dimanche 25 mai 2014

Dans quelle mesure les Grecs anciens étaient-ils différents de nous ?

Dans le premier de mes billets, je me demandais à quelle distance de nous les philosophes anciens se trouvent. Or, Pierre Devambez, sans mentionner,il est vrai, les philosophes, place un gouffre spirituel entre la civilisation grecque antique et celle dont il est le contemporain en 1966 quand il dirige le Dictionnaire de la civilisation grecque. Voici dans son intégralité l'article clair mais discutable qu'il consacre au mot "civilisation" :
" Qui ne sait que notre civilisation est la fille et l'héritière de la civilisation grecque ? On nous l'a si souvent répété que nous sommes excusables d'oublier un peu trop tout ce qui les sépare. Des mots transposés plutôt que traduits nous confirment dans cette illusion, voilant sous une même apparence des notions différentes. S'il est vrai que les Grecs ont été, comme nous, plus que nous peut-être, rationalistes, leur rationalisme s'est exercé sur des données qui nous sont complètement étrangères. Leur religion est un polythéisme anthropomorphique ; pour eux, la divinité ne se révèle pas à travers les êtres et les phénomènes, mais chaque phénomène est susceptible d'être considéré comme dieu, les idées abstraites elles-mêmes prennent vie et le serment par exemple ou la malédiction ont une existence propre, un corps semblable au nôtre. Zeus protège la Justice et condamne l'Injustice, mais ces deux entités sont des êtres vivants : la Justice va trouver Zeus pour lui demander son aide, elle est en quelque mesure indépendante de lui. Le monde est peuplé de tant de divinités que le sentiment religieux, tout en étant très largement développé, se confond souvent avec la superstition.
Nous disons que la Grèce a connu les formes politiques qui sont les nôtres : c'est oublier que la patrie pour eux n'a jamais dépassé les limites d'un canton, que l'État n'a jamais été autre chose que l'administration d'une banlieue. Les Barbares avaient plus qu'eux cette notion d' Empire qui nous est familière. D'ailleurs qu'est-ce que la cité ? Le rassemblement d'une population restreinte et privilégiée qui ne pourrait vivre sans le secours de métèques, lesquels n'ont rien à dire dans la marche des affaires, et d'esclaves qui ne disposent même pas de leur personne. Même dans les États les plus démocratiques, la majeure partie des habitants est privée des droits les plus importants des citoyens. Dirons-nous aussi que, même dans ces États, ces derniers ne sont pas tous sur le même rang et que, d'après les lois mêmes de la cité, ils sont répartis en classes sociales strictement hiérarchisées ? Peu importe que les frontières entre ces classes aient tendu à s'effacer, le principe même de ces divisions n'a jamais été mis en cause. Que penser encore de certaines coutumes qui nous paraissent aussi étranges qu'elles étaient naturelles aux yeux des Grecs, de la façon en particulier dont on désignait les magistrats dans la plupart des cités, par le sort ? C'était pourtant, pensait-on, le moyen le plus sûr de se concilier la bonne volonté divine puisque c'est entre les mains des Immortels qu'on remettait la décision. Ici encore, des atténuations furent apportées à cette règle primitivement souveraine et l'on guida le choix des dieux en ne leur proposant que les candidats les plus dignes ; néanmoins jamais on n'abolit le tirage au sort. On pourrait multiplier les exemples de conceptions foncièrement différentes chez nous et chez les Grecs et l'on en arrive à se demander si, malgré tous les progrès réalisés en ce domaine, ce n'est pas la civilisation matérielle qui, entre les Anciens et nous, demeure le point de contact le plus étroit : les méthodes employées pour cultiver la terre, pour pêcher ou chasser, la façon de boire et de manger, les divertissements ont bien pu changer dans leur forme, ils répondent aux mêmes besoins, s'inspirent des mêmes sentiments ; de même pour les techniques, et il n'y a pas si longtemps - jusqu'à l'invention de procédés nouveaux, à l'utilisation de forces récemment domptées - que nos maçons et nos menuisiers travaillaient de la même façon que ceux d'Athènes au cinquième siècle. C'est un véritable abîme au contraire qui sépare les données sur lesquelles furent construites notre société et celle des Grecs, sur lesquelles reposent nos croyances et les leurs." (p. 109-110)
L'argument relatif à la technique est solide et peut être complété ainsi : si les Grecs n'avaient pas été identiques à nous au sens où ils disposaient d'une raison instrumentale, ils n'auraient pas été capables de fabriquer par exemple des vases en céramique, dont la durabilité est le signe que ceux qui les ont créées ont pensé et agi tout à fait rationnellement. Quant aux croyances autres que techniques, elles ne paraissent pas si loin de nous quand on les identifie non à partir de la culture grecque instituée (religion, politique) mais en lisant les textes des philosophes : si nous comprenons ce que Platon, Aristote ou d'autres philosophes antiques ont écrit, que nous partagions ou non leurs positions, c'est bien parce que nous sommes dotés de la même raison, rendant aptes à aborder de manière logique et cohérente certains problèmes (ce que Devambez reconnaît d'une certaine manière en soutenant que les Grecs étaient peut-être plus rationalistes que nous). Pour résumer, si l'identification des fins peut séparer les hommes (et elle peut aller jusqu'à nous opposer à certains de nos contemporains comme elle peut nous opposer sur certains points aux plus anciens Grecs), la capacité qu'ils ont de trouver, dans le contexte où ils sont, les meilleurs moyens d'arriver à leur buts fait d'eux, quels que soient le temps et la culture où ils vivent, nos contemporains.On peut aussi exprimer ce point en opposant, comme l'a fait Wittgenstein dans les Remarques sur le Rameau d'or de Frazer, l'action instrumentale à l'action rituelle :
" Le même sauvage qui transperce l'image de son ennemi, en apparence dans le but de le tuer, construit effectivement sa hutte avec du bois et aiguise ses flèches dans les règles de l'art et pas en effigie." (Philosophica III, p.124)
"Sauvage" par ses actions rituelles et les croyances qu'elles impliquent, le Grec ancien serait alors aussi civilisé que nous par ses actions instrumentales.

vendredi 23 mai 2014

L'Achéron et les Enfers, métaphores de la Méditerranée et de l'Europe.


Dans Le Dictionnaire de la Civilisation Grecque (Hazan, 1966), Pierre Devambez écrit à l'article consacré à l'Achéron :
"Ceux qui n'avaient pas été enterrés ou brûlés selon les rites ne parvenaient pas à le franchir et, âmes en peine, étaient condamnés à errer misérablement sur ses bords, à se cramponner aux roseaux qui poussaient sur ses rives. Les autres montaient dans la barque que conduisait Charon, le sinistre nocher, et eux seuls pouvaient aborder dans un royaume sans joie, mais où ils se sentaient en situation régulière." (p.9)

Commentaires

1. Le vendredi 23 octobre 2015, 19:42 par LM Bernard
"Ceux qui n'avaient pas été enterrés ou brulés selon les rites",ceux qui ne pourraient être honorés,ceux dont la mémoire des vivants serait vide,Cléon l'emportant sur Antigone,les lois de la cité sur celle des dieux,de la Nature,Antigone meurt,la polis l'emporte.
Le déracinement,l'exode de populations voulue pour des raisons économiques,guerrières,loin de l'oïkos natal "ne peut que les condamner à errer misérablement sur ses bords,à se cramponner aux roseaux",métaphore ou réalité...

En écho à l'allégorie de la caverne, un texte de Jacques Bouveresse.

