Pierre Hadot a popularisé l'idée que la philosophie antique est essentiellement un mode de vie en particulier à travers son livre Qu'est-ce que la philosophie antique ? (1995) mais, trois décennies avant en 1964, Gabriel Germain écrivait :
" Épictète professeur. Peut-être convient-il de prévenir une confusion, née d'habitudes déraisonnables qui sont les nôtres. On s'étonnera un jour que notre temps se soit abandonné à cette idée absurde et dangereuse que l'enseignement de la philosophie est comparable à n'importe quel autre et qu'il suffit, pour conquérir le droit de s'y livrer, de satisfaire à des épreuves purement intellectuelles. Il est vrai : nous avons dissocié philosophie et sagesse, chassé avec hypocrisie la perennis philosophia au profit d'études spéciales, de telle façon que l'appel à la vérité unitive, exigence ou même tourment des jeunes esprits, ne trouve pour lui répondre que les voix des comparses. Même ainsi trahie et exilée, la philosophie reste une vivante, et l'on ne devrait aspirer à son service qu'après des années consacrées à purifier le corps et l'esprit. Les Anciens, eux aussi, ont connu les marchands de syllogisme, et il s'est toujours trouvé des niais pour les payer très cher ; mais, dans l'ensemble, ils sont restés fidèles à l'idéal du Maître de Sagesse." (Épictète et la spiritualité stoïcienne, Points Sagesse, p. 65-66)
Manifestement Germain, qui publie ce texte dans la collection "Maîtres Spirituels" du Seuil, rapproche le stoïcisme des religions sans pour autant l'identifier à l'une d'elles :
« (…) À prendre le Stoïcisme comme créateur de la vie spirituelle, c'est sous la lumière de l'étude des religions, plutôt que de l'histoire de la philosophie, que nous avons à l'envisager. Il n'est pas d'histoire des religions anciennes qui ne soit amenée à lui donner son attention. Pour ses vrais fidèles, il a été l'âme de leur vie religieuse, comme l'ont été pour les leurs le néo-pythagorisme (qui est allé jusqu'à se former en confréries, avec leurs sanctuaires) et plus tard le néo-platonisme. Avec Sénèque, avec Épictète encore plus, préparons-nous à vivre en philosophie, avec le sérieux et l'intensité que l'on apporte ailleurs à vivre en religion, sinon avec les mêmes pratiques et les mêmes perspectives. »(ibidem p.37)
Voir le stoïcisme moins comme une théorie philosophique à évaluer en termes de vérité et de validité que comme une religion, incline à accorder une grande importance au réconfort et à la paix qu'il peut apporter aux vies de ceux qui se tournent vers lui.
Ce n'est pas forcément anecdotique ni malveillant de rappeler que Pierre Hadot a d'abord été un prêtre catholique et qu'il n'a quitté l'Eglise qu'à 30 ans. Lisant ses entretiens avec Jeanne Carlier et Arnold I.Davidson (La philosophie comme manière de vivre, Albin Michel, 2001), j'ai alors pensé que la conception que se faisait Hadot du stoïcisme était modelée par cet engagement religieux premier et pensé.
Ce n'est pas forcément anecdotique ni malveillant de rappeler que Pierre Hadot a d'abord été un prêtre catholique et qu'il n'a quitté l'Eglise qu'à 30 ans. Lisant ses entretiens avec Jeanne Carlier et Arnold I.Davidson (La philosophie comme manière de vivre, Albin Michel, 2001), j'ai alors pensé que la conception que se faisait Hadot du stoïcisme était modelée par cet engagement religieux premier et pensé.
Commentaires
Bien entendu qu'il n' y a aucune malveillance, mais rapporter cette conception du stoïcisme à des circonstances biographiques particulières n'aide pas à en mesurer la pertinence. Or le problème de fond est là. Même en admettant les thèses de Hadot, dans son livre sur la philosophie antique qui insiste sur la philosophe comme « mode de vie », on ne doit pas négliger tout l'appareil des raisons qui prétendent en être la justification ou la légitimation. Et cette dimension théorique n'est pas seconde ou secondaire par rapport à la dimension pratique, puisque c'est par ce chemin que le « vrai » et le « valide » restent des notions fondamentales en philosophie. Faut-il nécessairement associer la « spiritualité » (stoïcienne ou autre) à cette méfiance à l'égard de l' « intelligence » (cf. la citation de Gabriel Germain) qui porte à croire que la philosophie ne peut demeurer « vivante » qu'en se détournant d'une rationalité réduite caricaturalement à des syllogismes desséchants ?
Merci pour ces deux textes, qui sont très intéressants pour moi car je me pose précisément la même question concernant la généalogie de la pensée de Pierre Hadot. Savez-vous si Gabriel Germain est une référence récurrente chez Pierre Hadot dans son analyse du stoïcisme?
En ce qui concerne l'accent mis par Pierre Hadot sur la pratique philosophique, à côté du discours philosophique, il me semble qu'il ne serait pas tout à fait juste de réduire sa pensée à cette conception de la philosophie. Il rappelle lui-même le lien fondamental et indissociable entre théorie et pratique, entre discours philosophique et mode de vie philosophique. Il ne peut y avoir l'un sans l'autre. Voilà, ce qu'il dit. C'est la représentation caricaturale de la pensée de Pierre Hadot qui réduit la philosophie à une manière de vivre à mon avis A bien lire Pierre Hadot, et les stoïciens, qui vont tout à fait dans ce sens d'une complémentarité essentielle de la théorie et de la pratique, il ne me semble pas qu'il soit dit que la connaissance et la compréhension des doctrines philosophiques ne sont pas nécessaires à la vie philosophique. Le point mis en avant par Epictète à la fin du Manuel par exemple (chapitre 52), ou par Pierre Hadot dans Qu'est-ce que la philosophie antique? (voir, par exemple, p. 267) est de rappeler que cette connaissance des doctrines n'est pas suffisante, et que la mise en pratique de ces doctrines est nécessaire également.