samedi 21 janvier 2006

Criton dans les derniers moments de Socrate.

Diogène m'ayant un peu laissé sur ma faim concernant l'identité de Criton, je vais voir ce que m' apprend Platon sur son compte. Dans l' Apologie , je découvre qu'il a le même âge que Socrate et qu'il est du même dème que lui (le dème est à Athènes une circonscription territoriale). Mais c'est dans le Phédon que quelques lignes valent la peine d'être relevées. Phédon, qui a assisté en direct à la mort de Socrate, raconte à Échécrate, pressé d'en connaître le détail, que la vingtaine de disciples et d'amis dont il fait partie (mais à laquelle n'appartient pas Platon, malade ce jour-là) découvre en prison non seulement celui qu'elle vient voir mais aussi son épouse Xanthippe portant leur plus jeune enfant (Socrate a été en effet un père de famille nombreuse: il a eu trois enfants ) et assise contre son mari:
"Mais, aussitôt qu'elle nous vit, Xanthippe se mit à prononcer des imprécations et à tenir ces sortes de propos qui sont habituels aux femmes: "Ah ! Socrate, c'est maintenant la dernière fois que tes familiers te parleront et que tu leur parleras !" (59 a)
Encline à souligner le côté extraordinaire du moment qu'ils vivent, l' épouse représente ici l' anti-Socrate, attaché à faire jusqu'au bout comme si de rien n'était. On comprend la réaction du philosophe. Elle est en trop dans la pièce car elle gâche la mise en scène:
" Alors Socrate, regardant du côté de Criton: "Qu'on l'emmène à la maison, Criton !" dit-il. Et, pendant que l'emmenaient quelques-uns des serviteurs de Criton, elle poussait de grands cris en se frappant la tête." (59 a-b)
Fidèle, Criton obtempère mais j'imagine qu'il aurait pu casser l'ordre du jour et, inspiré par l'image du dernier-né, faire jouer la corde sensible comme dans le dialogue platonicien auquel il a donné son nom:
" Ce sont tes fils que tu te presseras de laisser derrière toi (Criton imagine alors les conséquences du refus de Socrate de s'évader de sa prison), quand il t'était possible de les élever jusqu'au bout, de faire jusqu'au bout leur éducation; et, pour ce qui te concerne, tu ne t'inquiètes pas de savoir quel sort ils pourront bien avoir ! Ce sort, vraisemblablement, ce sera d'être exposés à ce genre de malheurs auquel, d'habitude, la situation d'orphelin expose les orphelins: ou bien, en effet il ne faut pas faire d'enfants, ou bien il faut prendre la peine de les élever et de faire leur éducation ! Or, tu m'as l'air, toi, de prendre le parti qui présente le moins de difficulté, alors que celui qu'il faut prendre, c'est le parti que prendrait un homme de bien et un vaillant ! Et tu proclames qu'une conduite méritoire est le souci de toute ta vie " (Criton 45 d)
Mais dans le Phédon, Criton, accompagné de son fils Critobule, n' opposera aucune contradiction et se contentera d'écouter. Il sera encore là à la fin quand on fait venir pour une ultime visite les enfants de Socrate et les femmes de sa famille (je souris en lisant la note écrite à cet endroit par Léon Robin: " Des parentes seulement, semble-t-il. Il serait étonnant, si Xanthippe était là, qu'elle s'abstînt des manifestations bruyantes de 60 a." Il m'avait déjà amusé quand il avait jugé bon de placer cette autre note à propos de l' absence de Platon, retenu par une maladie: " Il n'y a pas de bonnes raisons de supposer à l'absence de Platon un autre motif.")
C'est maintenant le coucher du soleil, l'entretien tarit:
"Après cela, on ne se dit plus grand-chose" (116 b)
Le Serviteur des Onze (ils avaient comme fonction d'administrer la prison et de faire exécuter les criminels) s'adresse à Socrate, fait son éloge puis, se mettant à pleurer, quitte la pièce. Socrate dit à ses disciples tout le bien qu'il pense du gardien-chef comme l'appelle Robin et demande à Criton de faire apporter le poison broyé. Criton cherche à retarder l'issue en disant qu'il croit qu'il ne fait pas encore nuit et lui propose assez incroyablement de prendre le temps de jouir une dernière fois des plaisirs de la vie:
" Il y a d'autres (condamnés) qui ont bu le poison longtemps après qu'on le leur a enjoint, et non sans avoir bien mangé et bien bu, quelques-uns même après avoir eu commerce avec les personnes dont ils avaient d'aventure envie. Allons ! Ne te presse pas, puis qu'il te reste encore du temps " (116 e)
Socrate avec une grande douceur ne manifeste aucune réprobation mais met clairement les points sur les i:
" Ils ont bien raison, les gens dont tu parles, de faire ce que tu dis, car ils pensent qu'ils gagneront à le faire ! (Nul n'est méchant volontairement: chacun veut d'abord le bonheur mais la plupart ne sont pas éclairés sur le moyen de l'atteindre) Quant à moi, c'est aussi avec raison que je ne le ferai pas, car je ne crois pas que j'y gagne, en buvant un peu plus tard le poison, sinon de me prêter à rire de moi-même, en m'engluant ainsi dans la vie et en l'économisant alors qu'il n'en reste presque plus ! " (116e-117a)
Criton commande alors à un serviteur non d'emmener la femme mais d'apporter le poison. Socrate ayant bu impassiblement la coupe, Criton s'effondre en larmes et doit quitter la pièce. Peu à peu le corps de Socrate devient insensible, la froideur partie des pieds a atteint le bas-ventre, elle va bientôt gagner le coeur, alors Socrate adresse à Criton et à tous les autres ses dernières paroles:
" - Criton, à Asclépios, nous sommes redevables d'un coq ! Vous autres, acquittez ma dette ! n'y manquez pas ! - Mais oui ! dit Criton, ce sera fait ! Vois cependant si tu n'as rien de plus à dire." (118 a)
En vain, aucune parole, supplémentaire et moins prosaïque, ne sortira de sa bouche et Criton lui fermera les yeux.

