mardi 13 février 2007

Nietzsche et Pascal (1)

Hume soutenait donc dans la dernière phrase de l’Enquête sur les principes de la morale (1741) que les principes naturels de l’esprit de Pascal n’avaient pas joué avec la même régularité que s’ils avaient été laissés à eux-mêmes, « libres des illusions de la superstition religieuse ». Or, Nietzsche dans l’Antéchrist – Imprécation contre la christianisme - (1888) affirme à son tour à la fois l’exceptionnalité de l’intelligence pascalienne et l’effet destructeur sur elle de la religion :
« (Le christianisme) a gâté même la raison des natures les plus intellectuellement fortes en enseignant que les valeurs supérieures de l’esprit ne sont que péchés, égarements et tentations. Le plus lamentable exemple, c’est la corruption de Pascal qui croyait à la corruption de sa raison par le péché originel, tandis qu’elle n’était corrompue que par son christianisme ! » (Oeuvres traduction de Henri Albert, révisée par Jean Lacoste T.II Ed. Robert Laffont p.1043).
Penseur anéanti par la religion, c’est en effet une des multiples figures de Pascal dans les textes nietzschéens. Dans Ecce homo – Comment on devient ce qu’on est – (1888), l’action de la religion n’est plus pensée comme corruption mais comme mise à mort :
« (Pascal), la victime la plus instructive du christianisme, lequel a lentement assassiné d’abord son corps, puis son âme, comme le résultat logique de cette forme la plus effroyable de cruauté inhumaine.» (Pourquoi je suis si malin 4 T.II p.1136)
Dans Par-delà le bien et le mal - Prélude à une philosophie de l’avenir – (1886), il semble même que le processus de destruction de Pascal a ruiné sa génialité au point de faire de lui rien de plus qu’un cas représentatif d’une masse d’hommes :
« Si l’on pouvait embrasser du regard ironique et indifférent d’un dieu épicurien (à dire vrai je crois que les dieux épicuriens ne regardaient pas du tout le monde humain, même pas ironiquement !) la comédie étrangement douloureuse et aussi grossière que raffinée du christianisme européen, je crois qu’on n’en finirait pas de s’étonner et de rire : ne semble-t-il pas qu’une seule volonté a régné sur l’Europe pendant dix-huit siècles pour faire de l’homme un sublime avorton ? Si au contraire avec des besoins opposés et non plus en épicurien, mais brandissant quelque marteau divin, on se penchait sur la dégénérescence et le rabougrissement presque systématique de l’homme que représente l’Européen chrétien (par exemple Pascal), ne faudrait-il pas s’écrier avec fureur, pitié et effroi : « Ô rustres, rustres prétentieux et compatissants ! Qu’avez-vous fait ? Etait-ce là un travail pour vos mains ? Ma plus belle pierre, comme vous l’avez massacrée ! Et qu’en avez-vous tiré ?» (III 62 TII p.612).
Pascal, entre parenthèses, réduit ici à n'être que celui qui fait connaître, par ce qu'il leur ressemble, l'identité des anonymes.
Ces textes pourtant ne doivent pas éclipser une autre figure de Pascal : celle du suicidé. Le philosophe est aussi une victime consentante ; dans le même ouvrage, quelques pages plus haut, Nietzsche a mis en effet en relief la division de la raison pascalienne qui veut et se détruire (en tant qu’elle est christianisée) et se développer (en tant qu’elle est simplement raison):
« La foi telle que le christianisme l’a exigée (…) serait bien plutôt la foi d’un Pascal qui ressemble effroyablement à un suicide permanent de la raison- d’une raison tenace, vivace, comme un ver qu’on ne peut tuer d’un seul coup » (p.600)
Est-ce donc un suicide ou seulement une tentative de suicide ?
La pensée de Nietzsche me paraît hésitante sur ce point.
Dès Humain, trop humain – Un livre pour les esprits libres – (1878-1879), il présente la raison pascalienne comme définitivement soumise au christianisme :
« L’idée la plus sénile que l’on ait jamais eue au sujet de l’homme se trouve dans la célèbre thèse : « le moi est haïssable » (Opinions et sentences mêlées TI p.821)
Soumission certes mais inventive. Dans La Généalogie de la morale – Pamphlet – (1887), au moment où Nietzsche fait l’inventaire des moyens dont dispose le prêtre ascétique pour combattre le sentiment de déplaisir, il mentionne « au point de vue intellectuel le principe de Pascal « il faut s’abêtir » » (Troisième Dissertation 17 TII p.865)
Pascal, apologète du christianisme donc . Mais, contre toute attente, sa raison n’est pas morte. Le suicide de la raison ne voulait pas dire ne plus raisonner mais ne plus raisonner librement. Aveuglé quant à la valeur des fins, Pascal reste d’une redoutable intelligence quant aux moyens de mener autrui à cette fin :
« Les désespérés. Le christianisme possède le flair du chasseur pour tous ceux que, de quelque façon que ce soit, on peut acculer au désespoir - seule une partie de l’humanité en est capable. Il est toujours à la poursuite de ceux-ci, toujours à l’affût. Pascal fit une tentative pour amener chacun au désespoir, au moyen de la connaissance la plus incisive ; la tentative échoua, à son nouveau désespoir. » (Aurore –Pensées sur les préjugés moraux – 1881 I 64 TI p.1006)
Pascal qui a vaincu sa nature a voulu inventer une technique de domination au service du christianisme. Convertir pas seulement les prédisposés mais aussi tous les autres. S’acharner à faire voir à chacun sa misère : lucidité démystificatrice à première vue, mystificatrice en réalité. Mais à quel échec Nietzsche fait-il donc ici allusion ?
En tout cas, Nietzsche est loin de réduire Pascal à n’être qu’un instrument, même hors du commun, de la religion qui l’a détourné du raisonnement entièrement libre. Dans les œuvres publiées, un des premiers textes que Nietzsche a consacré à Pascal est explicitement nostalgique :
« Lamentation. Ce sont peut-être les avantages de notre époque qui amènent avec eux un recul et, à l’occasion, une dépréciation de la vita contemplativa. Mais il faut bien s’avouer que notre temps est pauvre en grands moralistes, que Pascal, Epictète, Sénèque, Plutarque sont à présent peu lus. » (Humain, trop humain I 282 TI p.592)
J’imagine que ce ne sont pas pour les mêmes raisons que Nietzsche recommande ces quatre auteurs (hypothèse : les deux Stoïciens pour leur éthique de l’approbation sans réserve de la réalité, Plutarque pour ses grands hommes et Pascal pour sa finesse psychologique).
Mais qu’a donc gardé Nietzsche positivement de la lecture de Pascal ? A s’en tenir aux textes publiés, la vérité du divertissement. Il la mentionne déjà dans la Première considération inactuelle (1873-1876) mais dans Aurore, il prétend même qu’elle est vérifiable scientifiquement :
« La fuite devant soi-même.(…) Le besoin d’action ne serait-il donc au fond qu’une fuite devant soi-même ? Ainsi demanderait Pascal. Et, en effet, les représentants les plus nobles du besoin d’action prouveraient cette assertion : il suffirait de considérer, avec la science et l’expérience d’un aliéniste, bien entendu – que les quatre hommes qui, dans tous les temps, furent les plus assoiffés d’action ont été des épileptiques (j’ai nommé Alexandre, César, Mahomet et Napoléon) : tout comme Byron lui aussi a été affligé de ce mal. » (V 549 T.I p.1201-1202)
C’est ici du Nietzsche quasi scientiste (je crois lire Félix Le Dantec !). Mais ce n’est pas seulement en reprenant un de ses textes que Nietzsche lui rend en réalité hommage. C’est quand il suggère que la raison de Pascal n’a pas complètement mordu à l’hameçon du christianisme.

dimanche 11 février 2007

Hume: pourquoi écrit-il de Pascal (et de Diogène) qu'ils sont dans un autre élément que le reste de l'humanité ?

