samedi 5 juillet 2014

Xenophantos et la perte bénigne de la maîtrise de soi.

Au fond je ne sais pas vraiment à qui je me réfère en mentionnant Xenophantos.
Certes, à près de 3 siècles de distance, Aristote dans l' Ethique à Nicomaque et Sénèque dans son traité sur la colère (De ira) mentionnent ce même nom mais associé à deux anecdotes distinctes (qui ont tout de même, on va le voir, quelque chose en commun).
Xenophantos, semble-t-il, n'est pas un être fictif. Dans le texte aristotélicien (1150 b 5-15), il est en effet nettement distingué de Philoctète et de Cercyon, à propos desquels Aristote précise qu'il s'agit de personnages créés par respectivement Théodecte et Carcinos. Quant à Sénèque, il présente clairement Xenophante dans le cadre d'une anecdote historique.
C'est dans l' analyse aristotélicienne distinguant l' acrasie (ακρασία) - l' intempérance dans la traduction de Jules Tricot - de la tempérance (σωφροσύνη), que Xenophantos exemplifie un type de comportement : celui de l'homme qui pouffe de rire après avoir tenté en vain de se retenir. La banalité de la situation jure d'ailleurs avec les deux autres exemples pris antérieurement par Aristote : en effet Philoctète échoue à supporter une morsure de vipère et, c'est bien pire, Cercyon se tue à l'idée qu'il est déshonoré par l'adultère de sa fille. Par rapport à eux, Xenophantos fait donc une entrée plate et quasi insignifiante dans le monde des exempla.
Mais que nous dit de lui le texte de Sénèque ? D'abord rien n' assure qu'il s'agit du même homme et pas d'un homonyme. C'est en tout cas du point de vue de Sénèque un contemporain d' Alexandre, ce dernier étant cette fois le personnage principal de l'anecdote : il représente, lui, quelque chose d'universellement humain, l'émotion (motus) immédiate et incontrôlable, commune à l'homme et à l'animal, ce que Sénèque appelle, dans la traduction de l'édition de Paul Veyne, "le prélude des passions" (principia proludentia adfectibus) :
" C'est ainsi qu'un vieux soldat, devenu civil, tressaille en pleine paix au son de la trompette et que les chevaux de troupe dressent la tête au bruit des armes." (p.128)
Sénèque ajoute alors un dernier exemple :
" On raconte qu'Alexandre, écoutant chanter Xenophante, mit la main à l'épée. "
On voit désormais le point commun aux deux anecdotes : il y est question de passivité irrésistible mais innocente moralement ; si dans le texte d'Aristote, c'est Xenophantos qui en est victime, dans le texte de Sénèque c'est lui qui la cause chez Alexandre.
Enfin c'est en dehors de tout enseignement philosophique que je trouve dans les textes anciens la dernière mention de ce nom, Xenophante. On la doit à Plutarque, 50 ans à peu près après Sénèque, dans sa vie de Démétrius. Plutarque y raconte dans la dernière page les funérailles grandioses de Démétrius Ier Poliorcète. Voici le texte dans la traduction d'Amyot :
" (...) Xenophante, le plus excellent musicien qui fût de ce temps-là, étant assis auprès sonnait de la flûte un chant très dévot et piteux, auquel se rapportant le mouvement des rames et de la vogue, le son venait avec quelque grâce à se rencontrer, comme en un convoi, où les lamentants se battent les poitrines à la cadence de chaque couplet de la chanson."
Ces funérailles ayant eu lieu en - 383, près de 30 ans avant la naissance d'Alexandre, on peut se demander si ce Xénophante-là, au demeurant aulète et non plus chanteur, est le même homme que celui qui produisit l'émotion colérique du fils de Philippe. De toute façon, qu'il soit le même ou non, il n'est plus question, dans ce dernier texte, de passivité inopportune. L'art de Xenophante, visant à engendrer pitié et respect, est en harmonie avec les lamentations rituelles. Ici la musique ne fait plus sortir quiconque de ses gonds.

vendredi 4 juillet 2014

Retrouver sa moitié !

Dans Le Banquet, Platon fait dire à Aristophane :
" Chacun d'entre nous est donc la moitié complémentaire d'un être humain, puisqu'il a été coupé, à la façon des soles, un seul être en produisant deux ; sans cesse donc chacun est en quête de sa moitié complémentaire." (191 d)
Musil, lui, fait parler ainsi Agathe, la soeur de l'homme sans qualités :
" " Connais-tu le mythe que Platon a dû emprunter à des auteurs plus anciens, selon lequel l'être primitif, total, aurait été partagé par les dieux en deux parties, homme et femme ? " Elle s'était appuyée sur le coude et rougit brusquement, se trouvant un peu sotte, après coup, d'avoir demandé à Ulrich s'il connaissait une histoire probablement très répandue. Aussi ajouta-t-elle, résolument : " Ces malheureuses moitiés font toutes sortes de bêtises pour se retrouver : on trouve ça dans tous les manuels de l' Enseignement supérieur ; malheureusement, on ne nous dit pas pourquoi ça rate !
- Je puis te le dire, intervint Ulrich heureux de se voir si exactement compris. Personne ne sait quelle est, de toutes ces moitiés errantes, celles qui lui fait défaut. L'homme en prend une qui lui paraît telle, et fait les plus inutiles efforts pour retrouver l'unité perdue, jusqu'à ce que son erreur apparaisse définitivement. Qu'il en naisse un enfant, les deux moitiés, pendant quelques années, croient s'être unies au moins dans leur enfant ; mais celui-ci n'est qu'une troisième "moitié" qui marque bientôt le désir de s'éloigner aussi loin que possible des deux autres et d'en chercher une quatrième. Ainsi l'humanité continue-t-elle à se partager physiologiquement, tandis que l'union substantielle reste telle la lune devant la fenêtre de la chambre à coucher." (L'homme sans qualités, tome 2, p. 294)

jeudi 3 juillet 2014

La conscience avant la conscience de soi ou quand la perception devient conceptuelle.