mercredi 18 janvier 2006

Stilpon : les chiens font des chats.

A Sylvia W., pour le grand service qu'elle m'a rendu...
Stilpon a deux femmes, l’une légitime et l’autre courtisane, cependant, malgré le proverbe (« Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd sa raison ») il n’a pas déchu, sans quoi on ne comprendrait pas l’anecdote suivante :
« Il eut une fille aux moeurs dissolues (sans doute née de la femme légitime, destinée socialement à la reproduction, elle ressemble pourtant à la maîtresse, destinée, elle, entre autres, à la conversation) qu’épousa un de ses familiers, Simmias de Syracuse (un disciple qui n’aurait pris du maître que la fille ?). Celle-ci ne vivant pas de façon convenable (avant ou après le mariage ?), quelqu’un dit à Stilpon qu’elle le déshonorait. Mais lui répliqua : « Pas davantage que moi je ne l’honore » » (II,114)
A l’inverse de sa fille à qui il attribue, en accord avec le voisinage, une conduite déshonorante, Stilpon s’attribue une conduite honorable. Mais ni le mérite ni le démérite ne sont contagieux. On n’a à répondre que de soi : la consanguinité n’implique pas la responsabilité des fautes. On est loin du péché originel. Inversement la fille ne tire aucun prix de la valeur du père. Les prouesses philosophiques paternelles ne la rachètent pas en effet. La famille est ici un ensemble de personnes à juger au cas par cas. Stilpon au fond ignore l’honneur de la famille. Une famille honorable, l'expression n'est sensée que si chaque partie est honorable ; inversement, il n’y a de famille déshonorante que là où ,sans reste, les membres, chacun à leur manière ou tous pareillement, se déshonorent. Un seul donc ne peut ni affaiblir ni élever la valeur d’une totalité qui ne sera jamais rien de plus que la somme des parties. Ainsi chacun peut espérer faire exception sans jamais porter d’avance le fardeau de l’opprobre. La valeur ne s’hérite pas, elle se mérite. Donc malgré ses deux femmes et sa fille sans retenue, Stilpon ne s’est pas laissé aller. Ce qui déjà bien connu de Cicéron qui, dans son ouvrage consacré au destin, le prend, à l’instar de Socrate, comme exemple de maîtrise de soi:
« Stilpon, ce philosophe mégarique, était, à ce que l'on nous rapporte, un homme fort ingénieux, et jouissait, de son temps, d'une assez belle renommée. Nous pouvons voir, dans les propres écrits de ses amis, qu'il éprouvait une vive inclination pour le vin et les femmes; et ce n'est pas pour le décrier qu'ils en parlent, mais plutôt pour le louer; car ils ajoutent qu'il avait tellement dompté et subjugué cette nature vicieuse par la force de la discipline, que jamais homme au monde ne le surprit dans l'ivresse ou agité de mauvaises passions » (De Fato V 10 trad. de Nisard)
Diogène Laërce le dit d’une autre manière :
« Hermippe dit que Stilpon mourut âgé, après avoir bu du vin afin de mourir plus vite » (II, 120)
Le philosophe s’oblige à boire du vin, c’est la preuve qu’il n’est pas poussé à le faire. On assiste ici non à la manifestation d’une dépendance mais à l’accomplissement d’un devoir. Il faut en finir, empoisonnons-nous. Quel contresens de croire que Stilpon prend, avant de mourir, ses derniers moments de bon temps ! Pour le dire clairement, Diogène Laërce écrit, comme d’habitude, quelques vers :
« Stilpon de Mégare, tu le connais certainement (c’est inhabituel chez lui de s’adresser au lecteur), a été terrassé par la vieillesse, puis par la maladie, attelage infernal. Mais il trouva dans le vin un cocher bien meilleur Que ce couple funeste. Car, après avoir bu, il prit les devants. » (II, 120)
« Changer de cocher », nouvelle périphrase pour dire « se suicider », c’est-à-dire choisir activement le processus qu’on subira. Stilpon a gardé le vin, l’arme qui aurait pu le faire très tôt disparaître, sinon en tant qu’homme du moins en tant que philosophe, pour la fin, non comme délice mais comme supplice. C'est vrai que, s'il s' était attelé à une maîtresse dans le seul but de hâter sa mort, la démonstration que constitue sa vie aurait été plus convaincante...

lundi 16 janvier 2006

Stilpon, un homme, un vrai.