En 1741 dans ses Essais moraux et politiques, Hume intitule une de ses réflexions : De la superstition et de l’enthousiasme. Il y fait une distinction entre deux fausses religions qui s’opposent autant à la vraie religion qu’à la saine raison et à la philosophie. A la différence donc de la conclusion de l'Enquête sur les principes de la morale, c’est à l’intérieur même de la religion que le couple superstition/enthousiasme permet d’opérer cette fois une distinction.
Dès les premières lignes, Hume fait la genèse de la superstition, je cherche alors dans ce texte une clarification de la dimension artificielle de la philosophie pascalienne, telle que Hume l’a dénoncée. Or, je trouve bien plus une référence à la nature qu' à l’artifice :
« L’esprit de l’homme est sujet à certaines terreurs et appréhensions inexplicables procédant ou bien d’une situation privée ou publique malheureuse, d’une santé déficiente, d’une tendance dépressive ou mélancolique, ou bien de la concomitance de toutes ces circonstances. Dans un tel état d’esprit, des maux infinis et inconnus sont redoutés d’agents inconnus ; et là où manquent de réels objets de terreur, l’âme agissant à son détriment et favorisant son inclination prédominante en découvre d’imaginaires, à la malignité et au pouvoir desquels elle n’attribue aucune limite. Ces ennemis étant complètement invisibles et inconnus, les méthodes employées pour les apaiser sont également inexplicables, consistant en cérémonies, observances, mortifications, sacrifices, offrandes, ou toute pratique, même absurde ou frivole, que la folie ou la canaillerie préconise à une crédulité aveugle et terrifiée. Faiblesse, peur, mélancolie alliées à l’ignorance, sont donc les véritables sources de la superstition. » (Essais moraux, politiques et littéraires traduction de Jean-Pierre Jackson Editions Alive p.116)
La superstition a donc trois conditions, dans l’ordre : l’infortune, la peur et la folie ou la canaillerie.
Quelques lignes plus loin, Hume éclaire la troisième condition : elle est incarnée par « un individu quelconque que sa sainteté de conduite, ou peut-être son impudence et sa ruse fait supposer (au superstitieux) plus favorisé par la Divinité. » Le concept de prêtre (priest) se réfère à un tel individu, « prétendant au pouvoir et à la domination, à un caractère sacré qui soit distinct de la vertu et des bonnes moeurs » qu’il distingue nettement du curé ou pasteur (clergyman), lui tout à fait respectable (reste que la mention de la sainteté de la conduite devient alors passablement mystérieuse).
Ceci dit, Hume est clair : ici le prêtre ne crée pas la superstition, l’ascendant qu’il a naît d’elle.
Je reviens désormais à Pascal : ou bien on le réduit à n’être qu’un superstitieux ordinaire, mais alors on ne comprend pas pourquoi Hume le qualifie d’ « homme d’intelligence et de génie » ni pourquoi il dit de lui qu’il est « dans un autre élément que le reste de l’humanité » ; ou bien il est malgré son génie victime des prêtres (ce qui donne aux prêtres une dimension offensive, conformément à la suite de l’essai : « La superstition s’insinue graduellement et insensiblement ; elle rend les hommes timorés et soumis (la peur produit le prêtre qui la renforce parce qu’il en tire profit, Hume ne me semble pas très loin ici de la position de Kant dans l’opuscule Qu’est-ce que les Lumières ? (1784))) mais reste alors inexplicable tout de même l’idée que Pascal est dans le vide et plus dans l'air.

Commentaires

1. Le mardi 13 février 2007, 09:12 par Philalèthe
Merci pour ces quelques lignes: le prochain billet portera sur Pascal vu par Nietzsche.

samedi 10 février 2007

De deux manière géniales mais erronées de philosopher: en chien et en saint.

P.223 de Après la vertu (1981), MacIntyre, occupé à juger la morale humienne, écrit :
« Hume est aussi convaincu que certains exposés des vertus sont erronés et blâme notamment Diogène, Pascal, et d’autres partisans des « vertus monacales » qu’il déteste ainsi que les Levellers (on peut traduire par niveleurs: mouvement politique anti-monarchique et républicain, égalitarien radical, pré-communiste, qui s'opposa à Cromwell) du siècle précédent. »
Ma première réaction est d’être on ne peut plus surpris par la présence de Diogène parmi les défenseurs des « vertus monacales ». Il me faut chercher dans Hume les raisons de cette surprenante association même si je ne veux tout de même pas me spécialiser dans la clarification de ce type d’énigme !
Le texte auquel MacIntyre se réfère est le dialogue qui clôt l’Enquête sur les principes de la morale (1751). Après avoir ajouté quatre appendices à son ouvrage, Hume brutalement se met à écrire à la première personne pour rapporter un dialogue du narrateur qu’il devient alors avec son ami Palamède.
Palamède soutient à partir d’une réflexion sur les vertus gréco-romaines ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui l’incommensurabilité des éthiques et encourage une position radicalement relativiste.
Prétendant dépasser les apparences, le narrateur réfute la thèse en expliquant les différences culturelles que Palamède met sceptiquement en relief par une référence à une même nature humaine en relation avec des circonstances distinctes et spécifiques :
« Vous voyez donc que les principes sur lesquels les hommes raisonnent en morale sont toujours les mêmes ; pourtant les conclusions qu’ils en tirent sont souvent très différentes. (…) Il apparaît qu’il n’y a jamais eu de qualité recommandée par qui que ce soit comme vertu ou comme perfection morale, sinon en raison de son utilité, ou de son agrément pour son possesseur lui-même ou pour autrui. » (traduction de Leroy Aubier-Montaigne 1947 p.198-199)
Le narrateur termine ainsi sa réfutation :
« Le mérite de l’âge mûr est presque partout le même ; il consiste principalement dans l’intégrité, l’humanité, la capacité, la connaissance et les autres qualités plus solides et plus utiles de l’esprit humain. » (p.204)
Palamède utilise alors sa dernière arme : la référence aux existences et aux mœurs artificelles. Le narrateur ne comprenant pas de quoi il s’agit, Palamède l’explicite en illustrant par deux exemples antithétiques mais au fond identiques : les mœurs de Diogène et celles de Pascal. Les deux hommes ont une conception radicalement opposée de la vertu (MacIntyre a donc tort de les identifier tous deux à des apologètes des vertus monacales) mais ce qu’ils ont en partage, c’est d’être égarés et de ne pas identifier les vraies vertus (en ce sens, MacIntyre a raison de les mettre sur le même plan).
Voici le passage où Palamède, malgré sa volonté de le dénoncer, dresse un portrait à mes yeux assez exact de Diogène en tant qu’il exemplifie le cynisme :
« Diogène est le modèle le plus célèbre de la philosophie extravagante. Cherchons-lui un correspondant dans les temps modernes. Nous ne discréditerons pas le nom de philosophe en le comparant aux Dominique, aux Loyola, ou à tout autre moine ou frère canonisé. Comparons-le à Pascal, homme d’intelligence et de génie autant que Diogène lui-même ; et, sans doute aussi, un homme de vertu s’il avait permis à ses inclinations vertueuses de s’exercer et de se déployer.
Au principe de la conduite de Diogène, il y avait un effort pour se rendre indépendant autant que possible et pour enfermer tous ses besoins, tous ses désirs et tous ses plaisirs en soi et en son propre esprit ; le dessein de Pascal était de conserver perpétuellement le sentiment de sa dépendance sous ses yeux et de ne jamais oublier ses innombrables besoins et infirmités. Le philosophe ancien se soutenait par la magnanimité, l’ostentation, l’orgueil et l’idée de sa propre supériorité sur ses compagnons de création. Le philosophe moderne faisait constamment profession d’humilité et d’abaissement, de mépris et de haine de soi ; et il essayait d’atteindre ces prétendues vertus dans la mesure où on peut les atteindre. Les austérités du Grec avaient pour fin de s’habituer à la dureté du sort et de prévenir toute souffrance ; les siennes, le Français s’empressait de les accueillir pour son propre salut, et pour souffrir autant que possible. Le philosophe se complaisait aux plaisirs les plus gros, même en public ; le saint se refusait le plaisir le plus innocent même en particulier. Le premier pensait que son devoir était d’aimer ses amis, de les railler, de les censurer, de les gronder ; le second tentait de parvenir à l’indifférence absolue envers ses parents les plus proches et il s’efforçait d’aimer ses ennemis et d’en bien parler : le grand objet des railleries de Diogène était la superstition, dans tous les genres, c’est-à-dire tous les genres de religion connus à cette époque. La mortalité de l’âme était son principe et sa règle ; et même, semble-t-il, il avait sur la providence divine une opinion très libre. Les superstitions les plus ridicules dirigeaient la foi et les actes de Pascal ; un mépris extrême de cette vie, par comparaison avec la vie future, était le principe capital de sa conduite. » (p.206-207)
Appuyé sur cette comparaison, Palamède relance son attaque relativiste :
« C’est dans ce contraste remarquable que se campent les deux hommes ; pourtant tous les deux ont l’obtenu l’admiration générale, chacun en son temps ; et on les a proposés comme des modèles à imiter (si Palamède avait été meilleur en histoire de la philosophie, il aurait pu renforcer son argumentation en rappelant que ces éthiques en leur temps étaient déjà confrontées à d’autres modèles, mais ce qui l’intéresse – et ça lui suffit – c’est leur incommensurabilité non au sein d’une époque mais entre les époques). Où se trouve donc la règle morale universelle dont vous parliez ? Et quelle règle établirons-nous pour les nombreux sentiment humains, différents et même contraires ? »
Comme s’il était sûr d’avoir déjà terrassé l’adversaire, le narrateur n’a besoin que d’un court chapitre pour en finir Palamède. C’est par lui aussi que Hume termine son livre :
« Une expérience qui réussit dans l’air, dis-je, ne réussira pas toujours dans le vide (je dois comprendre que les thèses de Hume reposent sur des expériences faites dans l’air, précisément l’observation de la grande majorité des hommes et qu’elles ne prennent pas en compte les hommes qui se placent dans des conditions d’existence artificielles). Quand des hommes se séparent des maximes de la raison commune et affectent de vivre artificiellement (le narrateur reprend le concept de son ami et le souligne mais le lecteur se demande ce que veut dire la référence à la nature humaine si des hommes ont la capacité de ne pas l’exprimer), pour employer votre terme, personne ne peut répondre de ce qui leur plaira ou déplaira (la relation entre la nature humaine et le comportement réel est telle qu’elle ne peut permettre en aucune manière de prédire ce que demain tous les hommes feront). Ces hommes sont dans un autre élément que le reste de l’humanité ; les principes naturels de leur esprit ne jouent pas avec la même régularité que s’ils étaient laissés à eux-mêmes, libres des illusions de la superstition religieuse ou de l’enthousiasme philosophique. » (ibidem)
Diogène et Pascal ne se sont donc pas séparés des maximes de la raison commune, ils l’ont été par la superstition religieuse ou l’enthousiasme philosophique.
L’intelligence et le génie ne suffisent donc pour suivre la raison, il faut encore ne pas être détournés par une certaine religion (en tant qu’elle est superstitieuse) ni par une certaine philosophie (en tant qu’elle enthousiasme).
J’ai donc dissipé l’énigme que m’a présentée sans le vouloir MacIntyre; en fait, même s’il n’est pas un défenseur des vertus monacales à la différence de Pascal, Diogène annonce déjà le défaut pascalien : ne pas suivre les maximes de la raison.
Reste une énigme désormais reliée à Hume : comment rendre compte de la superstition religieuse et de l’enthousiasme philosophique ? Par la nature humaine ? Cela semble exclu par la référence insistante à l’artifice. Par des circonstances extérieures ? Mais comment peuvent-elles expliquer en l’homme quoi que ce soit sans une référence à des dispositions humaines naturelles en mesure d’éclairer pourquoi précisément ces circonstances rendent les hommes délirants autant philosophiquement que religieusement ?
Ce ne sont plus les philosophes antiques que j’appelle à mon secours mais les humiens d’aujourd’hui !

