jeudi 3 juillet 2014

La conscience avant la conscience de soi ou quand la perception devient conceptuelle.

Pour Amaena G., admiratrice de Philippe Jaccottet, le jour de son immense succès, ce texte entre littérature et philosophie !
C'est Ulrich qui dit à Agathe, sa soeur :
" Quand je pense à mon plus jeune âge, je dirais volontiers que le dedans et le dehors étaient alors à peine distincts. Quand je rampais vers un objet, l'objet volait vers moi ; quand un événement important à nos yeux se produisait, nous n'étions pas les seuls à en être émus : les choses elles-mêmes se mettaient à bouillonner. Je ne prétends pas que nous ayons été plus heureux que dans la suite. Nous ne nous possédions pas encore nous-mêmes ; au fond, nous n'étions pas encore, nos états personnels n'étaient pas encore nettement séparés de ceux du monde. Il peut paraître étrange, il est pourtant vrai de dire que nos sentiments, nos velléités, que nous-mêmes n'étions pas encore en nous. Chose plus étrange, je pourrais dire tout aussi bien que nous n'étions pas encore tout à fait loin de nous-mêmes. Aujourd'hui en effet, où tu te crois en pleine possession de toi-même, si tu te demandes qui tu es, en fin de compte, tu découvriras que tu te vois toujours de l'extérieur, comme un objet. Tu t'apercevras qu'une occasion te rend triste et l'autre furieuse, comme ton manteau est tantôt humide, tantôt brûlant. En t'observant, avec toute l'attention possible, tu réussiras tout au plus à aboutir derrière toi, jamais en toi. Quoi que tu entreprennes, tu restes hors de toi, excepté précisément les rares instants où on affirmerait à ton propos que tu es hors de toi. Pour nous dédommager, nous autres adultes avons obtenu de pouvoir de dire Je suis en toute occasion, si cela nous fait plaisir. Tu vois une voiture et d'une certaine manière, tu vois en même temps comme une ombre, la phrase : Je vois une voiture. Tu aimes, ou tu es triste, et tu vois que tu l'es. À strictement parler, néanmoins ni la voiture, ni ta tristesse, ni ton amour, ni toi-même n'êtes entièrement là. Rien n'est plus là entièrement comme dans l'enfance. Tout ce que tu touches, dès que tu as réussi à être une personnalité, se fige jusque dans le plus intime de toi. Il ne reste plus qu'un mince fil de conscience de soi et de trouble amour-propre, qu'enveloppe une vie tout à fait extérieure." (Robert Musil, L'homme sans qualités, tome 2, p. 292-293)

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