. Parmi les points de vue, dont "certains sont manifestement plus erronés que d'autres", Orwell place ceux des catholiques, communistes, fascistes, pacifistes, anarchistes, libéraux à l'ancienne mode, conservateurs ordinaires. Si on l'en juge d'après le livre de John Newsinger (La politique selon Orwell, Agone, 2006), deux de ces positions (anarchiste et pacifiste) ont été plus ou moins à des moments différents celles de l'auteur.
3) quant aux troisièmes positions, le texte, ici ne permet guère de les déterminer positivement, sinon par opposition à celles précédemment évoquées. On les appellera vaguement justes en jouant de l'ambiguïté du terme,le problème n'étant pas ici de déterminer l'identité politique de l'auteur en 1946 (le livre de Newsinger me semble être sur ce point la meilleure des sources en langue française).
Restent deux points à clarifier, l'un précis: pourquoi Swift échappe-t-il de justesse au diagnostic psychiatrique ?, l'autre plus général : d'où vient la valeur littéraire d'un livre ?
On peut aborder le premier point en disant que ce n'est pas un hasard si Cioran aimait lire Swift. Mais c'est précisément l'identité de ce lecteur qui met sur la voie de la réponse : aux yeux d' Orwell, Swift est trop pessimiste. Plus précisément il prend la partie pour le tout ou comme le philosophe pour Wittgenstein, sa vue n'est pas suffisamment panoramique :
" Swift peint du monde un tableau mensonger en refusant de voir dans la vie humaine autre chose que la saleté, la sottise et la méchanceté, mais cet aspect, pour partiel qu'il soit, existe bel et bien, et nous le connaissons tous, même si nous refusons d'en faire mention." (p.269)
Je reste réservé concernant la question de savoir si on peut généraliser à partir de ces lignes et soutenir que les positions de type 2 ont chacune leur part de vérité (ce qui reviendrait alors à chercher ce qu'il y a de vrai dans le fascisme et qui le distingue du Ku Klux Klan par exemple),
Et la valeur littéraire ? Et bien Orwell en donne une explication naturaliste :
" Certaines personnes sont naturellement douées pour faire le meilleur usage des mots, comme d'autres ont des aptitudes naturelles pour les activités sportives. Il s'agit pour l'essentiel, d'une question de rythme et de connaissance instinctive du relief qu'il convient de donner à certains passages."
Plus loin, Orwell est réductionniste d'une autre manière en identifiant le talent à la conviction. À dire vrai, les deux explications peuvent s'additionner même si le résultat sonne un peu tainien : talent = sens instinctif du rythme des mots + conviction.
Concluons : à la différence de La Bruyère, Orwell a donc pensé qu'un bon livre n'est pas nécessairement vrai. Il n'a pas voulu dire qu'un livre faux n'a pas de qualités littéraires (qu'est-ce qui empêcherait un spirite d'avoir et conviction et sens des mots ?). Il a juste défendu que si l'auteur ne défend rien du tout de vrai, alors la condamnation intellectuelle par le lecteur est si radicale que le texte est rejeté en bloc, les idées produisant alors quelque chose comme une colère intellectuelle, qui rend définitivement aveugle à la valeur formelle, littéraire de l'oeuvre.
Notre époque trouvera sans doute audacieuse, voire démodée car dogmatique, l'effort d'identifier une frontière réelle entre les opinions de type 1 et celles de type 2.

