mardi 28 août 2012

L'adjectif comme expédient en vue de faire l'économie de la narration.

La Bruyère écrit dans les Caractères :
" Amas d'épithètes, mauvaises louanges : ce sont les faits qui louent, et la manière de les raconter." (Des ouvrages de l'esprit, 13)
Julien Benda, dans la note correspondant au passage, écrit en 1934 :
" La Bruyère étendrait certainement aujourd'hui son observation aux épithètes qui font dire que les choses sont sensationnellessaisissantesbouleversantesravissantes... Le mobile de ce style, c'est l'impuissance à décrire les choses dans ce qu'elles ont précisément de bouleversant, de ravissant, et la croyance qu'on y supplée en brandissant un qualificatif qu'on veut d'autant plus violent qu'on sent mieux cette impuissance. C'est exactement comme dit notre auteur, l'impuissance à "raconter"." (p.696, La Pléiade, éd. de 1941)
On pense au "génial" et au "trop bien" de nos adolescents (entre autres...).
Plus gravement, que Benda aurait-il pensé de l'indicibilité essentielle de la Shoah ?

vendredi 24 août 2012

Jacques Bouveresse, le philosophe malgré lui ?

Jean-Jacques Rosat a édité début 2012 un numéro de la revue Agone intitulé de manière un peu énigmatique La philosophie malgré eux. Il est en réalité consacré à Jacques Bouveresse et il reprend donc, à sa manière, le projet réalisé en 1994 par la revue Critique et incarné par le numéro 567-568 dont le titre était, lui, plus explicite : " Jacques Bouveresse : parcours d'un combattant ". Deux auteurs ont écrit dans les deux numéros : Claudine Tiercelin et Jean-Jacques Rosat.
Ce dernier expose clairement dans l'éditorial du numéro d' Agone la fin qu'il vise : " dresser un inventaire de la pensée de Bouveresse " (p.8). Aux lecteurs de juger de la réussite du projet dans un double sens : 1) Jacques Bouveresse est-il l'auteur d'une philosophie ? et si c'est le cas, 2) le numéro lui rend-il justice ?.
Il va de soi que, même si on jetait le doute sur la réalité d'une philosophie de Jacques Bouveresse (comme on parle d'une philosophie de Descartes ou de Marx) - ce qui d'ailleurs ne reviendrait ni à refuser d' inscrire son travail dans une certaine ou dans plusieurs traditions philosophiques ni à ne pas lui accorder des opinions philosophiques - , il serait indéfendable car faux de nier l'ampleur et l'intérêt de l'oeuvre.
Modestement et pour éclairer, quoique faiblement, le premier problème, je souhaite rappeler quelques lignes concluant l'avant-propos du premier ouvrage de Jacques Bouveresse, La parole malheureuse (1971) :
" On ne trouvera dans nos exercices philosophiques rien qui ressemble à une philosophie, pas même à proprement parler celle de Wittgenstein, dont la présence constante sera pourtant aisément perçue tout au long du livre (...) Nous avons dans tous les cas subordonné résolument la préoccupation critique au souci de clarification et le désir de juger au devoir de comprendre, estimant que la désinvolture avec laquelle est traitée en France une certaine catégorie d'auteurs autorise à dire, en reprenant une remarque polémique de Karl Kraus, qu "une des maladies les plus répandues est aujourd'hui le diagnostic"", et qu'il faut y regarder de beaucoup plus près qu'on ne le fait généralement pour tirer parti d'erreurs aussi positives que, par exemple, celles du Cercle de Vienne.
Peut-être est-il bon d'avertir le lecteur, précisément parce que certains des auteurs dont il est le plus souvent question dans ce livre constituent pour beaucoup de philosophes des curiosités inutiles, malsaines ou inaccessibles, que nous ne prétendons à aucune espèce d' originalité et que nous avons voulu simplement, dans un grand nombre de cas, faire connaître ou mieux connaître au public philosophique français des choses qui sont ailleurs tout à fait familières et même, pour certaines, relativement banales. C'est dire que notre but serait entièrement atteint si nous avions pu encourager et faciliter l'approche de certains textes à la fois dédaignés et redoutés, et apporter une contribution de quelque valeur à un secteur malheureusement fort négligé en France de l'histoire de la philosophie contemporaine." (p.12-13).
D'aucuns pourraient juger que cette auto-présentation écrite au seuil de la carrière de Jacques Bouveresse continue de décrire plutôt bien malgré le temps passé l'intégralité de son oeuvre.
Les mêmes ne devraient pourtant pas en conclure que l'auteur est finalement et simplement un historien de la philosophie, comme Émile Bréhier ou Geneviève Rodis-Lewis l'ont été. En effet Jacques Bouveresse, aimant les textes "dédaignés et redoutés" dont il parlait, a pris parti pour eux et s'en est servi pour diagnostiquer moins des philosophies que des maux de la philosophie, voire des vices d'une époque.
Doit-on alors voir en lui, sur le modèle de Wittgenstein, un thérapeute de la philosophie, plus largement un défenseur de la raison (je renvoie sur ce point à l'article de Claudine Tiercelin qui cherche à déterminer quel genre de défenseur de la raison, quel genre de rationaliste est Jacques Bouveresse ) ?
Le problème " y a-t-il une philosophie propre à Jacques Bouveresse ?" dépend bien sûr du sens accordé à "philosophie". Entend-on par là un système original comprenant des thèses jusqu' alors inédites (comme ceux de Leibniz ou de Schopenhauer) ou un ensemble de prises de position philosophiques donnant à celui qui les défend une place précise mais éventuellement partagée dans le champ philosophique ?
Il va de soi (et c'est presque une injure faite que je lui fais de l'écrire) que dans le deuxième sens Jacques Bouveresse a une philosophie. Mais, dans le premier sens, qu'en est-il ?
Ma question n'est pas rhétorique. Même si ce billet plaide plutôt pour le scepticisme, je dois me reconnaître dans l'ignorance. De cette ignorance, en tout cas, le numéro d' Agone ne m'a pas sorti, il a juste vivifié le problème.

