jeudi 29 janvier 2009

Ce que pense Dawkins des remarques "grammaticales" qu'un esprit, se désignant sans doute abusivement du nom de wittgensteinien, pourrait adresser à sa notion de gène égoïste.


Le 11 Juin 2008 j'ai évoqué une critique faite par Dennett à Philosophical foundations of neuroscience (2003) de Backer et Benett, livre qui par son souci de clarification grammaticale et par le premier de ses deux auteurs se situe dans une certaine filiation wittgensteinienne. Or, lisant Le gène égoïste (1976) de Dawkins, je trouve cette note ajoutée en 89 lors de la seconde édition:
" Cette manière stratégique de parler des plantes, des animaux ou d'un gène comme s'il s'agissait de quelque chose qui mettrait consciemment au point la meilleure façon d'augmenter ses chances de succès - par exemple décrire "les mâles comme de gros joueurs et les femelles comme des investisseurs prudents" - est devenue un lieu commun chez les biologistes. Il s'agit d'un langage inoffensif, sauf à tomber entre les mains de personnes qui ne possèdent pas les connaissances nécessaires pour les décrypter. Ou ayant un savoir trop étendu et, par conséquent, le comprenant mal. Je ne peux, par exemple, trouver aucun autre moyen pour expliquer un article critiquant Le Gène égoïste dans le journal Philosophy. Ecrit par une dénommée Mary Midgley, la première phrase de cet article est le type même de ce dont je viens de parler: " Les gènes ne peuvent pas plus être égoïstes que les atomes jaloux, les éléphants abstraits ou les biscuits téléologiques." Dans "In Defense of Selfish Genes" que j'ai publié dans un autre numéro du même journal, j'ai fait une réponse complète à cet article, par ailleurs très excessif et méchant... Il semble que certaines personnes jouissant d'une éducation philosophique trop importante ne puissent pas résister à la tentation de farfouiller dans leur arsenal universitaire, qui ne leur est malheureusement d'aucune utilité pour ce genre de sujet. Je me souviens de la remarque de P.B. Medawar à propos des attractions qu'exerce la "philosophie-fiction" sur "une population importante, souvent pourvue d'un goût universitaire et littéraire bien développé, et qui a reçu une éducation dépassant de bien loin sa capacité à raisonner de manière analytique"." (p.369-370 Odile Jacob Poches)
Il semble qu'il faille distinguer entre deux critiques d'inspiration grammaticale - au sens wittgensteinien - : une qui ne porte pas et qui est précisément celle visée par Dawkins et une autre plus redoutable que la moquerie de Dawkins n'annule en rien.
La première ne dénoncerait pas, comme elle le penserait, l'incohérence conceptuelle de la science mais au mieux les limites des métaphores vulgarisatrices. "Gène égoïste" n'est qu'une manière plaisante de parler; si on veut vraiment savoir de quoi on parle, il faut se mettre à la génétique et aux maths.
En revanche la seconde reviendrait à mettre en évidence le non-sens radical d'une expression, il est clair que la condition est que cette expression ne veuille pas dire autre chose que ce qu'elle dit littéralement.
Résumons: si je dis de mon ami qu'il est un "célibataire marié", il y a plusieurs manières de comprendre l'expression qui rendent ridicule l'acharnement à en mettre en relief le non-sens. J'ai donc l'idée que c'est moins Wittgenstein qui est touché par ces remarques mordantes de Dawkins que des épigones mal inspirés (il va de soi que par ces derniers mots je ne prétends en aucune manière porter un jugement sur Mary Midgley dont j'ignore malheureusement les ouvrages)

Commentaires

1. Le dimanche 1 février 2009, 23:30 par Nicotinamide
Je ne comprends pas la deuxième critique : mettre en évidence le non sens radical d'une expression. Existe-t-il un premier degré dans une expression qui pourrait justifer l'apparition d'un non sens ? Paradoxalement, il me semble que cette remarque s'applique d'autant plus aux sciences. Il n'y a pas d'atomes jaloux, mais littéralement qu'est-ce qu'un atome ? Qu'est-ce qu'une supercorde ? Comment comprendre littéralement l'affirmation d'un physicien : "il n'y a pas de temps à petite échelle" ?
2. Le mardi 3 février 2009, 15:47 par philalèthe
Vous abordez un sujet bien difficile et qui mérite autre chose que les quelques réflexions qui suivent, mais c'est la règle du jeu d'un blog de ne pas servir essentiellement à communiquer des résumés de thèses. Donc acte.
Je suis porté à penser en effet qu'il existe "un premier degré dans une expression": c'est un non-sens par exemple de dire "la chaise a mal au pied" ou "mon rêve occupe beaucoup de place dans ma chambre". Si quelqu'un le disait, on pourrait le juger maladroit dans le maniement du français ou fou ou poète (on pourrait penser que c'est un extra-terrestre tout aussi bien, si sont concevables des mondes possibles où d'autres lois naturelles existent que celles qui régissent le nôtre). En d'autres termes le premier degré correspond à ce qu'on appelait autrefois la compréhension du concept (par rapport à son extension) et à ce que Kant désigne du nom de vérités analytiques.
Concernant les concepts se référant à des entités scientifiques, c'est, je crois, encore plus compliqué de ne pas dire trop de bêtises quand on n'est pas spécialiste du domaine... Spontanément je serais enclin à penser que dans la mesure où l'entité apparaît pour nous avec le concept (par exemple le nom d'une espèce qu'on vient de découvrir), le contenu du concept n'a rien d'analytique et est complètement synthétique (=tiré de l'expérience). Quand le concept est véhiculé par le langage avant d'être révisé scientifiquement (comme soleil ou atome), ce qu'on appelle l'analytique est soit une vue de l'esprit dont les origines dans l'expérience ne sont pas manifestes (par exemple le concept d'atome chez les épicuriens = un indivisible corporel; la révision consiste à meubler le concept avec un autre référent), soit le produit d'une expérience considérée à tort comme donnant accès à une essence (le soleil est par définition immobile; la révision consiste à attribuer au même référent - l'astre qui éclaire la terre - des propriétés nouvelles). Dans ce dernier cas, on voit ce qu'une certaine analyse a de conservateur, autant en termes éthiques que scientifiques. Un esclavagiste aurait pu croire justifier l'esclavage par ce que requiert l'analyse logique du concept d'esclave. " Un esclave est par définition fait pour servir, esclave indépendant c'est cercle carré !" Il y a donc des analyses logiques qui sont en fait des explicitations de nos préjugés et d'autres qui sont des présentations exhaustives de notre mobilier mental.
3. Le mercredi 4 février 2009, 00:02 par Nicotinamide
A présent, je comprends ce que vous vouliez dire par deuxième critique.
Merci d'avoir développé sur les entités scientifiques. Votre dernière idée m'intéresse. Auriez-vous des suggestions de lectures sur ce type de problème ?
4. Le mercredi 4 février 2009, 09:36 par Philalèthe
C'est la question de la référence qui me semble ici au centre de votre intérêt. Vous pourriez commencer par lire l'article de Daniel Laurier Philosophie du langage que vous trouverez dans le Précis de philosophie analytique (2000) de Pascal Engel (PUF); dans la même perspective généraliste, vous avez le quatrième chapitre Réalisme et antiréalisme du livre de Roger Pouivet Philosophie contemporaine aux PUF (c'est une introduction à la philo analytique à destination des étudiants). En plus pointu, vous avez de Quine dans Quiddités (dictionnaire philosophique par intermittences) (1987) l'article Référence, réification. Je vous conseille aussi Raison, vérité, histoire de Hilary Putnam (1981 Editions de minuit) et plus précisément le chapitre II Un problème avec la référence et du même Le réalisme à visage humain (1990 Seuil), entre autres le 4ème article de la partie métaphysique L'eau est-elle nécessairement H2O ? Mais il ne faut surtout pas oublier le livre de Kripke La logique des noms propres (1972 Minuit) qui est un des ouvrages classiques sur cette question.
Mais je suis peut-être beaucoup trop loin des philosophes antiques...Je vous souhaite quand même de bonnes lectures.