Commentaires

1. Le dimanche 9 décembre 2012, 14:18 par Jacques Bolo
Outre que c'est un peu trop ostensiblement formaliste (sans doute par pédagogie) et qu'Orwell n'est pas un philosophe antique (soyons formaliste), il me semble qu'Orwell dit qu'un bon livre, surtout Swift, est sinon "nécessairement vrai", tout au moins partiellement vrai. Et c'est cette part de vrai qui le rend bon.
La question d'une "valeur formelle, littéraire de l'oeuvre", sans aucune vérité, n'a sans doute pas de sens pour lui, contrairement à nos contemporains, pour lesquels elle semble être devenue une norme (formelle). Sans doute à tort.
2. Le dimanche 9 décembre 2012, 15:17 par Philalethe
D'abord je suis content de découvrir quelqu'un partageant (sauf à me tromper) une propriété rare avec Karl Kraus.
Ensuite je suis, si possible, pédagogue (et aussi un pédagogue). Quant aux philosophes antiques, si je les appelle souvent à notre secours (d'ailleurs ils ne peuvent plus grand chose pour nous), ils partagent en effet avec d'autres, non antiques, la tâche de m'éclairer.
Enfin concernant votre remarque je doute de sa vérité car Orwell dans le texte mentionné écrit noir sur blanc :
"Il est exact que la qualité littéraire d'un livre peut, dans une certaine mesure, être distinguée de son thème."(p.268)
Le problème est plutôt qu' à partir de ce que j'ai expliqué, on a deux positions différentes :
a) même les livres indéfendables intellectuellement peuvent avoir une qualité littéraire mais on n'y sera pas sensibles car ils sont par leur manque total de vérité illisibles.
b) si un livre est nul intellectuellement, il l'est littérairement.
Ce qui me fait pencher pour la première position est cette phrase entre autres :
" Pourtant, malgré toute la force et la simplicité de la prose de Swift, et tout cet effort d'imagination qui est parvenu à rendre plus crédibles que la plupart des livres d'histoire non pas un seul, mais toute une série de mondes impossibles, nous ne pourrions prendre plaisir à le lire si sa vision du monde était réellement choquante ou blessante" (p.268)
Cette proposition contrefactuelle laisse penser que le livre de Swift pourrait et être choquant ou blessant et être écrit dans une prose forte et simple.
3. Le mercredi 12 décembre 2012, 14:45 par Jacques Bolo
Justement, je trouve ça un peu formaliste. Mais quant à l'être, si la question est pourquoi on trouve un livre bon, et qu'on ne le trouve pas bon parce qu'on n'y reconnaît aucune vérité, alors la "notion" de qualité littéraire ne peut pas apparaître à celui qui le lit. On ne peut supposer une qualité que d'un point de vue uniquement formaliste, complètement abstrait de toute vérité. Il est alors question de la "notion" de qualité littéraire, pas de la qualité elle-même.
La question essentielle est donc bien celle de la vérité minimale, selon Orwell, mais je suis assez d'accord. Dans une période formaliste, on peut admettre, si on est sensible à cette notion de vérité minimale (et uniquement grâce à cela) que le formalisme est une sorte de "vérité" (de contenu) d'une oeuvre. Mais le contraire ("la vérité est une forme") n'est pas vrai.

Donne-t-on aux élèves en France une éducation scientifique ? Que veut dire scientifique ? Sens étroit et sens large.

Voici quelques passages extraits d'un article écrit par George Orwell le 26 Octobre 1945 pour le journal Tribune:
" (...) Est-il vraiment certain qu' un "scientifique", dans l'acception étroite du terme, soit mieux à même que toute autre personne d'aborder les questions non scientifiques de manière objective ? Il n'y a guère de raisons de le croire. Prenons un seul et simple critère : la capacité de résister au nationalisme (...) Dans son ensemble, la communauté scientifique allemande n'a opposé aucune résistance à Hitler (...) Et il y a plus sinistre encore : le fait qu'un certain nombre de scientifiques allemands aient avalé la monstruosité de la "science raciale" (...) On voit donc que la seule compétence dans une ou plusieurs sciences exactes, même lorsqu'elle est associée à des dons remarquables, n'est d'aucune façon le gage d'une disposition à l'humanité ou à l'esprit critique (...)"
Après avoir présenté la vulnérabilité des scientifiques par rapport à des croyances qui ne sont pas de relation directe avec le savoir qu'ils maîtrisent, Orwell esquisse, certes vaguement, un programme :
" Il est clair que l'éducation scientifique devrait avoir pour but d'inculquer une tournure d'esprit rationnelle, sceptique et expérimentale. Elle consisterait en l'acquisition d'une méthode - méthode qui puisse être appliquée à tous les problèmes que l'on rencontre -, et non en une simple accumulation de faits. Si l'on s'exprime en ces termes, l'apologiste de l'éducation scientifique sera généralement d'accord. Mais si l'on insiste et qu'on lui demande d'être plus précis, on verra qu'en définitive l'éducation scientifique signifie pour lui davantage d'intérêt pour les sciences exactes, en d'autres termes davantage de faits. Dans la pratique, l'idée que la science puisse être une manière d'appréhender le monde et pas simplement un ensemble de connaissances rencontre de fortes résistances. Je pense que le simple esprit de corps en est en partie la cause. Car si la science est simplement une méthode ou une attitude, de sorte que tout individu dont la réflexion est suffisamment rationnelle peut un un sens être qualifié de scientifique, qu'advient-il alors de l'immense prestige dont jouissent le chimiste, le physicien, etc., et de leur prétention à posséder une sagesse dont serait dépourvu le commun des mortels ?" (Qu'est-ce que la science ? Essais, articles, lettres, volume IV p.17)