Pour Amaena G., admiratrice de Philippe Jaccottet, le jour de son immense succès, ce texte entre littérature et philosophie !
C'est Ulrich qui dit à Agathe, sa soeur :
" Quand je pense à mon plus jeune âge, je dirais volontiers que le dedans et le dehors étaient alors à peine distincts. Quand je rampais vers un objet, l'objet volait vers moi ; quand un événement important à nos yeux se produisait, nous n'étions pas les seuls à en être émus : les choses elles-mêmes se mettaient à bouillonner. Je ne prétends pas que nous ayons été plus heureux que dans la suite. Nous ne nous possédions pas encore nous-mêmes ; au fond, nous n'étions pas encore, nos états personnels n'étaient pas encore nettement séparés de ceux du monde. Il peut paraître étrange, il est pourtant vrai de dire que nos sentiments, nos velléités, que nous-mêmes n'étions pas encore en nous. Chose plus étrange, je pourrais dire tout aussi bien que nous n'étions pas encore tout à fait loin de nous-mêmes. Aujourd'hui en effet, où tu te crois en pleine possession de toi-même, si tu te demandes qui tu es, en fin de compte, tu découvriras que tu te vois toujours de l'extérieur, comme un objet. Tu t'apercevras qu'une occasion te rend triste et l'autre furieuse, comme ton manteau est tantôt humide, tantôt brûlant. En t'observant, avec toute l'attention possible, tu réussiras tout au plus à aboutir derrière toi, jamais en toi. Quoi que tu entreprennes, tu restes hors de toi, excepté précisément les rares instants où on affirmerait à ton propos que tu es hors de toi. Pour nous dédommager, nous autres adultes avons obtenu de pouvoir de dire Je suis en toute occasion, si cela nous fait plaisir. Tu vois une voiture et d'une certaine manière, tu vois en même temps comme une ombre, la phrase : Je vois une voiture. Tu aimes, ou tu es triste, et tu vois que tu l'es. À strictement parler, néanmoins ni la voiture, ni ta tristesse, ni ton amour, ni toi-même n'êtes entièrement là. Rien n'est plus là entièrement comme dans l'enfance. Tout ce que tu touches, dès que tu as réussi à être une personnalité, se fige jusque dans le plus intime de toi. Il ne reste plus qu'un mince fil de conscience de soi et de trouble amour-propre, qu'enveloppe une vie tout à fait extérieure." (Robert Musil, L'homme sans qualités, tome 2, p. 292-293)

mercredi 2 juillet 2014

Animal et sens absents : héritages cartésien et chrétien chez Sartre (un éclairage d' Émile Bréhier).