On se rappelle de Diogène circulant en plein jour sur l’agora noire de monde, une torche à la main et répétant : « Je cherche un Homme », octroyant du même coup à tous les passants le statut peu enviable de pré-humains. S’il a connu l’anecdote, Stilpon a dû s’imaginer (naïvement alors) que Diogène, s’il l’avait rencontré, aurait ipso facto cessé sa quête : « On raconte qu’à Athènes il exerçait une telle attirance sur les gens qu’on accourait des échoppes pour le voir. Et comme quelqu’un lui disait : « Stilpon, ils t’admirent comme une bête curieuse », il répliqua : « Pas du tout, mais comme un homme véritable. » » (II, 119) Je pense à ce texte de Marx tiré de la Critique de la philosophie du droit de Hegel : « La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme, tant qu’il ne se meut pas autour de lui-même » Stilpon éblouit, tel un soleil, tous ces hommes à qui il ne tient qu’à eux de se donner la valeur, qu’ils attribuent à l’homme exceptionnel, sur le passage duquel ils s’agrègent. Mais le philosophe antique ne brille que sur le fond de cette majorité terne.

Qu'attendre des philosophes antiques ?

Les philosophes antiques sont-ils loin de nous ?
Il faut trouver la juste distance: si nous les voyons de trop loin , ils ne seront que des témoins d'une époque dépassée; si nous les voyons de trop près, nous penserons à tort qu'ils ont eu nos problèmes et que finalement ils sont comme nous. Entre l'historicisme et l'anachronisme, une voie du milieu donc.
Mais qu'attendre d'eux ? Des manières de voir et de faire qui nous aident à mieux voir et à mieux faire. Cela ne veut pas dire qu' à coup sûr on verra plus juste ou qu'on agira mieux mais au moins, dans certains cas, après les avoir lus, on ne se posera plus le problème de savoir comment voir ou comment faire - mais n'est-ce pas alors manque de lucidité ?-
Par qui commencer ? Par apparemment les plus souriants, les Épicuriens et d'abord Épicure. Nous verrons qu'ils ne sont guère épicuristes mais il nous suffira de comprendre en quoi ils sont épicuriens.
Pour compenser cette première facilité, nous choisirons de les voir à l'oeuvre face à ce qui n'est guère souriant: la mort.

dimanche 15 janvier 2006

Quatre petits matchs entre Stilpon le Mégarique et Cratès le Cynique.