dimanche 25 novembre 2012

Une définition modeste de la philosophie.

" La philosophie est - ou devrait être -, pour une part essentielle, un art de traiter correctement ce qu'on ignore." (Les lumières des positivistes, 2011, p.52)

mardi 20 novembre 2012

L'empirisme en image.

Dans Les moralistes, une apologie (2008), Louis Van Delft - se demandant si un peintre peut être qualifié de moraliste - évoque une toile de Ghirlandaio, peinte vers 1490 :
Van Delft commente alors la toile en lui faisant correspondre un texte de John Earle tiré de Micro-cosmography, or a Piece of the World discovered in Essays and Characters (1628) :
" Le visage du garçonnet correspond en tout à ceux dont John Earle dit magnifiquement que la vie n'y a pas encore écrit (" A child is a man in a small letter, (...) He is nature's fresh picture newly drawn in oil, which time ad much handling dims and defaces. His soul is yet a white paper...") " (p. 71, Folio-essais)
En note, l'auteur donne la traduction suivante :
" Un enfant est un homme en petit caractère.(...) C'est la fraîche image de la nature, nouvellement peinte à l'huile, que le temps et beaucoup de manipulation obscurcissent et défigurent ."
Je remarque avec étonnement que la dernière phrase n'est pas traduite : " son âme est encore une feuille de papier blanche ". Donc ce n'est pas le visage du garçonnet mais son esprit qui est vierge de tout texte écrit par la vie. Certes le visage peut être vu comme l'image métaphorique de l' esprit mais alors je ne peux m'empêcher d'imaginer ce qui est écrit sur l'âme par la vie comme la déformation laide et maladive du nez du vieil homme.
Petite remarque historique : quand Locke écrit dans l'Essai philosophique concernant l'entendement humain (1690) :
" Supposons qu'au commencement l'âme est ce qu'on nomme une table rase (white paper) vide de tous caractères, sans aucune idée quelle qu'elle soit," (II, 1, Vrin)
il emploie donc une métaphore qui, venant d' Aristote (De l'âme, III, 4), a donc transité au moins par Earle avant d'être utilisée (entre autres sans doute) par Descartes.
On notera aujourd'hui que la traduction de white paper par table rase est égarante mais Littré est comme d'habitude éclairant : " table rase, planche sur laquelle il n'y a rien de peint, ainsi dite parce que les anciens peintres peignaient non sur une toile, mais sur une table de bois". Tout se passe comme si la traduction, recourant à l'image aristotélicienne de tablette, ne voulait pas enregistrer la nouveauté métaphorique de la référence au papier.

samedi 17 novembre 2012

Sainte-Beuve, discrètement nietzschéen ou lâche libertin ?