Qu'il s'agisse de L'être et le néant (1943) ou de sa version médiatique, pop et light, L'existentialisme est un humanisme (1945), il n'est pas question de l'animal dans ces textes de Sartre (sauf à m'être trompé, je n'ai relevé aucune occurrence du terme "animal" dans mon index du gros traité sartrien). En effet c'est à la chose que Sartre oppose l'homme, c'est par rapport à elle, à l'objet que Sartre met en relief la liberté de la conscience qui, à la différence du corps, se projette dans le futur et dépasse toujours, en visant ses fins, ce qui est .
Or, Émile Bréhier, dans Transformation de la philosophie française (1950), à propos des ouvrages de Raymond Polin sur les valeurs, dont La création des valeurs, recherches sur le fondement de l'objectivité axiologique (1944), écrit une note sur le mot transcendance - que Sartre et Polin ont identifiée à la liberté dans le sens défini plus haut - :
" (...) Chez Polin, transcendance signifie un trait de la structure de l'homme : l'homme est un être chez qui le projet dépasse sans cesse le donné. Ce dépassement n'est-il pas un trait général de tous les êtres vivants ? L'être vivant ne peut se maintenir que par la quête des choses qui ne lui sont pas données immédiatement : chez l'homme, cette quête se manifeste par une superstructure qui est la civilisation tout entière." (p.139)
Si la transcendance est le propre du vivant, comment ne pas accorder à l'animal conscience et esprit ? Or, conscience et esprit, c'est chez Sartre liberté (par exemple dans l'imagination) et cette liberté est pour lui strictement humaine. On réalise donc que l'envers de la conception sartrienne du sujet, c'est, au moins selon les deux textes qui me servent ici de référence, une conception plus ou moins cartésienne de l'animal comme chose.
Peut-être, dira-t-on, mais on ajoutera que par son athéisme en tout cas Sartre se distingue radicalement de Descartes, ce philosophe qui a pensé pouvoir démontrer l'existence de Dieu à partir de la représentation mentale que chaque esprit a de lui. Or, l'intérêt des lignes que Bréhier a consacrées à Sartre dans cet ouvrage cherchant à comprendre l'évolution de la philosophie française au cours de la première moitié du XXème siècle, c'est de souligner ce qu'on pourrait appeler la présence en creux de Dieu dans l'oeuvre sartrienne. Déjà, au début du livre, dans une note (p.119), Bréhier qualifie la doctrine de Sartre comme étant "une sorte de théologie sans Dieu.". Plus longuement, dans le chapitre XV, intitulé Nature et motifs de l'existentialisme, Bréhier défend que la mise en relief dans l'existentialisme de l'absence de sens de l'existence humaine implique une recherche d'un sens possible, recherche comblée par la religion et frustrée dans le cas de l'existentialisme sartrien. Dans ces conditions, la rupture radicale avec l'héritage religieux ne se trouve pas dans l'existentialisme athée mais dans le matérialisme, pour lequel la question du sens de la vie ne se pose pas, qu'on lui donne ou non une solution désespérée :
" Telle est bien l'authentique généalogie de l'existentialisme : c'est une philosophie à base religieuse ; ce qui est essentiel à cette philosophie, c'est la supposition que la situation affective de l'homme a une valeur métaphysique. L'athéisme indécis de Heidegger non plus que l'athéisme professé par Sartre ne sauraient être une objection contre cette religiosité ; ce n'est pas du tout l'athéisme du matérialisme, celui qui va sans dire et s'énonce avec une parfaite sérénité ; la vision existentialiste du monde pose un problème qui serait résolu si Dieu était possible ; l'exil, le dénuement, le sentiment du néant, l'impression d'être hors d'une réalité à laquelle on ne peut devenir identique, la déception dans notre essai pour nous appuyer sur autrui, le sentiment d'étrangeté du monde qui nous entoure, tous ces traits, sans exception, sont la peinture de ce qu'est l'homme "après le péché" (comme dirait Malebranche), qui n'a retenu du christianisme que cette vision pessimiste des choses et qui ignore sa contrepartie qui est la rédemption. Il ne faut pas oublier que, avant l'existentialisme athée de Sartre, il y a eu l'existentialisme chrétien de G. Marcel, où le drame de la vie chrétienne n'a pas été ainsi tronqué. Si le monde dépeint par Sartre apparaît privé de sens, c'est du moins parce que la question du sens s'impose à lui, ce qui n'aurait pas lieu dans le matérialisme, dans une conception purement objectiviste des choses (...) Le problème de l'existentialiste, s'il veut être une philosophie, reste pourtant de donner à de simples états affectifs une valeur universelle et métaphysique." (p.204)
Aux yeux d'Émile Bréhier, l'existentialisme sartrien théorise à partir d'une désillusion mais en plus "la situation affective" qui paraît être une des causes de cette doctrine n'a rien d'universalisable ; née du christianisme, elle ne correspond en rien à une attente essentiellement humaine :
" On voit tout ce qu'un moraliste peut dire sur la fuite du temps, sur la nécessité du projet, sur le souci quotidien qui l'accompagne, sur l'angoisse du néant final, de la mort qui est au bout de cette histoire. Ce sont ces sentiments et particulièrement le dernier qui, liés à la temporalité, seraient révélateurs de l'être. On pourrait rétorquer qu'il s'agit là de morale plutôt que de métaphysique, que ces sentiments décrits d'une manière si vivante n'éclosent tout de même que si la sensibilité est cultivée dans un certain sens (c'est la sensibilité chrétienne), mais qu'un stoïcien, un épicurien, un hindou (en désignant par ces mots moins des doctrines précises que des dispositions morales correspondantes) ne se reconnaîtraient nullement dans un pareil portrait." (ibidem).
Enfin Bréhier donne l'estocade, en donnant non les raisons internes de l'existentialisme mais ses causes réelles :
" L'existentialisme contemporain est comme l'écho des croyances disparues et dont la disparition a laissé l'homme dans sa solitude." (ibidem)

samedi 28 juin 2014

L'idéologie pétainiste, influencée par Durkheim ?

Dans Transformation de la philosophie française (1950), Émile Bréhier écrit un troisième chapitre intitulé Les initiatives spirituelles au début du XXème siècle et étudie d'abord Bergson, puis Durkheim, et enfin, un peu oublié aujourd'hui, Laberthonnière. À la fin de la partie consacrée au sociologue, Émile Bréhier cherche à dégager ce qui chez Durkheim a de la valeur dans le social :
" (...) si l'on cherche dans ses oeuvres la réalité concrète que Durkheim imagine sous le nom de société, on s'apercevra que c'est un groupe assez petit et assez proche de l'individu, pour que la conscience personnelle, éduquée comme il faut, puisse l'embrasser facilement : c'est aux petites sociétés primitives, au clan, à la tribu qu'il s'attache surtout, et, dans nos sociétés évoluées, ce n'est pas aux formations d'ensemble qu'il songe pour remédier à l'"anomie" morale et juridique où se trouve actuellement la vie économique ; c'est au groupe professionnel, à la corporation qui seule permet ( l'État étant trop loin ) de créer une certaine homogénéité intellectuelle et morale entre ses membres ; et il rêve que l'État lui-même soit fait d'un vaste système de corporations nationales."
C'est alors que Bréhier place une note qui éveille ma curiosité :
" Dans la préface de la deuxième édition de La Division du travail social ; on sait quel succès devait rencontrer cette vue chez les ennemis de la démocratie"
Certes le pétainisme et l'État Français ont institué des corporations mais ces pratiques se sont-elles réclamées explicitement des analyses de Durkheim évoquées par Bréhier dans le texte cité ?