samedi 3 février 2007

"Oeuvre nulle" n’est certes pas une contradiction dans les termes ou Hitler / Platon.

Le Dictionnaire des oeuvres politiques publié aux PUF, cinq ans après le livre de MacIntyre, donc en 1985, sous la direction de François Châtelet, Oliver Duhamel et Evelyne Pisier, s’ouvre par ces lignes :
« Lorsque nous avons décidé d’ « éditer » cet ouvrage collectif, nous nous sommes donné un double objectif : d’une part faire connaître des œuvres qui, de diverses manières, ont marqué la réflexion politique au sein de la culture méditerranéo-européenne (et ses extensions ultérieures), depuis ses commencements historiques repérables comme la Torah, le récit de Thucydide et les dialogues de Platon, jusqu’à nos jours… ; d’autre part susciter de la part des spécialistes nombreux et différents des commentaires forcément interprétatifs qui témoigneraient aussi des préoccupations de la pensée politique contemporaine, de langue française principalement. » (p VII)
Les intentions sont honorables. Les éditeurs précisent alors que 127 oeuvres ont été retenues :
« D’œuvres et non d’auteurs, les textes constituant un matériau plus directement conceptuel. »
Les auteurs sont présentés par ordre alphabétique de Alain à Zola.
Entre Herzl (sic) (qui suivait Heidegger) et Hobbes, je découvre Hitler pour Mein Kampf et comme si le nazisme n’était pas déjà par là amplement représenté, après Robespierre et juste avant le Rousseau du Contrat Social niche Rosenberg pour Le mythe du 20ème siècle.
On me dira qu’un dictionnaire des œuvres politiques n’est pas un dictionnaire des œuvres philosophiques (certes mais quel est le grand philosophe qui ne se trouve pas dans ce dictionnaire ? Aristote, Kant, Hegel ...) et que je devrais aussi mentionner Staline, entre Spinoza et Strauss.
Certes mais fallait-il inclure une œuvre nulle ? On me dira que la passion m’emporte. Mais que découvré-je dans la suite de la présentation ?
« Les œuvres politiques retenues sont pour la plupart des mixtes de ces divers aspects (les textes ont été plus haut regroupés en trois catégories : a) ceux qui exposent « une conception originale de l’activité politique » b) ceux qui, « dans des circonstances historiques données » prennent explicitement parti d) ceux auxquels la suite des événements politiques donne de l’importance) – avec deux limites antithétiques : le livre intellectuellement nul qui ne figure qu’au regard du rôle historique de son auteur (Pourquoi Mein Kampf ?) et le discours cohérent, complet, fondé sur une conception du monde et de la connaissance dont l’intérêt ne se mesure pas à l’effectuation historique (la Kallipolis de Platon ?) »
J’ai du mal à comprendre comment on peut à la fois 1) préférer les textes aux auteurs à cause de leur dimension conceptuelle 2) justifier le choix d’un texte conceptuellement nul par l’importance de son auteur. Il me semble que 1) aurait dû amener à ne pas intégrer Hitler dans la liste.
Heureusement Elisabeth de Fontenay qui s'est chargée de la notice consacrée à Mein Kampf ne peut être plus claire:
"Ceci est-il un livre ? Telle est la question qui de nouveau s'impose (sa deuxième phrase avait été: "A peine peut-on le prendre pour une oeuvre."). Le style ? Du très mauvais allemand, malgré les nombreuses corrections apportées au cours des rééditions. Le ton ? Oratoire, celui d'un tribun incontinent qui vaticine sur tous le sujets qui lui passent par la tête, d'un monomane agité, et non pas celui d'un écrivain ou d'un théoricien soucieux de construire des phrases et d'articuler des idées. Le genre mêle la diatribe, le récit, l'exposé doctrinal, le compte-rendu de lecture, la prophétie: propos de café du commerce, dirait-on si l'on ne craignait de compromettre une pratique somme toute assez innocente avec ce protocole du crime. Au cours des 782 pages, lectures hétéroclites et mal assimilées, pathos d'une autobiographie qui prétend conférer sa légitimité à une "conception du monde": Weltanschauung, c'est un mot dont Hitler se grise parce qu'il décore d'une aura philosophique ses brouillonnes et explosives synthèses." (p.331)
Proposition: à l'occasion d'une réédition du Dictionnaire, remplacer Mein Kampf par LTI, La langue du IIIème Reich (1947) de Victor Klemperer. On y gagnerait vraiment.

Commentaires

1. Le mercredi 7 février 2007, 18:04 par jeancentini
"Proposition: à l'occasion d'une réédition du Dictionnaire, remplacer Mein Kampf par LTI, La langue du IIIème Reich (1947) de Victor Klemperer. On y gagnerait vraiment." Écrivez-vous.

J'avoue ne pas trop comprendre votre démarche.

D'abord, pour avoir déjà eu l'occasion de l'utiliser, je tiens à dire que je trouve ce dictionnaire parfaitement respectable. Je n'ai pas souvenir d'avoir consulté l'article en question, mais le nom même de sa rédactrice plaide a priori en sa faveur. D'ailleurs vous-même me critiquez pas le contenu intellectuel de cet article mais le fait qu'il figure dans ce dictionnaire.

Mais pouquoi diable voulez-vous donc qu'un dictionnaire des oeuvres politiques ignore "Mein Kampf" avec pour seul motif qu'il s'agit d'une oeuvre conceptuellement nulle ? Car enfin "Mein Kampf", vous semblez l'oublier, ce n'est ni "Fils du peuple" de Thorez, ni "Démocratie française" de VGE, ni encore moins "Quelques baies de genièvre" de Robert Fabre. Ce livre a eu une telle influence sur le cours du XX° siècle ! Tant de gens sont morts par ou pour lui ! Pour un dictionnaire digne de ce nom, ce serait manquer à sa mission première d’information que de ne pas en parler (et cela indépendamment de toute considération sur sa valeur conceptuelle).

Quant aux vertus du silence, je n’y crois guère. Souvenez-vous d’Erostrate d’Ephèse.