Commentaires

1. Le samedi 25 août 2012, 11:36 par Leon Jélémemalaméson
Il me semble qu'il ne fait pas de doute que Bouveresse ait une philosophie, au sens positif demandé, même si la manière dont il la propose lui est foncièrement propre. Il aborde la philosophie à travers d'autres, mais il ne fait pas de la simple histoire non plus. Quiconque a lu ses livres peut le voir, même s'il faut en effet creuser et faire de l'exégèse, car B. ne se livre pas aisément. Il demande qu'on lise entre les lignes, et qu'on extraie de ses commentaires la substantifique moelle.
Ce qui est surprenant est que la question ne soit pas posée pour des auteurs qui, à la différence de Bouveresse, prennent un ton dogmatique et semblent énoncer des thèses numérotées, comme Badiou. Derrida a-t-il une philosophie? Foucault en a-t-il une ? Marion en a-t-il une ? et même Ricoeur?
Pour ma part je vois plus de philosophie dans Bouveresse que dans ceux là.
2. Le dimanche 26 août 2012, 10:53 par Philalèthe
Merci de votre commentaire.
C'est certain que Bouveresse ne fait pas de la simple histoire. Quant à l'extraction de la substantifique moëlle, je pense que c'est précisément le projet de Rosat dans le numéro d' Agone. Je prends très au sérieux sur ce point ce que Rosat écrit dans l'avant-propos : " Bouveresse fait partie de ces esprits qui, au moment même où ils avancent un idée en mesurent les faiblesses et voient les objections qu'on pourrait lui faire, bien mieux souvent et plus profondément que leurs adversaires. Cette attitude le conduit parfois à sous-estimer l'importance et l'originalité de ses idées et à ne pas leur donner tous les développements qu'elles mériteraient. Il est important que d'autres que lui engagent ce travail."
Ces lignes éclairent à mes yeux le titre du billet : Bouveresse, philosophe malgré lui ?
Peut-être que Bouveresse n'a pas de philosophie pas par défaut mais par excès de lucidité critique. N'est-ce pas au fond naïf philosophiquement aujourd'hui de construire un système ? En plus l'approche de la philosophie dans le cadre analytique sectorise la recherche : un tel est philosophe de la connaissance, tel autre de la religion etc.
Je ne voulais en aucune manière jouer Badiou, Derrida, Marion ou Ricoeur contre Bouveresse. Mon billet n'est pas nostalgique.
J'ajoute que ça ne me paraît pas contradictoire d'attribuer à un auteur une philosophie tout en éclairant qu'elle est fausse : Berkeley a une philosophie mais les réalistes soutiendront qu'elle est fausse. Les auteurs que vous avez mentionnés ont peut-être pour certains d'entre eux des philosophies fausses ou des thèses fausses dans leur philosophie.
Mais pour partager ce point, il faut s'accorder sur l'idée qu'on peut juger une thèse philosophique selon son rapport à la réalité. Ceux qui pensent que l'accès à la réalité est toujours médiatisé par une philosophie donnée jugeront naïves les lignes que j'ai écrites.
3. Le dimanche 26 août 2012, 18:45 par Léon Jélémem
Je n'ai aucune difficulté, pour ma part, à isoler des thèses philosophiques dans les livres de Bouveresse , dont certaines sont très neuves et subtiles( et même en plus vraies!) , même si le lecteur doit faire un effort pour les reconstruire et même si JB n'a jamais voulu présenter son travail comme celui de la construction d'un système.
Pour ne donner qu'un exemple, je crois que bien des idées de Musil sur l'histoire, le hasard et le progrès que JB présente dans L'homme probable sont des idées qu'il partage,et dont l'originalité
est indéniable, et sans doute la vérité. Il ne les présente pas comme siennes, et se met dans le rôle modeste du commentateur, mais il fait là, à mon sens, travail bien plus philosophique que des soi-disant penseurs"systématiques " qui prudhommisent de manière ronflante et gonflante.
Cela dit c'est vrai qu'il y a pas mal de fois où j'aimerais que JB présente plus ses thèses "cartes sur table".
4. Le dimanche 26 août 2012, 21:52 par Hélène
Sur le caractère vrai ou faux d’une philosophie et sur l’adéquation d’une philosophie à la réalité, je me permets de vous citer les lignes suivantes de Platon, en espèrant ne pas trop m'écarter de votre débat :
La République - Livre VI
« Apprends maintenant ce que j’entends par la deuxième section des choses intelligibles. Ce sont celles que la raison elle-même saisit par la puissance dialectique, tenant ses hypothèses non pour des principes, mais pour de simples hypothèses, qui sont comme des degrés et des points d’appui pour s’élever jusqu’au principe du tout, qui n’admet plus d’hypothèses. Ce principe atteint, elle descend, en s’attachant à toutes les conséquences qui en dépendent, jusqu’à la conclusion dernière, sans faire aucun usage d’aucune donnée sensible, mais en passant d’une idée à une idée, pour aboutir à une idée…
…Il me semble pourtant que tu veux établir que la connaissance de l’être et de l’intelligible qu’on acquiert par ce qu’on appelle les sciences, lesquelles ont des hypothèses pour principes [ou points de départ - voir l’explication de Platon sur la 1ère classe des choses intelligibles, brièvement elle se rapporte à des « images » en partant d’hypothèses « connues » ou « évidentes » menant, non au principe, mais à la démonstration et à la conclusion]. Sans doute ceux qui étudient les objets des sciences sont contraints de le faire par la pensée, non par les sens ; mais parce qu’ils les examinent sans remonter au principe, mais en partant d’hypothèses, ils ne te paraissent pas avoir l’intelligence de ces objets, bien que ceux-ci soient intelligibles avec un principe. Et il me paraît que tu appelles connaissance discursive, et non intelligence, la science des géomètres et autres savants du même genre, parce que la connaissance discursive est quelque chose d’intermédiaire entre l’opinion et l’intelligence.
… et range-les par ordre de clarté, en partant de cette idée que, plus leurs objets participent de la vérité, plus ils ont de clarté. »

