Voici les lignes que Hannah Arendt consacre à l'allégorie de la Caverne dans le premier chapitre de La condition humaine (1958) :
" L'expérience philosophique de l'éternel, arrhèton ("indicible") selon Platon, aneu logou ("sans parole") pour Aristote, et plus tard conceptualisée dans le paradoxal nunc stans, ne peut se produire qu'en dehors du domaine des affaires humaines, en dehors de la pluralité des hommes : c'est ce que nous enseigne, dans La République, la parabole de la caverne, où le philosophe, s'étant délivré des liens qui l'enchaînaient à ses compagnons, s'éloigne en parfaite "singularité", si je puis dire, car nul ne l'escorte, nul ne le suit. Politiquement parlant, si mourir revient à "cesser d'être parmi les hommes", l'expérience de l'éternel est une sorte de mort ; tout ce qui la sépare de la mort réelle, c'est qu'elle est provisoire, puisque aucune créature vivante ne peut l'endurer bien longtemps." (L'humaine condition, Gallimard, 2012, p.76-77)
Belle interprétation mais pas tout à fait fidèle à la lettre même du texte platonicien - et ma remarque n'obéit pas seulement à un souci philologique - ; en effet le prisonnier ne se délivre pas de ses chaînes, il en est délivré par un autre, déjà libre et c'est même plus que sous escorte qu'il commence son ascension, c'est bel et bien physiquement contraint :
" - Examine dès lors, dis-je, la situation qui résulterait de la libération de leurs liens et de la guérison de leur égarement, dans l'éventualité où, dans le cours des choses, il leur arriverait ce qui suit. Chaque fois que l'un d'entre eux serait détaché et contraint (c'est moi qui souligne) de se lever subitement, de retourner la tête, de marcher et de regarder vers la lumière, à chacun de ses mouvements il souffrirait, et l'éblouissement le rendrait incapable de distinguer ces choses dont il voyait auparavant les ombres. Que crois-tu qu'il répondrait s'il quelqu'un lui disait que tout à l'heure il ne voyait que des lubies, alors que maintenant, dans une plus grande proximité de ce qui est réellement, et tourné davantage vers ce qui est réellement, il voit plus correctement ? Surtout si, en lui montrant chacune des choses qui passent, on le contraint de répondre à la question : qu'est-ce que c'est ? Ne crois-tu pas qu'il serait incapable de répondre et qu'il penserait que les choses qu'il voyait auparavant étaient plus vraies que celles qu'on lui montre à présent ?
- Bien plus vraies, dit-il.
- Et de plus, si on le forçait à regarder en face la lumière elle-même, n'aurait-il pas mal aux yeux et ne la fuirait-il pas en se retournant vers ces choses qu'il est en mesure de distinguer ? Et ne considérerait-il pas que ces choses-là sont réellement plus claires que celles qu'on lui montre ?
- C'est le cas, dit-il.
- Si par ailleurs, dis-je, on le tirait de là par la force, en le faisant remonter la pente raide et si on ne le lâchait pas avant de l'avoir sorti dehors à la lumière du soleil, n'en souffrirait-il pas et ne s'indignerait-il pas d'être tiré de la sorte ? Et lorsqu'il arriverait à la lumière, les yeux éblouis par l'éclat du jour, serait-il capable de voir ne fût-ce qu'une seule des choses qu'à présent on lui dirait être vraies ?
- Non, il ne le serait pas, dit-il, en tout cas pas sur le coup." (Flammarion, 2008, p.1679-1680)
Il est clair que les hommes enchaînés ne sont pas des philosophes ! Aucun philosophe ne sort ainsi de la caverne, sans doute est-ce en revanche un philosophe qui fait sortir cet homme ordinaire, manifestement hostile par ignorance à la connaissance de la réalité. Il est vrai néanmoins qu'arrivé au jour, le prisonnier déjà éclairé s'émancipe petit à petit seul, par lui-même donc. Plus personne alors pour le harceler, mais le prisonnier n'est plus un ignorant : à demi-éclairé, il est un progressant qui en sait assez pour continuer tout seul à aller de l'avant. À la fin c'est en effet solitairement qu'il contemple le Soleil. Mais son autonomie est l'aboutissement d'une hétéronomie. Sa soumission au libérateur l'a effectivement libéré. Mais quand il redescendra pour annoncer la bonne nouvelle à tous les autres d'en bas, s'il veut refaire ce qu'a fait son libérateur mais cette fois en les détachant à la fois, alors il se fera tuer, tant il sera identifié à un fou dérangeant.
La fable de cette histoire est assez claire : un homme éclairé peut en éclairer un autre, même si au départ le second résiste et ne veut pas entendre parler de quelque chose de plus réel que ce qu'il appelle ainsi. La pédagogie d'aujourd'hui, souriante, voire séductrice, quelquefois flatteuse même, veut réduire ou au moins limiter cette souffrance de l'apprentissage (autant Kant qu'Alain la jugeaient essentiellement inéliminable, avaient-ils donc tort ?).
Reste que l'éloignement en parfaite singularité, s'il est conditionné par l'éducation, doit être précédé, sauf à penser l'éducation en dehors de toute institution et de tout Droit, par ce qu'Arendt appelle la politique, elle-même basée sur le fait naturel de la pluralité des hommes.
Dit autrement, il y a des conditions politiques de l'accès à l'éternel. Platon le savait et c'est un des objets de La République de faire réfléchir sur de telles conditions.
Commentaires
Félicitations et longue vie !..
Ceux qui y voient des billevesées pensent-ils comme Hadot et Foucault ?
Quant à Foucault, j'espère qu'il n'était pas foucaldien et que Hadot n'était pas hadiste ; je crois même qu'on peut trouver dans certains de leurs textes des passages anti-foucaldiens et anti-hadistes.