5. Le mercredi 4 février 2009, 09:59 par Philalèthe
J'imagine que vous connaissez déjà de Pascal Engel La dispute (1997): c'est une introduction à la philosophie anlytique par le biais d'un dialogue vivant et amusant entre Analyphron et Philoconte. Vous y trouvez aussi des passages simples et éclairants sur la question de la référence en direction de Frege et de Russell qui ont posé les bases de la discussion.
6. Le vendredi 6 février 2009, 22:00 par Nicotinamide
Je vous remercie chaleureusement pour ces conseils. Parmi la liste citée, je ne connais que la dispute. D'ailleurs, je fus choqué par une remarque d'Engel, je ne me souviens plus du numéro de la page, mais il y affirmait ses doutes, son désaccord, il niait la célèbre thèse d'Hadot : la philosophie antique est "une manière de vivre."
7. Le dimanche 8 février 2009, 19:46 par Philalèthe
Le passage que vous citez se trouve p.238-239  de La dispute. Il faut cependant préciser que ce n'est pas Pascal Engel qui parle mais Analyphron...Il répond ainsi à Philoconte:
" Vous me dites que cela laisse de côté la morale, la pratique. Je conviens en effet que nous gardons l'image du philosophe comme un guide de vie, et que nous avons même tendance, face à cette "technicisation" de la philosophie, à avoir la nostalgie des sages hellénistiques, comme en toute période de crise. Cela conduit beaucoup de philosophes qui désespèrent de voir la philosophie contribuer à la connaissance à réinstaurer le primat, voire l'exclusivité de la raison pratique, ou à soutenir que la philosophie ne peut être qu'une sagesse. L'historien Pierre Hadot prétend même que la philosophie antique n'a jamais été vraiment théorique. Cela me paraît absurde. Je voudrais souligner d'abord que rien de ce que j'ai dit des tâches critique et spéculative de la philosophie n'exclut l'examen de nos croyances et concepts moraux; la tradition analytique s'est tout autant consacrée à ces croyances et concepts qu'à ceux du domaine théorique. Il est vrai que le domaine pratique est celui où nous avons le sentiment que les raisonnements, les analyses, les théorisations, sont les plus fragiles et peut-être les plus inutiles. Mais cela ne veut pas dire qu'on ne puisse pas y raisonner, y évaluer nos croyances, et chercher aussi à savoir lesquelles ont le plus de chances d'être correctes. Vouloir à tout prix séparer ce domaine des normes de correction du discours que nous sommes prêts à admettre (du moins, que je suis prêt à admettre) dans le domaine théorique, ce serait avouer que tout y est affaire d'intuition, d'une sorte de sens de ce qui est bon ou juste. Sans dire que nos théories morales peuvent être évaluées rationnellement au même titre que nos théories cognitives, je n'irai pas jusqu'à dire qu'elles ne peuvent être évaluées du tout.
Je souligne le passage qui justifie, il me semble, le qualificatif d'absurde du point de vue d'Analyphron. 
Ce qui est inhabituel en tout cas (et passablement injuste), c'est de qualifier Hadot non de philosophe mais d'historien. 
Quant à la position d'Hadot, elle est exprimée entre autres dans l'avant-propos de Qu'est-ce que la philosophie antique ? (1995):
" La philosophie antique admet bien, d'une manière ou d'une autre, depuis le Banquet de Platon, que le philosophe n'est pas sage, mais elle ne se considère pas comme un pur discours qui s'arrêterait au moment où  la sagesse apparaîtrait, elle est à la fois et indissolublement discours et mode de vie, discours et mode de vie qui tendent vers la sagesse sans jamais l'atteindre." (p.20)
Ceci ne revient pas à exclure la réflexion théorique mais à lui donner une finalité pratique et j'ai l'impression en fait que Hadot pourrait ratifier en partie au moins les dernières lignes d'Analyphron car la philosophie antique n'a jamais pensé que le bonheur pouvait être atteint sur fond d'erreurs ou de sophismes.
8. Le samedi 14 février 2009, 21:14 par Nicotinamide
Merci encore pour cette clarification... (Cela donne décidement beaucoup de merci à la suite... mais je ne considère pas la politesse comme un mensonge élégant). Je ne peux que m'accorder avec vous.

mercredi 28 janvier 2009

Retour à Anaximandre: le géocentrisme comme progression de la pensée et aussi de la société !