D'ailleurs, dans un pays où les lois savent distinguer l'information et de l'apologie, qu'auriez-vous donc à craindre d'un article de dictionnaire ? L'article "syphilis" du "Petit Larousse" a-t-il jamais contaminé personne ? Pour vous dire le fond de ma pensée, à l'heure où en deux, trois clics, n'importe qui peut accéder à n'importe quelle ânerie sur Hitler et le III° Reich ou sur n'importe quel autre sujet, je trouve admirable qu'il y ait encore des auteurs pour tenter ainsi, "à l'ancienne", de présenter de façon à la fois précise et concise l'état des connaissances sur un sujet.
2. Le mercredi 7 février 2007, 18:32 par philalèthe
Ce n'est pas l'existence d'un article sérieux sur Mein Kampf dans un dictionnaire de qualité qui m'a un peu troublé; c'est la présence de Hitler comme auteur d'une oeuvre politique dans un ouvrage qui présente Platon, Aristote, Kant, Hegel, Sartre etc.
J'étais sensible aussi à la contradiction entre deux critères de choix: la conceptualité des textes (qui devrait entraîner l'exclusion de textes sans valeur conceptuelle aucune) et l'importance historique des auteurs (qui justifie certes l'entrée de Hitler mais qui conduit à une cohérence incompatible avec celle du premier critère).
C'est aussi sans doute dans la logique du billet précédent qu'on comprend mieux la motivation de celui-ci.
Je suis, sinon, en accord total avec vos arguments: je n'ai pas prêché le silence et je pense comme vous qu'il faut des repères objectifs visibles pour amoindrir la nocivité de la mondialisation de la nullité que permet entre autres effets Internet
3. Le jeudi 8 février 2007, 09:38 par jean centini
Ainsi reformulées et recadrées, je comprends mieux vos raisons et les approuve.
4. Le samedi 10 février 2007, 06:58 par 99711
Bonjour,
Comment prétendre que "Mein Kampf" est un ouvrage nul alors qu'il est interdit de vente en France et qu'un achat sur internet pourrait être tracé via adresse I.P ? En France, on peut se proccurer cet ouvrage au marché au livre Georges Brassens dans le 15 ème. J'ai vu un exemplaire, il ya 15 jours, sur étalage que j'ai regardé en détail pour voir ce qui était déjà surligné... Cela me fait penser à un épisode troublant d'objets interdits de vente en France concernant le nazisme. Il y a quelques années, alors que j'étais chez un petit antiquaire du marché aux puces de Paris, je suis rentré à l'intérieur quand j'ai vu un client avec une dague nazi. Surpris, j'ai tendu l'oreille et j'ai alors entendu le libraire avancer " je peux pas écouler cette dague d'apparat à Paris, mais à Lyon il y a des gens intéressés par cela".
5. Le samedi 10 février 2007, 07:23 par 99711
J'ai cherché a qualifié cet état de fait, j'ai alors pensé à l'argument du chaudron de Sigismund FREUD.
6. Le samedi 10 février 2007, 07:31 par 99711
Associations libres : la requete "argument du chaudron" sur google français donne en première position ce document surprenant :
ustl1.univ-lille1.fr/cult...
7. Le samedi 10 février 2007, 11:48 par philalèthe
à 99711: qu'un livre soit conceptuellement nul n'implique pas qu'il ne présente aucun danger. Mais je n'irai tout de même pas jusqu'à établir une loi du genre: plus nul est un livre conceptuellement, plus dangereux il est ;)
Ceci dit, vous m'apprenez son interdiction de vente en France. En Espagne, où je vis, ce n'est pas rare non plus de le trouver d'occasion. Les livres apologétiques relatifs au franquisme ne me semblent pas rares non plus, leur vente est autorisée d'autant plus qu'il n'y a pas de menace de résurgence d'un néo-franquisme. L'extrême-droite ici a été absorbée par la droite.
Merci pour le texte de Rey sur Heidegger.
8. Le samedi 10 février 2007, 14:24 par 99711
Merci de votre réponse. Quant au livre de Hitler, il doit surtout se comprendre comme une confession intime qu'il y avait du sang juif dans ses veines. Bien sûr, de manière psychanalytique, l'on ne peut s'autoriser à dépasser le cadre de trois générations afin de se donner un cadre d'interprétation, or la filiation de la famille de Hitler rentre dans ce cadre interprétatif.
Je ne pense pas également que l'on puisse traiter de "nul" une confession de souffrance, c'est une vue logo-centrée. Ce qui se donne à voir se manifeste surtout par la ponctuation. Pour ma part, je détecte des conflits politiques chez un sujet dans son rapport à l'art. C'est le cas chez Hitler qui a fait les beaux arts. En effet, l'art ne respect pas la disjonction ETRE/MONDE de l'esthétique transcendantale kantienne que je prends (avec Kant) pour une injonction divine a être dans le monde, c'est-à-dire encore : ne pas être Dieu.
C'est la raison pour laquelle je ne pense pas que Heidegger ait été antisémite et encore moins nazi. C'est un petit universitaire qui a fait toutes les compromissions possibles pour se maintenir à son poste. En revanche, ce n'est pas le cas de Nietzsche...
9. Le samedi 10 février 2007, 16:32 par philalèthe
1) Je ne cache pas mon extrême méfiance par rapport à l'interprétation psychanalytique en général et plus encore quand elle prétend éclairer des oeuvres (elle me semble particulèrement dangereuse en ce sens qu'elle rend aveugle entre autres à tout ce qui dans l'oeuvre peut être éclairé par son appartenance à un genre, précisément les règles du jeu du genre, règles qui peuvent être bien sûr parodiées, détournées, transgressées etc).

2) Juger nulle ici l'expression d'une souffrance (je reprends sans l'approuver pour autant votre caractérisation du livre de Hitler) veut juste dire que, jugée selon des critères rationnels (pour faire vite, conformité aux faits et respect des règles de la logique) elle est qualifiable d'irrationnelle (ce qui d'ailleurs s'expliquerait si elle n'était que l'expression d'une souffrance). Cela n'implique pas qu'il y a nulle souffrance. "Les martyrs n'ont jamais rien prouvé" comme disait Nietzsche que vous ne semblez guère aimer !

3) Je ne cache pas que je ne place pas dans la ponctuation la valeur gnoséologique que vous lui donnez.

4) Je ne suis pas sûr de vous comprendre mais vous semblez dire que la pratique des beaux-arts a encouragé chez Hitler une sorte d'hybris qu'il n'aurait pas développée s'il avait lu Kant. A mes yeux il y a mille manières de se représenter une pratique artistique; mais même si un artiste avait conscience d'être un démiurge face à la toile, disons, il faudrait expliquer pourquoi il passe au plan politique. Vous me direz peut-être que c'est parce que ces créations picturales n'étaient pas reconnues (à juste titre, si j'en juge par la toile d'Hitler que j'ai vue en 86 à Beaubourg lors de l'expositon sur Vienne: L'Apocalypse Joyeuse). Mais c'est une vieille chanson: si Hitler n'avait pas raté son examen d'entrée à l'école des Beaux-Arts... Il y a un livre de Schmidt sur ce sujet, si je ne me trompe.
J'ajoute qu'il semble qu'Eichmann avait lu Kant, pourtant...

5) Heidegger a été nazi en deux sens: 1) dans un sens factuel (il a pris sa carte, il fait cours en uniforme nazi) 2) dans un sens philosophique: le nazisme a été à plusieurs reprises l'objet de conceptualisations philosophiques de sa part. Lisez-moi bien: je n'ai pas écrit qu' Heidegger a été un philosophe nazi, ce qui serait faux tant son oeuvre dépasse en valeur l'idéologie nazie.

6) Quant à Nietzsche, que suggérez-vous ? Pour être né trop tôt il n'a pas pu être nazi et il a été très clair dans sa condamnation sans appel du pangermanisme nationaliste. Quant à l'accusation d'antisémitisme, elle ne tient pas non plus tant il l'a condamné. Ce qu'on peut dire seulement, c'est que le concept de Juif tel qu'il l'a travaillé rendait possible une récupération par les Nazis. A mes yeux Nietzsche a été détourné mais certains textes (hors contexte et le contexte ce sont tous les autres textes) se prêtaient à un tel détournement. Mais j'expose ici des choses bien connues...
10. Le samedi 10 février 2007, 18:42 par 99711
4) Comment passe-t-il sur le plan politique ? Il y a une littérature psychanalytique assez abondante sur le sujet quand justement, épistémologiquement, la psychanalyse en France est venue poser ses assises institutionnelles...
5) Prendre sa carte: il était obligé de le faire s'il voulait garder son poste.
6)
7) De la même manière qu'il y a deux sortes de productions pour un artiste, la production spontanée et la commande, il y a deux types de productions chez le philosophe Heidegger. Si l'église chrétienne passe commande d'une vierge à l'enfant à un artiste, ce dernier doit-il être ensuite être classé comme chrétien ?
De la même manière, si une université développe un thème nazi, les philosophes seront ils déclarés nazis ?
Où est la limite de responsabilité ? La démission est la première. Comment juger après-coup ? Il me semble que comme Kant avec son Opus Postumum, il revient aux productions spontanées de dire si l'artiste ou le philosophe est responsable de ses prises de position au delà des contrats auxquels il est soumis, même si ces contrats eux-mêmes peuvent faire l'objet d'un jugement historique et donc d'une condamnation.
Un article ou un livre d'un universitaire est-il une production spontanée ou une commande de l'Etat français ?
Répondre à cette question, c'est envisager l'impossibilité de la philosophie universitaire, comme l'avançait Schopenhauer dans son "Contre la philosophie universitaire".
11. Le dimanche 11 février 2007, 10:54 par philalethe
La distinction que vous faites entre des oeuvres de commande et des oeuvres spontanées ne me paraît pertinente pour comprendre la relation de Heidegger avec le nazisme. En effet Heidegger a adhéré philosophiquement à un nazisme qu'il a interprété philosophiquement. Son cas n'a rien à voir avec celui d'un professeur kantien qui pour ne pas perdre son poste aurait continué d'enseigner Kant sous le nazisme, voire qui aurait accepté d'enseigner Kant en uniforme nazi...
12. Le lundi 12 février 2007, 13:24 par 99711
Bonjour,
Devant l'ampleur du questionnement, je me contente de vous faire parvenir quelques références :
skildy.blog.lemonde.fr/20...
99711
13. Le lundi 12 février 2007, 15:04 par philalèthe
Merci beaucoup pour ce lien.

vendredi 2 février 2007

Nietzsche et le stoïcien sous la pluie.