Sainte-Beuve cite dans Port-Royal le passage suivant du janséniste Saint-Cyran :
" Dieu ne possédant nul bien temporel, et en étant, pour le dire ainsi, dépouillé, les possède tous d'une manière suréminente, comme la mer possède les eaux des fleuves et des fontaines, c'est-à-dire dans sa sainteté et dans ses biens de Grâce et de Gloire, qui sont une même chose avec son essence. L'homme juste, après s'être dépouillé de tous les désirs et de tous les biens temporels de la terre, les possède plus excellemment dans ceux de la Grâce que Dieu lui a donnés.
Aussi on ne sauroit mieux définir la Grâce en abrégé que de dire que c'est un empire et une souveraineté sur toutes les choses du monde."
C'est alors que Sainte-Beuve écrit cette remarque assassine :
" N'y a-t-il pas de quoi contempler dans cette pensée toute la fierté et la gloire permise de l'humble pauvreté chrétienne, sa secrète revanche ?" (Livre II, p.374, La Pléiade)
On pense à l'interprétation que Nietzsche donne d'un passage de Tertullien dans La généalogie de la morale (I, 15). Certes Sainte-Beuve n'est pas NIetzsche !
Qui, peut-être, le perce à jour assez bien quand il le décrit dans Par-delà le bien et le mal(48) comme "cet aimable et sagace (lebenswürdige und kluge) cicerone de Port-Royal". Ces deux qualificatifs sont explicités par un long fragment ultérieur consacré à Sainte-Beuve dans Le crépuscule des idoles, dont je retiendrais les passages suivants :
" (...) En tant que psychologue, un génie de la médisance (en français dans le texte), inépuisable dans les moyens de placer cette médisance ; personne ne s'entend aussi bien à mêler du poison à l'éloge (...) avec souvent la langue du libertin (en français dans le texte) cosmopolite, mais sans même avoir le courage d'avouer son libertinage (en français dans le texte) (...)" (éd. Lacoste et Le Rider, p.992)

L'humilité, un effet essentiellement secondaire ?

Dans L'irrationalité, Traité critique de l'homme économique (II) (2010), Jon Elster fait un inventaire des états (ou effets) essentiellement secondaires. Je rappelle que ce sont des états "qui ont la propriété de se dérober devant la main qui les cherche" (p.93). Voici en abrégé la liste des états qu'il retient :
- faire impression sur quelqu'un.
- croire une chose.
- être heureux.
- obtenir la gloire.
- oublier une chose.
- ne pas penser à une chose.
- ne pas faire attention à quelqu'un.
- être spontané.
- réussir.
- être naturel.
- s'offenser.
- avoir une mine grave.
Elster explique que chaque fois qu'on veut directement un de ces états, on ne l'obtient pas, pour la seule et bonne raison qu'on le vise directement.
À cette liste, j'ajouterai "être humble", comme m'en convainc un passage de Sainte-Beuve consacré à un des fondateurs du jansénisme, Saint-Cyran :
" Il considérait l'humilité (ce sont ses propres termes) comme l'ombre que ceux qui courent plus fort n'attrapent point pour cela, et il ne croyait pas qu'il y eût un meilleur moyen de la posséder, que d'arrêter son activité naturelle pour s'anéantir en soi-même, et que de se tourner tellement vers le soleil divin, et si en plein dans le juste sens de son rayon, que tout ombre autour de nous disparût." (Port-Royal, Livre II, p.373, La Pléiade).
En visant directement Dieu, on obtient indirectement l'humilité désirée.