J'ai consacré en septembre 2005 quelques billets à Anaximandre mais je n'avais pas encore lu à l'époque un article que Jean-Pierre Vernant lui a consacré (Structure géométrique et notions politiques dans la cosmologie d'Anaximandre 1968). Il me semble important désormais d'y revenir.
La thèse de Vernant, déjà esquissée dans Géométrie et astronomie sphérique dans la première cosmologie grecque (1963), soutient que la cosmologie d'Anaximandre est conceptualisée à partir des représentations inhérentes à la Cité et à la naissance du politique:
" Centralité, similitude, absence de domination: non seulement nous retrouvons ces termes dans la cosmologie d'Anaximandre, mais ils s'y révèlent liés les uns aux autres comme ils l'étaient dans la pensée politique. La conception nouvelle du monde, dans son géométrisme, paraît donc s'être modelée sur l'image que la cité présentait d'elle-même, à travers un vocabulaire politique qui exprimait ce que les institutions civiques comportent, aux yeux des Grecs, d'original par rapport aux états soumis à une autorité de type monarchique" (Oeuvres I Opus Seuil p. 438)
Vernant développe particulièrement l'analogie entre la Terre et l'agora (l'espace du milieu, central, commun, public par opposition à ce qui est particulier, privé). Comme l'agora se trouve au centre de la Cité, la Terre se trouve au centre du monde. Le lecteur pressé aura l'impression de retrouver pour la millième fois de vieilles sornettes. Mais il n'en est rien car, en s'interrogeant sur les causes d'une telle position de la Terre, Vernant met en évidence l'innovation que représente une telle cosmologie autant par rapport aux classiques de la mythologie qu'aux autres philosophes présocratiques:
" Charles H.Kahn a groupé et discuté les doxographies de façon, selon nous, pertinente. Il a bien montré aussi ce que la cosmologie d'Anaximandre, par son caractère géométrique, comporte de radicalement nouveau non seulement par rapport aux représentations archaïques de l'univers, qu'on trouve chez Homère ou Hésiode, mais aussi par rapport aux théories de Thalès et d'Anaximène. Selon Anaximandre, si la terre demeure immobile, cela tient exclusivement à la place qu'elle occupe dans le cosmos. Située au centre de l'univers, à égale distance de tous les points qui forment les extrémités du monde, il n'y a aucune raison qu'elle aille d'un côté plutôt que d'un autre. La stabilité de la terre s'explique par les pures propriétés géométriques de l'espace." (ibid. )
Ce qui m'intéresse dans tout cela: faire voir ce géocentrisme géométrique comme un progrès de la pensée cosmologique en relation lui-même avec un progrès dans l'organisation des rapports civiques et détacher ainsi l'appréciation qu'on en a des idées apportées par exemple par Freud dans Une difficulté de la psychanalyse (1917), ces dernières entraînant à identifier le géocentrisme exclusivement à une illusion narcissique, comme le créationnisme ou le conscientialisme.
En somme Jean-Pierre Vernant a introduit de l'historique et du social dans une représentation de l'univers qu'on pourrait être porté à identifier à un indice de la nature humaine.

Commentaires

1. Le jeudi 29 janvier 2009, 00:53 par Elias
"... détacher ainsi l'appréciation qu'on en a des idées apportées par exemple par Freud dans Une difficulté de la psychanalyse (1917), ces dernières entraînant à identifier le géocentrisme exclusivement à une illusion narcissique, comme le créationnisme ou le conscientialisme"
En prenant les choses par l'autre bout, il ne me semble pas que la résistance à l'héliocentrisme s'explique par la blessure narcissique qu'aurait représentée cette théorie.
Je crois me souvenir qu'on trouve dans un texte de Galilée une rhétorique inverse de celle de Freud : en faisant de la terre un astre on lui donne une dignité qu'elle n'avait pas dans la cosmologie aristotélicienne (inversement les planètes n'ont pas l'incorruptibilité prêtée au monde supralunaire). Huygens a une formule dans le même esprit : "In coelo sumus"
2. Le jeudi 29 janvier 2009, 21:35 par Tristeleroy
Dans son Anaximandre (1991), Marcel Conche s'est opposé au "modèle géométrique" (p.213-15) : "Par quel mystère la stabilité d'un corps situé au centre serait-elle fondée sur la définition géométrique du centre? Si telle avait été la pensée d'Anaximandre, Aristote aurait eu raison de lui objecter que, "d'après cette argumentation, toute chose qu'on place au centre devrait y demeurer" (De Caelo, 295 b 16-18). Le feu, placé au centre, n'en bougerait pas."
3. Le vendredi 30 janvier 2009, 14:05 par philalèthe
Je ne suis pas assez éclairé pour prendre position sur la question que vous soulevez. Il n'en reste pas moins que Hippolyte au 3ème siècle ap. JC écrit dans ses Réfutations de toutes les hérésies I 6:
" Anaximandre disait encore que la Terre est en suspens hors de toute contrainte externe mais immobile à cause de son égal éloignement de toutes choses" (Les Présocratiques La Pléiade p. 29).
Quant à Aristote, si vous citez le Traité du Ciel, il ne faut pas oublier le passage décisif suivant:
" Certains disent que la Terre demeure en repos du fait de son équilibre, ainsi que parmi les anciens le dit Anaximandre. Ce qui en effet est établi au centre et dont l'équilibre est réalisé par rapport aux extrémités, ne saurait se mouvoir davantage vers le haut, vers le bas ou vers les côtés; et comme il est impossible que le mouvement se produise en même temps dans des directions contraires, il s'ensuit que la Terre demeure nécessairement en repos." (II XIII 295 b 10 ibidem p 36)
Ceci dit, il est clair que l'interprétation de Vernant privilégie de toutes les sources disponibles certaines d'entre elles. C'est sur la question de la hiérarchisation de ces sources que je ne suis pas en mesure de prendre position.

samedi 24 janvier 2009

Jean-Pierre Vernant: comment dans la bouche de Socrate les raisons philosophiques s'exposent dans le langage des rites.

