Élie Rabier, mort en 1932, n'a pas philosophé sous l'Occupation mais sans le vouloir
il a fait philosopher les candidats nancéiens au bac 1943 à travers son mot. Ce mot a été tiré du
Discours prononcé le 2 août 1886 à l'occasion de la distribution des prix du Concours Général.
Mais qui était donc Élie Rabier, bien oublié aujourd'hui ?
Un article très précis de Yves Verneuil dans la revue Histoire de l'éducation me renseigne bien utilement.
Julien Benda a beau l'avoir durement classé dans
La jeunesse d'un clerc (1936) parmi les « beaux parleurs dont (il) sentai(t) durement le néant », il semble plus intéressant que ce jugement sévère ne le laisse penser.
Élie Rabier a un parcours exemplaire : ancien élève de l' ENS, agrégé, il est reconnu par tous comme un professeur de lycée exceptionnel : à 43 ans, il est nommé directeur de l'enseignement secondaire, poste qu'il occupera jusqu'en 1907. Ce haut fonctionnaire, animé de convictions spiritualistes, a écrit dans l'
Encyclopédie des sciences religieuses deux articles, l'un hostile au matérialisme et un autre, consacré au positivisme, en faveur des miracles.
Mais son opus magnum, ce sont les
Leçons de philosophie, publiées en 1884 alors qu'il était professeur au lycée Charlemagne à Paris et rééditées jusqu'en 1912.
L'argumentation de Rabier frappe immédiatement par sa clarté, sa précision, sa rigueur : aussi y abondent des textes bien meilleurs que celui choisi pour le bac 43. Mieux, certains passages restent utiles et éclairants pour les bacheliers d'aujourd'hui, par exemple ces lignes nettes sur les différences entres les états cérébraux et les états mentaux :
" Distinction des faits physiologiques et des faits psychologiques : On l'a quelquefois contestée. Plus d'un savant a prétendu absorber la psychologie dans la physiologie. En effet, la physiologie est l'étude des fonctions des organes : de la circulation, fonction du coeur et des autres vaisseaux sanguins ; de la respiration, fonction des poumons ; de la digestion, fonction de l'estomac, etc. Mais que sont la pensée, le sentiment, la volonté sinon des fonctions du cerveau ? La psychologie, ou étude des fonctions du cerveau, n'est donc qu'un chapitre de la physiologie ou étude des fonctions en général.
Cette assimilation entre les faits spirituels ou fonctions de la vie mora!e, et !es faits organiques ou fonctions de la vie physique est inexacte. Car entre ces deux ordres de fonctions ou de faits il existe à plusieurs égards une opposition radicale.
Opposition de nature : les uns sont, et les autres ne sont pas des mouvements des organes. Ces fonctions diffèrent d'abord par leur nature même, Les fonctions organiques sont purement et simplement des mouvements de l'organe et d'une matière sur laquelle il agit. La digestion, la circulation, sont complètement connues et définies, dès qu'on connaît !es mouvements de l'estomac et de la matière digérée, les mouvements des vaisseaux sanguins et du sang. En dehors de ces mouvements, il ne reste plus rien à connaître (sinon d'autres mouvements des organes voisins, comme les nerfs, etc.), pour avoir la science complète de ces fonctions. Considérons maintenant la pensée ou le sentiment. Sans doute la pensée a dans le cerveau quelques-unes de ses conditions. Nous dirons, si l'on y tient, toutes ses conditions, sauf à retirer plus tard, s'il y a lieu, cette concession. Toujours est-il que la pensée n'est pas une fonction du cerveau, au même sens que ce mot fonction avait tout à l'heure. Tout à l'heure fonction signifiait mouvement : la pensée est-elle un mouvement ? Un matérialiste peut bien dire, avec quelque apparence de raison, que la pensée est un effet, une résultante des mouvements cérébraux. Mais il ne peut dire sans absurdité manifeste que la pensée est un mouvement du cerveau. Soit en effet, un mouvement quel qu'il soit, rectiligne, curviligne, en spirale dextre ou senestre: qu'est-ce que l'analyse la plus minutieuse peut saisir de commun entre ce mouvement et une pensée si humble, si pauvre qu'elle soit, fût-ce une simple sensation, comme la sensation d'amertume, ou la sensation du bleu ? Un mouvement n'est jamais, en somme, que le transport d'un morceau de matière d'un lieu dans un autre : quel rapport de ressemblance y a-t-il entre ce fait et la conscience du bleu? Loin d'être identiques, ces deux faits sont aussi distincts que deux faits peuvent l'être; et, comme dit M. Taine, " l'analyse, au lieu de combler l'intervalle qui les sépare, semble l'élargir à l'infini."
Les uns sont, les autres ne sont pas inhérents aux organes. Mais si la pensée n'est pas un mouvement, il n'est donc pas vrai qu'elle soit inhérente à l'organe cérébral, qu'elle soit cet organe même dans un certain état. Il n'est pas vrai non plus, par conséquent, qu'une connaissance complète du cerveau en mouvement nous donnerait une connaissance complète de cette prétendue fonction. Loin de là, on peut supposer tous les mouvements du cerveau connus et définis aussi bien que ceux des planètes ou ceux d'une machine peuvent l'être, on n'aura pas encore l'idée, même la plus vague, de la prétendue fonction du cerveau, la pensée. La science absolue de ces mouvements, telle que Dieu lui-même peut la posséder, ne nous ferait pas même soupçonner, si nous ne savions pas d'ailleurs, par la conscience,le simple fait de l'existence de la pensée. C'est ainsi que, si l'animal éprouve certaines sensations d'une autre espèce que les nôtres, la science la plus parfaite de ce qui se passe dans son cerveau ne nous fera jamais connaître la nature de ces sensations. C'est ainsi encore que la science la plus parfaite des fonctions de l'appareil de l'ouïe, ou de l'appareil de la vue ne saurait donner au sourd, l'idée du son, à l'aveugle l'idée de la couleur.