Commentaires

1. Le dimanche 29 juin 2014, 15:22 par Elias
Il semble que le corporatisme de l'Etat français a plutôt été inspiré par la tradition catholique. Voir cet article sur les maîtres d'oeuvre du corporatisme de Vichy :
http://www.cairn.info/zen.php?ID_AR...
Mais je ne sais pas dans quel mesure il a pu y avoir mixage dans les années 30 entre le corporatisme d'inspiration catholique (de droite) et le corporatisme d'inspiration durkheimienne (de gauche).
2. Le mardi 1 juillet 2014, 08:27 par Philalèthe
Merci beaucoup pour cette référence.

vendredi 27 juin 2014

Les clercs ont-ils trahi, oui ou non ? Universalisme abstrait, universalisme ardent et romantisme.

Julien Benda n'est pas dans l'index des noms propres à la fin de Transformation de la philosophie française, publié par Émile Bréhier en 1950. Reste qu'une petite note (encore un billet sur une note) lui est consacrée.
Émile Bréhier vient de refuser de reprendre à son compte une interprétation marxiste des trois philosophies qu'il a identifiées à des initiatives spirituelles marquant le début du 20ème siècle : " l'intuition bergsonienne qui était la connaissance de l'esprit comme tel, la mystique sociale de Durkheim, l'"intuition laborieuse" de la charité de Laberthonnière " (p.49). Ce qui a du prix pour Bréhier dans ces ces trois formes de "néospiritualisme" - à dire vrai, ayant lu Durkheim à travers Bourdieu, je peine à identifier l'oeuvre du "fondateur de la sociologie" à un néospiritualisme - est le rattachement de l'homme à des totalités (la vie, la société, Dieu) qui, une fois identifiées, devraient renouveler en l'enrichissant la compréhension que chacun a de soi :
" Mais le genre d'universalisme qui se définit chez eux n'est pas du tout cet universalisme abstrait qui se borne à enregistrer les principes les plus communs de la raison humaine et aboutit à une impartialité toute proche de l'indifférence ou même du dédain." (p. 52)
Il me semble qu'implicitement dans ces lignes Bréhier vise le rationalisme défendu par Julien Benda. L'auteur continue ainsi :
" C'est un universalisme en profondeur, un universalisme ardent pour ainsi dire qui remonta plus haut et plus loin que les catégories dans lesquelles risque de se figer l'activité morale, sociale et politique de l'homme ; bien loin d'une indifférence à la cité et aux maux humains, c'est comme une reprise, à l'origine, de la nature humaine, qui replace l'homme dans le circuit social, dans le circuit divin, d'où risquaient de l'écarter tant un individualisme atomisant que la contrainte d'un groupe social fermé."
Il semble qu'ici Bréhier milite en faveur d'une sorte de rationalisme ouvert, élargi, moderne. Reste à se demander si les nouvelles conclusions auxquelles ce rationalisme aboutit, d'une part sont vraies (par exemple y a-t-il un circuit divin ?) et, plus profondément, d'autre part ne sont pas accessibles en fin de compte que par l' application des règles de la rationalité "étroite", traditionnelle, classique, comme le respect du principe de contradiction, à d'autres objets que ceux auxquels on avait l'habitude de les appliquer.
Mais j'en viens enfin à la note qui est la raison d'être du billet :
" C'est dire que, contrairement à Julien Benda, nous n'admettrons pas que ces "clercs" aient "trahi" et subordonné la recherche de la vérité à des passions politiques ou religieuses."
Il est net qu'au moins sur la valeur de la philosophie bergsonienne, Benda et Bréhier ne se sont pas entendus. Mais lequel donc avait raison ?
Portons au crédit de Bréhier une analyse qui cherche à distinguer les philosophies auxquelles il se réfère des "mouvements d'idées" (un marxiste écrirait sans doute ici "idéologies") qui leur ressemblent mais qui en vérité visent, d'après lui, non le développement de l'intelligence, mais plutôt son humiliation :
" Le trait foncier de ses doctrines (Bréhier vise ici les théories de Bergson, Durkheim et Laberthonnière), le rattachement de l'individu à un tout qui, en le guérissant de son isolement, atténue aussi son égoïsme, se retrouve en effet dans des doctrines qui présentent, avec évidence, cette intention de défense sociale (Bréhier reprend ici l'interprétation marxiste). Mais précisément, toutes ces doctrines connues, celles de Barrès, de Maurras, qui s'achèvent en une politique fort étroite et conservatrice, sont, à certains égards, l'inverse d'une philosophie. Bien loin d'élever l'homme à la conscience claire et distincte par ce retour au sol, à la terre, à la race, à la tradition politique et religieuse qui doit l'arracher à un individualisme mortel, elles veulent que ces forces collectives restent inconscientes ou agissent à la façon des forces physiques ; au fond et malgré l'apparence, leur philosophie reste celle de Taine, le déterminisme des faits spirituels par des conditions physiques et historiques ; comme ils sont hommes d'action, ils font une politique de ce qui, chez Taine, avait d'abord été pure spéculation ; mais cette politique exige qu'ils laissent plus ou moins dans l'obscurité de l'inconscient ces forces souterraines qui font agir l'homme : de là, cette forme littéraire, celle de Barrès par exemple, qui présente d'une manière dramatique et imagée l'affaissement moral qui résulterait chez les hommes, du désir d'échapper à ces forces.
L'honneur de la philosophie française dans ce début du siècle, c'est, à l'inverse de ce romantisme qui résorbait la réflexion et la volonté dans la nature, d'avoir gardé intact et même d'avoir amplifié ce souci d'universalité, de conscience claire, d'humanité qui reste malgré tout notre tradition véritable ; une des critiques les plus ordinaires faites à Bergson à cet époque fut son prétendu naturalisme, qui réduisait, disait-on, l'acte volontaire à la spontanéité sensible, son anti-intellectualisme qui faisait de l'intelligence une simple fonction vitale. Comme si la raison exigeait cette vision abstraite et desséchée des choses, alors si répandue, qui considérait l'esprit humain à part de la vie universelle ! En réalité tout l'effort de Bergson a été, comme celui de Spinoza, de porter la clarté de la conscience et de la réflexion, aidée de toutes les connaissances scientifiques qui lui furent accessibles, en des questions où la conscience ordinaire n'a que des lueurs fugitives et dont elle ne possède que des solutions plus ou moins mythiques. De plus et surtout, ce mouvement de conversion vers l'origine amène si peu à résorber les formes supérieures, humaines de la vie dans les formes arbitraires, qu'elle est au contraire (comme chez Plotin) une montée, une ascension de l'homme vers un destin toujours plus haut ; il est si loin de rendre l'homme prisonnier des sources particulières où il a puisé la vie, de sa race, de ses traditions, qu'il veut au contraire l'en délivrer et qu'il n'envisage jamais que le progrès universel de l'humanité, ce qui fait de sa doctrine un véritable humanisme ; il est si peu hostile à l'intelligence qu'il en fait par excellence la fonction qui affranchit l'homme de l'absorption dans l'objet à laquelle est astreint l'instinct de l'animal, et qui prépare l'universalité de l'intuition."
On peut faire l'hypothèse que l'expérience des années 1940-1944 a passablement aidé Bréhier à voir clair dans les effets réels de certaines doctrines fortement anti-humanistes.
Dans quelle mesure alors quelqu'un comme Benda a-t-il confondu ce que Bergson désigne ici du nom d'universalisme ardent, au fond rationaliste, avec un romantisme anti-rationaliste ? C'est un point qui mérite peut-être d'être discuté.