Lire Jean-Pierre Vernant a entre autres comme intérêt de mettre en évidence l'enracinement de la philosophie grecque dans la culture grecque traditionnelle et du coup de donner des arguments à opposer à ceux qui invoquent trop facilement "le miracle grec" en vue de rendre compte de la naissance de la philosophie.
Le texte que je présente aujourd'hui contextualise ainsi de manière intéressante un passage du Théétète. Il est extrait de Hestia-Hermès (1963), un des articles de Mythe et pensée chez les Grecs (1965). Il conduit à voir sous un nouveau jour un texte pourtant canonique en le mettant en relation avec un rite aussi très fameux:
" Que la fête des Amphidromies (rite d'intégration à l'espace familial et à la lignée paternelle, c'est moi qui précise) et les rites d'exposition (l'enfant est rejeté du foyer) constituent, dans leur antinomie, comme les deux termes d'une alternative, c'est ce que souligne le texte fameux du Théétète, où Socrate se compare, dans son rôle d'accoucheur des âmes, à sa sage-femme de mère. Comme la maia délivre les femmes en mal d'enfants, Socrate délivre les jeunes garçons des vérités qu'ils portent en eux sans pouvoir les mettre au jour. Mais son art va plus loin que celui des accoucheuses ordinaires: c'est à lui aussi que revient la charge d'"éprouver" (basanizein) le rejeton engendré, pour discerner s'il ne s'agit que d'un faux semblant mensonger (eidôlon kai pseudos) ou d'un produit de bonne souche et authentique (gonimon te kai alèthes).
En quoi consiste cette épreuve ? Quelle en est la contrepartie au cas où l'enfant ne semblerait pas digne de la subir avec succès ? Sur ces deux points, Socrate s'explique de la façon la plus claire. Lorsque le jeune Théétète a réussi, au prix de laborieux efforts et avec l'aide du philosophe, à mettre bas son rejeton, Socrate s'adresse à lui en ces termes: " Nous avons eu, ce me semble, beaucoup de peine à le mettre au jour, quelle que puisse être sa valeur. Mais l'enfantement achevé, il nous faut célébrer les Amphidromies du nouveau-né et, véritablement, faire courir en cercle tout autour notre raisonnement (plus haut, Vernant a analysé ainsi un des éléments du rituel: "la ronde du nouveau-né, tenu dans les bras (le ou les porteurs courant nus en cercle autour du foyer") pour scruter si, à notre insu, ce ne serait pas un produit indigne qu'on le nourrisse, mais rien que vent et fausseté. Ou alors penserais-tu, parce qu'il est tien, qu'il faut de toute façon le nourrir et ne pas l'exposer (trephein kai mè apotithenai) ? Supporteras-tu au contraire qu'on le mette sous tes yeux à l'épreuve de la question, sans que tu sois violemment fâché s'il advient qu'on t'enlève ton premier-né ?"
Il faut rapprocher ce texte de Platon des indications que nous fournit Plutarque sur les pratiques lacédémoniennes correspondantes. L'esprit communautaire qui caractérise le régime de la cité à Sparte ne laisse plus subsister les Amphidromies dans leur forme traditionnelle. Parce qu'il ne s'agit plus désormais de rattacher le nouveau-né au foyer de son père ni au klèros familial, mais de l'inclure dans la communauté civique des Égaux, le progéniteur se voit dépouillé du pouvoir de décision concernant son enfant. Mais le dilemme reste posé dans les mêmes termes: soit le nourrir (trephein) c'est-à-dire l'intégrer à l'espace du groupe; soit l'exposer (apotithenai) c'est-à-dire le rejeter du monde humain: " Quand un enfant lui naissait, le géniteur n'était pas maître de l'élever: il le portait en un lieu appelé leschè où siégeaient les plus anciens de la tribu. S'il était bien conformé et robuste, ils ordonnaient de l'élever et lui assignaient son klèros parmi les neuf mille lots de terre. Si au contraire il était mal venu et difforme, ils l'envoyaient au lieu dit "dépôts" (apothetai). La remarque dont Plutarque fait suivre ce passage souligne l'aspect d'épreuve sur lequel Platon, de son côté, mettait l'accent. Plutarque note qu'à Sparte les femmes, pour les raisons qu'il a déjà dites, ne lavent pas le nouveau-né avec de l'eau, mais avec du vin "voulant ainsi faire l'épreuve (basanon) de sa constitution". (Oeuvres T.1 Opus Seuil p.416-417)

samedi 17 janvier 2009

Sénèque (39): que pèse le peuple par rapport à l'ami ? Autant ou moins ?

Sénèque continue ainsi la septième lettre qu’il adresse à Lucilius :
« Sed ne soli mihi hodie didicerim, communicabo tecum quae occurrerunt mihi egregie dicta circa eundem fere sensum tria : exquibus unum haec epistula in debitum solvet, duo in antecessum accipe. Democritus ait: « Unus mihi pro populo est, et populus pro uno » »
On peut traduire ainsi :
« Mais pour ne pas avoir appris pour moi seul aujourd’hui, je te communiquerai trois sentences remarquables sur lesquelles je suis tombé et qui portent presque sur la même idée ; avec l’une d’entre elles cette lettre paiera ma dette, reçois les deux autres par avance. Démocrite dit : « Un seul est pour moi le peuple et le peuple est pour moi un seul » »
Je ne trouve pas dans le Diels traduit par Dumont une citation exactement équivalente à celle que Sénèque attribue à Démocrite. Mais je découvre en revanche un fragment qui semble expliciter ce que la citation choisie par Sénèque ne formule qu’à moitié :
« L’amitié d’un seul homme sensé vaut autant que celle de tous les insensés ensemble » (Les Présocratiques La Pléiade p. 870)
On trouve chez Héraclite la même idée :
« Un seul en vaut pour moi dix mille, s’il excelle » (ibidem p.157)
A dire vrai la formule est énigmatique: on s’attendrait en effet à ce que le peuple tout entier vaille moins que l’ami et non autant ! Comment une addition de folies peut-elle donc atteindre la valeur d’une seule raison ? Faut-il penser alors que chaque homme ordinaire a un apport non pas nul mais infime ? Mais que répondre à celui qui, s’appuyant sur l’équivalence, rétorquerait : « J’ai le peuple pour ami et donc tu n’as pas plus que moi, toi qui n’as qu’un seul vrai ami ! » ? Devrait-on lui rétorquer que c’est plus économique de chercher un seul bon ami ? Il pourrait s’en sortir en répliquant que si on a le peuple pour ami, on ne court aucun risque de perdre son ami… Certes il resterait possible de s’interroger sur ce que peut bien vouloir dire : « avoir le peuple pour ami »...
On peut s’en tirer autrement: en donnant un sens différent à la citation de Sénèque. Il suffit de faire en sorte que le premier unus n’ait pas le même référent que le deuxième. Ainsi le premier se rapporterait à l’Ami, le second à l’homme moyen. La citation voudrait dire alors : « mon Ami remplace avantageusement le peuple car ce dernier ne vaut pas plus pour moi que n’importe quel individu ordinaire ». Mais les deux autres citations ne laissent pas, elles, une telle liberté d’interprétation…

vendredi 16 janvier 2009

Sénèque (38)