Encore l'Allégorie de la Caverne telle qu'on la lit au début du livre VII de La République, précisément ces lignes où la maître de Platon décrit ce que les prisonniers voient d'eux-mêmes :
" SOCRATE : (...) Crois-tu en effet que de tels hommes auraient pu voir quoi que ce soit d'autre, d'eux-mêmes et les uns des autres, si ce n'est les ombres qui se projettent, sous l'effet du feu, sur la paroi de la grotte en face d'eux ?
GLAUCON : Comment auraient-ils pu (...) puisqu'ils ont été forcés leur vie durant de garder la tête immobile ?" (515 a)
C'est à ces lignes archi-lues que je repense en lisant un passage de Danube de Claudio Magris, cité par Jacques Bouveresse dans un de ses deux livres consacrés à Robert Musil, La voix de l'âme et les chemins de l'esprit (2001) :
" La grande culture viennoise avait mis à nu l'abstraction et l'irréalité croissantes de la vie, de plus en plus absorbée par les rouages de l'information de masse, et transformée en sa propre mise en scène. Altenberg, Musil et les plus grands de leurs contemporains avaient compris combien il devenait difficile de distinguer l'existence, même la sienne propre, de son image reproduite et multipliée en d'innombrables exemplaires ; la fausse nouvelle de la faillite d'une banque du vrai krach que cette nouvelle provoque, en poussant tous les clients à retirer leurs fonds ; l'épisode Mayerling du cliché qui en fait un spectacle. (...) La vérité cachée ou inaccessible n'était pas pour eux un vain mot, et surtout ils n'annonçaient pas sa mort avec satisfaction - comme le font les théoriciens verbeux de l'insignifiance."
Et Bouveresse de commenter :
" Des penseurs comme Musil et Kraus s'étaient parfaitement rendu compte que nous avions commencé depuis un certain temps à mettre la représentation et la mise en scène au-dessus de la réalité qui les inspire, la nouvelle au-dessus de l'événement réel et pour finir le messager des temps modernes - le journaliste - au-dessus de la nouvelle et de l'événement lui-même." (p.256-257)
Certes Platon identifie le producteur d'ombres au sophiste et non au journaliste mais sa philosophie est déjà dénonciation de la représentation et de la mise en scène aux dépens de la réalité qui les inspire.
Sans scepticisme mais avec prudence, Bouveresse appelle aussi à ne pas confondre " la réalité d'une pensée avec la représentation que l'époque s'en fait ".
Alors est-ce bien la réalité de la pensée de Platon que je donne à voir ici ?

dimanche 18 mai 2014

Conceptualisation philosophique de "merde".

Harry Frankfurt écrit dans On bullshit (2005) :
" Le baratineur est-il par essence un abruti doublé d'un lourdaud, condamné par la même à merdoyer ? Le mot merde s'applique ici parfaitement. Un excrément, en effet, n'est ni conçu ni fabriqué mais simplement largué ou coulé. Il peut avoir une forme plus ou moins cohérente, mais dans tous les cas de figure, il n'est jamais élaboré." (p.35 de la traduction française)
On peut en déduire que la merde fabriquée n'est pas en réalité de la merde. L'artiste belge Wim Delvoye l'avait compris : en créant Cloaca, machine à faire de la merde, il a jugé qu'il ne faisait pas de la merde.

samedi 17 mai 2014

Êtes-vous épicurien ou névrosé (au sens ordinaire ou à la façon wittgensteinienne) ?

" Imagine that one has a seat booked in economy class on a forthcoming flight. It turns out on arrival at the airport that there are spare seats in business class. (Let us for present purposes regard business class as a luxurious way to travel, and economy as at least allowing the satisfaction of basic needs.) The airline generously offers to upgrade a randomly selected group of passengers at no extra charge. A follower of Wittgenstein, shunning luxury as corrupting, will refuse the offer. The Epicurean, it seems to me, will accept. The Epicurean had no desire for or expectation of an upgrade, is perfectly content without one, and would remain so if unselected. Nonetheless, business class offers more opportunities for pleasure than economy, and the offer is therefore to be accepted. The good Epicurean will take these opportunities, but without any expectation or desire that they will come along again in the future, perfectly content, going forward, with economy class flights.
Consider now a third case, of someone who regards it as an ordeal to travel economy but who has booked an economy ticket in the erroneous belief that business class on this and other suitable flights was full (or perhaps it was simply too expensive). Our traveller arrives full of dread at the prospect of economy travel, is beset by anxious expectation at the possibility of an upgrade, and awash with relief at being one of those selected - but would have had despondency intensified if the offer had gone to others. Evidently this person has entirely the wrong attitude towards the situation from the point of view of maintaining equanimity in a properly Epicurean fashion ; but what determines this is not the fact that the upgrade will be accepted if offered, since (I have suggested) the Epicurean will make the same choice. Luxury is not itself corrupting, but one's beliefs about its value may be, beliefs that Epicurus will term "empty". The Epicurean, one might think, strikes rather an attractive mean between the respective puritanism and fastidiousness, equally neurotic in their own way, of the other two characters in our scenario." ( Raphael Woolf, Pleasure and desire, in The Cambridge Companion to Epicureanism, J.Warren (éd.), Cambridge University Press, 2009, p. 160-161)

vendredi 16 mai 2014

Prendre au sérieux les valeurs sans pour autant ressembler au chien du général !

" Quelqu'un avait affirmé, alors, que même le chien du général, hurlant à la lune par une nuit parfumée de roses, eût répondu, si on l'interpellait : Que voulez-vous que j'y fasse, c'est tout de même la lune, et ce sont là les sentiments éternels de ma race !" (L'homme sans qualités, volume 1, paragraphe 89)

jeudi 15 mai 2014

Que devient-on au contact des Grandes Choses ?

Commençons par le prisonnier de la caverne platonicienne. Comment Platon décrit-il sa transformation psychologique au moment où l'ex-prisonnier est enfin capable de contempler le soleil, image de l' Idée du Bien ?
" SOCRATE : (...) Il en inférerait au sujet du soleil que c'est lui qui produit les saisons et les années, et qui régit tout ce qui se trouve dans le lieu visible, et qui est cause d'une certaine manière de tout ce qu'ils voyaient là-bas.
GLAUCON : Il est clair qu'il en arriverait là ensuite.
SOCRATE : Mais alors quoi ! Ne crois-tu pas que, se remémorant sa première habitation, et la sagesse de là-bas, et ceux qui étaient alors ses compagnons de prison, il se réjouirait du changement, tandis qu'eux il les plaindrait? " (La République, VII, 516 bc, éd. Brisson, p. 1681)
Ces lignes suffisent pour comprendre que dans le platonisme l'accès au Bien améliore l'esprit en lui rendant possible les inférences vraies et les évaluations justes. L'excellence intrinsèque de l'Idée du Bien actualise ainsi les meilleures potentialités de l'esprit. Si on ouvre Le Banquet à l'endroit où Diotime décrit les effets de la vue du Beau sur celui qui s'est hissé jusqu'à lui, on aboutit à la même conclusion :
" Estimes-tu, poursuivit Diotime, qu'elle est minable la vie de l'homme qui élève les yeux vers là-haut, qui contemple cette beauté par le moyen qu'il faut et qui s'unit à elle ? Ne sens-tu pas que c'est à ce moment uniquement , quand il verra la beauté par le moyen de ce qui la rend visible, qu'il sera en mesure d'enfanter non point des images de la vertu, car ce n'est pas une image qu'il touche, mais des réalités véritables, car c'est la vérité qu'il touche. Or, s'il enfante la vertu véritable et qu'il la nourrisse, ne lui appartient-il pas d'être aimé des dieux ? " (212 a, p. 146)
Le perfectionnement est donc non seulement intellectuel mais aussi éthique et pratique, car, à la vue du Beau, l'homme éclairé va produire de belles choses.
C'est par rapport à ces textes fondateurs qu'il est intéressant de lire une partie du chapitre que dans L'homme sans qualités Robert Musil a intitulé De l'association avec les Grandes Choses (die Verbindung mit grossen Dingen) :
" Il y a déjà longtemps que nous aurions dû faire mention d'une circonstance effleurée par nous en plus d'une occasion, et qui pourrait se traduire par cette formule : il n'est rien de plus dangereux pour l'esprit que son association avec les Grandes Choses.
Un homme se promène dans une forêt, gravit une montagne et voit le monde étendu à ses pieds ; ou il considère son enfant qu'on lui a donné à tenir pour la première fois, ou encore il savoure le bonheur d'obtenir une situation enviée. Nous demandons ce qui se passe en lui. Sans aucun doute, lui semble-t-il, beaucoup de choses, profondes et graves ; le malheur est qu'il n'a pas la présence d'esprit de les prendre au mot. Tout ce qu'il y a d'admirable devant lui, hors de lui, et qui l'enferme comme l'habitacle d'une boussole, tire ses pensées hors de lui. Ses regards s'attachent à mille détails, mais il a le sentiment secret d'avoir épuisé ses munitions. Dehors, la grande heure, l'heure profonde, imprégnée d'âme, imprégnée de soleil, recouvre le monde entier, jusqu'en ses moindres feuilles et veinules, d'une couche d'argent galvanique ; mais à l'autre extrémité, à l'extrémité personnelle du monde se fait bientôt sentir un certain manque intime de substance, on dirait qu'il s'y forme un immense O rond et vide. Ce phénomène est le symptôme classique du contact avec les Grandes Choses Éternelles et du séjour dans les hauts lieux de la Nature et de l'Humanité. Chez les personnes qui recherchent la société des Grandes Choses (au nombre desquelles il faut évidemment compter aussi les grandes âmes, pour qui nulle chose ne peut être petite), l'intériorité se voit involontairement déployée en une vaste superficialité.
C'est pourquoi l'on pourrait définir le danger de l'association avec les Grandes Choses comme l'une des lois de la conservation de la matière intellectuelle, loi qui semble une valeur assez générale. Les propos des personnalités haut placées et de grande influence sont ordinairement plus creux que les nôtres. Les pensées qui sont en relation particulièrement étroite avec des sujets particulièrement respectables seront telles ordinairement que, sans ce privilège, elles passeraient pour tout à fait arriérées. Nos devoirs les plus précieux, la patrie, la paix, l'humanité, la vertu, et d'autres également précieux, portent sur leur dos la plus médiocre flore intellectuelle. Voilà donc le monde renversé ! Mais si l'on admet que le traitement d'un thème peut être d'autant plus insignifiant que le thème lui-même est plus chargé de sens, l'ordre n'est-il pas rétabli ? " (traduction Jaccottet, Seuil, 1995, p.500-501)
Musil voit donc une grande disproportion entre l'effet que ça fait d'être en rapport avec les Grandes Choses et ce qu'on fait réellement à la suite de cette relation (on peut aussi voir ce texte comme un apport à la critique du mythe de l'intériorité). Mais ce qu'il faut ajouter, et cela assombrit davantage la description, est que l'histoire est pour Musil "la transition d'un groupe de Grandes Choses à un autre" (p.502). On est donc porté à penser que les hommes sont toujours enclins à surévaluer la valeur pour eux de ce qui n'est qu'une relation avec un faux Absolu, ou du moins une réalité intelligible purement imaginaire. Ce n'est que quand un nouveau groupe de Grandes Choses est porté au trône que rétrospectivement on réalise la petitesse réelle de ceux qui se croyaient si haut :
" Rien n'est plus aisé que de sourire de l'huissier qui au nom de Sa Majesté, a traité avec condescendance les parties comparues. " (p.503)
Mais ne peut-on pas alors réellement s'élever intellectuellement et moralement ? La question est difficile, même si on ne veut la traiter que dans le cadre de la pensée de Musil ! Ceci dit, il ne me semble pas que Musil, malgré le scepticisme de ce passage, encourage à rejeter la référence aux Valeurs, il veut plutôt éveiller la méfiance par rapport à au moins deux illusions : la plus grande sans doute est celle du mirage - on croit voir un soleil là où il y a quelque chose de bien plus ordinaire ( c'est alors un appel à ne pas tomber dans le donquichottisme ) ; la moins inquiétante serait de voir réellement le soleil et de ne pas tirer profit de cette vision ( ce qui produirait alors autant la pauvreté qui se prend pour de la richesse, telle que Musil la décrit dans les lignes citées, que la prolixité creuse et l'agitation vaine ).
Il n'est donc pas sûr que l'avertissement musilien doive nous détourner de la croyance dans la réalité des valeurs. Il nous pousse plutôt à nous poser les questions suivantes : la valeur à laquelle on se réfère est-elle réelle ou imaginaire ? Ce qu'on dit d'elle et à partir d'elle est-il rationnel ou irrationnel ? Ce qu'on fait en l'invoquant, est-ce défendable ou non par de bonnes