Dans Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873), Nietzsche dénonce autant le scientisme que toute conception de la philosophie comme connaissance de l’absolu. Reprenant à Schopenhauer son interprétation de Kant et précisément des formes a priori de la sensibilité (espace et temps), sur fond de deuil du Réel associé à « un x pour nous inaccessible et indéfinissable » (Ecrits posthumes Gallimard p. 282), il oppose à l’homme intuitif qui domine la vie par la création artistique l’homme conceptuel qui la domine à sa façon, en niant le temps et l’individualité et en échafaudant, dans le même mouvement, des taxinomies qui visent par la détermination des essences génériques à l’intemporalité (même s’il faut toujours reprendre, pour le perfectionner, le projet classificateur). Il va de soi que l’homme intuitif a la préférence de Nietzsche par le consentement éclairé qu’il donne à l’apparence et à l’éphémère.
Or, le texte se termine par un portrait ambigu de l’homme conceptuel tel que l’illustre exemplairement le stoïcien. Après avoir mis en relief combien peut souffrir (et jouir) l’homme intuitif (vu qu' aucune connaissance vraie du monde ne vient relativiser ce qu’il ressent), Nietzsche dans les ultimes lignes de son opuscule présente ainsi le disciple de Zénon :
« Combien est différente, au sein d’un destin tout aussi funeste, l’attitude de l’homme stoïque, instruit par l’expérience et maître de soi grâce aux concepts ! Lui qui d’ordinaire ne cherche que la sincérité, la vérité, ne cherche qu’à s’affranchir de l’illusion et qu’à se protéger contre des surprises envoûtantes, lui qui fait preuve, dans le malheur, d’un chef-d’œuvre de dissimulation, comme l’homme intuitif dans le bonheur : il n’a plus ce visage humain tressaillant et bouleversé, mais porte en quelque sorte un masque d’une admirable symétrie de traits ; il ne crie pas et n’altère en rien le ton de sa voix. Lorsqu’une bonne averse s’abat sur lui, il s’enveloppe dans son manteau et s’éloigne à pas lents sous la pluie. » (trad. de Michel Haar et Marc B. de Launay)
Quel beau portrait de l’adversaire dans l’adversité !
Un stoïcien pourrait quasiment reprendre à son compte toute la description. Il ne censurerait rien des premières lignes si ce n’est peut-être la référence à la sincérité. Il ne me semble pas en effet que ce soit une vertu stoïcienne, si l’on entend par elle, une relation avec autrui (je m’appuie entre autres sur ces textes d’Epictète où il recommande de prendre un visage – et surtout pas un cœur -de circonstance quand l’exige le devoir intrinsèque au rôle). Certes, s’il s’agit de ne jamais cesser de se dire à soi la vérité (sous une forme du genre : « cela paraît ceci mais au fond ce n’est que cela), le terme de sincérité, dans ces limites-là, peut convenir.
Poursuivant sa lecture, le stoïcien barrerait calmement « dissimulation » pour le remplacer par « constance » ou « fermeté ». Il supprimerait aussi « porte en quelque sorte un masque » et lui subsituerait simplement « montre ». Rien d’autre à caviarder en effet dans ce « gros plan » de visage impassible, tant Nietzsche attribue au philosophe la qualité de parfait comédien. Mais comédien de soi-même : pas besoin de supposer quelque insensé dans les parages, fuyant la pluie à toutes jambes.
Reste que c’est triste (et sans doute combien lucide !) si le mieux qu’on puisse faire n’est que la comédie à soi-même de la sagesse ! Et dire qu’il ne s’agit pourtant que d’une pluie…

Commentaires

1. Le lundi 5 février 2007, 12:43 par herve
« Combien est différente, au sein d’un destin tout aussi funeste, l’attitude de l’homme stoïque, instruit par l’expérience et maître de soi grâce aux concepts ! Lui qui d’ordinaire ne cherche que la sincérité, la vérité, ne cherche qu’à s’affranchir de l’illusion et qu’à se protéger contre des surprises envoûtantes, lui qui fait preuve, dans le malheur, d’un chef-d’œuvre de dissimulation, comme l’homme intuitif dans le bonheur : il n’a plus ce visage humain tressaillant et bouleversé, mais porte en quelque sorte un masque d’une admirable symétrie de traits ; il ne crie pas et n’altère en rien le ton de sa voix. Lorsqu’une bonne averse s’abat sur lui, il s’enveloppe dans son manteau et s’éloigne à pas lents sous la pluie. »

Il y a bien une sincérité chez le stoïcien comme refus du mensonge à soi-même. Et c'est probablement à partir de ce refus que l'on peut comprendre la conception stoïcienne de la vérité par exemple chez Epictète. Il dépend de moi de donner ou non mon assentiment aux choses telles qu'elles sont, puisque ce qui dépend de moi ce sont mes pensées, désirs, opinions, alors que les choses extérieures, y compris mon corps, ne dépendent pas de moi.
Refuser de donner mon assentiment aux choses telles qu'elles sont reviendrait à croire qu'elles sont en mon pouvoir, ce qui serait me mentir.
J'ai donc par un effort de volonté à cacher ce qui en moi résiste à cette approbation. Le "masque" ne serait pas refusé par le stoïcien. Il me semble me souvenir qu'un auteur comme Montherlant, très inspiré par les stoïciens, s'était fait fabriquer un masque qui exprimait la fermeté de sa volonté dont il recouvrait dans sa vieillesse son visage qui portait les atteintes du temps. Faire "bonne figure" devant autrui, est donc pour le stoïcien la conséquence du devoir envers soi-même, de l'acte de sincérité de "faire face" à ce qui arrive.

Nietzsche parle de la dissimulation du stoïcien dans le malheur en la posant semblable à celle de l'homme intuitif dans le bonheur. Celui-ci aussi porte un masque, il est également menteur et "comédien de son propre idéal". Des oeuvres ultérieures y insisteront, tout art se meut dans la dimension du mensonge, mais tous les mensonges ne se valent pas : il y a un moment de l'ombre la plus courte, le grand midi. Le mensonge y est moins grand mais paradoxalement parce que dans la volonté de l'apparence, de l'illusion et de l'éphémère, il est affirmé et non dénié.
2. Le lundi 5 février 2007, 14:04 par philalèthe
"S’il s’agit de ne jamais cesser de se dire à soi la vérité (sous une forme du genre : « cela paraît ceci mais au fond ce n’est que cela), le terme de sincérité, dans ces limites-là, peut convenir." ai-je écrit.

Je suis donc tout à fait d'accord avec ce que vous dites de la sincérité.
Quant à ce que vous écrivez sur Montherlant, c'est très intéressant: vous serait-il possible d'en identifier la source ?
Outre cela, il me paraît fort peu stoïcien de vouloir cacher l'usure du corps; ce qui l'est plus, c'est de ne pas en faire un mal. Ce qui est un mal réel, c'est de considérer cette usure comme un mal.

Quant au devoir envers soi-même, à mes oreilles (mais elles ne demandent qu'à écouter plus !), ça sonne plus kantien que stoïcien. Là encore les textes trancheront mais je ne me rappelle pas d'avoir déjà trouvé le concept dans un texte stoïcien.

Pour clarifier cette question du masque, il faudrait déterminer si la métaphore se trouve dans les textes stoïciens; pour l'instant je n'a rien sous la main. Certes Epictète dans le "Manuel" dit qu'on doit se comporter comme un acteur dans une pièce (mais de là à dire qu'on doit comme eux porter un masque... ). Il me semble que reconnaître qu'on porte un masque, c'est admettre que la sagesse est impossible; c'est le genre d'interprétation que donne Paul Veyne dans sa préface aux "Lettres à Lucilius" de Sénèque. Le débat est ouvert et je reste prudent. Aux savants d'apporter leur contribution...

Quant à la dissimulation de l'homme intuitif dans le bonheur (et non plus comme l'homme conceptuel dans le malheur), les lignes qui précèdent le passage cité l'éclairent: l'homme intuitif ne veut pas voir les nécessités de la vie auxquelles répond l'homme conceptuel, "il ne tient pour réelle que la vie déguisée sous l'apparence et la beauté", il ne tire pas de leçons de l'expérience.

L'homme intuitif ne veut pas voir qu'il répond aussi aux nécessités de la vie: "ni l'habitation, ni la démarche ni le costume ni la cruche d'argile ne révèlent que c'est la nécessité qui les a créés".

Je tente un résumé brutal: ce qui fait défaut à l'homme conceptuel, c'est de prendre conscience de la dimension imaginaire du réel; ce qui fait défaut à l'homme intuitif, c'est l'inverse: prendre conscience des bases réelles (au sens relatif du terme où l'entend Nietzsche) de l'imaginaire.

Le premier paraît plus loin de la vérité que le second, car il est subjectivement réaliste (tout en étant objectivement idéaliste). L'homme intuitif, lui, est subjectivement idéaliste (il crée un monde); or tout le sens de l'opuscule suggère que la réalité connaissable n'est rien de plus qu'une construction de l'esprit. En ce sens, il y aurait plus de lucidité dans l'homme intuitif (même avec sa part d'aveuglement).
3. Le lundi 5 février 2007, 15:24 par herve
Voici un texte de Marc-Aurèle qui parle de l'injure et du tort que l'âme s'infligerait à elle-même.
Si la notion de "devoir" a en effet une résonance trop kantienne, il revient à notre âme de se conformer à ce qui en elle relève de la nature universelle et qu'elle ne respecterait pas si elle prenait "jamais en mal quoi que ce soit dans ce qui arrive".