Sénèque poursuit ainsi la septième lettre qu’il écrit à Lucilius :
« Recede in te ipse, quantum potes ; cum his versare qui te meliorem facturi sunt, illos admitte quos tu potes facere meliores : mutuo ista fiunt, et homines, dum docent, discunt. Non est quod te gloria publicandi ingenii producat in medium, ut recitare istis velis aut disputare ; quod facere te vellem, si haberes isti populo idoneam mercem : nemo est, qui intellegere possit. Aliquis fortasse unus au alter incidet, et hic ipse formandus tibi erit instituendusque ad intellectum tui. « Cui ergo ista didici ? » Non est quod timeas, ne operam perdideris, si tibi didicisti. »
Je traduirai ainsi :
" Retire-toi en toi-même autant que tu peux ; vis avec ceux qui te rendront meilleur, laisse venir à toi ceux que tu peux rendre meilleurs : ces choses-là se produisent réciproquement et les hommes, qui enseignent, apprennent. Il n’y a pas lieu que la gloire de rendre public ton talent t’expose aux yeux de tous, que devant ces gens-là tu veuilles faire une lecture ou disserter ; je te laisserais si tu avais pour ce peuple un apport qui lui convient ; mais il n’y a personne qui puisse te comprendre. Il se pourrait que se présentent un ou deux que tu devras alors former et adapter à ton intelligence. « Pour qui ai-je donc appris ces choses ? » Il n’y a pas lieu de craindre d’avoir perdu ta peine, si tu as appris pour toi."
Sénèque refuse ici autant la transmission de savoir inventée par les Sophistes ( donner des conférences publiques) que celle représentée par le Socrate platonicien (parler dans la rue avec autrui au hasard des rencontres ). Bien qu’ opposés les uns aux autres, Socrate et Sophistes s’accordaient en effet sur une norme : il faut sortir de chez soi pour entrer en contact avec les autres.
Or, pour Sénèque, il ne s’agit en aucune manière d’aller vers les autres en vue de leur enseigner quoi que ce soit même si dans la lettre 4 Sénèque a affirmé qu'il aimait apprendre pour enseigner (" in hoc aliquid gaudeo discere, ut doceam "); la raison donnée est la distance entre le philosophe et le peuple (il s’agit d’une distance mentale, intellectuelle car la lettre 5 a clairement mis en garde Lucilius contre toute volonté de manifester socialement à l’image du cynique, c’est-à-dire par un écart extrême de comportements, cette distance spirituelle). Vouloir briller aux yeux du public, ce serait donc avant même de faire preuve de vanité se tromper en n’estimant pas à sa juste mesure la séparation intellectuelle entre le philosophe et le peuple (populus ici).
Comme une armée qui renonce à conquérir, Lucilius doit donc faire retraite, se retirer (recedere). Le lieu de la retraite n’est pas géographique, spatial mais immatériel et psychologique : c’est ego ipse, moi-même. Cependant la lettre 4 a déjà fait comprendre que ce refuge intérieur n’est pas une donnée mais le produit d’un travail de soi sur soi. Le soi est construit, ce qui coûte des efforts.
Néanmoins il n'y a pas lieu de parler d' un enfermement en soi car le philosophe doit assez sortir de soi pour donner une place à deux sortes de fréquentation, partageant la même finalité didactique : apprendre (discere) des autres et apprendre (docere) aux autres. Ici Sénèque semble distinguer entre ceux avec qui on vit (versari) et ceux auxquels on permet l’accès à soi (admittere) : le disciple vient donc au maître, ce n’est pas ce dernier qui part à la conquête des disciples. Le crible qui laisse passer ceux qui auront accès à lui est sélectif : un ou deux (unus et alter) candidats et, même filtrés ainsi , ces happy few ne sont qu’une matière brute à laquelle il faut donner la forme (formare) de l’intelligence du maître.
Sénèque place alors dans la bouche de Lucilius l’expression d’une déception : si les disciples virtuels sont si rares, pourquoi donc apprendre soi-même ? Le rappel de Sénèque est clair : la fin première de l’instruction est la modification de soi. D’ailleurs la transmission à autrui de sa propre instruction n’est que renforcement du perfectionnement de soi.
Ce court passage disqualifie clairement le public et la publicité au profit de deux espaces privés : celui métaphorique de son propre esprit et celui réel qui sépare le philosophe de ce qu’il était - représenté par la figure de l’apprenti - et de ce qu’il sera à travers cette fois la figure du plus avancé que soi. L’espace public est le lieu de la dégradation de soi.