A Arlette M., fidèle lectrice de 7h du matin
Stilpon était simple, sans affectation et bien disposé envers les gens ordinaires », écrit Diogène Laërce (II, 117). Dois-je en conclure qu’il était retors, affecté et mal disposé envers les gens extraordinaires ? C’est la question que je me pose à lire les quatre anecdotes qui le mettent en scène face à Cratès. 1) « Un jour que Cratès le Cynique, au lieu de répondre à la question qu’il lui posait, avait lâché une pétarade, Stilpon lui dit : « Je savais bien que tu dirais tout sauf ce qu’il faut » » (ibid.) Certes quand un cynique lâche des gaz, c’est moins un indice de flatulences intestinales qu’une marque de provocation. Il arrive en effet au cynique non de péter en parlant (que c’est banal) mais de parler par pets. On se souvient même (cf. note du 06/03/05) que Cratès avait pratiqué la pédagogie du pet avec son beau-frère, Métroclès de Maronée, mort de honte d’ « avoir lâché un pet au beau milieu d’un exercice oratoire » (VI, 94). Stilpon est donc à la hauteur de Cratès quand il identifie le bruit déplacé à un hors sujet mais le surpasse, en constatant par là même, son incapacité à répondre à la question. A malin, malin et demi : il semble que c’est le grand principe qui régit les rencontres philosophiques dans ces histoires rapportées par Diogène. Cratès n’a d’ailleurs pas plus de chances quand c’est lui qui pose la question, comme on va le voir ! 2) « Un jour que Cratès lui tendait une figue sèche tout en lui posant une question, Stilpon prit la figue et la mangea. Cratès dit alors : « Par Héraclès, j’ai perdu la figue ». « Pas seulement la figue, dit Stilpon, mais aussi la question dont la figue était le gage. » (II, 118). On se demandera quelle peut bien être la question. Marie-Odile Goulet-Cazé suggère que c’est n’importe quelle question, assez difficile, il faut ajouter, pour qu’on mérite une figue si on en trouve la réponse. La figue une fois mangée, plus besoin pour Stilpon de prendre en compte la question. « Perdre la question », en fait bien étrange expression, voudrait alors dire « poser une question qu’autrui cesse de reconnaître comme étant une question à poser ». J’imagine : Stilpon fait comprendre ainsi à Cratès que les questions qu’il pose ne sont pas intéressantes en elles-mêmes. Si un rien (une figue !) est à la clé, on les prend au sérieux, mais sans ce rien, elles ne valent vraiment rien ! Philippe Muller dans son ouvrage sur Les Mégariques fait l’hypothèse que la question était : « Ce que je tiens dans ma main, est-ce une figue ? » et qu’on peut interpréter ainsi sa consommation par Stilpon : « La réplique du Mégarique, qui mange la figue, signifierait alors l’irréalité de la chose sensible particulière par opposition à l’idée » (p.166) Il faudrait alors imaginer que Cratès, hostile comme tous les cyniques à l’existence des Idées intelligibles, a demandé : « Est-ce la Figue que je tiens dans ma main ? ». Stilpon, faisant disparaître une figue particulière, mettrait alors en relief que demeure la Figue en tant que concept général. Mais quand, quelques lignes plus tard, Diogène Laërce écrit « comme il était très habile en éristique (l’art de se battre avec des arguments), il rejetait même les Idées (bien sûr platoniciennes) », on ne comprend plus. De manière surprenante, les lignes qui suivent immédiatement semblent démentir ce que Diogène vient de soutenir, je veux dire l’anti-platonisme de Stilpon, mais en revanche rendent très crédible l’hypothèse de Muller : « Il allait jusqu’à dire que quand on dit « homme », on ne dit personne (au sens où aucun homme particulier n’est l’Homme, le Concept, l’Idée d’Homme), car on ne dit ni cet homme-ci ni cet homme-là. Par conséquent, ce n’est pas non plus celui-ci (vu ainsi, l’Homme est un concept qu’on pense et ne peut jamais être une personne qu’on rencontre). Ou encore : « le légume » n’est pas ce légume qu’on me montre, car le légume existait il y a plus de dix mille ans. Ce n’est donc pas ce légume-ci (on se rend compte que l’argument pourrait être répété à l’infini en prenant comme point de départ à chaque fois un nouveau nom commun) » (II, 119) 3) « Une autre fois, en hiver, Stilpon vit Cratès qui avait mis le feu à son vêtement. « Cratès, dit-il, tu me sembles avoir besoin d’un manteau neuf ( imatiou kainou), ce qui signifiait (d’un manteau et de jugeote « imatiou kai nou) » (II, 118) Sachant que le Cynique ne possédait qu’un manteau, une besace et un bâton, on peut supposer que Cratès avait approché par mégarde son habit d’un feu. La vacherie stilponienne est donc justifiée. Mais, entreprise à hauts risques ! , je vais ici donner toutes ses chances au Cynique : en fait, s’il brûle son manteau en hiver, c’est pour montrer qu’on peut se passer même de l’indispensable. Ainsi Stilpon n’aurait rien compris à ce triomphe grelottant... Certes, si j’avais raison, on ne comprendrait pas pourquoi « offensé, Cratès le parodia en ces vers : En vérité j’ai vu Stilpon en proie à de méchantes souffrances A Mégare, où se trouve, dit-on, le gîte de Typhôn (jeu de mots sur tuphos : l’orgueil et Tuphoéos : le monstre). C’est là qu’il disputait, avec de nombreux disciples autour de lui. Ils passaient leur temps à courir après la vertu (jeu de mots : tên d arétên et Nikarétên, Nicarète étant la courtisane avec laquelle Stilpon vivait) en changeant les lettres » (II118) Ou l’art de dénoncer par des jeux de mots l’art du jeu de mots ! 4) « On raconte qu’au beau milieu d’un entretien avec Cratès, il courut acheter du poisson. A Cratès qui essayait de le retenir et qui disait : « Tu laisses tomber la discussion ? », Stilpon : « Moi, pas du tout ; la discussion, je la garde, mais c’est toi que je laisse tomber ; car, si la discussion, elle, peut attendre, le poisson, lui, va être vendu » » (II, 119) Le Cynique est battu sur son propre terrain. A grossier, grossier et demi. Mais, en même temps, Stilpon, donnant à un poisson la préférence sur une discussion, aurait pu entendre Cratès lui répliquer : « Tu places donc un animal mort plus haut que la vérité ! »

vendredi 13 janvier 2006

Stilpon ou l'art de la dénonciation détournée.