"L'âme de l'homme ne saurait s'infliger une plus cruelle injure à elle-même que de devenir en quelque sorte un rebut et comme une superfétation de l'univers. Or, prendre jamais en mal quoi que ce soit dans ce qui arrive, c'est se révolter contre la nature universelle, qui renferme les natures si diverses de tous les êtres. En second lieu, notre âme ne se fait guère moins de tort, quand elle prend un homme en aversion et qu'elle s'emporte contre lui dans l'intention de lui nuire, avec cette passion aveugle des coeurs livrés à la colère. Troisièmement, notre âme se fait injure, quand elle se laisse subjuguer parle plaisir ou par la souffrance ; quatrièmement, quand elle commet quelque mensonge et qu'elle fait ou dit quelque chose qui n'est pas franc ou qui n'est pas exact ; cinquièmement enfin, lorsqu'elle néglige de diriger vers un but précis ses actes ou ses sentiments, et qu'elle les laisse aller à l'aventure et sans suite, tandis que c'est notre devoir de calculer nos moindres actions en les rapportant au but suprême de la vie. Or le but suprême pour des êtres doués de raison, c'est de se conformer toujours à la raison, et aux lois de la cité la plus auguste et du plus auguste des gouvernements."

Marc-Aurèle, Livre II, XVI

Pour Montherlant, il s'agissait du souvenir un peu confus d'une émission de 1954 où il présentait ses masques. Voir ici :

ina.fr/archivespourtous/i...
4. Le lundi 5 février 2007, 18:45 par philalethe
Merci d'attirer mon attention sur ce texte.

Il me fait penser à l'"Apologie de Socrate" 29 e, quand Socrate disqualifie le souci des biens externes (argent etc) au profit du souci de soi, précisément de l'amélioration de son âme. Mais il ne me semble pas que l'absence d'un tel souci soit explicitement identifiée à une injure infligée à soi-même.

Ce texte présente en plus l'intérêt de mettre le lecteur devant une contradiction stimulante, qui pose tout le problème interne au stoïcisme de la cohérence entre le fatalisme (tout ce qui arrive est nécessaire) et la thèse de la liberté de l'esprit (j'ai la capacité de contrôler mes représentations de ce qui arrive nécessairement): ou la Raison gouverne tout sagement (et l'homme ne peut devenir une superfétation), ou l'homme peut devenir un rebut (et la Raison ne gouverne pas tout, impuissante qu'elle est à préserver son ordre). Chrysippe s'était déjà attelé à la tâche de supprimer la contradiction...
5. Le mardi 6 février 2007, 09:56 par herve
Tout à fait d'accord avec vous à propos de cette contradiction dont il est intéressant de constater qu'avec l'Eternel Retour Nietzsche la supprime.

La parenté avec le stoïcisme est explicitement revendiquée par Nietzsche. Dans "Par delà le Bien et le Mal", il raille les stoïciens (aph. 9) mais les retrouve, "nous les derniers stoïciens" (aph. 227) autour du thème de la... *probité*.
Les dernières oeuvres reprennent également le thème de l'affirmation comme "amor fati".
De façon plus implicite, nous pourrions lire l'Eternel Retour comme un simulacre de l'union stoïcienne entre logique, esthétique et éthique. Sans trop charger mon message, mais nous pourrons y revenir, rappelons que Nietzsche après avoir renoncé à donner une démonstration scientifique à l'Eternel Retour l'a clairement revendiqué comme fiction, simulacre de doctrine diraient Klossowski et Deleuze : la vérité du Retour est donc une construction artistique qui sert de critère éthique par delà le Bien et le Mal : "ce que tu veux, le veux-tu encore une fois, éternellement, etc. ?"
A la différence de la Raison stoïcienne toutefois, il n'y a pas de contradiction à être le rebut de l'Eternel Retour, à le refuser, à en être rebuté. Nietzsche admet que l'on puisse être indifférent à l'annonce du Retour, voire il lui paraît très favorable que des êtres faibles ne la supportent pas, se brûlent à ce feu et en périssent.
6. Le mardi 6 février 2007, 17:12 par philalèthe
Personnellement j'ai beaucoup de mal à comprendre la version forte de l'Eternel Retour (version faible: la fiction comme moyen de tester l´acceptation d'un réel sans double qui le rende supportable). Il y a d'ailleurs à première vue une contradiction entre l'anti-scientisme de certains passages (le monde réel des scientifiques comme idole, comme double du monde des apparences, comme énième version du platonisme) et la défense de la version forte (qui semble supposer un réalisme tout à fait exclu entre autres par l'opuscule qui sert de point de départ à cet échange). A dire vrai, cette contradiction me semble se répéter chez Nietzsche: la science étant tantôt identifiée à un moyen de détruire les fictions (cf l'usage qu'en fait Nietzsche dans sa critique au demeurant toute spinoziste du libre-arbitre), tantôt à une fiction à détruire (destruction qui ne peut plus se faire alors au nom de la vérité, réduite à n'être qu'une idole elle aussi). Il me semble que l'ensemble ne fait pas quelque chose de très consistant. Ou bien...ou bien, non ?
7. Le mardi 6 février 2007, 19:12 par herve
Pourriez-vous me préciser ce que vous appelez version forte de l'Eternel Retour ?

Dans les dernières oeuvres, à partir de Par delà le Bien et le Mal, la science n'est plus utilisée pour, par exemple, critiquer le libre arbitre. Voir par exemple l'aphorisme 21 de Par delà le Bien et le Mal qui commence par une critique de la causa sui pour récuser libre arbitre et déterminisme et s'attaquer aux savants naturalistes :
"Il ne faut user de la "cause" et de l' "effet", que comme de purs concepts, c'est-à-dire comme de fictions conventionnelles qui servent à désigner à se mettre d'accord, nullement à expliquer quoi que ce soit. Dans l'"en-soi" il n'y a nulle trace de "lien causal", de "nécessité", de "déterminisme psychologique" ; "l'effet" n'y suit pas la "cause", aucune loi ne règne."
La science est présentée comme une fiction utile pour maîtriser le monde. Ce qui n'est pas le cas dans des ouvrages antérieurs où Nietzsche faisait appel aux sciences, cf "Humain, trop humain", deuxième partie aph. 106.

Ce qui ne veut pas dire que la position de Nietzsche n'est pas critiquable : lorsqu'il affirme que dans "l'en-soi", il n'y a nulle trace de "lien causal", il donne l'impression qu'il s'arroge la possibilité et la légitimité d'une intuition méta-physique (car elle dépasse ce que les sciences peuvent énoncer) en affirmant une vérité par delà la fiction.
8. Le mardi 6 février 2007, 19:29 par philalèthe
Excusez mon imprécision.
Je faisais référence ainsi à une théorie vraie du monde, susceptible de justifications scientifiques, à l' Eternel Retour au sens cosmo-ontologique. En ce sens ,les Stoïciens proposent de l'Eternel Retour une version forte.
Ceci dit, merci pour vos références.
9. Le mercredi 7 février 2007, 08:18 par herve
Merci à vous pour cette conversation qui m'a donné envie de relire les stoïciens.

dimanche 28 janvier 2007

Empédocle et Descartes: pour une médecine déductive ou Hippocrate contre Empédocle : introduction à la médecine expérimentale.

« Satyros dans les Vies dit qu’ (Empédocle) fut un très grand médecin. » (VIII 58)
« Certains médecins et sophistes disent qu’on ne saurait connaître la médecine, à moins de connaître la quiddité (l'essence) de l’homme, et qu’il faut l’avoir apprise pour prétendre soigner correctement les hommes. C’est à la philosophie que songent ceux qui tiennent ce propos ; ainsi que le font Empédocle ou d’autres qui ont écrit De la nature : ils commencent par dire ce qu’est la quiddité de l’homme, comment il a été engendré pour la première fois et d’où il a été façonné. Pour ma part, je tiens tout ce qui a pu être dit sur la nature par un sophiste ou un médecin, comme relevant moins de l’art médical que de la littérature, il n’existe pas de connaissance claire touchant la nature. » (Hippocrate De l’ancienne médecine XX traduction de Jean-Pierre Dumont in Les Présocratiques La Pléiade p.355)
« Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale. » (Descartes Préface aux Principes de la Philosophie La Pléiade p.566)

samedi 27 janvier 2007

Empédocle, moderne: le hasard et la nécessité.