samedi 10 mai 2014

Souvenirs de femmes, souvenirs de livres.

Dans les Entretiens avec le chancelier de Müller, Goethe, à propos de la fin de sa rencontre avec la pianiste Maria Agata Szymanovska, oppose deux manières de garder le souvenir d'un être :
" Tout ce qui nous arrive de grand, de beau, de marquant, ne doit pas être d'abord rappelé de l'extérieur, comme en lui donnant la chasse ; il faut qu'au contraire, cela s'unisse dès le début, produise en nous un nouveau moi meilleur, vive et crée en nous en continuant à nous former éternellement. Il n'y a point de passé vers quoi il soit permis de porter ses regrets, il n'y a qu'une éternelle nouveauté qui se forme des éléments grandis du passé : la vraie Sehnsucht (nostalgie) doit être toujours créatrice, produire à tout instant une nouveauté meilleure. Et (...) n'en avons-nous pas tous faits l'expérience en ces derniers jours ? Ne nous sentons-nous pas, tous tant que nous sommes, rajeunis, amendés, grandis par cette aimable apparition qui déjà veut nous quitter ? Non, elle ne peut nous échapper, elle a passé dans notre moi le plus intime, elle continue à vivre avec nous, en nous ; qu'elle s'y prenne comme elle voudra pour m'échapper, je la retiendrai toujours enfermée en moi." (trad. Béguin, Paris, 1931, p. 134)
Vieillissant, il arrive qu'on donne la chasse aux livres lus anciennement mais ils échappent. Alors il est rassurant de les penser enfermés en soi et nous rendant meilleurs, comme la pianiste dans l'esprit de Goethe.
Mais est-ce vrai ? Comme il est délicat de faire le partage entre les livres qui nous ont nourris et ceux qui ne nous ont pas fait grandir, voire nous ont empoisonnés !
Et la dette que nous avons vis-à-vis de telle ou telle oeuvre fortifiante n'absorbe-t-elle pas excessivement, exclusivement notre gratitude au point de ne nous faire sentir aucune reconnaissance à l'égard des textes qui vivent tant en nous qu' on les confond avec soi ?

mardi 6 mai 2014

Musil et le Chien cynique, hostiles aux Idées.

Diogène Laërce :
" Alors que Platon discourait sur les Idées et mentionnait l'Idée de table, l'Idée de cyathe, Diogène lui dit . " Pour ma part, Platon, je vois une table et un cyathe, mais l' Idée de table ou de cyathe, je ne les vois pas du tout ". Ce à quoi Platon répliqua : " C'est normal ! Tu as des yeux qui te permettent de voir un cyathe ou une table ; mais l'intelligence qui permet de percevoir l'Idée de table ou l'Idée de cyathe, tu ne l'as point " (Vies et doctrines des philosophes illustres, livre VI, 53)
La riposte platonicienne est forte et laisse Diogène sans mot. Doit-on penser alors que Musil a partagé avec Diogène la même cécité aux Idées ?
" Les initiatives d'ordre général, il est vrai, sont de ces choses qui ne peuvent avoir de véritable contenu, comme d'ailleurs toutes les idées (Vorstellungen) les plus générales et les plus sublimes ; l'idée de Chien est déjà quelque chose qu'on ne peut pas se figurer (schon Hund können Sie sich nicht vorstellen), ce n'est qu'une allusion à certains chiens, à certaines qualités canines ; quant au patriotisme ou à la plus belle des idées patriotiques (die schönste vaterländischeste Idee), il vous est strictement impossible de vous les représenter (vorstellen) vraiment. " (L'homme sans qualités, tome 1, p.385)

lundi 5 mai 2014

La petitesse de la hauteur : version pascalienne / version musilienne.

Pascal :
" Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. " (fragment 41, éd. Le Guern)
Musil :
" L'idée que le plus grand esprit, fourré dans une cour de caserne, y apprend en huit jours à sauter au seul commandement d'un sous-off, celle qu'un lieutenant et huit hommes suffisent pour mettre en état d'arrestation tous les parlements du monde, n'ont, il est vrai, trouvé leur expression classique que plus tard lorsqu'on a découvert qu'on pouvait, de quelques cuillerées d'huile de ricin administrées à un idéaliste, ridiculiser les convictions les mieux ancrées." (L'homme sans qualités, tome 1, p.384)

dimanche 4 mai 2014

Peuples d'hier et d'aujourd'hui.

Fustel de Coulanges dans La cité antique (1864) écrit :
" Il faut bien reconnaître que les anciens ne se sont jamais représenté Dieu comme un être unique qui exerce son action sur l'univers. Chacun de leurs innombrables dieux avait son petit domaine ; à l'un, une famille, à l'autre une tribu, à celui-ci une cité : c'était là le monde qui suffisait à la Providence de chacun d'eux. Quant au Dieu du genre humain, quelques philosophes ont pu le deviner, les mystères d'Éleusis ont pu le faire entrevoir aux plus intelligents de leurs initiés, mais le vulgaire n'y a jamais cru. Pendant longtemps l'homme n'a compris l'être divin que comme une force qui le protégeait personnellement et chaque homme ou chaque groupe d'hommes a voulu avoir son dieu. Aujourd'hui encore chez les descendants de ces Grecs, on voit des paysans grossiers prier les saints avec ferveurs ; mais on doute s'ils ont l'idée de Dieu ; chacun d'eux veut avoir parmi ses saints un protecteur particulier, une Providence spéciale. À Naples chaque quartier a sa Madone ; le lazzarone s'agenouille devant celle de la rue, et il insulte celle de la rue d'à côté ; il n'est pas rare de voir deux facchini se quereller et se battre à coups de couteau pour les mérites de leurs Madones. Ce sont là des exceptions aujourd'hui, et on ne les rencontre que chez certains peuples et dans de certaines classes. C'était la règle chez les anciens." (Paris, Hachette, 1866, p. 188-189)
En 2014, on peut encore écrire avec raison : à Séville, chaque quartier a sa Madone.
Quand, à l'occasion des fêtes de Pâques, il arrive que des processions (pasos) de différentes confréries , venant de différentes églises et portant chacune (la statue d') une Vierge différente, se croisent, aucune des Vierges ne veut avoir le dessous et c'est aux porteurs, par un soulèvement plus long, aux chanteurs, par une expression plus religieuse, de défendre son honneur.

samedi 3 mai 2014

Les Idées et les journaux ou si Platon ressuscitait...