Stilpon, autre Mégarique et satané piégeur, m’a déjà intéressé en tant que maître de Zénon de Kition, fondateur du stoïcisme (cf. note du 30/03/05) mais j’avais alors laissé de côté quelques anecdotes qui pourtant valent la peine d’être commentées. On sait peut-être que Phidias était considéré dans l’Antiquité comme le plus grand des sculpteurs. Rien de son oeuvre n’a été conservé mais, grâce aux récits de Pausanias qui a eu la chance de les voir, on sait qu’il a réalisé de colossales sculptures représentant Athéna. Stilpon était-il face à celle qu’il fit pour le Parthénon, haute sans son socle de 11,50 m, charpente en bois imputrescible recouverte de plaques d’or et d’ivoire, quand il demanda : « Est-ce qu’Athéna, la fille de Zeus, est un dieu ? » Comme on lui répondait « oui », il reprit : « Mais celle-ci n’est pas de Zeus, elle est de Phidias ». L’autre en convenant, il dit : « Donc ce n’est pas un dieu » (II, 116) Aristote aurait ri et répliqué : « Cher Stilpon, ô Mégarique si ingénieux, ne savez-vous pas que toute chose a quatre causes et que vous confondez dans votre raisonnement cause formelle et cause efficiente ? Phidias est effectivement celui qui a fait la sculpture mais la forme qu’il lui a donnée représente Athéna, fille de Zeus ! » Mais ce n’était pas à Aristote que Stilpon s’adressait, juste à un citoyen grec ordinaire qui perçoit dans l’affirmation non un sophisme mais, à plus juste titre sans doute, un sacrilège : « Cela lui valut d’être convoqué devant l’Aéropage où, loin de nier ce qu’il avait dit, il soutint avoir correctement raisonné. Athéna en effet n’est pas un dieu, mais une déesse ; ce sont les mâles qui sont des dieux. » (ibid.) Je ne vois rien d’autre qu’une piètre reculade dans cette argutie qui respire la mauvaise foi, comme si, sous la menace, Stilpon le malin faisait l’imbécile. En tout cas, les membres de l’Aéropage ne s’y trompèrent pas, qui « lui intimèrent l’ordre de quitter la cité sur-le-champ. » (ibid.) L’anecdote que Diogène rapporte à la suite met en relief que si, à propos de l’Athéna de Phidias, Stilpon faisait semblant de confondre la statue et son modèle, c’était peut-être afin de dénoncer la prosternation devant les idoles : « En tout cas Cratès (le cynique, frère d’un des maîtres de Stilpon, Pasiclès de Thèbes) lui ayant demandé si les dieux se réjouissaient des génuflexions et des prières (lui sait à quoi s'en tenir), on dit que Stilpon fit cette réponse : « Ne m’interroge pas là-dessus en pleine rue, insensé que tu es, mais seul à seul » (II, 117) Théodore l’Athée, le Cyrénaïque (cf. notes des 12-14-15-16/12/05), qui semble avoir malgré son surnom moins visé les dieux que les crédulités humaines, n’a pas perdu l’occasion que, face à Athéna, Stilpon lui offrait de rajouter une touche d’impiété en transformant la déesse en mortelle et en dénonçant peut-être ainsi indirectement l’anthropomorphisme des croyances religieuses ordinaires : « Il lui dit en se moquant : « D’où Stilpon savait-il cela ? Aurait-il retroussé son vêtement et regardé son « jardinet » ? » (ibid.) On se rappelle que Théodore s’y connaissait en la matière car c’est lui qui, coincé dialectiquement par Hipparchia la cynique, lui avait rappelé sa féminité en lui enlevant son manteau (cf. note du 09/03/05). Avec Stilpon, peut-être se vengeait-il du sale tour que ce dernier lui avait joué et qui lui avait valu, à lui l’Athée, l’ironique surnom de Dieu (cf. note du 09-12-05). Mais j’imagine pourtant que Stilpon avait su reconnaître en Théodore un complice déguisé. Diogène Laërce, une fois l’anecdote rapportée, pas coutumier pourtant des jugements comparatifs, sort très inhabituellement de sa neutralité et distribue les compliments : « Ce Théodore était plein d’audace, mais Stilpon, lui, était plein d’esprit » (II, 116) Je ne sais trop s’il vaut mieux avoir de l’audace que de l’esprit. Pour une fois qu'il hiérarchise les philosophes dont il raconte la vie et la doctrine, Diogène ne s'est guère mouillé.

mercredi 11 janvier 2006

Diogène Laërce, un valet de chambre ?

