Tête de Christ (musée du Louvre)
Dans L'art religieux de la fin du Moyen-Âge (1908), Émile Mâle écrit à propos des Grecs anciens :
" Raconter l'agonie d'un Dieu, montrer un Dieu épuisé, meurtri, couvert d'une sueur de sang, une telle entreprise eût fait reculer les Grecs du Vème siècle. Leur conception héroïque de la vie les rendait peu sympathiques à la douleur. Pour eux, la souffrance, qui détruit l'équilibre du corps et de l'âme est servile ; c'est un désordre que l'art ne doit pas éterniser. Seules, la beauté, la force, la sérénité doivent être proposées à la contemplation des hommes : ainsi l'oeuvre d'art devient bienfaisante, ainsi elle offre à la cité le modèle de la perfection où elle doit tendre. Ce peuple de dieux et de héros de marbre dit au jeune homme : "Sois fort, et, comme nous, domine la vie." Voilà la leçon que donne et donnera sans cesse l'antiquité. Grande leçon, assurément, et qui, depuis la Renaissance, a fait hésiter les âmes. Michel-Ange eut beau être chrétien, il fut subjugué par l'héroïsme antique.
Son Christ de la Minerve, beau comme un athlète, porte la croix comme un triomphateur : nulle trace de souffrance sur son visage impassible. Michel-Ange, comme un Grec, méprise et enseigne à mépriser la douleur. Instruits par son exemple, les Français, vers 1540, commencèrent à avoir honte d'exprimer la souffrance.
Le Christ à la Colonne de Saint-Nicolas de Troyes est un héros que ne sauraient atteindre les outrages des esclaves. L'artiste qui l'a sculpté n'imite pas seulement les procédés de Michel-Ange, il participe à son esprit. Car ce qui rend si dramatique l'histoire de l'art de la Renaissance, en France et dans toute l' Europe, c'est que c'est l'histoire de la lutte de deux principes, de deux conceptions de la vie.
Que voulaient dire nos vieux maîtres ? Ils voulaient dire que la douleur existe et qu'il ne sert à rien de la nier quand on la sent mêlée à la trame des choses. Au fond, ils avaient raison. Une religion, un art, où la douleur n'a pas sa place, n'expriment pas toute la nature humaine. La Grèce, elle-même, lassée de ses belles légendes qui ne consolaient pas, se mit à pleurer avec les femmes de Syrie la mort d' Adonis.
Que voulaient dire nos vieux maîtres ? Ils voulaient dire que la douleur existe et qu'il ne sert à rien de la nier quand on la sent mêlée à la trame des choses. Au fond, ils avaient raison. Une religion, un art, où la douleur n'a pas sa place, n'expriment pas toute la nature humaine. La Grèce, elle-même, lassée de ses belles légendes qui ne consolaient pas, se mit à pleurer avec les femmes de Syrie la mort d' Adonis.
Il faut que les larmes longtemps contenues s'ouvrent un passage." (Colin, 1925, p.95-96)
Terminons par ces lignes de Nietzsche, qui mettent en relief en-deçà de leurs différences la parenté entre l'art hellénique (qu'on me pardonne la grossière généralité...) et l'art gothique :
" L'au-delà dans l'art. Ce n'est pas sans un profond chagrin qu'on s'avoue que les artistes de tous les temps, dans leurs aspirations les plus hautes, ont rapporté précisément ces représentations à une transfiguration céleste que nous connaissons aujourd’hui pour fausse : ils sont les glorificateurs des erreurs religieuses et philosophiques de l'humanité, et ils n'auraient pu l'être sans la foi en leur vérité absolue. Or, si la foi en une telle vérité diminue, les couleurs de l'arc-en-ciel pâlissent autour des fins extrêmes de la connaissance et de l'illusion humaine : ainsi cette espèce d'art ne peut plus refleurir, qui, comme la divina commedia, les tableaux de Raphaël, les fresques de Michel-Ange, les cathédrales gothiques, suppose non seulement une signification cosmique, mais encore une signification métaphysique des objets de l'art. Il se fera une émouvante légende de ce qu'il ait pu exister un tel art, une telle foi d'artistes." (Humain, trop humain, I, 220, éd. Lacoste & Le Rider, p.555)
À la différence d' Émile Mâle, Nietzsche inclut le christianisme dans la légende.
Commentaires
Mais elle est un fait et je m'en réjouis.
Et je vois votre malice à m'envoyer un texte d'un enterré précisément tout à fait vif.
Je n'ai pas le souvenir d'avoir lu des lignes vôtres sur Montaigne mais je dois l'avouer, votre mépris de son scepticisme trop accommodant ne me surprend pas. Les valeurs ont, je crois, pour vous une réalité objective et l'action comme la pensée doivent s'y subordonner. Je ne sais pas si vous avez écrit sur Descartes et Leibniz mais j'imagine que vous avez pris parti pour le Dieu de Leibniz, parce qu'il ne crée pas les valeurs mais s'y conforme.
Enfin, je ne veux pas vous lasser. Sachez quand même que votre présence vivante me trouble et me ferait presque croire, horribile dictu, au miracle.
Cher maître, recevez l'expression de mon profond respect.