" Pour on ne sait quelle impondérable raison, les journaux ne sont pas ce qu'ils pourraient être à la satisfaction générale, les laboratoires et les stations d'essai de l'esprit, mais, le plus souvent des bourses et des magasins. S'il vivait encore, Platon (prenons cet exemple, puisqu'on le considère, avec une douzaine d'autres, comme le plus grand de tous les penseurs) serait sans doute ravi par un lieu où chaque jour peut être créée, échangée, affinée une idée nouvelle, où les informations confluent de toutes les extrémités de la terre avec une rapidité qu'il n'a jamais connue, et où tout un état-major de démiurges est prêt à en mesurer dans l'instant la teneur en esprit et en réalité. Il aurait deviné dans une rédaction de journal ce topos ouranios, ce céleste lieu des idées dont il a évoqué l'existence si intensément qu'aujourd'hui encore tout honnête homme se sent idéaliste quand il parle à ses enfants ou à ses employés. S'il survenait brusquement aujourd'hui dans une salle de rédaction et réussissait à prouver qu'il est bien Platon, le grand écrivain mort il y a plus de deux mille ans, il ferait évidemment sensation et obtiendrait d'excellents contrats. S'il se révélait capable, ensuite, d'écrire en l'espace de trois semaines un volume d'impressions philosophiques de voyage et un ou deux milliers de ses célèbres nouvelles, peut-être même d'adapter pour le cinéma l'une ou l'autre de ses oeuvres anciennes, on peut être assuré que ses affaires iraient le mieux du monde pendant quelque temps. Mais aussitôt que l'actualité de son retour serait passée, si monsieur Platon insistait pour mettre en pratique telle ou telle de ses célèbres idées qui n'ont jamais vraiment réussi à percer, le rédacteur en chef lui demanderait seulement de bien vouloir écrire sur ce thème un joli feuilleton pour la page récréative (léger et brillant, autant que possible, dans un style moins embarrassé, par égard pour ses lecteurs) ; et le rédacteur de ladite page ajouterait qu'il ne peut malheureusement pas accepter de collaboration de cet ordre plus d'une fois par mois, eu égard au grand nombre d'autres écrivains de talent. Ces deux messieurs auraient alors le sentiment d'avoir beaucoup fait pour un homme qui, pour être le Nestor des publicistes européens, n'en était pas moins un peu dépassé (...)" (L'homme sans qualités, tome 1, p.408-409)

vendredi 2 mai 2014

Le scientifique, le guerrier, le chasseur, le commerçant.

Bachelard nous a appris à penser (à tort ou à raison) la naissance d'une science en termes de rupture épistémologique par rapport aux croyances antérieures et à la phase pré-scientifique de la connaissance de l'objet concerné.
Sur ce modèle, doit-on penser aussi qu'il y a rupture psychologique entre le savant et le non-savant ?
Musil défend ici la thèse que les vertus épistémiques (entendons par là les dispositions de l'esprit rendant apte à vouloir et à découvrir la vérité) ont quelque chose en commun avec les vices éthiques :
" Avant que les intellectuels (geistige Menschen) ne découvrissent la volupté des faits (Tatsachen), seuls les guerriers, les chasseurs et les commerçants, c'est-à-dire précisément les natures rusées et violentes, l'avaient connue. Dans la lutte pour la vie, il n'y a pas de place pour le sentimentalisme de la pensée, il n'y a que le désir de supprimer l'adversaire de la façon la plus rapide et la plus effective ; tout le monde est positiviste ; tout de même, dans le commerce, la vertu (Tugend) n'est point de s'en laisser conter mais de s'en tenir au solide, le profit représentant somme toute une victoire psychologique remportée sur autrui et conditionnée par les circonstances. Si l'on considère d'autre part quelles vertus (Eigenschaften) permettent les grandes découvertes, on trouve l'absence de tout scrupule traditionnel et de toute inhibition, le courage, le plaisir de détruire autant que celui d'entreprendre, l'exclusion de toute considération morale, le marchandage patient des moindres bénéfices, l'attente tenace, quand il le faut, sur le chemin qui mène au but, enfin un respect du nombre et de la mesure qui est l'expression la plus aiguë de la défiance à l'égard de toute espèce d'imprécision ; en d'autres termes, rien, précisément, que les vieux vices des chasseurs, soldats et marchands (die alten Jägern-, Soldaten- und Händlerlaster) transposés dans le domaine intellectuel (ins Geistige übertragen) et métamorphosés en vertus (in Tugenden). Sans doute ces vices sont-ils ainsi affranchis de la recherche d'un profit personnel et relativement bas, mais l'élément de Mal originel (das Element des Urbösen), comme on pourrait le nommer, survit à cette transformation, étant apparemment indestructible et éternel, tout aussi éternel que les grands idéaux humains (wie alles menschlich Hohe), puisqu'il n'est finalement rien de moins et rien de plus que le plaisir de tendre un croc-en-jambe aux idéaux pour les voir se casser le nez. Qui ne connaît la maligne tentation qui nous vient à l'esprit devant un beau grand vase de cristal, à l'idée qu'un seul coup de canne le briserait en mille morceaux ? Cette tentation, exaltée jusqu'à cet héroïsme amer né du fait que l'homme ne peut être sûr de rien, dans sa vie, sinon de ce qui tient à fer et à clou, est dans la sobriété spirituelle de la science (die Nüchternheit der Wissenschaft) un sentiment de base ; si les convenances s'opposent à ce qu'on l'identifie avec le Diable, on ne peut nier tout de même qu'elle ne sente un peu le soufre. " (L'homme sans qualités, tome 1, p.380-381)
À croire Musil, la pensée rationnelle à l'oeuvre dans la recherche scientifique n'est pas radicalement différente de celle qui rend possible le succès pratique et plus précisément le succès pratique conditionné par la nuisance. Mais mettre en évidence la présence dans les vertus épistémiques d'ingrédients psychologiques composant certains vices éthiques ne conduit en aucune manière l'écrivain à douter de la vérité des connaissances produites par ces qualités de l'esprit. Pour reprendre la distinction de Reichenbach, Musil ne confond pas le contexte de découverte avec le contexte de justification ! Et en plus ces observations ravigotent un peu l'épistémologie des vertus qui, d'après Roger Pouivet dans sa Philosophie contemporaine (2008), risque de n'être que "prêchi-prêcha épistémologique" et "discours édifiant".
Attention cependant à ne pas confondre cette position musilienne avec celle qu'on trouve par exemple dans ces lignes des Leçons sur l'esthétique de Wittgenstein :
" 23. Il existe une forte propension à dire : " On ne peut pas ignorer le fait que ce rêve est en réalité telle ou telle chose. " Peut-être bien est-ce le fait que l'explication soit extrêmement repoussante qui nous conduit à l'adopter." (Leçons et conversations, Gallimard, p.58)
Rush Rees a ajouté en note : " Si nous voyons le lien qui relie quelque chose comme ce beau rêve à quelque chose de laid... ". Clairement Wittgenstein se contente de repérer la motivation psychologique d'une croyance, qui à ses yeux n'est en rien scientifique, alors que chez Musil le désir de rabaisser est une des sources de la connaissance scientifique vraie. Le passage suivant est très clair de ce point de vue :
" On peut rappeler dès l'abord la singulière prédilection de la pensée scientifique pour ces explications mécaniques , statistiques et matérielles auxquelles on dirait qu'on a enlevé le coeur. Ne voir dans la bonté qu'une forme particulière de l'égoïsme ; rapporter les mouvements du coeur à des sécrétions internes ; constater que l'homme se compose de huit ou neuf dixièmes d'eau ; expliquer la fameuse liberté morale du caractère comme un appendice automatique du libre-échange ; ramener la beauté à une bonne digestion et au bon état des tissus adipeux ; réduire la procréation et le suicide à des courbes annuelles qui révèlent le caractère forcé de ce que l'on croyait le résultat des décisions les plus libres ; sentir la parenté de l'extase avec l'aliénation mentale ; mettre sur le même plan la bouche et l'anus, puisqu'ils sont les extrémités orale et rectale d'une même chose... : de telles idées, qui dévoilent en effet dans une certaine mesure les trucs de l'illusionnisme humain, bénéficient toujours d'une sorte de préjugé favorable et passent pour particulièrement scientifiques. C'est sans doute la vérité qu'on aime en elles ; mais tout autour de cet amour nu, il y a un goût de la désillusion, de la contrainte, de l'inexorable, de la froide intimidation et des sèches remontrances, une maligne partialité ou tout au moins l'exhalaison involontaire de sentiments analogues."
On pourrait rajouter : expliquer le meilleur de l'humain par l'évolutionnisme darwinien. Une forme radicale de cette science rabat-joie serait aussi en philosophie de l'esprit le matérialisme éliminativiste qui commande de voir la psychologie ordinaire comme un ensemble de croyances superstitieuses destiné à être remplacé par la vérité de la neurologie, à la manière dont l'alchimie a été une fois pour toutes renvoyée aux poubelles de la connaissance par la chimie. Plus généralement c'est en tant que réductionniste que la connaissance scientifique satisferait une inclination humaine à remettre à sa place l'impressionnant.

jeudi 1 mai 2014

La femme, le pudding, la pièce, le pain, le vin, le cheval, l'outil.

Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre, non parce que l'homme manque de grandeur, mais parce que le domestique n'est sensible qu'à la petitesse.
Aujourd'hui, je vais jouer au valet avec Louis Althusser dans le rôle du grand homme. En lisant les lignes suivantes, j'a pensé à Richard Rorty qui, par anti-sexisme, utilise dans ses textes she, au lieu de he, pour désigner homo, l'être humain.
Dans le chapitre 3 de son Introduction à la philosophie pour les non-philosophes, intitulé L'abstraction, Althusser a expliqué qu'on a accès au concret par l'intermédiaire de l'abstraction, précisément ici le concept véhiculé par le mot. Ceci fait, il va mentionner la possibilité d'un accès direct , non conceptuel, au concret.
Mais comme j'ai un point de vue de valet, ce n'est pas la thèse qui me retient mais les exemples de concret, pris par le philosophe :
" On peut évidemment poser la question de savoir s'il n'y a pas d'autres moyens que l'abstraction du langage pour "saisir" le concret. Quand un homme mange un pudding, il ne se trompe pas de nourriture : il sait bien que c'est ce pudding qu'il mange, et pas un autre. Quand un homme serre une femme dans ses bras et qu'il la pénètre, il ne se trompe pas de femme, sauf dans les comédies de Marivaux : c'est bien elle et pas une autre. Mais justement, il se tait, et ce sont ses bras et son sexe qui "ont la parole".
Quand un ouvrier travaille à "sa" pièce, c'est la même chose : l'objet concret, il le désigne parce qu'il le tient, et travaille sur lui avec des outils qu'il tient en main. On en conclura qu'il y a une appropriation du concret qui ne passe pas par le langage, mais par le corps de l'homme, soit qu'il travaille une matière première, soit qu'il se joigne à une autre personne dans l'acte sexuel, soit qu'il consomme pour sa nourriture du pain et du vin, ou qu'il s'y empare du pouvoir d'État. Dans tous ces cas, il n'y a pas, sauf imposture, d'erreur sur le concret, et le concret est approprié par l'homme sans un mot.
Mais ce qui manque dans cet acte d'appropriation, c'est la communication sociale, c'est la capacité de dire aux autres hommes : celle-ci est ma femme, cette chose est mon cheval ou mes outils. Ce qui manque de ce fait, c'est la reconnaissance sociale et publique de l'acte d'appropriation du concret. Or, tout montre que, pour vivre en société - et l'homme vit en société -, l'homme n'a pas seulement besoin de s'approprier physiquement les choses concrètes, il a aussi besoin que cette appropriation lui soit reconnue socialement, soit par le consentement tacite des autres, soit par le droit de propriété : sinon n'importe qui pourrait venir lui emprunter ou lui voler son cheval et ses outils. L'acte d'appropriation corporelle, physique, a donc, en quelque sorte, besoin d'être redoublé par une consécration qui passe par le détour d'un langage particulier, le langage du droit, qui affirme publiquement, devant tous les hommes : cette femme est bien à lui (et pas à un autre), ce cheval est bien à lui, etc."

mercredi 30 avril 2014

La sagesse sombre de Louis Althusser.

Lisant les lignes suivantes, écrites en 1975, je leur trouve un air de famille avec quelques-une de celles de Freud dans L'avenir d'une illusion (1927) :
" La chose la plus difficile qui soit sans doute aux hommes est d'accepter l'idée, défendue par les matérialistes, de "l'existence" de la mort dans le monde, et du règne de la mort sur le monde. Il ne s'agit pas de dire seulement que l'homme est mortel, que la vie est finie, limitée dans le temps. Il s'agit d'affirmer qu'il existe au monde quantité de choses qui n'ont aucun sens, et ne servent à rien ; en particulier, que de la souffrance et du mal puissent exister sans aucune contrepartie, aucune compensation ni dans ce monde, ni ailleurs. Il s'agit de reconnaître qu'il existe des pertes absolues (qui ne seront jamais comblées), des échecs sans appel, des événements sans aucun sens ni suite, des entreprises et même des civilisations entières qui avortent et se perdent dans le néant de l'histoire, sans y laisser aucune trace, tels ces grands fleuves qui disparaissent dans les sables du désert. Et comme cette pensée s'appuie sur la thèse matérialiste que le monde lui-même n'a aucun Sens (fixé d'avance), mais qu'il n'existe que comme hasard miraculeux, surgi entre un nombre infini d'autres mondes qui ont péri, eux, dans le néant des astres froids, on voit que le risque de la mort et du néant assiège l'homme de toutes parts, qu'il peut en prendre peur, quand la vie qu'il mène, loin de lui faire oublier la mort, la lui rend encore plus présente.
Et si on n'oublie que derrière la question de la mort se cachent et la question de la naissance, et la question du sexe, que donc la religion s'occupe de répondre à ces trois questions (naissance, sexe, mort) qui intéressent la reproduction biologique de toute "société" humaine, on comprendra que la religion ne se réduise pas à son rôle d´"opium du peuple" dans la lutte des classes. Oui, elle est constamment enrôlée dans la lutte des classes, presque toujours au côté des puissants. Mais elle est enrôlée parce qu'elle existe, et elle existe parce que subsiste en elle ce noyau de fonctions, ce noyau de questions et de réponses qui, derrière les grandes affirmations sur l'Origine du Monde et la Fin du Monde, la rattache à la mort, au sexe et à la naissance. Ces questions, qui intéressent, je le disais à l'instant, la reproduction biologique des sociétés humaines, sont "vécues" par les hommes dans l'inconscience, dans l'angoisse ou dans une angoisse inconsciente. L'inquiétude qu'elles provoquent n'a pas disparu avec les sociétés de classe, bien au contraire, mais on ne saurait dire qu'elle s'y réduit, car elle est plus vieille qu'elles. C'est cette angoisse qui saisit l'enfant et lui fait rechercher la protection de ses parents, c'est elle qui fait trembler après coup l'homme qui a échappé à un accident, blêmir avant l'assaut les soldats engagés dans la bataille, c'est elles qui touche les vieillards à l'approche d'une fin inéluctable, que la maladie rend encore plus douloureuse.
Savoir affronter la mort toute nue, en toute lucidité et sans peur, que ce soit dans les dangers des travaux, de la guerre, de la maladie - ou même de l'amour ("on est seul devant l'amour comme devant la mort", Malraux), c'est un grand thème tragique de la sagesse populaire et de la philosophie matérialiste. Freud, atteint d'un grave cancer de la mâchoire, se savait condamné, et pourtant il a travaillé jusqu'au dernier instant, dans les pires souffrances, sachant qu'il allait mourir et sachant quand. Il traitait la mort comme ce qu'elle est : _rien_ Mais quelles souffrances pour ce rien !
Je parle de Freud, c'est un exemple, et il est connu, puisqu'il était célèbre. Mais combien de centaines de millions d'hommes obscurs n'ont atteint le calme implacable de la mort, ce qu'on appelle "la paix de la mort", qu'à travers des souffrances indicibles et interminables ? Et quand on sait que la sexualité peut, elle aussi, provoquer d'atroces angoisses, et que l'existence (la naissance), fait mystère (pourquoi moi, et pas "un autre" ?), on voit que les interventions religieuses qui sanctionnent objectivement la reproduction biologique des individus pour en faire des hommes sociaux trouvent un répondant dans l'angoisse humaine, qui ne se réfute pas par la seule Raison." (Initiation à la philosophie pour les non-philosophes, PUF, 2014, p 77-78)
Les derniers mots ne laissent pas de doute : antiques ou non, les philosophes ne nous secourent pas autant que certains l'ont prétendu...

samedi 5 avril 2014

Diotime, avec ou sans Idées.