Commentaires

1. Le samedi 12 juillet 2014, 19:35 par nuncsunt bibenda
Bréhier fait ici l'erreur usuelle sur l'universalisme de Benda, qui consiste à l'interpréter comme apôtre du détachement du monde au nom des valeurs éternelles, et de la réclusion dans la tour d'ivoire, loin de la foule déchaînée des passions politiques.
Or Benda a fait justice de cette lecture dés La fin de l'éternel, 1929. Il n'a jamais quitté le monde, et n'a jamais cessé de dire que le clerc doit intervenir dans le monde. Mais au nom des valeurs universelles, et en distinguant celles ci de leurs pseudo réalisations dans la vie , le concret, etc. Autrement dit Benda est le contraire d'un partisan de l'indifférentisme. Comme le montre sa carrière politique. Qu'il ait mal appliqué ses valeurs universelles est autre chose.
L'indifférentisme est au contraire, selon lui le produit de ces conceptions étroites barrésiennes, nationalistes qui, quand on se rend compte que la politique ne les promeut pas, conduisent à se foutre de tout. Il condamne en ce sens Morand, mais sans doute aussi Céline, qu'on ferait mieux de lire comme un indifférent.
2. Le mercredi 16 juillet 2014, 18:54 par Philalèthe
Certes Benda n'est pas resté isolé dans sa tour d'ivoire mais il est intervenu, sauf à me tromper, à partir d'un ensemble de normes et de valeurs rationnelles qu'il pensait comme éternelles et universelles ; or, il me semble que c'est aussi cette conception de la raison comme ayant fourni une fois pour toutes de quoi orienter l'action et la pensée qui est mise en doute par Bréhier et sur ce point-là il ne me paraît pas manquer sa cible, au sens où pour Benda il n'y a pas une histoire de la raison, tout au plus peut-être une histoire des usages que les hommes en ont faits. Que Bréhier vise juste ici ne veut pas dire qu'il défende une conception vraie de la raison...
En plus reste la question posée à la fin du billet : Benda n'a-t-il pas pratiqué l'amalgame en condamnant également ce que Bréhier semble distinguer en irrationalisme d'une part et d'autre part quelque chose comme un rationalisme en progrès, je veux dire un rationalisme attentif à dépasser les insuffisances des conceptions antérieures de la raison ?
3. Le jeudi 17 juillet 2014, 18:06 par Philalèthe
Je trouve dans L'homme sans qualités quelques lignes qui peut-être conviendraient pour caractériser Benda vu par Bréhier :
" (il) était loin d'idolâtrer le vieil auteur qui avait vécu dans un monde où les "lumières" étaient surestimées parce qu'on n'était encore qu'à demi "éclairé"" (volume 2, 40, p.472)

jeudi 26 juin 2014

Y a-t-il du périmé en philosophie ?