Cordialement.
5. Le dimanche 26 août 2012, 22:01 par Philalèthe
Cher Léon,
C'est l'existence d'une philosophie de Bouveresse, que je mettais en discussion, en écho avec son propre texte de l'avant-propos. Ceci dit, je vous accorde - mais comment ne pas le faire ? - qu'il défend des thèses. Néanmoins l'exemple que vous prenez suggère l'idée que Bouveresse fait siennes des thèses de Musil  : cependant y a-t-il des thèses bouveressiennes sur l'histoire ? Bouveresse se nourrit des auteurs qu'il a fait connaître, mais peut-on faire sur lui le travail qu'il a fait sur Musil ? Encore une fois il se peut que mon doute ne soit dû qu' à une incapacité mienne à décrypter ses livres.
Je tiens à mettre au clair que Bouveresse est un de mes auteurs préférés et que je le lis avec beaucoup d'intérêt depuis 1971. Mais je ne sais pas si ce que j'ai aimé en lui était d'être mis au courant de sa philosophie ou d'être mis en rapport grâce à lui avec des philosophies dont bien peu parlaient. Mais il se peut que sur des problèmes que je n'ai pas travaillés à travers lui - comme la question de la perception, des couleurs - Bouveresse ait élaboré le premier des thèses vraies et désormais partagées. Avec le temps sans doute on y verra plus clair.
6. Le lundi 27 août 2012, 08:59 par Léon Jélémem
Pendant plusieurs années, JB a enseigné sur la question des systèmes philosophiques, discutant notamment Guéroult, Vuillemin.
Quant on lit ses cours, on a du mal à penser qu'il admet l'idée de connaissance philosophique et de vérité proprement philosophique. S'il est wittgensteinien sur ce point, il ne peut pas admettre ces idées. En revanche en philosophie des mathématiques, il a le plus souvent été tenté par des conceptions intuitionnistes.
Et relisez le livre sur L'homme probable, il y a une conception de l'histoire. Mais certes si ce que vous attendez d'une théorie de l'histoire c'est ce que vous attendez de la lecture de Kojève ou même de Aron, vous ne le trouverez pas.
Certes la notion de système a des degrés. Cela peut aller du système d'axiomes à la Leibniz aux grandes orgues à la Whitehead. Mais si l'on admet que le critère minimal est qu'un philosophe défende des thèses que celles-ci soient relativement cohérentes entre elles, et développées d'un écrit à l'autre avec constance, alors JB me semble bien avoir un "système" en ce sens plus faible.
Il rend clair aussi assez souvent que sa préférence va à des penseurs comme Lichtenberg, Musil, Wittgenstein ou Valéry, qui pratiquent les pensées détachées. Souvent en effet on a l'impression que JB philosophe face aux ruines des systèmes passés et présents . Mais cela ne me semble pas exclusif de thèses ni du caractère organisé et cohérent de celles-ci. Certes si votre modèle du système est donné par David Lewis ou Leibniz, alors vous ne trouverez pas cela chez lui! Mais vous trouverez aussi le contraire de miettes philosophiques.
Il y a aussi toute la différence du monde entre les philosophes qui se croient en train de faire un système et ceux qui le font vraiment.
7. Le mardi 28 août 2012, 11:15 par Philalèthe
Cher Léon,
Merci de votre réponse et de votre patience !
Je connais le cours sur les systèmes philosophiques mais Bouveresse ne paraît pas reprendre à son compte l'idée qu'on ne peut juger une thèse que dans le contexte du système auquel elle appartient (sans, sauf à me tromper, aller jusqu'à contredire sur ce point Vuillemin ou Guéroult). D'ailleurs quand il commente Wittgenstein ou Musil ou Kraus, ne leur donne-t-il pas raison ? Ne dénonce-t-il pas par exemple le mythe de l'intériorité comme faux ?
Ce qui est clair, c'est qu'il commente n'importe quel auteur avec tant de finesse et de méticulosité qu'on arriverait à croire qu'il adhère aux thèses de l'auteur. Mais pourtant c'est loin d'être toujours le cas : je ne peux pas croire qu'il soit leibnizien et pourtant il a choisi de consacrer ses deux derniers cours à Leibniz (et il l'explique de l'intérieur). Ça m'étonne d'ailleurs que ses dernières interventions au Collège de France exposent si peu sa pensée (il y apparaît alors comme un fin déconstructeur de système ).
Maintenant si je reprends la définition de système que vous donnez, c'est clair que B. en a un. Mais des thèses qui le constituent, laquelle est la sienne ? J'ai l'impression qu'elles sont reprises de x ou de y (B. joue souvent un auteur contre un autre). Y a-t-il une thèse dont on peut lui attribuer la paternité (comme on attribue la Lewis la thèse de la réalité des mondes possibles) ? Maintenant sa manière de tisser ensemble les thèses des auteurs qu'il a fait découvrir est, elle, tout à fait idiosyncrasique. Son originalité réside au minimum dans cette combinaison cohérente et inattendue d'auteurs qui seraient en France vraiment moins bien connus sans son oeuvre.