J’aime lire avec soin Diogène Laërce mais je sais qu’il ne faut pas avoir foi en lui. Prenons par exemple le portrait qu’il fait de Diodore d’Iasos, surnommé Cronos comme son maître Apollonios Cronos, lui même auditeur d’Eubulide de Milet. Certes il reconnaît qu´ « il était un dialecticien, qui passe, selon certains, pour être le premier à avoir découvert l’argument voilé et l’argument cornu » (II, 111). Mais, mis à part que le lecteur a appris, quelques lignes avant, que c’est à Eubulide que l’on doit l’invention de ces arguments, Diogène Laërce a fait précéder ce passage d’un épigramme de Callimaque de Cyrène :
« Mômos lui-même écrivait sur les murs : « Cronos est sage »
Ce Mômos est un dieu qui s’est fait chasser de l’Olympe tant il passait son temps à railler ses divins confrères. C’est un moqueur qui ne respecte rien et qui écrit ainsi des graffitis ironiques sur les murs de Iasos (car quand on sait qu’Aphrodite est la seule déesse qui ne tombe pas sous les critiques de Mômos, on ne peut tout de même pas faire l’hypothèse qu’il faut prendre au premier degré un énoncé concernant un simple mortel). Il sait en effet percer à jour et mettre à nu les failles, même s’il reprochait à Héphaistos, alias Vulcain, d’avoir fait l’homme sans laisser une ouverture dans la poitrine, ce qui aurait permis d’y voir directement ses secrètes pensées, comme le rapporte Lucien de Samosate:
« On dit que Minerve, Neptune et Vulcain, disputèrent un jour d'adresse et d'industrie. Neptune forme un taureau, Minerve invente l'art de construire les maisons, et Vulcain donne naissance à l'homme. Ils vont ensuite trouver Momus, qu'ils avaient choisi pour juge. Momus considère l'oeuvre de chacun. Ce qu'il trouve à redire dans les autres oeuvres, nous n'avons pas besoin de le rapporter ici. Quant à l'homme, il blâme Vulcain, qui l'avait bâti, de n'avoir pas placé une petite fenêtre sur sa poitrine, afin qu'en l'ouvrant, tout le monde pût connaître ses désirs et ses pensées, s'il mentait ou s'il disait la vérité. » (Hermotime ou les Sectes trad. de Talbot 1912).
Mais, aux dires de Diogène, Diodore n’est pas seulement l’objet de la dérision de la Dérision faite homme , il est aussi moqué par l’homme à la cour duquel il vit, Ptolémée Sôter, ex-général d’Alexandre et maître de l’Egypte. Sans doute sous les regards mêmes du souverain, Stilpon, autre mégarique, le met au défi de résoudre les embûches dialectiques dont tous ces disciples d’Euclide paraissent avoir été friands. Diodore restant muet, Ptolémée le lui reproche et l’humilie même en l’appelant par son surnom ambigu, Cronos, qui désigne à l’origine le Titan, père de Zeus, célèbre amphibologiquement pour sa subtilité et pour sa folie radoteuse. Si l’on ajoute que Krónos se prononce comme Chrónos (le Temps), on mesure alors les multiples sens de l’inscription murale (« Le Subtil est sage », ce qui est presque une tautologie ; « Le Radoteur est sage », ce qui est une contradiction ironique ; « Le Temps est sage », ce qui met hors jeu Diodore). En tout cas quand Diodore entend Krónos dans la bouche de Ptolémée, il ne doute pas que c’est une condamnation :
« Il quitta alors le banquet, et, après avoir écrit un traité sur le problème posé, de découragement il se suicida » (II, 112)
Encore une fin qui n’a rien de glorieux, quel que soit le sens donné au suicide : doit-on penser que le traité échoue à régler les problèmes posés par Stilpon ou que Diodore est désespéré à l’idée qu’un homme comme lui, en mesure d’écrire un traité si argumenté, soit rabaissé publiquement à cause de sa seule incapacité à solutionner immédiatement ce qui mérite tout un ouvrage pour être éclairé ? Ce qui est certain, c’est que Diodore n’a rien de stoïcien ! Autant un cynique qu’un disciple de Zénon rirait de cet amour-propre mal placé ! Et voilà le bouquet, le clou enfoncé par Diogène le suiveur, qui, encouragé par la triade Callimaque, Mômos et Ptolémée (illustre poète, dieu et roi ont de quoi certes persuader quand ils se liguent contre une victime) participe à la curée avec une grande cruauté :
« Diodore Cronos, lequel parmi les dieux à un funeste découragement t’a contraint, pour que de toi-même tu te sois précipité dans le Tartare, parce que tu n’avais pas résolu les énigmatiques paroles de Stilpon ? Tu t’es bien révélé « Cronos », sans le R et sans le C (soit onos, ce qui signifie l’âne en grec comme le précise précieusement Marie-Odile Goulet-Cazé) » (ibid.)
Et c’est tout ce qu’en dit Diogène Laërce. Et pourtant je lis dans une autre note de la même traductrice :
« Diodore était un philosophe éminent « le seul philosophe de Mégare sur lequel nous ayons conservé un ensemble de textes relativement cohérent et substantiel » (Muller, Les Mégariques, p.51)"
Et de me rappeler Hegel : s’il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre, ce n’est pas la faute du grand homme mais celle du valet de chambre...

mardi 10 janvier 2006

Hommage à un disciple peu chanceux d' Eubulide de Milet.

Vous étiez un philosophe connu pour vos talents dialectiques au point qu’on vous surnommait le Réfutateur, vous avez eu un maître qui a laissé à la postérité des arguments bien embarrassants et vous, vous êtes connu pour vos livres dirigés contre d’autres philosophes eux-mêmes réputés. Alors que vous aviez déjà des disciples et que vous enseigniez dans votre ville natale, vous décidiez de changer de résidence et choisissiez une ville fort prestigieuse et connue de tous pour les jeux qui s’y déroulaient tous les quatre ans. Vos disciples s’étonnèrent et vous demandèrent pourquoi vous ne restiez pas où vous étiez. Vous avez répondu que vous ambitionniez de fonder une école qui porterait le beau nom de la ville que vous aviez élue. J’imagine que c’est alors de bien mauvais gré qu’ils vous ont suivi, car prétextant que les frais d’installation étaient trop coûteux et qu’en plus, du point de vue de la santé, le nouveau lieu n’avait rien d’idéal, ils vous ont laissé tomber et vous êtes resté là tout seul, avec pour unique compagnon un serviteur. Bien sûr, comme il se doit, vu que vous êtes un philosophe antique, tout ce que vous avez écrit a été perdu. On ne sait donc pas grand chose de ce que vous pensiez, vous ne portez guère plus que l’étiquette de l’école à laquelle on vous associe. Vous avez dû avoir des ennemis et vous en aviez d’ailleurs bien besoin pour montrer votre talent à leur clouer le bec mais je doute qu' ils vous en aient vraiment voulu. Je sais en effet que l’un d’entre eux qui vous raillait durement n’a pas hésité à vous rendre service en accompagnant votre épouse lors d’un voyage sur des routes peu sûres où elle craignait d’être attaquée. Si au moins vous aviez eu une de ces morts glorieuses qui sauve une vie de la médiocrité mais non, c’est sans doute une mauvaise infection qui a mis fin à vos jours. Vous l’aviez contractée en nageant dans un fleuve et en vous piquant avec un roseau. Même le plus ingénieux des interprètes ne pourrait rien faire de cette mort-là qui semble condenser toute la contingence et l’absence de sens de nos morts à nous, les obscurs aussi peu illustres au niveau de leur vie que de leur doctrine... Cher Alexinos d’Elis, je vous dis adieu et vous envoie illico sur Internet d’où, peut-être, on vous extraira un jour ou l’autre pour vous faire revivre un peu.

lundi 9 janvier 2006

Eubulide de Milet ou gare aux Mégariques !