Commentaires

1. Le dimanche 18 novembre 2012, 21:43 par Ruy Blas
Elster reprend, comme vous l'avez noté , son idée plus ancienne dans Ulysse et les sirènes.
Mais la définition de ces états comme ceux "qui ont la propriété de se dérober devant la main qui les cherche" est un peu égarante car elle laisse entendre que l'on a un but et que l'on a un effet secondaire *de ce même but* . C'est vrai de certains des états décrits par Elster, comme vouloir être naturel ou spontané, qui ne s'obtient pas en voulant paraître naturel , mais en l'étant. Mais c'est plus problématique pour la gloire ou la croyance. Je peux chercher à croire que p , mais ne n'obtiendrai pas pour autant par effet secondaire la croyance que p, de même pour la gloire. La route causale
reste encore indéterminée.
Ce qui reste obscur, pour moi c'est le lien entre le but primaire recherché t l'effet secondaire.
2. Le dimanche 25 novembre 2012, 19:41 par Philalethe
Excusez-moi, Ruy Blas, de vous répondre si tard !
Acceptez que je n'écris pas pour vous instruire (!) mais pour clarifier mes idées.
Il me semble que l'idée est la suivante : si on a par exemple comme but de s'endormir, on n'obtient pas le résultat qu'on vise précisément parce qu'on le vise. L'effet "s'endormir" est secondaire par rapport à un autre but que celui de s'endormir. Par exemple, s'endormir peut être l'effet secondaire obtenu quand on a comme but de ne pas s'endormir. Mais est-ce que ça marche si on a comme but premier de ne pas s'endormir en vue du but de s'endormir ? J'en doute.
Pour "vouloir obtenir la gloire", Elster cite Sénèque : "On est poursuivi par les bienfaits lorsqu'on n'en réclame pas le prix" (Les Bienfaits). Ici l'effet secondaire est en fait l'effet inverse de celui qui est visé. La route causale est simple : c'est en faisant tout ce qu'il faut pour ne pas l'avoir qu'on a l'effet, on l'obtient : "la gloire s'attache de préférence à ceux qui la fuient".
Concernant la croyance, c'est plus compliqué car ce n'est pas en faisant tout ce qu'il faut pour ne pas croire que p qu'on croira que p. En revanche on peut peut-être croire que p en cherchant à croire que p, Pascal dit qu'en cherchant à faire comme si on croyait en Dieu, on finira par croire en Dieu. Autre possibilité : si on cherche de bonnes raisons de croire que p, on arrivera peut-être à croire que p mais alors on peut peut-être dire que la croyance est un effet secondaire de la découverte des bonnes raisons qu'on se fixait comme but de découvrir.
Il semble en tout cas que sous le concept d'effet secondaire se cachent pas mal de mécanismes distincts.
3. Le dimanche 25 novembre 2012, 21:33 par Philalethe
D'après Russell, on peut penser le bien (dans la pensée) et le bonheur comme des effets essentiellement secondaires :
" Si la philosophie ne doit pas demeurer un ensemble de rêves agréables, cette croyance [ que le bien peut être voulu et réalisé directement ] doit être évacuée. C'est un lieu commun de dire que le meilleur moyen d'atteindre le bonheur n'est pas celui des gens qui le cherchent directement ; et il semblerait que la même chose soit vraie du bien. Dans la pensée, en tout cas, ceux qui oublient le bien et le mal et cherchent uniquement à connaître les faits ont plus de chances d'atteindre le bien que ceux qui voient le monde à travers le miroir déformant de leurs propres désirs." (La méthode scientifique en philosophie)
4. Le samedi 9 février 2013, 11:18 par Ruy Blas
Cher Philathète
Je viens de trouver une équivalent esthétique de la notion d'effet essentiellement secondaire d'Elster , chez l'admirable Taine
“La perfection du style, c’est la disparition du style.”
Vérifiez avec les classiques , d'Homère à Chateaubriand ( je ne justifie pas cette date mais j'ai tendance à penser que le classicisme finit à peu près là) : chez eux le style n'est jamais le résultat d'une recherche, mais vient naturellement sans *effet * de style .
Un classique moderne peut exister. Il faudra que le style ne paraisse pas, s'efface en douce. Quelques uns seulement y parviennent. Chez les autres , tout effet de style tourne au manièrisme. C'est pourquoi les retours au classicisme semblent forcés comme quand on s'efforce d'être naturel , rationnel, moral .
Cela définit aussi l'aristocratie,qui sans effort, quand elle est vraie, est capable de parler au peuple. Le drame du bourgeois,puis du petit bourgeois, puis du mini bourgeois d'aujourd'hui, est qu'il se force.
5. Le dimanche 10 février 2013, 12:26 par philalèthe
Merci, intéressant. Je crois que Taine est en effet largement caricaturé et qu'il faudra aussi qu'on lui rende justice.
Ne faut-il pas une éducation longue et approfondie pour que par un tel training le style se manifeste ainsi sans effort de style ?
Vu que notre éducation -au niveau de l'apprentissage de la langue au moins- est le contraire de cela et que plus aucun canon esthétique n' a le monopole en s'imposant comme soit-disant naturel, les classicismes seront condamnés à être des formes aussitôt contestées et hantées par la nostalgie.
Ceci dit, pour avoir un style classique, il fallait l'avoir voulu, c'est juste la naturalité de ce style qui est un effet secondaire.
Quant aux rapports sociaux, on ne va tout de même pas regretter qu'ils aient cessé de passer pour naturels !
6. Le dimanche 10 février 2013, 22:14 par R.B
Querido Don Salluste