Faisant confiance à Diels (Fragmente der Vorsokratiker Berlin 1903), admettons que, sans le citer pourtant, le texte de Platon qui suit vise entre autres Empédocle :
« Ils déclarent que le feu, l’eau, la terre et l’air existent tous par l’effet de la nature et du hasard, et nullement de l’art ; quant aux corps qui viennent ensuite, la Terre, le Soleil, la Lune et les astres, ils proviennent des éléments tenus pour complètement privés d’âme. Ces éléments transportés par le hasard, et chacun selon sa puissance respective – en se rencontrant et en s’accordant selon leurs affinités propres, les éléments chauds avec les éléments froids, les secs relativement aux humides, les mous relativement aux durs, et de toutes les façons qui peuvent résulter d’un mélange des contraires, selon une nécessité réduite au hasard – ont engendré alors, et de cette façon, la totalité du ciel et tout ce qui prend place dans le ciel, puis tous les vivants ainsi que les plantes, toutes les saisons étant nées des éléments ; et tout cela, prétendent-ils, sans le concours d’un intellect, sans le concours de quelque dieu, sans le concours d’aucun art, mais, comme nous le disions, par l’effet de la nature et du hasard. » (Les Lois X 889 b traduit par Jean-Paul Dumont in Les Présocratiques La Pléiade p. 345)
En somme, que des causes, pas de raisons.
Platon ne pouvait déjà pas l’accepter, aujourd’hui encore les défenseurs de l’ Intelligent Design l’ont en travers de la gorge.
Aétius (fin du 1er s. av.J.-C. et début du 1er s. ap.), dont l’œuvre, si on ne la connaissait pas que d’après une reconstitution, aurait peut-être l’importance de celle de Diogène Laërce, permet de saisir plus finement et au niveau du vivant spécifiquement ce refus empédocléen du finalisme :
« Empédocle déclarait que les premières naissances d’animaux et de plantes, ne produisaient pas des êtres totalement achevés, mais consistaient en membres séparés et disjoints. Les deuxièmes étaient comme des produits de l’imagination (le hasard et la nécessité simulent dans leurs effets inintentionnels les œuvres, elles intentionnelles, de l’imagination) constituées par des parties jointes ensemble. Les troisièmes consistaient en créatures totales. Les quatrièmes provenaient non de semblables, comme la terre et l’eau, mais déjà de l’union de différents, tant par épaississement de la nourriture, tantôt parce que la beauté des femmes excitait à un mouvement d’éjaculation (la série aveugle des causes et des effets produit ainsi des êtres en mesure de donner des raisons aux effets qu’ils causent). » (Opinions, V, XIX, 5 ibidem)
Je crois que Popper aurait qualifié de « métaphysique » un tel texte : certes il ne permet de dériver aucune hypothèse falsifiable mais constitue virtuellement un programme sensé de recherches scientifiques matérialistes.
Ajout du 30/10/16 :
" To explain the origin of living species, Empedocles put forward a remarkable theory of evolution by survival of the fittest. First flesh and bone emerged as chemical mixtures of the elements being constituted by fire , air, and water in equal parts, and bone being two parts water to two parts earth and four parts fire. From these constituents unattached limbs and organs were formed : unsocketed eyes, arms without shoulders and faces without necks (KRS 375-6). These roamed around until they chanced to find partners ; they formed unions, which were often, at this preliminary stage, quite unsuitable. Thus there arose various monstrosities : human-headed oxen, ox-headed humans, androgynous creatures with faces and breats on front and back (KRS 379). Most of these fortuitous organisms were fragile or sterile ; only the fittest structures survived to be the human and animal species we know. Their fitness to reproduce was a matter of chance, not design (Aristotle, Ph 2. 8. 198b29) " (Anthony Kenny, Ancient Philosophy, Oxford Press, 2004, p. 23)

vendredi 26 janvier 2007

Brève sur Empédocle

Poursuivant le récit de la vie publique d’Empédocle, Laërce écrit :
« Une autre fois, Acron le médecin avait demandé au Conseil un endroit où édifier un monument funéraire à ses ancêtres, au nom de leur éminence en matière médicale. Etant survenu, Empédocle s’y opposa, arguant du principe d’égalité, et posa en particulier la question suivante : « Quelle épitaphe inscrirons-nous ? Celle-ci :
Eminent, l’éminent médecin d’Eminente cité, fils de son père Eminent
Est enterré dans l’éminence escarpée de son extrêmement éminente patrie ? » (VIII 65)
Deux idées me viennent à l’esprit : d’abord par la dénonciation de la sacralisation de la terre natale, de la famille, de la fonction sociale, le trait est cynique ; ensuite la cascade de répétitions me donne l’impression que c’est Aristophane ou Rabelais qui a inventé l’ironique épitaphe.

dimanche 21 janvier 2007

Empédocle: tout est politique.

Habitué au banquet platonicien et à la douceur de ses échanges, j’ai sursauté en découvrant l’usage qu’en a fait Empédocle, telle que le rapporte Diogène Laërce qui lui-même le reçoit de Timée de Tauromenium :
« Empédocle fut invité par un des magistrats (la scène se passe à Agrigente, ville natale du philosophe) ; le repas avançait mais on ne servait pas à boire : tandis que les autres restaient calmes, mis en colère par cette grossièreté, il demanda à ce qu’on les servît ; mais leur hôte répondit qu’on attendait le secrétaire de l’Assemblée. Lorsqu’il arriva, il devint le symposiarque, parce que, cela est clair, l’hôte l’avait établi ainsi, et il donna l’esquisse d’un gouvernement tyrannique : il ordonna en effet que l’on boive ou que l’on se renverse la boisson sur la tête. Sur le moment, Empédocle garda son calme ; mais le lendemain, il assigna les deux hommes, l’hôte et le symposiarque, devant le tribunal, et les fit exécuter au terme du jugement. Tel fut pour lui le début de sa vie publique. » (VIII 64)
La note de Jean-François Balaudé est précieuse pour comprendre en quoi les règles du jeu du banquet sont transgressées :
« Après la grossièreté initiale, un deuxième manquement consiste à désigner après coup le symposiarque (il l’est normalement en début de repas, par élection ou tirage au sort, avant de manger puis de boire) : c’est un procédé non démocratique, tyrannique. Ainsi, la scène figure et préfigure une situation politique de contrainte et d’arbitraire, comme le montre l’ordre donné : boire ou se renverser la boisson sur la tête. C’est le troisième manquement, dû cette fois au symposiarque abusif qui utilise la boisson comme moyen d’une usurpation et d’une domination symboliques : le deuxième membre de l’alternative est évidemment une pure humiliation. Les autres ont donc été invités pour être témoins de la collusion entre les deux personnages et, par leur assentiment tacite, y apporter leur caution. L’excès auquel les deux complices sont parvenus n’autorise plus une intervention personnelle (il me semble qu’on pourrait aussi bien écrire l’inverse : « un tel débordement justifie une mise au point d’Empédocle ») : Empédocle reste alors calme et maître de lui sur le moment (terrible insinuation : est-ce sous le coup de l’emportement qu’il fait appel à la justice ?) (mais refuse-t-il de boire ? Logiquement non), mais prépare la seule parade encore possible, le recours judiciaire, qui interrompt ces velléités tyranniques. En dénonçant publiquement et juridiquement ce qui se jouait dans cette scène privée, il se place du côté des lois démocratiques, contre les factions. » (p.991)
Malgré quelques hésitations, Jean-François Balaudé en procureur incorruptible au service de la démocratie.
Pourtant comment identifier un simulacre de tyrannie dans un espace privé à un acte tyrannique dans un espace public ? N’est-ce pas un simulacre de tribunal qui aurait dû prononcer un simulacre de sanction, lui-même suivi d’un simulacre d’exécution ?
J’imagine bien ce qu’aurait pu faire un cynique à la place de cet effrayant Empédocle. Il se serait servi lui-même, en disant qu’un chien n’attend pas la permission pour chasser. Mais les cyniques ne croient pas dans la politique à la différence d’Empédocle qui non seulement lui fait confiance pour faire régner la justice mais bien plus politise ce banquet à l’insu de ses participants. Ces convives silencieux qui prennent leur mal en patience en attendant qu’arrive le notable, les voilà transformés en traîtres à la démocratie.
Le stoïcien, lui, aurait pu attendre ou s’en aller. Il aurait transformé le temps mort en occasion d'exercer sa patience et à l’arrivée du secrétaire il aurait rappelé les deux hommes à leur devoir, ne craignant en rien les conséquences. Ce n’est pas stoïcien en effet de simuler la participation au jeu puis ensuite d’aller porter plainte. Quand un stoïcien joue, il joue pour de bon, même s’il sait très bien que suivre à la lettre les règles du jeu ne suffit pas à sauver son âme. Mais s’il avait jugé que la coupe était pleine, si on me passe l’expression, il aurait pu quitter les lieux, sans esclandre, citant au besoin Sénèque dans la première de ses Lettres à Lucilius :
« C’est cela, mon cher Lucilius : revendique tes droits sur toi-même. Jusqu’ici on te prenait ton temps ; on le dérobait, il t’échappait. Recueille ce capital et ménage-le » (traduction de Henri Noblot Les Belles Lettres 1945)
Un épicurien lui ne serait pas venu. C’est avec ses amis qu’il aurait banqueté et dans les rares occasions où il se se serait permis de varier les plaisirs, sans espérer par là en aucune manière une hausse (impossible) de leur intensité.

samedi 13 janvier 2007

Pythagore: mort à cause de fèves.