J'ai aimé par exemple lire Le courage de la vérité de Foucault sur le cynisme car j'ai eu l'impression que par endroits il cherchait à connaître le vérité (au sens ordinaire) sur le cynisme et qu'il éclairait en tout cas le chercheur.
Il ne faut pas que les mauvais disciples et leur intempérance théorique empêchent de chercher dans les maîtres ce qu'ils ont pu apporter de mieux.
C'est sûr que si on veut penser comme Foucault ou comme Hadot ou comme n'importe qui , aussi prestigieux qu'il soit, on est mal parti. On doit juste essayer de penser le mieux possible en respectant la vérité.
Quant aux auteurs Hadot ou Foucault , aussi subtils soient ils - subtils, forcément subtils - disent ils oui ou non que le but principal de la philosophie grecque n'est pas de parvenir à une connaissance théorique du monde, mais que la visée de cette philosophe a toujours été une sagesse pratique, celle du souci de soi, via des exercices spirituels ? Si c'est un simplification, alors il faut conclure que ce sont des auteurs simplistes.
Concernant la philosophie grecque, sa visée est la connaissance théorique du monde et grâce à cette connaissance qu'on peut appeler scientifique, de manière un peu anachronique, elle est en même temps de permettre d'accéder à une vie meilleure. En restant dans l'anachronisme, on pourrait parler de morale scientifique !
Si je lis pour aller vite la quatrième de couverture de Qu'est-ce que la philosophie antique ?, j'apprends que "la philosophie procède toujours d'un choix initial pour un mode de vie, d'une vision globale de l'univers, d'une décision volontaire de vivre le monde avec d'autres, en communauté ou en école". Hadot ajoute : " de cette conversion de l'individu découle le discours philosophique qui dira l'option d'existence comme la représentation du monde."
Un tel texte subordonne la théorie au rang de justification a posteriori (rationalisation ?) d'un choix existentiel (de type sartrien ?) qui en l'absence de bonnes raisons théoriques a quelque chose d'irrationnel.
Si on appelle hadiste une telle position, elle me paraît en effet non conforme à la philosophie grecque qui est une recherche de connaissance de la vérité en vue de vivre en accord avec celle-ci.
La position hadiste en question ne me paraît pas tenable, c'est pour cela que j'espére que Hadot n'a pas été complètement hadiste. Que ceux qui connaissent l'oeuvre de Hadot dans tous ses détails disent si ces formules citées plus haut gauchissent la position d'Hadot ou la reflètent parfaitement.
Quant à Foucault, reste que même s'il a pris cette position hadiste, ses cours sur la philosophie grecque abondent en remarques intéressantes, ce qui ne veut pas dire vraies, je vous l'accorde complètement ! C'est à voir au cas par cas.
si les travaux théoriques auxquels les plus grands philosophes grecs se sont consacrés ne sont que des manières de justifier leurs choix de vie et des annexes à leurs exercices spirituels et autres gymnastiques eudémoniques , alors pourquoi se sont ils consacrés aux mathématiques, à la physique, à la logique et à la spéculation métaphysique? En quoi ces activités ne sont elles pas théoriques, et si elles le sont, en quoi sont elles des instruments d'une sagesse seulement pratique? Certes les mathématiques et la métaphysique peuvent nous donner accès à un topos noetikos dans lequel le sage peut trouver son bonheur spirituel, mais ce sont des études difficiles. en quoi l'étude des syllogismes modaux par exemple contribue-t-elle à une quête spirituelle au sens de Hadot? Cela n'empêche pas Hadot d'avoir raison pour 50% de la production philosophique antique.
Rendre justice à Pierre Hadot était l'intention initiale : voilà maintenant qu'on se contente du cas par cas pour sauver ce qui peut l'être de sa philosophie. C'est ce qui s'appelle une manœuvre de repli...
Il est temps de passer à autre chose ?
Quant à passer à autre chose, je vous en prie, faites-le, en m'accordant par exemple une réponse à la question suivante : trouve-t-on comme je l'espère des textes non hadistes de Hadot ?
Ce que vous appelez manoeuvre de repli peut être plus aimablement vu comme gain de lucidité. Mais aux hadistes d'intervenir !
Quant à l'épicurien, comme vous le savez, il dénonce en effet le désir de la connaissance théorique comme fin en soi (à cause du souci incessant de découvrir de nouvelles vérités), il n'est donc pas un chercheur. En revanche c'est un scientifique réaliste qui justifie par sa connaissance vraie des atomes ses positions éthiques.
Certes, si on prend les oeuvres de Platon et d'Aristote, il y a manifestement une indépendance de la recherche théorique par rapport à la question du mode de vie juste.
Bien sûr dans l'Apologie de Socrate, le thème du souci de soi est explicite mais il est lié à une volonté de connaître la vérité. Cependant le Parménide est de la pure recherche métaphysique. Il faut donc prendre tout Platon au sérieux.
Mais je vous donne entièrement raison : ici on ne badine pas. Je vais donc jouer ailleurs...
Merci sincèrement pour vos réponses et votre patience.
Le stoicien renforce sans doute son sens de l'unité de la nature en l'étudiant. Mais pourquoi se fatiguerait il à faire de la spéculation logique s'il peut parvenir au même but sans se livrer à des travaux théoriques ?
Pourquoi, si je cherche la sagesse et l'unité du monde, ne monte-je pas plutôt sur le sommet du Taygète pour contempler la beauté du paysage, plutôt que de me casser la tête sur des sorites?
Pourquoi aller , comme Aristote, passer des jours entiers à faire de la biologie marine, si mon but est d'atteindre la paix spirituelle ?
Le gangster qui prépare le casse du siècle a un but. Le mathématicien aussi. Mais ce n'est pas le même.