Les philosophes peuvent être embarrassés quand on leur demande si les philosophies sont vraies. Répondre qu'elles sont toutes vraies conduit à une nouvelle interrogation, pas moins perturbante : si elles sont toutes vraies, pourquoi alors se contredisent-elles ? Oser la thèse qu'elles sont toutes fausses provoquerait l'étonnement : mais à quoi bon les étudier ? Soutenir que certaines sont vraies, ou, plus modestement, vraies sur certains points, paraît plus ordinaire mais débouchera sur une question intéressée et pressante : lesquelles sont vraies et dans quels domaines ? Alors, au moment du tri, on découvrira qu'il se réalise en fonction de l'identité philosophique particulière du trieur.
Certes, pour fuir les tracas, on peut préférer qualifier les philosophies d'intéressantes, d'originales, de complexes, de belles, etc. : enfin on prend garde alors à n'utiliser que des adjectifs ne disant rien sur leur rapport avec la réalité.
Émile Bréhier (1876-1952) dans Transformation de la philosophie française(1950), au terme d'une longue carrière d'historien de la philosophie, se refuse, lui, à faire de la philosophie un simple phénomène culturel à comprendre dans son agencement avec d'autres, que ces derniers la conditionnent ou en soient des effets.
Comme la science, la philosophie prétend à la vérité et doit donc être jugée en fonction de sa capacité à l'atteindre :
" Au gré du philosophe, une doctrine philosophique n'est pas faite pour prendre place comme un terme dans une série de causes et d'effets ; on ne lui demande pas de quoi elle est l'explication, mais quelles sont ses raisons, en un mot si elle est vraie. Il y a un point qui touche à la dignité, à l'existence même de la philosophie ; le scepticisme même est une position acceptable, parce qu'il laisse au premier plan la question de la vérité, qu'ignorent entièrement ceux qui voient dans la philosophie un anneau de la chaîne des événements. En un de ses derniers écrits, Husserl l'a rappelé avec force, à un moment et dans un pays où il était courageux de le rappeler. À considérer la philosophie seulement à titre de représentation sociale, liée à un pays, à une race, à une époque, on est bien près de la transformer pratiquement en un thème de propagande, d'en faire un principe d'isolement, d'en retrancher sa prétention à l'universalité, qui est son caractère essentiel. " (Flammarion, p. 7-8)
Dit autrement, Bréhier est hostile à une conception historiciste de la philosophie, pour laquelle la vérité n'est accessible qu'à l'historien de la philosophe et non au philosophe (comme si on se proposait de faire une histoire vraie par exemple des discours délirants). Dans les lignes qui suivent, Bréhier justifie sa position et répond à ceux qui accusent la philosophie d'être trop loin de la (vraie) vie :
" (...) Ne négligeons pas ce qui est le meilleur en elle, l'effort pour aller plus loin que la pensée ordinaire, que la pensée préoccupée par les visées pratiques immédiates et partielles, dans la solution de problèmes essentiels qui intéressent le tout de l'homme. Ne craignons pas trop que l'esprit, ainsi détaché du lest des choses, pense en marge de la vie ; rendons-nous compte au contraire que la spéculation est une sagesse qui n'ignore aucun des grands intérêts humains." (ibidem)
Ceci dit, dans l'ouvrage en question, Bréhier ne se risque pas à disqualifier comme fausse, voire seulement douteuse, une seule des philosophies contemporaines qu'il étudie. En revanche en 1921 dans un ouvrage collectif Du sage antique au citoyen moderne, il jugeait du point de vue de la vérité l'ensemble des philosophies antiques :
« C'est là le défaut profond de la sagesse antique ; partout où elle a vu un principe moral, l'harmonie, l'ordre, la raison, la loi, elle a voulu saisir un principe d'explication physique, comme si le développement moral de l'homme devait révéler à son intelligence les secrets de l'univers. C'est pourquoi, dans son principe, elle est aujourd'hui périmée. Deux traits nous choquent surtout chez ce sage impassible, ce pur qui raille la folie du vulgaire : d'abord sa mauvaise méthode en ce qui concerne l'étude de la nature, méthode qui consiste à transporter les forces morales dans la nature, et ainsi à en altérer le caractère en les rendant plus fixes, plus raides, moins souples qu'elles ne sont ; ensuite un esprit aristocratique, qui vient de la même source, puisque la sagesse morale, tout au moins dans sa manifestation la plus complète, est réservée à ceux dont l'intelligence est assez développée pour comprendre l'univers. »
La sévérité du jugement est tranchante. Est-elle justifiée ? Si on ne prend pas en compte l'épicurisme (et en effet dans les trois chapitres dont il est responsable de cet ouvrage, Émile Bréhier s'est centré sur Platon, Épictète et Plotin), il est vrai que les philosophes anciens ont pensé l'univers comme obéissant à des raisons et ayant une finalité. Quant au deuxième point, la critique de l' aristocratisme des philosophes anciens, je la trouve moins convaincante. À ce propos, je citerai volontiers Pascal Engel :
" La philosophie n'est pas un sujet facile, elle doit être élitiste, non pas au sens où elle devrait être l'affaire des happy few, mais au sens où elle doit passer par des spécialisations. C'est une fausse conception de la démocratie et de la philosophie que de supposer que parce que tout le monde a droit à la parole, tout le monde a même autorité pour parler de n'importe quel sujet et en juger." (Épistémologie pour une marquise, Ithaque, 2011, p.10)
Ceci dit, ça serait un grave contre-sens de penser que Bréhier, en critiquant l'aristocratisme des philosophes grecs, appelle de ses vœux une pop philosophie. Au contraire, déjà en 1950, il avertit le lecteur des risques que ferait courir à la philosophie une popularisation excessive :
" Jamais la philosophe n'a été plus vivante, si on en juge par le nombre des lecteurs d'ouvrages philosophiques, par la variété de ses publications, par l'ardeur des polémiques qu'elle soulève, par la force, obstinée pourrait-on dire, des convictions qu'elle entraîne, par des formes de divulgation et d'exposition qui dépassent l'enseignement officiel ; liée à la littérature, à la politique, au mouvement social, comme elle ne l'avait pas été depuis bien longtemps, observatrice attentive du développement des sciences de la nature, unie intimement à toutes les sciences humaines qui traitent des divers aspects de l'esprit, droit, religion, art, elle déborde de toutes parts les limites d'une discipline spécialisée. Cette fièvre n'est pas sans amener de la confusion : cette ruée vers la philosophie offre le danger de la livrer à des esprits qui n'ont pas une préparation technique suffisante ou qui sont trop étroitement spécialisés ; elle risque ainsi de devenir l'expression d'une réaction personnelle." (ibidem, p.68-69)
Il me semble que la situation depuis 1950 s'est aggravée au sens où s'étalent, sur les présentoirs des rayons "philosophie" de moult grandes librairies, des ouvrages appelés de philosophie mais qui ne semblent être que des "expressions de réactions personnelles", certes joliment présentées car passées au tamis de la communication (il y a peu, arrivé aux tables où la librairie Decitre à Lyon présente les nouveautés philosophiques, j'ai été pris d'un dégoût causé entre autres par la démagogie des titres et qui m'a fait vite quitter le lieu : ça ne m'était jamais arrivé !).
Pour ne pas reprendre l'expression mille fois usée de bullshit, j'évoquerai en mode de conclusion la déjection canine. Musil vient de dauber les Grands-Écrivains et d'évoquer "les historiens-express qui se soulagent sur un grand homme " :
" Révérence parler, les chiens ne préfèrent-ils pas toujours, pour leurs très communs desseins, un coin de rue animé à un rocher isolé ? Comment donc des hommes qui éprouvent ce plus noble désir de laisser leur nom à la postérité choisiraient-ils un rocher notoirement solitaire ?" (L'homme sans qualités, Points, 1985, p.541-542)