Diogène Laërce a consacré quatre épigrammes à Pythagore. Voici la dernière :
« Hélas, pourquoi Pythagore a-t-il porté une telle vénération aux fèves ?
Pourquoi est-il mort au milieu de ses disciples ?
Il y avait un champ de fèves. Pour éviter de piétiner les fèves,
Il fut tué par les gens d’Agrigente à un carrefour. » (VIII 45)
Des quatre versions de la mort de Pythagore, deux donnent en effet aux fèves, précisément à un champ de fèves, un rôle décisif. Fuyant ceux qui le poursuivent, Pythagore est rattrapé car un champ de fèves qu’il s’interdit de fouler fait obstacle à sa progression.
J’imagine que dans des circonstances identiques un stoïcien n’aurait pas fui, qu’un sceptique aurait pu aussi bien fuir que ne pas fuir, qu’un épicurien aurait pris ses jambes à son cou dans le seul but de retrouver au plus vite la forteresse de ses amis. Un cynique aurait, lui, dans sa fuite, pris plaisir à profaner un champ sacré.
Seul Pythagore préfère la mort à la transgression d’un interdit relatif à une plante.
Laërce a donné de multiples raisons justifiant l’exclusion de la fève du régime alimentaire. Les voici dans leur ordre chronologique d’apparition :
1)« En raison de leur nature venteuse, elles participent au plus haut point du souffle de l’âme » (VIII 24). Je ne peux pas ne pas penser au frère d’Hipparchia, Métroclès, qui dut quitter l’école de Théophraste pour avoir lâché un vent en public et dont Cratès sut tirer parti de la honte injustifiée pour en faire une recrue de l’école cynique. Quel abîme entre la naturalisation cynique du pet et sa psychologisation pythagoricienne !
2)« En outre, si on n’en a pas pris, on laisse son estomac plus calme. » Voici en revanche une raison qui aurait converti n’importe quel épicurien.
3)« Et grâce à cela, on rend aussi plus douces et dénuées de troubles les images oniriques ». La fève comme drogue perturbatrice. Les deux dernières raisons sont clairement prophylactiques.
4)« Elles ressemblent à des testicules. » (34)
5)« Elles ressemblent aux portes de l’Hadès, car c’est l’unique plante qui n’a pas de nœuds » (Luc Brisson apporte sur ce point la note suivante : « Probablement un jeu de mots sur agonatos, qui n’a pas de « nœuds » pour la tige des plantes, et qui n’a pas de « gonds » pour les portes. »)
6)« Elle est semblable à l’univers. » Voici donc la cosmologisation des fèves ; reste que ces trois dernières raisons me paraissent faire corps avec la première : la fève symbolise les plus hautes réalités. J’entends rire l’épicurien à la lecture de ces lignes, lui qui a définitivement mis tout le réel sur le même plan immanent en l’analysant en atomes et en vide…
7)« Elle entretient des rapports avec l’oligarchie ; en tout cas elles sont utilisées dans le tirage au sort. » Raison à part, politique. Imaginons : refus du choix hasardeux, préférence donnée aux meilleurs, pas aux chanceux (« Il donna des lois aux Italiotes, ce qui lui valut une grande estime, tout comme à ses disciples qui, au nombre de trois cents environ, administraient au mieux les affaires de la cité : de la sorte, le régime était à peu près un gouvernement des meilleurs. » (3))
Je réalise qu’à la différence des autres philosophies grecques, la doctrine pythagoricienne permet une pratique formaliste, ritualiste, à la limite vidée de substance mais scrupuleusement attachée à la lettre. Ainsi les pythagoriciens font secte et ne courent guère le risque d’être confondus. Pas des actions justes, juste des actions, aux codifications surdéterminées qui n’ont pas d’autre fonction que de rappeler une appartenance singulière. Aussi est-ce finalement légèrement paradoxal que dans l’esprit de quasi tous le nom de Pythagore soit associé à une vérité géométrique universelle…

Commentaires

1. Le vendredi 9 février 2007, 21:40 par jean centini
Cher Philalethe,

Un peu comme vous, j'ai tendance à penser que l'interdiction des fêves chez les pythagoriciens n'a pas à être expliquée par des causes extérieures. Il en va de même pour leurs autres interdictions. L'interdit est à soi-même sa propre raison suffisante. Il structure le groupe. Par ailleurs, en l'instituant, le maître affirme son autorité sur le groupe. J'irai même jusqu'à dire que plus l'interdit est opaque et incompréhensible, plus il est efficace.

Au total, dans tout ce que Diogène Laerce nous dit de la doctrine pythagoricienne, une question revient : pourquoi fait-elle mois penser à une école philosophique antique qu'à ce que nous appellerions aujourd'hui une secte ?
2. Le samedi 10 février 2007, 11:54 par philalèthe
Au moins, deux traits poussent à la comparaison avec la secte: 1) l'immense distance entre les initiés et Pythagore 2) l'incapacité dans laquelle on se trouve aujourd'hui de justifier rationnellement les interdictions et les prescriptions du pythagorisme.
Comme je l'ai dit, cette incapacité est d'autant plus troublante que la doctrine pythagoricienne a une relation forte avec les mathématiques.
3. Le jeudi 29 juillet 2010, 22:54 par pierre palero
Les fèves ont toujours eu ces aspects familiers de nourriture autant que de forme et mystérieux de graines contenantes. "Celui qui n'a pas mangé un crabe n'a jamais satisfait son ventre" entend-on dans la philosophie confucianiste: j'en dirais autant des fèves bouillies à l'ail. De pain, de vin de sel et d'ail; de fèves aussi.
4. Le lundi 20 septembre 2010, 15:15 par Michel Leporrier
Erreur dans mon commentaire précédent : c'est bien entendu de Pythagore qu'il est question et non de Diogène Laerte. Les lecteurs auront corrigé.
5. Le lundi 20 septembre 2010, 15:23 par Michel Leporrier
L'interdiction des fèves a peut-être un fondement scientifique : chez certains sujets, la consommation de fèves ou l'inhalation de leur pollen provoque une destruction parfois extrêmement grave des globules rouges. On sait aujourd'hui que cette sensibilité est en relation avec un déficit d'enzyme dans les globules rouges, qui peut être observé dans les populations du pourtour méditerranéen. De là à penser que Diogène Laerte en était lui même atteint n'est pas impossible. Se sachant vulnérable en cas de contact, on peut comprendre pourquoi il érigea la consommation de fèves en interdit, et pourquoi la légende du refus de traverser un champ de fèves, fût-ce pour échapper à ses poursuivants.
6. Le mercredi 20 octobre 2010, 16:23 par Philalèthe
Merci pour votre savante remarque.
Le problème est de savoir dans quelle mesure c'est légitime d'attribuer sans anachronisme un savoir contemporain à des hommes qui d'après nos connaissances n'en disposaient pas du tout. Il faut peut-être accepter que certains interdits alimentaires qui se trouvent avoir aujourd'hui des raisons scientifiques n'ont pas été quand ils sont apparus formulé pour des raisons scientifiques mais religieuses, sociales, philosophiques etc. Votre explication est du même type que celle qui explique originairement la circoncision par la prévention des infections du gland.
7. Le mercredi 7 mai 2014, 12:49 par Mix per deliquum
Bonjour, il serait également intéressant de noter que l'interdiction de consommer des fèves n'est pas propre à Pythagore mais à tous les "mystes" d'Eleusis, sans qu'il y ait appartenance à la "secte" pythagoricienne. C'est Pausanias qui le rapporte sans, toutefois, en apporter l'explication.
8. Le mercredi 7 mai 2014, 12:53 par Mix per deliquum
(pour compléter mon précédent message) Est-ce que l'attitude de Pythagore envers les fèves aurait été influencée par le fait qu'en Egypte, suivant Hérodote, les égyptiens ne cultivent pas de fèves et que les prêtres ne supportent même pas de les voir ?
9. Le jeudi 15 mai 2014, 14:53 par Philalethe
Voici ce que je lis dans Le dictionnaire des symboles de Chevalier et Gheerbrant :
" Les fèves font partie des fruits sacrifiés au cours des offrandes des labours ou des mariages. Elles représentent les enfants mâles à venir : de nombreuses traditions confirment et expliquent ce rapprochement. D'après Pline, la fève est employée dans le culte des morts, parce qu'elle contient les âmes des morts. Les fèves, en tant que symboles des morts et de leur prospérité, appartiennent au groupe des charmes protecteurs. Au sacrifice du printemps, elles représentent le premier don venu de dessous terre, la première offrande des mors aux vivants, le signe de leur fécondité, c'est-à-dire de leur incarnation. Ainsi nous comprenons l'interdit d' Orphée et de Pythagore, au terme duquel manger des fèves était l'équivalent de manger la tête de ses parents, de partager la nourriture des morts, l'un des moyens de se maintenir dans le cycle des réincarnations et de s'asservir aux pouvoirs de la matière. Elles constituaient au contraire, en dehors des communautés initiatiques orphiques et pythagoriciennes, l'élément essentiel de la communion avec les Invisibles, au seuil des rites de printemps.
En résumé les fèves sont les prémices de la terre, le symbole de tous les bienfaits des gens de dessous-terre.
Le champ de fèves égyptien, ainsi nommé symboliquement, était le lieu où les défunts attendaient la réincarnation. Ce qui confirme l'interprétation générale de ce féculent."
À la lumière de cela, les raisons 1, 4 et 5 fournies par Diogène Laërce apparaissent les meilleures.
Ceci dit, ce qu'écrit Larousse est très riche et intéressant :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bp...