On sait que dans Le Banquet de Platon, Diotime est une femme de Mantinée qui enseigne à Socrate comment par l'amour connaître l'Idée du Beau, le Beau Absolu, perceptible par aucun sens mais intelligible par toute raison. À sa manière, elle fait sortir Socrate de la caverne et, par là même, croit nous donner accès à la plus réelle des réalités.
Mais si le monde des Idées était réduit à n'être qu'une illusion de la raison, une femme éprise d'élévation justifierait comment le développement de la spiritualité ? Que peut bien être une Diotime contemporaine ?
Robert Musil en a inventé une : plus exactement, c'est Ulrich, le principal personnage de L'homme sans qualités, qui " nomma ainsi, à part soi, du nom de cet illustre professeur d'amour " Hermine, l'épouse de Hans Tuzzi, haut fonctionnaire à la cour de Vienne. Cette jeune femme, qui se fait appeler Ermelinda, "ce beau nom" qu' "elle avait acquis le droit de porter (...) par une sorte d'inspiration intuitive, du jour où il était tombé dans son oreille telle une révélation" est l'âme de l'Action parallèle, projet inspiré en 1913 à la Cour viennoise, en vue d'éclipser en 1918 le jubilé de l'empereur d'Allemagne par celui de François-Joseph, empereur d' Autriche-Hongrie.
Face à Ulrich venu lui rendre visite, elle déclare :
" Nous devons et nous voulons donner réalité à une très grande idée. Nous en avons l'occasion, il serait criminel de la laisser passer ! "
C'est alors qu'Ulrich pose une question courte mais assassine :
" Pensez-vous à quelque chose de précis ?"
Le narrateur va alors faire comprendre au lecteur que cette Diotime-là n'a plus à sa disposition la métaphysique requise pour assurer à l'élan qu'elle prône, une ontologie qui le fonde :
" Non, Diotime ne pensait à rien de précis. Comment l'aurait-elle pu ? Aucun homme, parlant de ce qu'il y a de plus grand et de plus important au monde, ne prétend que ces choses aient une réalité. Mais à quelle étrange qualité du monde cela correspond-il ? Tout se ramène à dire qu'une chose est plus grande, plus importante, plus belle ou plus triste qu'une autre, c'est-à-dire à un classement et à des comparatifs, et il n'y aurait pas de sommet, pas de superlatif ? Mais si l'on rend attentif à cela quelqu'un qui se préparait justement à vous parler de ce qu'il y a de plus grand et de plus important au monde, ce quelqu'un se méfie aussitôt, pensant avoir affaire à un homme insensible et sans idéal. C'était le cas de Diotime, et c'est ainsi qu'avait parlé Ulrich." ( 22 )
Dans le Parménide, Platon a mis dans la bouche de l'Éléate la description de l'état d'esprit qui aurait été celui de Diotime si elle n'avait pas, pour conserver sa croyance dans les Idées, disqualifié Ulrich :
" Si, Socrate, il se trouve quelqu'un qui, au vu de toutes les difficultés qui viennent d'être soulevées et d'autres du même genre, n'admette point qu'il y ait des Formes des choses, quelqu'un qui refuse de poser à part une Forme pour chaque chose en particulier, cet individu ne saura de quel côté tourner sa pensée, parce qu'il n'admet point que pour chaque chose il y a une Forme qui est toujours la même." (135 b).
Socrate avait acquiescé. S'il n'y a pas d' Idées, comment peut-il y avoir un élan vers le Bien ?
C'est peut-être un des problèmes qu'a rencontrés Musil : une fois dégonflées les baudruches platoniciennes, comme penser le Bien en étant plus précis que Diotime, la seconde, mais moins illusionné que Diotime, la première ?

Diotime, avec ou sans Idées.

On sait que dans Le Banquet de Platon, Diotime est une femme de Mantinée qui enseigne à Socrate comment par l'amour connaître l'Idée du Beau, le Beau Absolu, perceptible par aucun sens mais intelligible par toute raison. À sa manière, elle fait sortir Socrate de la caverne et, par là même, croit nous donner accès à la plus réelle des réalités.
Mais si le monde des Idées était réduit à n'être qu'une illusion de la raison, une femme éprise d'élévation justifierait comment le développement de la spiritualité ? Que peut bien être une Diotime contemporaine ?
Robert Musil en a inventé une : plus exactement, c'est Ulrich, le principal personnage de L'homme sans qualités, qui " nomma ainsi, à part soi, du nom de cet illustre professeur d'amour " Hermine, l'épouse de Hans Tuzzi, haut fonctionnaire à la cour de Vienne. Cette jeune femme, qui se fait appeler Ermelinda, "ce beau nom" qu' "elle avait acquis le droit de porter (...) par une sorte d'inspiration intuitive, du jour où il était tombé dans son oreille telle une révélation" est l'âme de l'Action parallèle, projet inspiré en 1913 à la Cour viennoise, en vue d'éclipser en 1918 le jubilé de l'empereur d'Allemagne par celui de François-Joseph, empereur d' Autriche-Hongrie.
Face à Ulrich venu lui rendre visite, elle déclare :
" Nous devons et nous voulons donner réalité à une très grande idée. Nous en avons l'occasion, il serait criminel de la laisser passer ! "
C'est alors qu'Ulrich pose une question courte mais assassine :
" Pensez-vous à quelque chose de précis ?"
Le narrateur va alors faire comprendre au lecteur que cette Diotime-là n'a plus à sa disposition la métaphysique requise pour assurer à l'élan qu'elle prône, une ontologie qui le fonde :
" Non, Diotime ne pensait à rien de précis. Comment l'aurait-elle pu ? Aucun homme, parlant de ce qu'il y a de plus grand et de plus important au monde, ne prétend que ces choses aient une réalité. Mais à quelle étrange qualité du monde cela correspond-il ? Tout se ramène à dire qu'une chose est plus grande, plus importante, plus belle ou plus triste qu'une autre, c'est-à-dire à un classement et à des comparatifs, et il n'y aurait pas de sommet, pas de superlatif ? Mais si l'on rend attentif à cela quelqu'un qui se préparait justement à vous parler de ce qu'il y a de plus grand et de plus important au monde, ce quelqu'un se méfie aussitôt, pensant avoir affaire à un homme insensible et sans idéal. C'était le cas de Diotime, et c'est ainsi qu'avait parlé Ulrich." ( 22 )
Dans le Parménide, Platon a mis dans la bouche de l'Éléate la description de l'état d'esprit qui aurait été celui de Diotime si elle n'avait pas, pour conserver sa croyance dans les Idées, disqualifié Ulrich :
" Si, Socrate, il se trouve quelqu'un qui, au vu de toutes les difficultés qui viennent d'être soulevées et d'autres du même genre, n'admette point qu'il y ait des Formes des choses, quelqu'un qui refuse de poser à part une Forme pour chaque chose en particulier, cet individu ne saura de quel côté tourner sa pensée, parce qu'il n'admet point que pour chaque chose il y a une Forme qui est toujours la même." (135 b).
Socrate avait acquiescé. S'il n'y a pas d' Idées, comment peut-il y avoir un élan vers le Bien ?
C'est peut-être un des problèmes qu'a rencontrés Musil : une fois dégonflées les baudruches platoniciennes, comme penser le Bien en étant plus précis que Diotime, la seconde, mais moins illusionné que Diotime, la première ?

dimanche 30 mars 2014

Hannah Arendt sur l'hédonisme épicurien.