Je ne suis pas sûr de m'être fait comprendre. De même que chercher à
paraître naturel, ou chercher à croire , ne peut pas produire le naturel, ni la
croyance, chercher à avoir du beau style ne peut pas produire le style. C'est
un effet essentiellement secondaire.
A cela j'ajoutais que le style classique est celui qui , par définition,
cherche le moins ces effets, et est le "naturel" ; cela ne veut pas qu'il en
soit totalement dépourvu

Vôtre

R.B.
7. Le lundi 18 février 2013, 18:37 par Philalèthe
Cher Ruy Blas,
Je pense vous avoir compris du premier coup mais en revanche je ne comprends pas pourquoi vous croyez que je ne vous ai pas compris.
Merci tout de même d'avoir pris la peine de la reformulation !
Bien cordialement.
D.S.

vendredi 16 novembre 2012

Comment enseigner la philosophie ?

Dans La logique des noms propres (1972), Saul Kripke critique la théorie du faisceau (c'est la vue selon laquelle "le référent d'un nom est déterminé non par une description unique mais par un faisceau ou une famille de descriptions (p.20)). Il ajoute dans une parenthèse :
" C'est vraiment une bonne théorie. Le seul défaut que je lui trouve est probablement commun à toutes les théories philosophiques : elle est fausse. Vous pourriez me soupçonner de vous proposer une autre théorie à la place ; mais j'espère que non, parce que je suis sûr, qu'elle serait fausse aussi, en tant que théorie " (p. 51)
L'impression de nihilisme que donne ce passage est trompeur car Kripke distingue la théorie de la thèse. Ainsi dans la suite du texte il explique que la théorie qu'il réfute est constituée de 6 thèses dont toutes sont fausses, sauf une.
Reste qu'on peut se demander pourquoi Kripke qualifie de bonne une théorie dont les 5/6èmes sont faux. Mais ce n'est pas le point important aujourd'hui.
Ce qui compte est cette distinction thèse/théorie du point de vue de l'enseignement de la philosophie en Terminale : mise à part la question du temps, l'enseignement de la philosophie comme pluralité de théories (avec opposition, dépassée ou non, des théories les unes aux autres) ne me paraît guère marcher car il implique qu'on enseigne des thèses ou fausses (l'animal-machine de Descartes) ou assez invraisemblables (l'idéalisme berkeleyen). Or, bien que novices, les meilleurs des élèves supputent vite la faiblesse des positions en question, faiblesse qui les conduit à rejeter par association la philosophie. En revanche enseigner la philosophie en extrayant des théories les meilleurs arguments produit des effets tout à fait distincts. Certes le professeur par prudence et honnêteté peut ne pas aller jusqu'à identifier ces arguments à des arguments vrais, mais il n'en est pas moins sûr que les élèves respectent alors des thèses sur lesquels on se casse les dents, une fois qu'on les a débarrassées des thèses douteuses qui historiquement leur étaient liées dans la théorie du philosophe.
Certains professeurs pensent bien sûr qu'en philosophie on ne doit pas trier car une thèse n'est selon eux intelligible vraiment qu'avec l'arrière-plan théorique qui l'accompagne. Il en irait d'une thèse comme d'un organe : prélevé de l'organisme vivant qui le nourrit et qu'il fait vivre, il est détruit (c'est entre autres la conception de Guéroult et de Vuillemin, Jacques Bouveresse l'a bien expliqué dans ses cours au Collège de France).
Mais on peut aussi penser que, sinon toutes, du moins certaines thèses gardent leur intelligibilité hors contexte et que leur force ne vient pas de leur environnement d'origine mais de la capacité qu'elles ont de résister aux réfutations qui les visent ou d'être réparables malgré les dégâts heureusement non mortels causés par des réfutations (par exemple l'argument ontologique me semble être une thèse de ce type : comme Castro aux multiples attentats de la CIA, elle a survécu à une batterie de réfutations ; certes il n'est pas en pleine forme mais il est vivant, bel et bien - cette dernière phrase vaut autant pour Fidel que pour la preuve de Saint-Anselme).