Commentaires

1. Le jeudi 26 juin 2014, 21:23 par Gap nelscel
Bravo. Bréhier était un grand, vous avez raison de le remettre au premier plan. Relisez son admirable mise au point sur la philosophie chrétienne

mercredi 25 juin 2014

Stratonice et Didon : a-t-on toujours à choisir entre la beauté immorale et la moralité inesthétique ?

Réjouissant, le troisième des Nouveaux dialogues des morts de Fontenelle !
Un personnage mythologique, Didon, se plaint de ne pas avoir été représenté correctement par un écrivain, Virgile. Enfin le lecteur sait bien que Didon n’a pas plus de réalité que Zeus ou Mars. Mais elle parle à Stratonice comme si elle était, si vous permettez l’expression, une vraie morte, fâchée, elle, la veuve brûlée vive par fidélité à son mari, de se retrouver dans les vers virgiliens sous les traits d’ « une jeune coquette qui se laisse charmer de la bonne mine d’un étranger dès le premier jour qu’elle le voit ».
C’est Stratonice, l’épouse morte, et bel et bien historique, elle, d’ Antiochus, qui va défendre la primauté de la représentation réussie de la beauté sur la fidélité à la vérité et la défense de la vertu.
« Un peintre, qui était à la cour du roi de Syrie mon mari, fut mal content de moi, et pour se venger, il me peignit entre les bras d’un soldat. Il exposa son tableau, et prit aussitôt la fuite. Mes sujets, zélés pour ma gloire, voulaient brûler ce tableau publiquement, mais comme j’y étais peinte admirablement bien, et avec beaucoup de beauté, quoique les attitudes qu’on m’y donnait ne fussent pas avantageuses à ma vertu, je défendis qu’on le brûlât, et fis revenir le peintre à qui je pardonnai. Si vous m’en croyez, vous en userez de même à l’égard de Virgile. »
Résumons : un être fictif est admonesté par un personnage historique pour être trop soucieux de réalité et de morale.
Fontenelle avait-il vu des tableaux représentant Stratonice ? Deux grands artistes, David et Ingres, l’ont peinte, mais il était déjà mort.
David en 1774 :
Ingres en 1840 :
L’histoire représentée dans ces peintures est tirée de Plutarque, précisément de La vie de Démétrius. Voici Stratonice, femme de Séleucus, lui-même père d’ Antiochus, dans la traduction d’ Amyot :
« LII. Il advint que ce jeune prince Antiochus, ainsi que l’amour surprend les hommes, devint amoureux de sa belle-mère Stratonice, qui déjà avait eu un fils de Séleucus ; mais étant jeune et singulièrement belle, il en fut si vivement épris et atteint , que combien qu’il essayât et fît tout ce qui lui était possible pour vaincre sa passion, si se trouvait-il toujours le plus faible, tellement qu’à la parfin se condamnant lui-même à la mort, pour autant qu’il sentait son désir reprochable, sa passion incurable, et sa raison de tout point supplantée, il résolut d’abandonner sa vie, et petit à petit la laisser décliner en s’abstenant de boire et de manger, et ne faisant compte de chercher remède à son mal, feignant avoir quelque maladie intérieure et secrète dans le corps. Si ne put-il feindre si finement, que le médecin Érasistrate ne s’aperçût bien aisément que son mal procédait d’aimer ; mais il était difficile à conjecturer de qui il était amoureux. Ce que voulant découvrir, il demeurait tout le long du jour en la chambre de ce jeune prince, et quand il y entrait quelque beau jeune fils, ou quelque belle jeune femme, il regardait très attentivement au visage d’ Antiochus, et observait soigneusement toutes les parties du corps et les mouvements extérieurs qui ont accoutumé de répondre aux passions et affections secrètes de l’âme. Comme donc il eût plusieurs fois remarqué que quand les autres y venaient pour le voir, qui que ce fût, il demeurait toujours en un même état ; mais quand Stratonice y arrivait ou seule ou en compagnie de son mari Séleucus, il apercevait ordinairement en lui les signes que Sappho décrit des amoureux, à savoir, que la parole et la voix lui faillaient, le visage lui devenait rouge et enflammé, qu’il lui jetait à tous coups des œillades, et puis lui prenait une sueur soudaine, son pouls se hâtait et se haussait, et finalement après que la force et puissance de l’âme était toute prosternée, il demeurait comme personne transportée et ravie en esprit hors de soi, et pâlissait. »
C’est aussi un texte sur le pouvoir de la beauté : les juges de Phryné réagissaient à la beauté par un jugement l’innocentant ; Antiochus, lui, par son désordre physique ( « Antiochus print la fievre de la beauté de Stratonice trop vivement empreinte en son ame » Montaigne Essais X, XXI) exemplifie pour Erasistrate, expérimental et behavioriste, la passion amoureuse.
Aux enfers de Fontenelle, Stratonice était audacieuse : par amour de sa beauté et de la beauté de la peinture, elle courait le risque d’être jugée à tort immorale. Qu’aurait-elle pensé des toiles de David et d' Ingres ? Lui auraient-elles plu, elles qui ne donnent pas à choisir entre la belle représentation immorale et la restitution plate d’une réalité sage ?
En effet Stratonice y est belle et morale à la fois, déchaînant la passion à distance, par le seul pouvoir de sa beauté.