Ils portent des noms étranges, on les appelle en effet le Menteur, le Caché, l’ Electre, le Voilé, le Sorite, le Cornu et le Chauve. Non, ce ne sont pas des philosophes antiques mais des arguments destinés à confondre le rival. Leurs inventeurs sont les Mégariques, disciples d’Euclide le Socratique (à ne pas confondre avec le géomètre !) et précisément Eubulide de Milet. Soit le Menteur : « je mens », dit-il. Est-ce vrai ? De le supposer on conclut que l’énoncé est faux car il va de soi que si le menteur dit la vérité, alors il ne ment pas. Puis-je m’en tenir à dire que l’énoncé est faux ? Mais alors le menteur dit la vérité. D’où le vertige du passage incessant du vrai au faux et du faux au vrai. En pratique, le contexte éclaire et rend sensé l’usage d’un jugement qui, en effet dans l’absolu, n’est ni vrai ni faux. Le Caché, l’Electre et le Voilé sont trois versions du même raisonnement : « Connaissez-vous votre père ? –Oui. – Connaissez-vous cette personne voilée ? –Non –Cette personne voilée est votre père. Donc, vous le connaissez et ne le connaissez pas en même temps. » Enfantin : il suffit de remplacer le deuxième « connaître » par « reconnaître » pour dissiper la contradiction. Du coup Electre, qui se tient à côté de son frère Oreste sans pourtant le reconnaître, ne sera plus embarrassée par le mégarique donneur de leçons. Voici maintenant le Sorite ou le Tas, tel que le présente le Dictionnaire des sciences philosophiques (Franck 1843) :
« Un grain de blé fait-il un tas ? – Non – Et deux grains de blé ? – Pas davantage
On insiste en ajoutant chaque fois un seul grain de blé ; et l’adversaire est forcé de convenir, ou que cent mille grains ne font pas un tas ou qu’un tas de blé est déterminé par un grain » (p.495 de la deuxième édition) Le Chauve pose lui aussi le problème de la limite mais en sens inverse : à quel moment devient chauve celui à qui on enlève les cheveux un à un ? Je réalise subitement que cette expérience de pensée pourrait se transmuer en supplice... On se rend compte que le Chauve et le Sorite, à la différence des trois précédents, sont à prendre au sérieux. Les concepts de « chauve » et de « tas », prédicats vagues, ne sont pas toujours d’application facile mais les cas délicats ne sont-ils pas l’exception ? Et d’autre part, pour toutes ces situations limites où le mot ne convient pas vraiment, il y a toutes les périphrases qui, associées au contexte et éclairées par lui, enlèvent toute ambiguïté à ce qu’on dit. Du « chauve potentiel » au « légèrement chauve » en passant par le « à peine chauve » ! Reste le Cornu : on a tout ce qu’on n’a pas perdu, or vous n’avez pas perdu de cornes, donc vous avez des cornes. Ce Cornu, lui, même s’il est déclinable à l’infini, n’est pas vraiment intimidant. On ne peut perdre que ce qu’on a : associé à un objet qu’on ne possède pas, le verbe n’a pas de sens. L’argument n’a donc pas de portée car il contient une phrase absurde. Je ne sais pas vraiment ce que Diogène Laërce pensait des raisonnements eubulidiens car il se contente de les présenter par leur nom comme une série de personnes qu’on connaîtrait seulement par leurs surnoms :
« Le Menteur, le Caché, l’Electre, le Voilé, le Sorite, le Cornu et le Chauve »
Il ne compose sur leur auteur aucune épigramme mais cite tout de même un passage assez ravageur d’un poète comique dont il ne précise pas l’identité :
« Eubulide le disputeur qui interrogeait sur des raisonnements cornus (cornus peut-il valoir pour biscornus ?) Et qui, par ses arguments faux et prétentieux confondait les orateurs, S’en est allé emportant le bavardage rempli de « r » mal prononcés de Démosthène » (II, 108)
A dire vrai, on ne sait trop si Eubulide a eu Démosthène comme disciple ; il semble en revanche avoir polémiqué contre Aristote. A ce propos, le mystérieux D.H. qui vers 1840 signe l’article consacré dans le Dictionnaire des sciences philosophiques à Eubulide de Milet, prend clairement parti en une seule phrase bien sentie :
« Sa vie entière n’a guère été qu’une lutte contre Aristote, lutte à peu près stérile, dans laquelle une logique captieuse essayait de prévaloir contre le bon sens (dois-je en conclure que D.H. était péripatéticien ?) »
Les dernières lignes assènent le coup final :
« Ce second successeur d’Euclide n’est déjà plus pour les anciens eux-mêmes qu’un disputeur infatigable, qu’un sophiste de profession. Quand il s’agit d’un pareil homme, un argument qui permet d’embarrasser un adversaire porte en soi son explication »
Pierre Larousse lui en traite d’une manière qui suggère qu’il n’est peut-être pas tout à fait prétentieux de penser qu’on progresse aussi en philosophie :
« Ces arguments, si subtils aux yeux des Grecs, feraient aujourd’hui hausser les épaules au dernier de nos élèves de logique » (Grand dictionnaire universel du 19e Vol. 7 p.1097)
Mais si je pense aux réactions probables des élèves de Terminale en 2006, je ne me sens pas aussi fondé que Larousse à croire dans le progrès...

samedi 17 décembre 2005

Phédon : on ne juge pas un homme sur son corps.