vendredi 13 juillet 2012

La Bruyère sur le stoïcisme (1)

" Le stoïcisme est un jeu d'esprit et une idée semblable à la République de Platon. Les stoïques ont feint qu'on pouvait rire dans la pauvreté ; être insensible aux injures, à l'ingratitude, aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis ; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente qui ne devait ni réjouir ni rendre triste ; n'être vaincu ni par le plaisir ni par la douleur ; sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir, ni jeter une seule larme ; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l'appeler un sage. Ils ont laissé à l'homme tous les défauts qu'ils lui ont trouvés, et n'ont presque relevé aucun de ses faibles : au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l'en corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une perfection et d'un héroïsme dont il n'est point capable, et l'ont exhorté à l'impossible. Ainsi le sage qui n'est pas, ou qui n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux ; ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë ne sauraient lui arracher une plainte ; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l'entraîner dans leur chute, et il demeurerait ferme sur les ruines de l'univers ; pendant que l'homme qui est en effet sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration pour un chien perdu ou pour une porcelaine qui est en pièces. » (Caractères, De l'homme, 3)
Julien Benda, responsable de l'édition du texte dans la Pléiade, ajoute la note suivante en relation avec l'exhortation à l'impossible :
« Il semble que ces prédicateurs de l' « impossible », par exemple les jansénistes, ont joué, quoi qu'en dise La Bruyère, quelque rôle dans l'éducation morale de l'humanité » (p.719)
De toute façon, douter des pouvoirs de la philosophie stoïcienne ne revient pas à s'inquiéter exagérément face aux coups possibles de la fortune :
" Il y a des maux effroyables et d'horribles malheurs où l'on n'ose penser, et dont la seule vue fait frémir ; s'il arrive que l'on y tombe, l'on se trouve des ressources que l'on ne connaissait point, l'on se roidit contre son infortune, et l'on fait mieux qu'on ne l'espérait." (ibid., 30)
Pour faire vite : faiblesse de l'artifice, force de la nature.

lundi 2 juillet 2012

Recension d'un livre de Pascal Engel : Épistémologie pour une marquise (2011)