Dans La condition de l'homme moderne (1958), Arendt présente d'abord fidèlement ce que vise l'épicurien :
" Le bonheur que l'on atteint dans l'isolement et dont on jouit confiné dans l'existence privée ne sera jamais que la fameuse " absence de douleur ", définition sur laquelle s'accordent obligatoirement toutes les variantes d'un sensualisme cohérent. L'hédonisme, pour lequel les sensations du corps sont réelles, n'est que la forme la plus radicale d'un mode de vie apolitique, totalement privé, véritable mise en pratique de la devise d'Épicure : lathe biôsas kai mè politeuesthai ( " vivre caché et ne point se soucier du monde " ). " ( Quarto Gallimard, p.149 )
Ensuite elle consacre un paragraphe perspicace à pointer ce qu'elle juge être une erreur psychologique au sein de l'épicurisme, la confusion entre l'absence de douleur et le plaisir du soulagement. Mais elle commence par donner une bonne raison de voir l'ataraxie comme un moyen au service de la découverte de la vérité et non comme le Souverain Bien :
" Normalement l'absence de douleur n'est rien de plus que la condition corporelle nécessaire pour connaître le monde ; il faut que le corps ne soit pas irrité, que par l'irritation il ne soit pas rejeté sur soi, pour que les sens puissent fonctionner normalement, recevoir ce qui leur est donné. L'absence de douleur n'est habituellement " ressentie "que dans le bref intervalle entre la souffrance et la non-souffrance, et la sensation qui correspond au concept sensualiste du bonheur est le soulagement plutôt que l'absence de peine. L'intensité de cette sensation ne fait aucun doute ; en fait elle n'a d'égale que la sensation de douleur elle-même. L'effort mental que requièrent les philosophies qui, pour diverses raisons, veulent nous " libérer " du monde est toujours un acte d'imagination dans lequel la simple absence de souffrance s'éprouve et s'actualise comme sensation de soulagement." ( ibidem )
La note accompagnant ce paragraphe mérite aussi d'être reproduite in extenso :
" Il me semble que certaines formes bénignes et assez fréquentes d'addiction aux stupéfiants, attribuées d'ordinaire à l'accoutumance que provoquent les drogues, pourraient être dues au plaisir de répéter un plaisir de soulagement accompagné d'une intense euphorie. Le phénomène était bien connu dans l'Antiquité, mais dans la littérature moderne je ne trouve pour étayer mon hypothèse. qu'une page d' Isak Dinesen ( " Converse at NIght in Copenhagen " Last Tales, 1957, p.338 et suiv. ) où elle cite la " cessation de la souffrance " parmi les " trois sortes de parfait bonheur " . Platon réfute déjà ceux qui " lorsqu'ils sont arrachés à la souffrance croient fermement avoir atteint le but du plaisir " ( La République, 585 a ), mais concède que les " plaisirs mêlés " qui suivent la peine ou la privation sont plus intenses que les plaisirs purs, tels que respirer un parfum exquis ou de contempler des figures géométriques. Chose curieuse, ce sont les hédonistes qui embrouillèrent la question en refusant d'admettre que le plaisir du soulagement est plus intense que le " plaisir pur " pour ne rien dire de la simple absence de peine. C'est ainsi que Cicéron accusait Épicure d'avoir confondu l'absence de douleur avec soulagement ( cf Victor Brochard, Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Alcan, 1912, p.252 et suiv. ). Et Lucrèce s'écriait : " Ne vois-tu pas que la nature ne réclame que deux choses, un corps sans souffrance, un esprit sans souci et sans crainte ... ? " ( De rerum natura, II, 16 )."
Sigmund Freud dans Malaise dans la civilisation (1929) avait émis implicitement la même critique vis-à-vis de l'hédonisme :
" Ce qu'on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d'une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n'est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. Toute persistance d'une situation qu'a fait désirer le principe de plaisir n'engendre qu'un bien-être assez tiède ; nous sommes ainsi faits que seul le contraste est capable de nous dispenser une jouissance intense, alors que l'état lui-même ne nous en procure que très peu." ( trad. Odier )
Résumons : l'erreur d' Épicure aurait donc été de mettre le plaisir impur au-dessous du plaisir pur du point de vue de l'expérience du bonheur.
Reste à expliquer dans un autre billet pourquoi l'interprétation qu' Arendt donne du passage de La République sur les plaisirs ne prend pas en compte tout le texte platonicien.

samedi 29 mars 2014

Manger des yeux.

Un passage de Du côté de chez Swann de Marcel Proust illustre jusqu'à la caricature la distinction kantienne entre l'agréable et le beau.
C'est Madame Verdurin qui, au moment même où elle vante comme belles des pièces de son mobilier, révèle qu'elle en fait une consommation jouissive et thérapeutique :
" - Ah ! je suis contente que vous appréciiez mon canapé, répondit Madame Verdurin. Et je vous préviens que si vous voulez en voir d'aussi beau, vous pouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils n'ont rien fait de pareil. Les petites chaises sont aussi des merveilles. Tout à l'heure vous regarderez cela. Chaque bronze correspond comme attribut au petit sujet du siège ; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur fond rouge de L'Ours et les Raisins Est-ce dessiné ? Qu'est-ce que vous en dites, je crois qu'ils le savaient plutôt, dessiner ! Est-elle assez appétissante, cette vigne ? Mon mari prétend que je n'aime pas les fruits parce que j'en mange moins que lui. Mais non, je suis plus gourmande que vous tous, mais je n'ai pas besoin de me les mettre dans la bouche puisque je jouis par les yeux. Qu'est-ce que vous avez tous à rire ? Demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me purgent. D'autres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas sans avoir touché les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux comme patine ? Mais non, à pleines mains, touchez-les bien."
Un de ses hôtes comprend parfaitement qu'il s'agit de sensualité et non d'appréciation esthétique :
" Ah ! Si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nous n'entendrons pas de musique ce soir, dit le peintre."
Alors, prise en flagrant délit de concupiscence, la Patronne répond :
" - Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle, en se tournant vers Swann, on nous défend à nous autres femmes des choses moins voluptueuses que cela. Mais il n'y pas une chair comparable à cela ! Quand M. Verdurin me faisait l'honneur d'être jaloux de moi - allons, sois poli au moins, ne dis pas que tu ne l'as jamais été...
- Mais je ne dis absolument rien. Voyons, Docteur, je vous prends à témoin : est-ce que j'ai dit quelque chose ?"
Suit un échange entre la Sensuelle et l'Esthète bien élevé :
" Swann palpait les bronzes par politesse et n'osait pas cesser tout de suite.
" Allons, vous les caresserez plus tard ; maintenant c'est vous qu'on va caresser, qu'on va caresser dans l'oreille ; vous aimez cela, je pense ; voilà un petit jeune homme qui va s'en charger." ( À la recherche du temps perdu, p. 204-205, La Pléiade )

jeudi 27 mars 2014

Pourquoi aime-t-on lire La Rochefoucauld ?

À ma connaissance, Vauvenargues mentionne peu La Rochefoucauld.
Dans la maxime 337 (textes posthumes), il lui donne le statut de philosophe :
" La Bruyère était un grand peintre, et n'était pas peut-être un grand philosophe ; le duc de La Rochefoucauld était philosophe, et n'était pas peintre."
Mais que pensait-il de lui comme philosophe ?
La maxime CCXCIX (édition de 1747) met en évidence déjà la vérité partielle de l'anthropologie de La Rochefoucauld :
" Si l'illustre auteur des Maximes eût été tel qu'il a tâché de peindre tous les hommes, mériterait-il nos hommages, et le culte idolâtre de ses prosélytes." ( on verra plus loin que Vauvenargues a tort d'écrire " tous les hommes " ).
Apparaissent donc, à mes yeux du moins, deux types de prosélyte de La Rochefoucauld :
1) celui dont l'idolâtrie est aveugle et au fond incohérente : il inclut le philosophe dans les hommes, or, le philosophe aurait rabaissé les hommes et donc le philosophe ne serait en rien admirable. Plus précisément, si l'amour-propre gouvernait tout homme, on ne pourrait porter au crédit de La Rochefoucauld que la lucidité vis-à-vis de ce fait mais une telle lucidité aurait alors nécessairement sa genèse dans l'amour-propre en question.
2) celui dont l'idolâtrie est lucide, ce qui implique que La Rochefoucauld n'a pas analysé l'essence de l'homme mais a seulement percé à jour un type d'homme. La lucidité se fait donc au prix à première vue du moins d'une révision à la baisse de la vérité des maximes.
Sans pouvoir être qualifié de prosélyte, Vauvenargues ressemble aux admirateurs du deuxième type mais suggère que la masse des prosélytes appartient au premier :
" Les hommes aiment les petites peintures, parce qu'elles les vengent des petits défauts dont la société est infectée ; ils aiment encore plus le ridicule qu'on jette avec art sur les qualités éminentes qui les blessent. Mais les honnêtes gens méprisent le peintre qui flatte si bassement la jalousie du peuple, ou la sienne propre, et qui fait métier d'avilir tout ce qu'il faudrait respecter."
Ce serait imprudent d'identifier strictement le peintre flatteur à La Rochefoucauld mais ces lignes aident à comprendre le premier type de prosélyte : c'est finalement en termes larochefoucaldiens que Vauvenargues s'exprime ici car c'est par amour-propre que les hommes aiment lire ces descriptions démystificatrices. Mais ces hommes ne sont pas tous les hommes : Vauvenargues tient à ne pas confondre "les qualités éminentes" avec ce dont La Rochefoucauld a fait la genèse. Il ne faudrait donc pas voir tous les hommes à travers les lunettes de La Rochefoucauld.
Mais ne peut-on pas être un prosélyte de type 2 sans pour autant réviser à la baisse la valeur cognitive de l'anthropologie de La Rochefoucauld ?
À dire vrai elles ne sont pas rares les maximes séparant la vertu réelle de la vertu apparente, comme par exemple la 62 :
" La sincérité est une ouverture de coeur. On la trouve en fort peu de gens , et celles que l'on voit d'ordinaire n'est qu'une fine dissimulation, pour attirer la confiance des autres."
D'ailleurs la première maxime de la deuxième édition est très claire sur ce point :
" Ce que nous prenons pour des vertus n'est souvent (c'est moi qui souligne) qu'un assemblage de diverses actions et de divers intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger, et ce n'est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants et que les femmes sont chastes."
Précisément, Vauvenargues a eu à coeur de préserver la réalité de ces vertus dont La Rochefoucauld ne niait pas l'existence en mettant en garde contre un scepticisme moral causé par une supposée lucidité à propos des sources de l'action humaine ( de même, il a toujours défendu la réalité de la vérité contre le scepticisme tout court mais cela, je le garde pour un autre billet ).
Dit autrement, l'humain n'est pas nécessairement trop humain.

