Sénèque poursuit ainsi la septième lettre qu’il écrit à Lucilius :
« Recede in te ipse, quantum potes ; cum his versare qui te meliorem facturi sunt, illos admitte quos tu potes facere meliores : mutuo ista fiunt, et homines, dum docent, discunt. Non est quod te gloria publicandi ingenii producat in medium, ut recitare istis velis aut disputare ; quod facere te vellem, si haberes isti populo idoneam mercem : nemo est, qui intellegere possit. Aliquis fortasse unus au alter incidet, et hic ipse formandus tibi erit instituendusque ad intellectum tui. « Cui ergo ista didici ? » Non est quod timeas, ne operam perdideris, si tibi didicisti. »
Je traduirai ainsi :
" Retire-toi en toi-même autant que tu peux ; vis avec ceux qui te rendront meilleur, laisse venir à toi ceux que tu peux rendre meilleurs : ces choses-là se produisent réciproquement et les hommes, qui enseignent, apprennent. Il n’y a pas lieu que la gloire de rendre public ton talent t’expose aux yeux de tous, que devant ces gens-là tu veuilles faire une lecture ou disserter ; je te laisserais si tu avais pour ce peuple un apport qui lui convient ; mais il n’y a personne qui puisse te comprendre. Il se pourrait que se présentent un ou deux que tu devras alors former et adapter à ton intelligence. « Pour qui ai-je donc appris ces choses ? » Il n’y a pas lieu de craindre d’avoir perdu ta peine, si tu as appris pour toi."
Sénèque refuse ici autant la transmission de savoir inventée par les Sophistes ( donner des conférences publiques) que celle représentée par le Socrate platonicien (parler dans la rue avec autrui au hasard des rencontres ). Bien qu’ opposés les uns aux autres, Socrate et Sophistes s’accordaient en effet sur une norme : il faut sortir de chez soi pour entrer en contact avec les autres.
Or, pour Sénèque, il ne s’agit en aucune manière d’aller vers les autres en vue de leur enseigner quoi que ce soit même si dans la lettre 4 Sénèque a affirmé qu'il aimait apprendre pour enseigner (" in hoc aliquid gaudeo discere, ut doceam "); la raison donnée est la distance entre le philosophe et le peuple (il s’agit d’une distance mentale, intellectuelle car la lettre 5 a clairement mis en garde Lucilius contre toute volonté de manifester socialement à l’image du cynique, c’est-à-dire par un écart extrême de comportements, cette distance spirituelle). Vouloir briller aux yeux du public, ce serait donc avant même de faire preuve de vanité se tromper en n’estimant pas à sa juste mesure la séparation intellectuelle entre le philosophe et le peuple (populus ici).
Comme une armée qui renonce à conquérir, Lucilius doit donc faire retraite, se retirer (recedere). Le lieu de la retraite n’est pas géographique, spatial mais immatériel et psychologique : c’est ego ipse, moi-même. Cependant la lettre 4 a déjà fait comprendre que ce refuge intérieur n’est pas une donnée mais le produit d’un travail de soi sur soi. Le soi est construit, ce qui coûte des efforts.
Néanmoins il n'y a pas lieu de parler d' un enfermement en soi car le philosophe doit assez sortir de soi pour donner une place à deux sortes de fréquentation, partageant la même finalité didactique : apprendre (discere) des autres et apprendre (docere) aux autres. Ici Sénèque semble distinguer entre ceux avec qui on vit (versari) et ceux auxquels on permet l’accès à soi (admittere) : le disciple vient donc au maître, ce n’est pas ce dernier qui part à la conquête des disciples. Le crible qui laisse passer ceux qui auront accès à lui est sélectif : un ou deux (unus et alter) candidats et, même filtrés ainsi , ces happy few ne sont qu’une matière brute à laquelle il faut donner la forme (formare) de l’intelligence du maître.
Sénèque place alors dans la bouche de Lucilius l’expression d’une déception : si les disciples virtuels sont si rares, pourquoi donc apprendre soi-même ? Le rappel de Sénèque est clair : la fin première de l’instruction est la modification de soi. D’ailleurs la transmission à autrui de sa propre instruction n’est que renforcement du perfectionnement de soi.
Ce court passage disqualifie clairement le public et la publicité au profit de deux espaces privés : celui métaphorique de son propre esprit et celui réel qui sépare le philosophe de ce qu’il était - représenté par la figure de l’apprenti - et de ce qu’il sera à travers cette fois la figure du plus avancé que soi. L’espace public est le lieu de la dégradation de soi.