On connaît Phédon par le dialogue homonyme de Platon. Quant à ce qu’en dit Diogène Laërce, c’est plutôt maigre. Pourtant il est le fondateur de l’école éliaque, du nom de la ville d’Elis, où il est né. Issu d’une famille noble, il est fait prisonnier à l’occasion de la prise de sa cité dans le cadre d’une guerre dont la détermination prête à discussion chez les érudits. Esclave, il est prostitué, ce qui ne l’empêche pas dans ses moments libres d’aller écouter Socrate et discuter avec lui. Il semble que Robert Genaille, ne concevant peut-être pas du tout la possibilité d’une double vie où l’on use tantôt de son corps tantôt de son esprit, traduise erronément :
« (Phédon fut) forcé de vivre dans un lieu de débauche, mais, ayant fermé sa porte et quitté sa maison, il fréquenta Socrate. »
Marie-Odile Goulet-Cazé rend, elle, avec exactitude le partage de sa vie en deux temps :
« (Phédon) fut contraint à rester dans une maison close. Mais quand il en fermait la porte, il participait aux entretiens avec Socrate. » (II, 105)
Que Platon ait donné le nom de Phédon comme titre d’un dialogue où il identifie le corps à une prison de l’âme me paraît, à la lumière de l’anecdote, bien trouvé . A l’image de l’âme qui n’est pas recluse dans le corps, Phédon sort du bordel et médite. Et comme l’âme est un jour définitivement libérée par la mort, Phédon est lui aussi finalement libéré de l’esclavage et donc de la prostitution :
« (Socrate) invita Alcibiade ou Criton à le racheter. De ce moment il put philosopher en homme libre »
Mais que son premier statut ait encouragé l’argument ad hominem, il n’y a là rien d’étonnant :
« Hiéronymos, dans son ouvrage Sur la suspension du jugement, s’attaqua à lui en le traitant d’esclave.»
Ayant précisé la façon dont Phédon est devenu philosophe, Diogène Laërce énumère les différents dialogues qu’on lui attribue en discutant de leur authenticité. Je m’arrêterai à l’un des deux dont il est certain qu’ils sont bien de la main de Phédon : il s’agit du Zopyre. Celui qui donne le nom au dialogue est un physiognomoniste. Je rappelle que la physiognomonie, illustrée au 18e par Lavater et tant appréciée de Balzac, est cette fausse science qui pense pouvoir identifier les traits invisibles de l’esprit à partir de ceux visibles du visage. Comme l’ouvrage de Phédon est perdu, je ne peux pas connaître directement ce qu’il pensait d’un tel savoir. Cependant, indirectement, deux témoignages de Cicéron, l’un extrait du De Fato (sur le destin), l’autre des Tusculanes, éclairent sur le contenu possible du dialogue perdu. Dans l’ouvrage que Cicéron consacre à la dénonciation du fatalisme stoïcien, il rapporte l’analyse que Zopyre aurait faite de l’âme de Socrate à partir de son corps :
« Ne savons-nous pas le jugement que porta un jour de Socrate le physionomiste Zopyre, qui faisait profession de connaître le tempérament et le caractère des hommes à la seule inspection du corps, des yeux, du visage, du front? Il déclara que Socrate était un sot et un niais, parce qu'il n'avait pas la gorge concave, parce que tous ses organes étaient fermés et bouchés; il ajouta même que Socrate était adonné aux femmes; ce qui, nous dit-on, fit rire Alcibiade aux éclats. Les dispositions vicieuses peuvent être produites par des causes naturelles; mais les détruire et les déraciner complètement, à ce point que l'âme où elles régnaient d'abord en soit à jamais affranchie, ce n'est pas là le fait de la nature, mais l'oeuvre de la volonté, de l'énergie, d'une constante discipline.» (5, trad. de Nisard)
Le sens du rire d’Alcibiade est éclairé par le passage suivant des Tusculanes :
« Zopyre, qui se donnait pour un habile physionomiste, ayant examiné (Socrate) devant une nombreuse compagnie, fit le dénombrement des vices qu'il découvrait en lui : et chacun se prit à rire, car on ne voyait rien de tout cela dans Socrate. Il sauva l'honneur de Zopyre, en déclarant que véritablement il était porté à tous ces vices, mais qu'il s'en était guéri avec le secours de la raison. » (IV, 37 trad. de Nisard)
En effet les disciples ne sont pas dupes et n’ont pas encore le soupçon des futurs psychologues des profondeurs. Certes ils ne remettent pas en question la pertinence du diagnostic mais ils séparent radicalement ce qui, dans l’esprit, est de l’ordre du naturel et ce qui en lui est de l’ordre du volontaire. On ne naît pas philosophe, on le devient. Si les disciples, et donc parmi eux Phédon, entourent Socrate jusqu’aux derniers moments, c’est à cause de sa discipline. Virtuellement niais, sot et coureur, il s’est mis, grâce à elle, au-delà de toute opprobre. Apparemment condamné par la nature à s’attacher bêtement aux femmes, il s’est détaché par la volonté de son corps et, par là même, de tous les corps, masculins autant que féminins. C’est sans doute ce que Phédon, revenu à Elis, enseigna, entre autres, à ses propres élèves.