Commentaires

1. Le dimanche 18 janvier 2009, 04:46 par Cédric Eyssette
Avant tout, merci pour cette belle analyse.
“homines, dum docent, discunt” : je suis, en tant que professeur, convaincu par cette affirmation, mais j'aimerais être sûr de bien comprendre le sens précis que lui donne Sénèque.
Vous écrivez que ”la transmission à autrui de sa propre instruction n’est que renforcement du perfectionnement de soi“. J'aimerais savoir en quel sens il faut comprendre ici cette idée de perfectionnement de soi. S'agit-il d'un perfectionnement cognitif ou d'un perfectionnement éthique ? Dans un cas, je développe, en enseignant, mon niveau de connaissance. Dans l'autre cas, l'acte d'enseigner est l'occasion de cultiver certaines vertus.
Si le perfectionnement en question est d'ordre cognitif, on peut distinguer un développement de type quantitatif ou extensif et un développement de type qualitatif ou intensif. Sénèque affirme-t-il que l'individu qui enseigne apprend de nouveaux savoirs, ou bien affirme-t-il qu'il parvient à une meilleure compréhension de ce qu'il sait déjà ?
Dans le cadre d'un échange de savoirs, il y a relation d'enseignement réciproque, et celui qui enseigne apprend également, en un sens extensif : il apprend de nouvelles connaissances. De même, un cours n'est pas une simple transmission de ce que l'on sait déjà, il suppose un travail de préparation, au cours duquel il y a bien souvent apprentissage de nouvelles connaissances. Je ne crois pas toutefois que Sénèque fasse référence à cela. Je n'ai que des rudiments de latin, mais ne peut-on pas dire que l'usage du “dum” implique que l'on se focalise sur l'acte d'enseigner au même même où il s'effectue ? “homines, dum docent, discunt” signifierait ainsi que les hommes qui enseignent, apprennent — pendant qu'ils enseignent, et non pas avant (en préparant leurs cours), ou après (dans l'attente d'un échange de savoirs).
Il me semble du coup, que l'hypothèse d'un développement de type quantitatif ou extensif n'a pas de sens ici. Sénèque n'affirme pas que l'individu qui enseigne apprend de nouveaux savoirs. Il affirme plutôt à mon avis que l'acte d'enseigner conduit à mieux comprendre ce que l'on sait déjà. Cette interprétation est plus adéquate pour deux raisons. Tout d'abord, la distinction de degrés dans la connaissance fait partie du stoïcisme, dès Zénon. L'image utilisée par Zénon pour représenter les différents niveaux de connaissance est remarquable : 1/ la main ouverte représente l'impression, 2/ les doigts qui se referment un peu, l'assentiment, 3/ les doigts serrés et le poing fermé, la cognition, 4/ la main gauche qui tient fermement le poing droit, le savoir scientifique (Long & Sedley, II, 41, A = Cicéron, Académiques, II, 145 = SVF I, 66). Il est donc tout à fait légitime de penser que Sénèque fait référence à cette idée d'un perfectionnement de son propre savoir. D'autant plus que ce perfectionnement de type qualitatif ou intensif peut avoir lieu au moment même où l'acte d'enseigner s'effectue. En effet, l'individu qui enseigne va rencontrer des résistances en cherchant à communiquer son savoir, il sera forcé de clarifier ce qu'il affirme, de mieux défendre ses thèses, de répondre précisément aux objections, d'expliquer où il veut en venir. Le savoir enseigné devient alors plus ferme et on pourrait faire l'hypothèse que ce perfectionnement cognitif relève d'un passage des doigts serrés et du poing fermé à la main gauche qui tient fermement le poing droit. L'individu qui enseigne a déjà un savoir, une connaissance (troisième stade : cognition). L'acte d'enseigner permet de rendre ce savoir plus ferme et plus résistant aux objections (quatrième stade : savoir scientifique). Pensez-vous que cette hypothèse est légitime ? Y a-t-il dans l'œuvre de Sénèque des traces ou des passages explicites sur cette distinction des degrés de connaissance ?
Peut-on enfin aussi envisager le perfectionnement de soi lié à l'acte d'enseigner en un sens éthique ? Enseigner suppose effectivement l'exercice de certaines vertus : la patience, l'attention, la résolution à faire comprendre… Sénèque estime-t-il que l'individu qui enseigne apprend, au sens où il apprend à cultiver certaines vertus ? Cela me semble tout à fait possible dans la mesure où la question des vertus fait partie du stoïcisme, mais il faudrait alors préciser à quelles vertus Sénèque peut faire référence. Qu'en pensez-vous ? L'usage du verbe “disco” exclut-il ce type d'apprentissage ?
2. Le dimanche 18 janvier 2009, 17:31 par philalèthe
Merci d’abord pour votre post.
Ensuite, et sans guère de doute, il s'agit d'un perfectionnement éthique par la médiation d’un perfectionnement cognitif de type qualititatif, pour reprendre vos concepts.
Foucault l’a très clairement articulé, par exemple dans L'écriture de soi en 1983 (Dits et écrits tome IV). On y lit entre autres p.424:
" La lettre qu'on envoie pour aider son correspondant - le conseiller, l'exhorter, l'admonester, le consoler- constitue pour le scripteur une manière d'entraînement: un peu comme les soldats en temps de paix s'exercent au maniement des armes, les avis qu'on donne aux autres dans l'urgence de leur situation sont une façon de se préparer soi-même à une semblable éventualité."
En revanche je n'ai pas pour l'instant en mémoire des textes de Sénèque allant dans le sens de la progression déterminée par Zénon. Cependant un texte des Bienfaits se réfère aussi en un sens aux mains, le voici:
" Ma foi, si tu me demandes mon avis, il n'est pas à mon sens d’une extrême importance, lorsqu’on a exposé les principes directeurs de la conduite, de procéder à l’examen des autres questions, imaginées non pour guérir l’âme (remedium animi), mais pour exercer l’esprit (exercitationem ingenii). Car suivant la belle réflexion, familière à Démétrius le cynique – grande figure à mon avis, même comparée aux plus grandes – il y a plus de profit à posséder un petit nombre de préceptes philosophiques, à condition de les avoir à portée de la main, qu’à en avoir reçu un grand nombre si on ne les a sous la main (ad manum). « Le grand lutteur n’est pas, dit-il, celui qui connaît à fond toutes les figures et toutes les prises, dont on n’use guère sur le terrain, mais celui qui s’est bien et consciencieusement entraîné à une ou deux d’entre elles et en guette l’emploi attentivement, car la quantité des choses qu’il sait n’est pas ce qui importe, s’il en sait assez pour vaincre ; ainsi dans l’étude qui nous occupe, il y a quantité de notions amusantes, un petit nombre de décisives (in hoc studio multa delectant, pauca vincunt) »
Après avoir résumé les règles de vie de Démétrius, Sénèque conclut en se référant une fois de plus à la main :
« Voilà les principes que notre cher Démétrius veut que nous tenions à deux mains (haec Demetrius noster utraque manu tenere proficientem jubet) lorsque nous sommes en voie de progrès. Voilà ceux dont il ne faut en nulle occasion nous départir, mais qu’il faut au contraire graver en nous et identifier à notre substance (immo affigere et partum sui facere) et arriver par une méditation quotidienne, à nous rendre naturellement familiers et bienfaisants, prêts à répondre en tout lieu au premier appel de l’âme, de sorte que sans délai se présente à nous la grande distinction entre le mal et le bien » (éd Laffont, trad. Préchac-Veyne p. 561-562) 
Foucault commente et contextualise ce passage p.480 de L’herméneutique du sujet ou p-360-361 du tome IV des Dits et écrits ; plus généralement je vous recommande sur ce sujet qui vous intéresse le cours du 17-02-83, surtout la 2ème heure.
Je ne dirais pas pour autant qu’à chaque fois que le professeur stoïcien enseigne, il progresse dans la compréhension du sens de ce qu’il enseigne ; il progresse dans la transformation d’une norme théorique en raison réelle d’agir, en motif authentique et spontané de la volonté.
Il ne me semble pas non plus que la progression se fait par des résistances inhérentes à l’acte pédagogique, je crois plutôt que le disciple doit en un premier temps écouter et offrir une oreille en un sens passive à la transmission qui vient du maître (l’idée que la pensée du maître s’améliore par les objections – ce que Kant appelle dans l’Anthropologie, je crois, « le frottement des esprits »- ne me paraît pas confirmée par les textes mais je me trompe peut-être…)
Pour clarifier discere, je vous renvoie au moins à la lettre 88 consacrée aux arts libéraux et à la lettre 69 où Sénèque conseille à Lucilius de dediscere, désapprendre. Il semble que discere n'exclue pas l'amélioration morale mais ne l'implique pas non plus: tout dépend du contenu de l'enseignement et des intentions de l'enseignant. Mais tout ceci serait à travailler bien plus finement...
3. Le mercredi 21 janvier 2009, 18:45 par Philalèthe
En termes wittgensteiniens, on pourrait peut-être dire que ce que Sénèque attend de l'enseignement de sa doctrine, c'est la transformation d'une sagesse en passion.

samedi 10 janvier 2009

Une petite note cruelle (et lucide ?).

Paul Veyne commente ainsi un passage de la Consolatio ad Marciam de Sénèque:
" Les stoïciens croient à l'astrologie parce qu'ils croient au destin. L'astrologie n'était pas une superstition populaire ou mondaine, mais une théorie savante dont le prestige était grand auprès des intellectuels et que les philosophes discutaient, un peu comme, chez nous, la psychanalyse" (p.28 éd.Laffont)
Popper déjà a explicitement comparé la psychanalyse à l'astrologie mais ce que suggère Veyne ici est un peu différent: il laisse penser que de nos jours discuter philosophiquement de la psychanalyse est tout à fait fondé car cette dernière est une théorie savante; en revanche il anticipe implicitement sur l'avenir de la psychanalyse: dans quelques dizaines, centaines d'années, les philosophes sérieux discuteront d'autres théories savantes et seront unanimes à considérer la psychanalyse comme une pseudo-science, une "superstition populaire ou mondaine" voire même populaire et mondaine.
En développant un peu: de même que l'astrophysique a discrédité l'astrologie, les progrès en philosophie de l'esprit (précisément la clarification des relations esprit / cerveau) discréditeront définitivement la psychanalyse.
On est peut-être alors dans une période de transition.
Ce petit texte est dur à avaler aussi pour les philosophes: ils participeraient moins au progrès des savoirs qu'ils ne réfléchiraient sur ce que le progrès des sciences leur présenterait comme actuellement solide. La philosophie s'alimenterait de quelque chose qui lui est vital mais dont elle ne contrôlerait pas le développement.
Bien sûr ces quelques lignes ne condamnent pas à penser que toute théorie savante devient avec le temps superstition, ce qui serait suivre la mauvaise pente relativiste, celle qui donne au philosophe l'impression d'avoir le point de vue de Dieu.