Par conséquent, que l'on dise que les mouvements du cerveau, phénomènes antécédents ou concomitants de la pensée, sont une fonction du cerveau, au même titre et dans le même sens que la digestion est une fonction de l'estomac, rien de plus juste. Mais prétendre que la pensée elle-même, qui est radicalement distincte de tous ces mouvements, n'est, comme ces mouvements eux-mêmes qu'une fonction du cerveau, au même titre et dans le même sens que la digestion est une fonction de l'estomac, c'est désigner par un même mot deux rapports absolument différents.
Par suite, les uns peuvent se localiser et non pas les autres. Cette opposition absolue de nature entraîne deux autres différences entre les faits ou fonctions organiques et les faits ou fonctions psychologiques. Les faits organiques étant des mouvements de certaines masses matérielles, occupent dans le corps certaines places que l'on peut assigner. On peut donc les localiser : on localise la circulation du sang, la sécrétion de la bile, etc. Au contraire, les faits psychologiques, n'étant pas inhérents à la matière même, n'ont aucune étendue, par suite ils ne sauraient occuper aucune portion de l'espace : ils ne sont, à parler rigoureusement, nulle part. On parle, il est vrai, de la localisation dans l'encéphale de diverses fonctions psychologiques. Ainsi Broca a localisé la fonction du langage dans la troisième circonvolution frontale de l'hémisphère gauche du cerveau. Mais dans quel sens faut-il l'entendre? Ce qu'on a localisé, ou qui peut l'être, ce sont les actions physiologiques qui sont la condition des fonctions spirituelles, mais non ces fonctions spirituelles elles-mêmes. On peut scruter tant qu'on voudra les circonvolutions, on n'y rencontrera jamais la pensée d'un mot. Admettons qu'on y découvre quelque jour les mots imprimés comme ils peuvent l'être sur de la cire : qu'a de commun cette représentation matérielle du mot avec la conscience psychologique du mot ? Le cerveau, d'après quelques savants, serait comme une sorte de magasin de clichés photographiques. Soit : mais, entre ces clichés et la pensée, la différence est tout aussi grande qu'entre les objets extérieurs eux-mêmes et la pensée. Il ne suffit pas que des phénomènes matériels aient lieu sous la boîte crânienne pour devenir pensée. Donc tout ce qui est condition physique de la pensée et de la conscience peut se localiser ; la pensée et la conscience ne se localiseront jamais.
Par suite encore les uns peuvent se mesurer et non pas les autres. En outre, les faits physiologiques étant des mouvements de la matière étendue, sont, par suite, en eux-mêmes et directement, mesurables, puisque l'étendue est chose qui se mesure. Ils commencent en un point, ils finissent en un autre point dont la distance au premier peut être assignée. On peut mesurer les mouvements des bras qui gesticulent et des jambes qui marchent ; on peut mesurer de même, avec plus ou moins de difficulté, les mouvements de la langue, du cœur, de l'estomac. On conçoit aussi qu'un être qui aurait des organes des sens assez subtils et des instruments assez précis, pourrait mesurer l' amplitude des vibrations cérébrales qui correspondent, par exemple, au sentiment amour, ou au sentiment haine. Mais puisque les faits de conscience n'ont aucune étendue, et que l'étendue est la seule chose qui se mesure directement, les faits de conscience ne peuvent être directement mesurés."
À mes yeux, ces lignes peuvent encore aujourd'hui faire réfléchir aux limites d'un matérialisme grossier. Certes tout ce que Rabier a écrit n'a pas si bien vieilli. Si on veut faire sourire les élèves français et justifier aux États-Unis la référence au warning triggers, qu'on donne à lire ces lignes qui fleurent mauvais la colonisation :
" Qui pourrait soutenir que toutes les fonctions spirituelles, cette raison capable de connaître les lois éternelles des nombres et des figures, et de s'élever jusqu'à l'infini, cette imagination qui peut créer les chefs-d'oeuvre de l'art, cette puissance d'aimer qui, éprise d'enthousiasme pour le vrai, le beau et le bien, peut inspirer tous les dévouements et tous les sacrifices, cette volonté enfin qui peut réaliser en nous ce qu'il y a de plus grand au monde, le bien moral, ne doivent se proposer d'autre but que de pourvoir aux nécessités du corps?
L'homme qui se serait oublié à ce point pourrait recevoir des leçons, même des peuplades les plus barbares, même des animaux. Le sauvage misérable, dès qu'il s'est péniblement affranchi de la tyrannie du besoin et qu'il a un moment à lui, se plaît au chant, à la danse, à l'ornementation,à la parure; c'est le premier bégaiement de l'art et le premier essai d'une vie supérieure."
Que les "primitifs" parviennent au mieux à bégayer, c'est dur à digérer, en revanche les lignes qui suivent sur les animaux sont plutôt dans l'air de notre temps, discrètement certes :
"Chez les animaux eux-mêmes, du moins chez les animaux supérieurs, certaines fonctions semblent se détacher de la vie purement corporelle. Quelques-uns se montrent sensibles à l'éclat des couleurs, à la douceur des sens. Il en est qui se plaisent à jouer entre eux, et qui exécutent, comme nos enfants, de véritables drames. Or, le jeu, c'est déjà l'annonce de l' affranchissement et le prélude à la vie libre de l'esprit. " Malheur, a dit Schiller, à l'être qui ne joue pas et que le souci de sa conservation absorbe tout entier !"
Donc ne vous oubliez pas, lisez Rabier !
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