Commentaires

1. Le jeudi 9 avril 2020, 20:45 par gerardgrig
Voici la copie du Bac Philo de Deleuze, en 1942, sur Vauvenargues :

mardi 25 mars 2014

Un espace doublement virtuel !

Pierre Bayard dans Comment parler des livres qu'on n'a pas lus ? (Minuit, 2007) appelle bibliothèque virtuelle " l'espace, oral ou écrit, de discussion des livres avec les autres "." Lieu dominé par les images et les images de soi-même (...) (il) obéit à un certain nombre de règles qui visent à le maintenir comme un lieu consensuel où les livres sont remplacés par des fictions de livres (...) L'une de ses règles implicites est que l'on ne cherche pas à savoir dans quelle mesure celui qui dit avoir lu un livre l'a effectivement fait (...) En ce sens cet espace mondain ambigu est l'envers de l'espace scolaire, espace de violence où tout est fait, dans le fantasme qu'il existerait des lectures intégrales, pour savoir si les élèves qui l'habitent ont effectivement lu les livres dont ils parlent ou sur lesquels ils sont interrogés." (p.116 à 119)
À la lumière de ces lignes, un blog comme celui-ci est inclus dans la bibliothèque virtuelle. Mais, à la différence de l'échange oral, où existe le risque, bien que rare, d'être interrogé en direct sur la réalité de nos lectures, le blog protège de qui viserait à révéler " la vérité de la culture, à savoir qu'elle est un théâtre chargé de dissimuler les ignorances individuelles et la fragmentation du savoir." ( à vrai dire, je suis porté à penser que c'est la fausse culture qui est caractérisable ainsi ! )
Mais, pourrait-on objecter, en quoi l'espace virtuel d' Internet met-il plus à l'abri que l'espace écrit ? En plus, quand le blog est interactif, l'auteur peut bel et bien être démasqué. Sur ce dernier point on répondra d'abord que, pour éviter les spams, les questions sont généralement soumises à modération et que, comme on dit, seules les questions sont indiscrètes, tant les réponses aux interrogations les plus dangereuses peuvent être assez habiles pour renvoyer la menace au curieux.
En fait je suis porté à penser que le blogueur est de tous ceux qui participent à la bibliothèque virtuelle le plus à l'abri des blessures narcissiques. En effet toute publication d'un livre ou d'un article, par sa rareté, a une visibilité qui expose l'auteur à la critique publique et à la dénonciation ouverte de ses insuffisances ( qu'on pense entre autres aux recensions ). Mais le blogueur appartient à une espèce si abondante et si prolixe qu'il passe en fin de compte inaperçu : souvent victime d'une illusion ou du moins d'un mensonge à soi-même, l'auteur d'un blog a les satisfactions d'amour-propre de qui s'imagine être lu sans avoir à affronter les résistances rencontrées par qui est réellement lu.
On ne s'étonnera donc pas que la bibliothèque virtuelle, quand elle se manifeste sous la forme de blogs "culturels", donne une forme à première vue honnête, voire héroïque, à ce qui finalement pourrait n'être qu' affabulation, ressentiment, ressassement, sans risque pour l'auteur de se l'entendre dire. Au fond la possibilité de s'entendre dire sa propre nullité est inversement proportionnelle à cette nullité. On imagine alors de tristes sires parlant aux murs alors qu'ils croient s'adresser à la planète, appelant approbation et reconnaissance muettes ce qui n'est ignorance et indifférence constantes...
Jouant au maître d'école, le donneur de leçons serait on ne peut plus loin de l'école, du moins de celle où l'on a, entre autres, le devoir de traquer pour le bien de l'élève les ruses et les faux-semblants...

Commentaires

1. Le jeudi 27 mars 2014, 10:45 par Please Glance
Un des problèmes de la blogosphère est qu'elle est aussi l'internetosphère, ce qui veut dire que la bibliothèque à laquelle elle fait référence est celle des livres dont on dispose dans internet . Celle-ci est supposée de Babel , mais en réalité elle est très étroite, et , malgré la numérisation croissante des livres, n'atteint pas la variété des livres papiers des anciennnes bibliothèques. En réalité le mot "bibliothèque" ne lui convient pas. Une bibliothèque virtuelle , sous forme d'e-books et autres supports numériques est autant une bibliothèque qu'un soldat de plomb est un soldat. Outre les questions de format, d'accessibilité, de style,etc. on le voit bien quand il s'agit de discuter de livres sur internet. Un grand nombre blogueurs ne s'intéressent qu'aux livres auxquels on a un accès sur internet. Mais la plupart des livres, dès qu'on parle de choses littéraires un peu recherchées, comme Vauvenargues, ou qu'on a affaire à des livres qui sont chers ou inaccessibles sous forme d'e-books, ne sont pas pas à la disposition du blogueur. Résultat : au lieu d'aller lire les textes dont il est question, il réagit à chaud sur les commentaires de blog sans avoir lu les textes pertinents. Vos commentaires sur Vauvenargues m'ont conduit à acheter l'édition du Sandre en deux volumes du gentilhomme provencal. Conclusion. Vive les vieux livres.
2. Le jeudi 27 mars 2014, 17:13 par Philalethe
Oui, bien sûr, vivent les vieux livres ! Mais je crains que les jeunes (gens) pour la plupart ne les trouvent pas assez "clean" - je connais d'ailleurs un lycée dont la bibliothèque, pardon le CDI, a comme politique d'envoyer  les livres au pilon quand ils cessent d'être "nickel", quel que soit leur contenu, pour la raison que les lycéens seraient portés à considérer que, comme un préservatif, un livre ne s'utilise pas deux fois...
Ceci dit, je suis personnellement sensible aussi au fait que le maniement du livre par le fait qu'on peut le feuilleter, le parcourir au hasard etc. améliore la connaissance de ce qu'il contient. Casati insiste sur ce point et je lui donne donc raison, ce qui conduit à bien distinguer progrès technologique et progrès cognitif. D'aucuns penseront que ce que j'écris n'exprime qu'un habitus antérieur à la mutation anthropologique que nous avons la chance de vivre mais " un beau jour, en tempête, un besoin vous envahit : descendre ! sauter du train ! Nostalgie d'être arrêté, de ne pas se développer, de rester immobile ou de revenir au point qui précédait le mauvais embranchement ! " (L'homme sans qualités, 8)
3. Le samedi 29 mars 2014, 08:47 par Lance Sagespel
De fait les livres de poche et les livres que nous appelons "brochés" ( paperback) vieillissent vite. Mais il y a vieillir et vieillir, comme pour les individus. Même s'ils sont jaunis les "collection blanche " de Gallimard vieillissent bien, ou les anciens classiques Garnier, et on peut aussi avoir plaisir à couper pour la première fois les pages d'un vieux livre. Et posséder un livre neuf et non coupé de la petite collection de la librairie Alphonse Lemerre, c'est comme manger de l'ortolan.
4. Le samedi 29 mars 2014, 09:03 par Philalethe
Quand vous dites petite collection Lemerre, faites-vous référence aux volumes in-32, illustrés de gravures sur bois ? Si c'est le cas, j'ai, sans le cuisiner disons car les pages étaient coupées, mangé un ortolan fort peu coûteux pour avoir acheté au prix de 2 Euros le 14 Juin 2003 sur un marché à Montpellier L'abbesse de Castro de Stendhal (1894)
5. Le samedi 5 avril 2014, 05:56 par Lance Sagespel
oui, en effet, ils sont quelquefois pas chers.
On y trouve notamment Mireille de Mistral, Heredia, Barbey.
Vive le Félibre!
Vive le fait Livre!