Le texte suivant est la première version d'un article, qui, accompagné de notes, est accessible sur le site de la Vie des idées.
Pour une conception plus équilibrée des relations entre la philosophie et la science.
Reprenant une série d’articles de « journalisme scientifique » parus dans Science et Avenir entre 1996 et 2006, Épistémologie pour une marquise comprend essentiellement vingt entretiens distribués en trois groupes : les plus nombreux, douze précisément, portent sur « la philosophie naturelle » (ils sont centrés sur les sciences expérimentales) ; un deuxième groupe, constitué de quatre entretiens, a pour objet « l’histoire naturelle » (entendez par là, la biologie : trois sont consacrés aux animaux et un aux gènes) ; enfin les quatre derniers traitent de la science, de la morale et de la religion (au centre la question de la vérité).
Le lecteur n’aura pas manqué d’être surpris par l’usage que fait l’auteur d’expressions désuètes comme « philosophie naturelle » ou « histoire naturelle ». On se sera aussi sans doute interrogé, à propos du titre, sur le lien, un brin surprenant, fait entre l’épistémologie et une marquise. C’est que Pascal Engel prend comme illustre modèle de son livre les Entretiens sur la pluralité des mondes habités (1686) de Fontenelle, ouvrage dans lequel, à travers un dialogue avec la Marquise de G., le narrateur expose la nouvelle physique copernicienne.
On notera cependant une différence majeure entre les deux marquises : à la différence de la marquise de Fontenelle, qui n’ayant « nulle teinture de science, ne laisse pas d’entendre ce qu’on lui dit » , la marquise de Pascal Engel a beaucoup lu , défend souvent les thèses des adversaires du philosophe, en tout cas, permet toujours, par opposition à son interlocuteur, de préciser ce qu’il pense. Dans cette mesure, Épistémologie pour une marquise ressemble à La Dispute (1997), dialogue aussi, où le philosophe analytique, Analyphron, défendait ses thèses par opposition à celle du philosophe continental, Philoconte.
Mais il n’y a pas seulement une ressemblance formelle (et cela jusque dans certains caractères typographiques !) entre les deux textes . En effet Engel reprend mot pour mot le but que visait déjà Fontenelle : divertir les savants et instruire et divertir les ignorants .
Si l’on cherche où est le divertissement, on le trouve, identique, dans les deux livres : c’est la mise en scène de l’argumentation qui est plaisante et pas l’argumentation elle-même. D’ailleurs Engel expose nettement, dans la préface, son hostilité radicale à une philosophie « populaire »  : « j’ai essayé d’être clair, je ne prétends pas populariser » . Cette hostilité vise aussi ce à quoi tendent précisément les philosophes quand ils veulent avant tout pouvoir être lus par tous sans aucune difficulté : la réduction de la philosophie à des conseils éthiques en vue de la sagesse ou du bonheur. Engel n’est certes pas hostile à la philosophie morale mais il dénonce deux illusions qui vont de pair avec le courant populaire permettant de vendre de prétendus ouvrages de philosophie comme des best-sellers : la première illusion est de croire que la philosophie morale peut se passer de recherches théoriques ; or, pour être en mesure de se justifier, elle doit disposer de fondements théoriques ; la seconde est de penser que tous les problèmes théoriques sont réglés, ou du moins le seront un jour, par les sciences, ce qui ne laisserait à la philosophie que les questions éthiques. Or c’est au fond adopter une position scientiste, qu’ Engel refuse (en effet les sciences ne fournissent, entre autres, aucune théorie de la connaissance, scientifique ou non : ainsi « qu’est-ce que la connaissance ? » est un problème de philosophie).
Voyons maintenant, sans pouvoir entrer dans le détail des vingt entretiens, les grands traits de la philosophie de la connaissance que cet ouvrage présente.
D’abord, si Engel est rationaliste et à coup sûr, comme on l’a vu, indemne de tout scientisme , cependant il ne conçoit pas que la philosophie puisse être de bonne qualité quand elle traite de problèmes éclairés par la science sans prendre en compte cet éclairage. La position de l’auteur implique donc une valeur accordée à la science, valeur que l’ouvrage justifie et précise. Qu’est-ce donc que la connaissance scientifique pour l’auteur ?
À la différence de ceux qui pensent que l’accès à la vérité passe exclusivement par l’accès à la philosophie et/ou à la science, Engel, en cela en accord avec le sens commun, ne met pas en question le fait que nous disposons de connaissances ordinaires, d’ « un savoir de base » , quand bien même nous sommes ignorants philosophiquement ou scientifiquement . Certes les connaissances scientifiques ne sont pas conformes aux croyances ordinaires mais c’est parce que le sens commun est en mesure de réviser ses croyances spontanées que les connaissances scientifiques sont possibles. Engel n’est donc pas tenté par un fondationnalisme de type cartésien jugeant que le savoir doit être construit à partir d’une remise en cause de toutes nos opinions (en effet l’auteur pense que nous disposons déjà d’un savoir vrai) ; il ne reprend pas non plus la thèse bachelardienne soutenant l’existence d’une différence radicale entre la pensée commune et la pensée scientifique (différence pensée en termes de rupture et d’obstacle épistémologiques).
Mais de quoi la connaissance scientifique est-elle donc connaissance ? Les sciences fournissent une connaissance des faits. Philosophe réaliste , Engel tient à la réalité de faits indépendants de nous par rapport auxquels on est en mesure de juger de la pertinence de nos hypothèses. Pour soutenir cela, l’auteur doit donc lutter contre l’idée, devenue fréquente aujourd’hui, qu’on ne peut pas distinguer ce qu’on perçoit de ce qu’on sait et qu’il n’y donc pas de perceptions détachées de connaissances antérieures . Ainsi les faits sont-ils autant au point de départ d’hypothèses destinées à les expliquer qu’au terme de la compétition entre des théories rivales quand ils permettent de sélectionner la meilleure d’entre elles (cela va de soi, Engel ne dit pas qu’un tel partage grâce aux faits est toujours réalisable). On voit donc que l’auteur défend une conception classique de la vérité comme correspondance entre des propositions et des faits . Les faits en question sont bel et bien réels sans être pour autant « bruts » ou « purs » au sens où de tels faits seraient des choses qu’on pourrait percevoir dans une indépendance totale par rapport à tout arrière-plan cognitif. L’auteur choisit ainsi, comme souvent dans cet ouvrage, la voie du milieu entre une conception réaliste naïve et une conception idéaliste extrême, pour laquelle les faits ne sont qu’une construction du discours .