mardi 24 juin 2014

Révision à la baisse conjointe des rois et de la raison.

En Espagne, certains voudraient abolir la monarchie.
Freud dans Une difficulté de la psychanalyse en donnait en tout cas, déjà il y a presque un siècle, une image pitoyable (c'est la psychanalyse en personne qui s'adresse au lecteur) :
" Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d'abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. "
Aristote, lui, dans l' Éthique à Nicomaque faisait un usage de cette même métaphore politique tout en l'honneur des rois. Dans son analyse de la délibération (III, 5), il identifie la partie dominante de l'homme, son intellect, au roi et celui qui réalise le choix délibéré au peuple :
" Chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a ramené à lui-même le principe de son acte, et à la partie directrice de lui-même, car c'est cette partie qui choisit. Ce que nous disons là s'éclaire encore à la lumière des antiques constitutions qu'Homère nous a dépeintes : les rois annonçaient à leur peuple le parti qu'ils avaient adopté." (113 a)
Avant Aristote, Platon dans La République avait eu l'idée de comprendre la cité juste sur le modèle de l'homme juste, le philosophe-roi de l'une étant la raison de l'autre. Mais je ne sais pas si, antérieurement à lui, cette métaphore a été cultivée.
Ajout du 25-06-14 :
" L'intelligence n'est plus cette reine majestueuse qui, étrangère aux accidents de la vie individuelle, dicte à la pensée des lois souveraines. Elle rentre dans le circuit vital et elle n'est pleinement elle-même intelligible que par là." (Émile Bréhier, Transformation de la philosophie française, Flammarion, 1950, p.88)

lundi 23 juin 2014

Pourquoi le christianisme a-t-il vaincu et les philosophies antiques et les religions concurrentes ?

" Et maintenant, au milieu de tant de religions qui se disputaient le privilège d'apporter à la misère humaine le remède dont, après les philosophes, elle sentait toujours le besoin, pourquoi le Christianisme l'a-t-il emporté ? Que des raisons extérieures aient pu y contribuer, cela n'est guère contestable. Mais, avant que ces raisons soient intervenues pour faire décidément pencher la balance en sa faveur, il avait déjà conquis bien des âmes, et certes ce n'étaient pas seulement des âmes de déshérités ou de pauvres d'esprit. Loin d'ébranler leur foi, les persécutions n'avaient fait que l'étendre et la consolider. C'est sans doute qu'il y avait en lui, comme dans le Judaïsme rénové, des éléments propres à toucher le cœur, à éveiller des aspirations profondes vers un idéal de pureté morale.
Quels furent ces éléments ? Peut-être une conscience nouvelle de la filiation de l'homme à Dieu dont avaient parlé les Stoïciens. Alors Dieu n'est plus le vengeur, ni le législateur ou l'administrateur, ni l'Être le plus réel, ni même cette Providence qui des seuls Sages, unis par la fraternité, faisait les concitoyens du Dieu dans le monde. Cette fraternité s'étend à tous les hommes sans distinction ; pour l'avoir pareillement proclamé, l'Épicurisme a connu des succès comparables, sous nombre de rapports à ceux du Christianisme. Le culte d'un héros fondateur unissait les fidèles du Jardin ; les Chrétiens fraternisent dans l'amour d'un Père qui est lui-même un Dieu d'amour, dont la grâce est secourable et la miséricorde infinie. Cette notion affective d'un amour qui élève l'homme vers son divin Père, pour redescendre de celui-ci vers ses enfants, voilà, semble-t-il, le pôle autour duquel s'est opérée la transfiguration chrétienne de virtualités incluses , et dans le Platonisme et dans l'Épicurisme. Le premier surtout avait compris qu'il est humainement vain de réclamer un état d'amour qui ne devrait espérer aucun retour ; que l'amour du beau et du bon, stimulant de la moralité, doit trouver sa récompense dans ce sentiment, que celui qui aime ainsi est lui-même "aimé de Dieu", et qu'il s'immortalise dans sa personne morale autant que cela est permis à un homme. Mais pour le Christianisme ce Dieu est "notre père à tous", et, ce qu'il n'était pas, au moins ouvertement ni incontestablement, dans le Platonisme, il est une personne morale." (Léon Robin, La morale antique, 1938, P.U.F., 1963, p 69-70)