Commentaires

1. Le vendredi 16 janvier 2009, 12:24 par Vianney
Bonjour j'aime beaucoup vos articles, et nombres de vos réferences m'attirent. J'aimerai savoir si vous pourriez nous indiquer à la fin des articles, où l'on pourrait se procurer ces divers bouquins.
J'aimerais par exemple savoir, si on trouve dans le commerce habituel cet ouvrage de Paul Veyne, dont ce court extrait m'a mis l'eau à la bouche.
2. Le vendredi 16 janvier 2009, 12:28 par Vianney
Je viens de voir, que vous aviez mis l'édition pardonnez mon étourderie.
Sur divers sites internet je l'ai trouvé comme étant indisponible, donc, je suis toujours curieux de savoir si vous sauriez comment je pourrais me le procurer, et où.
Merci d'avance
3. Le vendredi 16 janvier 2009, 14:36 par philalethe
Merci à vous !
Sauf à me tromper, la longue introduction écrite par Veyne dans l'édition Laffont est désormais publiée à part sous le titre Sénèque. Vous devriez trouver cet ouvrage facilement en librairies.

vendredi 12 décembre 2008

En écho au billet du 16 Novembre: quel rapport entre le judaïsme et les sciences sociales ? L'avis de Lévi-Strauss.

" Dans ses Réflexions, Sartre prétendait en substance, que le juif est spontanément ethnologue. Et, de fait, vos pères en cette discipline – Durkheim et Lévy-Bruhl – étaient, comme vous, juifs… »
C'est une question que le Nouvel Observateur pose à Claude Lévi-Strauss dans un entretien daté du 5 Juillet 1980. Il y répond ainsi:
« J’admets qu’en sociologie et en ethnologie on compte une proportion notable de juifs. Peut-être ne faut-il pas y attacher plus d’importance qu’à la proportion notable de noms doubles parmi les ethnologues. Il me semble, toutefois, qu’on peut proposer deux explications. En premier lieu, la promotion sociale des juifs, au XIXème siècle, a coïncidé avec la constitution des sciences sociales comme disciplines de plein droit. Il y avait donc là une « niche » - au sens écologique du terme – en partie vacante, et où de nouveaux venus pouvaient s’établir sans se heurter à une trop rude compétition. En second lieu, il faut considérer les effets psychologiques et moraux de l’antisémitisme dont, comme tant d’autres, j’ai fait, dès l’enfance, l’expérience intermittente à l’école primaire et au lycée. Se découvrir subitement contesté par une communauté dont on croyait être partie intégrante peut conduire un jeune esprit à prendre quelque distance à l’égard de la réalité sociale, contraint qu’il est de la considérer simultanément du dedans où il la sent et du dehors où on le met »

dimanche 7 décembre 2008

En écho à l'usage que Sénèque fait du deuil animal dans les admonestations qu'il adresse à Marcia.

On se souvient que Sénèque se réfère au chagrin animal pour déterminer les limites normales du deuil humain. Or dans un passage des Lois de Platon, les animaux jouent déjà un rôle de modèle. Cependant ce n'est pas la douleur qu'ils doivent servir à réguler mais les plaisirs amoureux. C'est l'Etranger d'Athènes qui parle:
" J'affirme que notre loi se doit de poursuivre sans faillir dans cette voie, en proclamant que nos citoyens ne doivent pas être pires que les oiseaux et que beaucoup d'autres bêtes, qui, même si elles sont nées dans des groupes immenses, vivent, jusqu'à ce qu'elles soient en âge d'engendrer, dans la continence, pures de tout accouplement et chastes, mais qui, une fois qu'elles sont en âge de procréer, s'apparient selon leur goût, mâle à femelle, femelle à mâle, et vivent le reste du temps dans la piété et la justice, restant fermement fidèles à leurs premiers accords d'amitié. Dès lors il faut que nos citoyens soient meilleurs que les bêtes." (840 d ed. Brisson 2008 p. 886)
Foucault commente ainsi:
"Il faut bien voir que cette conjugalité animale n'est pas citée comme un principe de nature qui serait universel, mais plutôt comme un défi que les hommes devraient bien relever: comment le rappel d'une telle pratique n'inciterait-elle pas les humains raisonnables à se montrer "plus vertueux que les bêtes" ?" (L'usage des plaisirs p.187)

mardi 2 décembre 2008

Y a-t-il un degré du malheur au-delà duquel plus personne ne peut être un éclaireur ?

Foucault dans son cours au Collège de France du 17 mars 1982 paraphrase ainsi Epictète:
" Epictète dit ceci: il y a des hommes qui sont si vertueux par nature, qui ont déjà montré tellement bien leur force, que le Dieu, au lieu de les laisser vivre au milieu des autres hommes, avec les avantages et inconvénients de la vie ordinaire, les envoie en éclaireurs vers les plus grands dangers, les plus grandes difficultés. Et ce sont ces éclaireurs du malheur, ces éclaireurs de l'infortune, ces éclaireurs de la souffrance qui vont d'une part faire pour eux-mêmes ces épreuves, particulièrement rudes et difficiles, mais, en bon éclaireurs, revenir ensuite dans la cité d'où ils viennent, pour dire à leurs concitoyens qu'après tout ces dangers qu'ils redoutent tellement, ils n'ont pas à s'en préoccuper tellement, puisqu'eux-mêmes en ont fait l'expérience. Envoyés comme éclaireurs, ils ont affronté ces dangers, ils ont pu les vaincre, eh bien, les autres pourront les vaincre. Et ils reviennent ayant rempli leur contrat, ayant remporté leur victoire et capables d'enseigner aux autres que l'on peut triompher de ces épreuves et de ces maux, qu'il y a pour cela un chemin qu'ils peuvent leur enseigner. Tel est le philosophe, tel est le cynique - d'ailleurs, dans le grand portrait du cynique que donnera Epictète, cette métaphore de l'éclaireur est à nouveau employée - pour affronter les plus rudes ennemis, et qui revient pour dire que les ennemis ne sont pas dangereux, ou pas très dangereux, pas aussi dangereux qu'on croit, et pour dire comment on peut les vaincre" (L' herméneutique du sujet p.423).
Je me demande si des camps de la mort sont revenus des éclaireurs en ce sens-là.

vendredi 28 novembre 2008

La Consolation à Marcia (1) : qu'est-ce qu'un deuil normal ?