Je ne peux pas, dans les limites de cette recension, rendre compte de la richesse et de la finesse de toutes les positions épistémologiques défendues dans la première série d’entretiens ; en revanche, vu que fleurissent aujourd’hui les livres où la valeur des animaux est largement révisée à la hausse, il me paraît intéressant de présenter la position de l’auteur à leur sujet, telle qu’elle transparaît à travers la seconde série d’entretiens.
Les doutes de l’auteur portent autant sur la capacité humaine de comprendre les animaux que sur la croyance selon laquelle chaque espèce animale a, en quelque sorte, son monde à elle . D’abord l’auteur met en question la possibilité pour la psychologie animale de pouvoir dépasser un jour une description d’un point de vue objectif, comme on dit souvent, à la 3ème personne et donc suggère indirectement que toute étude des animaux reposant sur l’empathie risque de n’être qu’une forme totalement illusoire d’anthropomorphisme. Mais l’auteur va ensuite plus loin en doutant que les animaux aient des qualia, un ressenti, comme on dit aujourd’hui . Ont-ils cependant un monde conceptuel ? Peut-on accorder aux animaux le concept d’objet ? L’auteur reste ici encore prudent . Même réserve concernant la question de savoir si les animaux ont un monde objectif : en effet la capacité à s’orienter dans l’espace environnant n’implique pas que l’espace est environnant pour eux et donc distinct d’eux. Mais les animaux n’ont-ils pas un esprit au moins ? L’auteur envisage la possibilité que les animaux aient des représentations sans « une instance de contrôle unique des représentations » . Cette vue encourage à penser l’esprit animal comme de multiples modules affectés à des tâches distinctes sans unité de représentation .
Concernant la question du langage animal, l’auteur redonne aussi – et cela contre le courant dominant - de la force à la distinction homme / animaux : plutôt enclin à adopter « un chauvinisme de la communication humaine » , l’auteur, méfiant par rapport à « l’optimisme de certains primatologues » juge que les signes des primates sont « essentiellement expressifs et rarement descriptifs » . Engel reste aussi dubitatif concernant la question des sociétés animales dans la mesure où, à la différence des sociétés humaines, leur fait défaut un savoir partagé par chacun et portant sur les intentions communes aux membres du groupe.
Cependant, de la prudence du philosophe par rapport aux efforts contemporains destinés à trouver dans l’animal ce qu’on jugeait jusqu’alors être le propre de l’homme, on ne doit surtout pas tirer la conclusion qu’il plaide en faveur d’une essence humaine irréductible à l’animalité. Tout au contraire, ce qui frappe à la lecture de l’ouvrage est à quel point Engel est naturaliste au sens où il prend au sérieux, du point de vue de la philosophie, l’évolutionnisme . Certes, il ne pense en aucune manière que ce dernier est en mesure d’expliquer totalement par exemple les mathématiques ou l’éthique, mais en revanche il défend que l’évolutionnisme permet de connaître l’ancrage naturel sans lequel le développement culturel n’aurait pas eu lieu .
Le dernier groupe d’entretiens, portant sur la science, la morale et la religion, est avant tout une révision à la hausse de ce qu’est la vérité. Hostile aux approches relativistes et perspectivistes de la vérité (elles sont en effet auto-réfutantes), l’auteur défend que si la vérité est un fait , elle est aussi la valeur immanente à toute recherche de la connaissance . Engel est particulièrement soucieux de remettre à leur place les études, du type de celles de Bruno Latour, destinées à dévoiler la dimension sociale de toute pratique scientifique. Ce n’est pas parce qu’un laboratoire est un lieu de rapports de forces sociales que les résultats qui en sortent ne sont pas vrais : ils le sont s’ils sont justifiés objectivement. Mais ceci n’entraîne pas qu’ Engel idolâtre la science et ses conclusions. Assez proche de Popper et de son concept de vériproximité , Engel soutient que « la science procède par accumulation de théories, les anciennes étant remplacées par de nouvelles, qui ont plus de chances d’approcher la vérité que les précédentes » .
C’est à la lumière de cet engagement en faveur de la vérité que l’on comprend la position de l’auteur sur la religion, position qu’on est d’autant plus impatient de connaître que le retour du religieux a beaucoup d’échos aujourd’hui chez les íntellectuels. Précisément, ce sont les relations entre la science et la religion qui intéressent l’auteur. Fidèle à son réalisme, il attache du prix à ce qu’il appelle le « réalisme théologique » , c’est-à-dire la prétention de la théologie à dire la vérité sur la réalité, d’où sa sympathie affichée pour la philosophie analytique de la religion quand, en accord avec les connaissances scientifiques, elle s’efforce de formuler les meilleurs arguments rationnels possibles en faveur, par exemple, de l’existence de Dieu. Un dialogue est alors ouvert entre le croyant et l’athée sur la base du partage des règles du jeu de l’argumentation rationnelle.
On pouvait s’attendre à ce que l’engagement naturaliste de Pascal Engel le conduise à ne guère prendre au sérieux la religion. Or, ce qu’il ne prend pas au sérieux n’est pas la religion en tant qu’elle vise le vrai (et les conflits possibles avec la science que cela entraîne), mais la religion dépourvue de toute portée théorique et réduite à la formulation métaphorique de règles éthiques .
Terminons : décidément Engel est un penseur indispensable à lire pour qui veut nourrir sa méfiance par rapport aux idées dominantes. En effet l’auteur manifeste une grande réserve vis-à-vis de l’envahissante bioéthique. La nature n’a pas pour lui une valeur en soi, pas plus qu’elle n’aurait de droits ou une finalité que l’humanité devrait respecter . La technique a toujours modifié la nature et donc c’est puéril d’opposer une nature en accord avec laquelle il faudrait vivre et une technique qui pervertirait un ordre naturel bon. Aussi Engel est-il moins désireux de mettre des limites au développement de la technique que de fortifier la bioéthique du point de vue théorique : il s’agirait précisément de remplacer, ou du moins d’accompagner, les compromis finalement politiques auxquelles elle aboutit dans ses représentations institutionnelles par une réflexion plus poussée, de sa part, sur les rapports de la technique et de la nature, sur la relation inévitable entre le développement de la liberté humaine et celui de la technique.
Le lecteur aura compris, à travers la diversité des sujets traités dans cet ouvrage et imparfaitement rendue dans cette recension, qu’il constitue une excellente introduction à l’œuvre de l’auteur. Ce dernier a su trouver un ton juste, aussi loin de la vulgarisation démagogique que du traité savant, invitant ainsi agréablement le lecteur à travailler les textes plus ardus qui l’ont consacré comme un philosophe analytique français de première importance, à l’égal, pour n’en nommer que deux, de Jacques Bouveresse ou de Vincent Descombes.

mercredi 20 juin 2012

Un artiste peut-il montrer sa sagesse dans son oeuvre ? L'opinion d' Émile Mâle.


" Quand on rencontre à l'improviste, dans la cathédrale de Nantes, ces quatre figures du devoir, il est difficile de n'être pas ému. On peut croire que l'artiste qui les sculpta y vit autre chose qu'un ingénieux motif. Michel Colombe était alors un vieillard ; il regardait vers le passé, comme cette grave figure qui s'entrevoit derrière le visage de la Prudence.
À soixante quinze ans, il savait mieux que personne combien il est difficile d'être tempérant, prudent, juste, fort (je me permets de rappeler que ce sont les quatre vertus cardinales) contre soi-même. C'est dans son expérience, et dans les secrètes réserves de la vie morale qu'il a trouvé ces images des Vertus.
 LA TEMPÉRANCE
 LA PRUDENCE
 LA JUSTICE
Les Vertus qu'il a représentées ne sont pas, dirait-on, malgré leur costume, les vertus fastueuses des grands de ce monde ; ce sont les vertus des gens comme lui, des artisans, des tailleurs de pierre : vertus qui se pratiquent dans le silence et l'obscurité. C'est pourquoi il les a conçues comme des jeunes femmes, douces, modestes, sans éclat. Un autre trait révèle la sagesse du vieux maître : il a répandu sur leur visage une inaltérable sérénité. C'est la leçon que les années ont donné au vieillard. Il a appris que ces belles vertus, quand elles entrent dans l'âme, y apportent la paix. Sans un effort, la Force arrache le dragon de la tour ;
Tel le héros qui s'est longtemps combattu et qui est maintenant maître de lui-même. L'homme qui a conçu cette figure de la Force est quelque chose de mieux qu'un habile artiste : c'est un sage." (L'art religieux de la fin du Moyen-Âge en France, p.327-328, Colin, 1925)
On opposera ce texte à ce passage de Platon :
" À la fin donc j'allais trouver ceux qui travaillent de leurs mains. En effet, j'avais conscience de ne savoir pratiquement rien, mais j'étais convaincu de trouver en eux des hommes qui savaient quantité de belles choses. Sur ce point, je ne fus pas désappointé ; ils savaient effectivement des choses que je ne savais pas et, sous ce rapport, ils étaient plus savants que moi. Pourtant, Athéniens, ces bons artisans me parurent avoir le même défaut que les poètes : chacun, parce qu'il exerçait son art de façon admirable, s'imaginait en outre être particulièrement compétent aussi dans ce qu'il y a de plus important." (Apologie de Socrate, 22d, éd. Brisson)
On se rappellera aussi ce passage de La République au début du livre X où Platon distingue trois lits : le lit réel, précisément la Forme du lit, le Lit ; le lit apparent, par exemple tel lit fabriqué par tel menuiser et enfin l'imitation du lit apparent, tel lit imité par tel peintre (on pourrait aussi bien se référer ici au sculpteur).
On peut cependant se demander : l'artiste (ou l'artisan, Platon ne disposant pas de la distinction conceptuelle, bien plus tardive) ne peut-il pas être sage, tout en produisant des représentations qui ne sont pour ainsi dire que des copies de copies ?
La réponse est négative car Platon, défendant une conception intellectualiste de la sagesse, juge qu'elle n'est accessible qu'à ceux qui disposent du savoir le plus complet (et précisément du savoir vrai portant sur ce que nous appellerions aujourd'hui les valeurs).

samedi 9 juin 2012

La raison, el conquistador ou deux usages du fer : tuer les hommes / déterrer les trésors ou la guerre de colonisation comme métaphore de l'extension des connaissances.

On parle quelquefois de "raison conquérante".
Or, Locke, qui a l'art des comparaisons ingénieuses, compare précisément le pouvoir qu'a la raison de gagner des connaissances nouvelles à un pouvoir militaire et politique en mesure de s'approprier de nouveaux territoires. C'est dans le cadre d'une argumentation destinée à réviser à la baisse la valeur de la logique aristotélicienne, précisément des syllogismes. Locke défend la thèse qu'elle n'est en rien utile à la découverte des connaissances. Le paragraphe duquel ces lignes sont extraites s'intitule : Il (le syllogisme) ne sert point à augmenter nos connaissances, mais à chamailler avec celles que nous avons déjà
" Le syllogisme n'est tout au plus que l'art de faire valoir, en disputant, le peu de connaissance que nous avons, sans y rien ajouter ; de sorte qu'un homme qui emploierait entièrement sa raison de cette manière, n'en ferait pas un meilleur usage que celui qui ayant tiré quelques lingots de fer des entrailles de la Terre, n'en ferait forger que des épées qu'il mettrait entre les mains de ses valets pour se battre et se tuer les uns les autres. Si le roi d' Espagne eût employé de cette manière le fer qu'il avait dans son royaume, et les mains de son peuple, il n'aurait pu tirer de la Terre qu'une très petite quantité de ces trésors qui avaient été cachés si longtemps dans les mines de l'Amérique." (Essai sur l'entendement humain, trad. Coste, IV, 17, 6 p.982)
Voici le texte original :
"Syllogism, at best, is but the art of fencing with the little knowledge we have, without making any addition to it. And if a man should employ his reason all this way, he will not do much otherwise than he who, having got some iron out of the bowels of the earth, should have it beaten up all into swords, and put it into his servants’ hands to fence with and bang one another. Had the King of Spain employed the hands of his people, and his Spanish iron so, he had brought to light but little of that treasure that lay so long hid in the dark entrails of America."

vendredi 8 juin 2012

L'immanence des mystiques.

" Les mystiques ont des visions tout à fait semblables aux tableaux des peintres ou aux miniatures des enlumineurs " écrit Émile Mâle en 1908 dans L'art religieux de la fin du Moyen-Âge (Colin, 1925, p. 152).
Tels les Épicuriens, pensant voir, dans leurs rêves, les dieux tels qu'ils sont.

jeudi 7 juin 2012

Recension d'un livre de Lucien Jerphagnon (1921-2011).

Je l'ai cité plusieurs fois sur ce blog, on trouve désormais sur www.nonfiction.fr la recension que j'ai faite de ses ultimes entretiens

Locke rend justice à un des premiers philosophes cyniques, Antisthène, mais pas aux stoïciens.