La Consolation à Marcia est le plus ancien texte de Sénèque dont on dispose. Même si la consolation est un genre convenu, cet écrit, composé entre 37 et 41, est intéressant.
Marcia a perdu son fils trois ans avant de recevoir l’argumentation. Or, malgré le temps passé, tout se passe comme si son fils venait de mourir :
« Trois années ont déjà passé, et ta douleur n’a rien perdu de sa première vivacité : elle se réveille et se ranime chaque jour ; elle se fait un droit de sa durée au point où elle en est venue, elle croirait déshonorant de cesser. Tous les vices prennent en nous des racines profondes si nous ne les étouffons pas dès qu’ils naissent : il en est de même de ces sentiments sombres et déprimants, qui se tourmentent sans cesse eux-mêmes ; ils finissent par se repaître de leur propre amertume et la souffrance devient, pour l’âme malheureuse, une sorte de plaisir pervers ( infelicis animi prava – = difforme, défectueux - voluptas dolor) » (I 7 trad. de René Waltz revue par Paul Veyne)
Sénèque va donc opposer ce deuil anormal au deuil normal et ce sont les critères du deuil normal qui retiennent aujourd’hui mon attention. Ils sont au nombre de trois et je les présenterai en suivant l’ordre du texte.
Les deux premiers sont présentés dans la même phrase, dans un passage où Sénèque oppose le mauvais deuil de Marcia au bon deuil de Livie qui a elle aussi perdu un fils, Drusus:
« Elle ne s’affligea pas au-delà de ce que permettaient les bienséances tant que l’empereur était vivant, ni l’équité tant qu’elle avait un autre fils » (III 2)
Le texte latin dit seulement: nec plus doluit quam aut honestum erat Caesare aut aequum salvo = Et elle n’a pas souffert plus qu’il n’était convenable par rapport à César ou équitable par rapport au survivant.
Ainsi pour définir les critères d’un deuil normal, il faut prendre en compte et l’autorité suprême et les personnes du même rang que celle qui a disparu.
Il est assez facile de comprendre pourquoi le deuil de Marcia est injuste par rapport à l’autre fils : en effet la peine totale de la mère implique logiquement qu’elle n’a plus aucun enfant; un peu plus loin , Sénèque dépeint un autre deuil anormal, celui d’Octavie et écrit qu’ « entourée de ses enfants et de ses petits-enfants, elle garda jusqu’au bout ses vêtements de deuil, à la grande humiliation de tous les siens, qui la voyaient, eux vivants, faire comme si elle était seule au monde » (II 5).
En revanche il est à première vue moins aisé de saisir pourquoi il n’est pas convenable par rapport à César de manifester un deuil illimité (visiblement par sa traduction qui déborde très largement le texte latin, Waltz propose une explication : que seule la disparition de la plus haute autorité justifie le deuil maximal).
De ces deux raisons seule la deuxième serait encore prise au sérieux aujourd’hui.
Mais c’est la troisième qui est la plus développée et en même temps la plus surprenante ; elle revient en effet à prendre comme modèle pour les hommes le comportement naturel des animaux :
« Vois combien le chagrin des animaux est violent, et pourtant combien il passe vite : les vaches meuglent un jour ou deux, la course folle et désordonnée des cavales ne dure pas davantage ; quand les bêtes fauves ont bien couru sur les traces de leurs petits et bien erré par les forêts, quand elles sont maintes fois revenues à leur tanière dévastée, leur fureur tombe en ce moment ; l’oiseau s’agite avec des cris perçants autour de son nid désert : l’instant d’après, il reprend tranquillement son essor. Aucun animal ne regrette longtemps sa progéniture, sauf l’homme qui se fait le complice de sa douleur et ne s’afflige pas en proportion de ce qu’il ressent (sentit), mais dans la mesure où il se l’est fixé (constituit)» (VII 2)
Sénèque oppose explicitement ce qui est de l’ordre de l’opinio à ce qui est de l’ordre de la natura : la nature fait ressentir (sentire), l’opinion fait instituer, établir, fixer (constituere). Sur ce point la fonction de la consolation est de détacher Marcia de sa dépendance par rapport à l’opinion afin de conformer sa conduite à la dimension naturelle parfaitement exemplifiée par les animaux.
Que les animaux soient en ce sens exemplaires n’implique pas du tout qu’ils doivent être au centre de la vie des hommes. Dans la suite du texte, Sénèque condamne la dépendance des maîtres par rapport à leurs animaux domestiques dans le cadre d’une argumentation destinée à faire éprouver par Marcia de la gratitude à l’égard du temps heureux qu’elle a passé à éduquer son fils :
« Son éducation à elle seule t’a largement récompensée de tes peines : car à qui fera-t-on croire que les gens qui élèvent avec la plus zélée sollicitude (summa diligentia) des petits chiens, des oiseaux et autres objets d’un aussi frivole attachement (frivola animorum oblectamenta) prennent vraiment plaisir à les regarder, à les toucher, à recevoir les caresses de ces animaux stupides (blanda adulatione mutorum), et que lorsqu’il s’agit de nos enfants, la récompense de nos soins d’éducateurs ne soit pas dans leur éducation même ? » (XII 2)
La distance est donc maintenue entre les bêtes privées de parole (muti) et les enfants (liberi) et Sénèque dénonce clairement le fait que l’homme mette toute son attention (summa diligentia) dans ses animaux de compagnie et les transforment en objets d’ amusements frivoles (frivola oblectamenta). Mais il s’agit moins de rabaisser les bêtes que de critiquer un certain rapport humain avec l’animal : les caresses flatteuses (blanda adulatio) des animaux de compagnie ne sont pas tant l’indice de la bassesse de l’animal que de celle de son maître.
Revenons au sujet : il y donc un accord entre ce que commande la nature et les règles de la vie en commun, qu’elles règlent les rapports avec le souverain ou avec les membres de la famille. Il y a ainsi un partage à faire dans l’ensemble des règles de vie en commun entre celles qui sont en accord avec la nature et celles qui exemplifient des opinions fausses. C’est cette distinction qui fait la différence entre les deuils conformes à la fois à la nature et aux usages –eux-mêmes conformes à la nature – et les deuils qui ne respectent pas la nature et illustrent pour cette même raison des usages nuisibles.