Dans le paragraphe 4 du chapitre 12 du livre IV de l' Essai sur l'entendement humain(1689), John Locke soutient qu' il est dangereux, prenant les mathématiques comme modèle, de bâtir sur des principes. Plus particulièrement il est dangereux moralement de fonder sa conduite sur des principes théoriques faux. C'est pour illustrer ce péril qu'il fait comme un tour d'horizon, certes incomplet mais peu importe cela, de la philosophie antique :
" Qu'on reçoive comme certain et indubitable ce principe de quelques anciens philosophes, que tout est matière, et qu'il n'y a aucune autre chose, il sera aisé de voir par les écrits de quelques personnes qui de nos jours ont renouvelé ce dogme, dans quelles conséquences il nous engagera. Qu'on suppose avec Polémon que le monde est Dieu, ou avec les stoïciens que c'est l'éther ou le Soleil, ou avec Anaximène que c'est l' air ; quelle théologie, quelle religion, quel culte aurons-nous ! Tant il est vrai que rien ne peut être si dangereux que des principes qu'on reçoit sans les mettre en question, ou sans les examiner, surtout s'ils intéressent la morale, qui a une si grande influence sur la vie des hommes, et qui donne un cours particulier à toutes leurs actions. Qui n'attendra avec raison une autre sorte de vie d'Aristippe, qui faisait consister la félicité dans les plaisirs du corps, que d'Antisthène qui soutenait que la vertu suffisait pour être heureux ? De même, celui qui avec Platon placera la béatitude dans la connaissance de Dieu élèvera son esprit à d'autres contemplations que ceux qui ne portent point leur vue au-delà de ce coin de Terre et des choses périssables qu'on y peut posséder. Celui qui posera pour principe avec Archélaüs que le juste et l'injuste, l'honnête et le déshonnête sont uniquement déterminés par les lois et non pas par la nature, aura sans doute d'autres mesures du bien et du mal moral, que ceux qui reconnaissent que nous sommes sujets à des obligations antérieures à toutes les constitutions humaines." (trad. Coste, Livre de Poche, p 931-932)
Spontanément je suis étonné par la mauvaise connaissance que Locke paraît avoir ici du stoïcisme en lui attribuant la croyance qu'une partie du monde est Dieu et par la vue en revanche sur ce qu'est le cynisme, ne cédant pas à la caricature (mais, à la fin du 17ème en Angleterre, diffusait-on une image caricaturale et mutilée du cynisme ?)

mercredi 6 juin 2012

Un danger de l'analyse conceptuelle.

Dans le chapitre 7 du livre IV de l 'Essai sur l'entendement humain, Locke traite des axiomes (qu'il appelle aussi maximes) , et précisément des axiomes logiques, comme ce que nous appelons le principe d'identité : "ce qui est est". Il les étudie à la fois génétiquement et épistémologiquement, à chaque fois dans le même esprit : réviser à la baisse leur valeur. Génétiquement, ils les dérivent de propositions particulières et épistémologiquement il les prive de tout intérêt heuristique : ils ne servent pas à découvrir la vérité mais à la communiquer et aussi à mettre fin aux chicanes. Pire, le strict respect de la logique peut conduire à soutenir des thèses fausses. C'est ce qu'il argumente dans le paragraphe 12 (trad. Coste, p.880, Livre de poche ) auquel il donne le titre suivant, Si l'on ne prend pas garde à l'usage qu'on fait des mots, ces maximes peuvent prouver des contradictions. Exemple dans le vide :
" Une autre chose qu'il ne sera pas, je crois, mal à propos d'observer sur ces maximes générales, c'est qu'elles sont si éloignées d'avancer, ou de confirmer notre esprit dans la vraie connaissance, que, si nos notions sont fausses, vagues ou incertaines, et que nous attachions nos pensées au son des mots, au lieu de les fixer sur les idées constantes et déterminées des choses, ces maximes générales serviront à nous confirmer dans des erreurs ; et selon cette méthode si ordinaire d'employer les mots sans aucun rapport aux choses, elles serviront même à prouver des contradictions. Par exemple, celui qui avec Descartes se forme dans son esprit une idée de ce qu'il appelle corps, comme d'une chose qui n'est qu'étendue, peut démontrer aisément par cette maxime, ce qui est, est, qu'il n'y a point de vide, c'est-à-dire d'espace sans corps. Car l'idée à laquelle il attache le mot de corps n'étant que pure étendue, la connaissance qu'il en déduit, que l'espace ne saurait être sans corps, est certaine. Car il connaît clairement et distinctement sa propre idée d'étendue, et il fait qu'elle est ce qu'elle est, et non une autre idée, quoiqu'elle soit désignée par ces trois noms étenduecorps et espace : trois mots qui signifiant une seule et même idée, peuvent sans doute être affirmés l'un de l'autre avec la même évidence et la même certitude que chacun de ces termes peut être affirmé de soi-même : et il est aussi certain que tandis que je les emploie tous pour signifier une seule et même idée, cette affirmation, le corps est espace, est aussi véritable et aussi identique dans sa signification que celle-ci, le corps est corps l'est tant à l'égard de sa signification qu'à l'égard du son."
Qu'on ne croie pas après cette lecture que Locke est hostile par principe à l'analyse conceptuelle. Au contraire, s'il pense que la morale peut être démonstrative, c'est précisément parce qu'il fait de l'analyse conceptuelle des concepts moraux (que Locke désigne du nom de modes mixtes) le point de départ d'une telle démonstration. En revanche, ce qu'il met ici en relief, c'est que, dès que l'analyse conceptuelle est considérée comme le moyen de connaître la réalité, il suffit qu'elle explicite le contenu de concepts qui ne se réfèrent à aucun objet réel mais que l'analyste croit à tort pouvoir rapporter à des objets réels pour que l'analyse conceptuelle en question, en ne faisant qu'expliciter l'ensemble des idées fausses tenues pour vraies par l'analyste, donne l'impression trompeuse de l'exploration impeccable d'une nécessité logique. La position de Locke peut être présenté ainsi : tant que l'analyse conceptuelle explicite des modes mixtes, elle va au fond des choses puisqu'un mode mixte, comme le concept d'une figure géométrique ou comme ceux de justice ou de triomphe, n'est rien de plus que les idées que l'esprit a combinées entre elles. En revanche si le concept se rapporte à une substance (Locke entend par là une réalité décomposable ultimement en particules physiques) de manière générale comme le concept de corps ou particulière comme celui de soleil, alors l'analyse conceptuelle est tout à fait inutile si l'on recherche non la clarification de ce qu'on a à l'esprit mais la découverte de la réalité.