mercredi 30 mars 2005

Les maîtres de Zénon (1)

1)Cratès le Cynique : ce qui m’intéresse, c’est la rencontre entre Zénon et Cratès. Elle passe par la médiation d’un livre :
« Etant monté à Athènes, déjà âgé de trente ans, il s’assit chez un libraire. Comme celui-ci faisait lecture du deuxième livre des Mémorables de Xénophon, charmé, il demanda où vivaient de tels hommes. Cratès se trouva passer juste au bon moment. Le libraire le lui désigna et dit : « C’est lui qu’il te faut suivre » (VII, 2, trad. de Richard Goulet)
Or, c’est de Socrate dont parle Xénophon dans le texte en question. Bien que personnage de Xénophon, sans corps et sans présence, Socrate continue à charmer, comme il le faisait de son vivant, si l’on en croit du moins Alcibiade dans le Banquet :
« Le fait est que nous nous soucions comme d’une guigne (pardon !) des paroles des autres, fussent-ils d’excellents orateurs, tandis que, si c’est toi qui parles ou même un médiocre orateur rapportant tes propos, nous voilà tous, hommes, femmes et enfants, étonnés et ensorcelés. » (215 d, trad. de Philippe Jaccottet)
Comme Xénophon n’est pas un médiocre orateur, c’est donc presque Socrate en personne qui se trouve ressuscité par la lecture à haute voix du libraire. Que Xénon soit arrivé à Cratès par le désir d’imiter Socrate explique clairement la suite du texte de Laërce :
« De ce jour, il devint auditeur de Cratès, manifestant de façon générale une grande ardeur à l’égard de la philosophie, bien qu’il éprouvât de la honte devant l’impudeur cynique. » (VII, 2) (1)
Si, pour le libraire, Cratès est peut-être une réincarnation de Socrate, pour Zénon, il n’en est qu’un succédané ; d’où ses réticences, d’où l’épisode de la marmite de purée de lentilles, que j’ai déjà raconté (06-03-05). Certes Zénon écoute les leçons de son maître pendant dix ans mais, à la fin, il le quitte, ce qui indique bien qu’il se sent à l’étroit dans l’uniforme cynique.
2)Stilpon le Mégarique, le maître du maître : en le choisissant, Zénon en un sens remonte le courant de l’initiation car c’est de Stilpon, homme politique et philosophe, que Cratès a été le disciple. Stilpon, caractérisé par Laërce comme Socratique, même s’il le présente aussi en VI 76 en disciple de Diogène. Stilpon ressemble à Socrate en ce qu’il captive ceux qui l’écoutent ; mais, si la cause du charme socratique est largement indéterminée, celle de la séduction stilponienne est précisée : son argumentation est d’une subtilité irréfutable, d’où sa capacité à attirer à lui les élèves des autres :
« Philippe le Mégarique dit de lui textuellement : « De chez Théophraste il arracha Métrodore le théorématique (le dogmatique) et Timagoras de Géla ; de chez Aristote le Cyrénaïque, Clitarque et Simmias ; du côté des dialecticiens d’une part il arracha Paioneios à Aristide, d’autre part Diphile du Bosphore à … ; de …, fils d’Euphante, et de Myrmex, fils d’Exainetos, venus tous deux pour réfuter, il se fit des disciples zélés. » (II, 113, trad. de Marie-Odile Goulet-Cazé)
Autrement dit, devant Stilpon, tout le monde rend les armes, ce qui est d’autant plus énigmatique que, malgré les quelques pages que Laërce lui consacre, on ne connaît guère sa doctrine. Quelle qu’ait été la force de sa parole, on ne peut pourtant pas le réduire à un brillant rhéteur. Dans l’épreuve de la guerre il se comporte fort stoïquement et justifie sa conduite de manière on ne peut plus stoïcienne :
« Quand Démétrios, le fils d’Antigone, se fut emparé de Mégare, il veilla à ce que la maison de Stilpon lui fût laissée intacte et à ce que tout ce qui avait été enlevé au philosophe lui fût restitué. C’est à cette occasion qu’il voulut obtenir de lui la liste des biens qu’il avait perdus, et que Stilpon lui dit qu’il n’avait rien perdu de ce qui lui appartenait en propre : personne ne lui avait enlevé sa culture, et il avait toujours sa raison et ses connaissances. » (II, 114)
A travers ces lignes, j’entends déjà les premières lignes du Manuel d’Epictète (50-125) :
« Parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous. Dépendent de nous : jugement de valeur, impulsion à agir, aversion, en un mot, tout ce qui est notre affaire à nous. Ne dépendent pas de nous, le corps, nos possessions, les opinions que les autres ont de nous, les magistratures, en un mot, tout ce qui n’est pas notre affaire à nous. » (trad. de Pierre Hadot).
Cette admirable attitude de Stilpon n’a tout de même pas empêché Zénon d’aller écouter d’autres maîtres…
(1) Ajout du 30-09-14 : Apulée écrit dans les Florides (14) : " Hipparchia accepta toutes les conditions (de Cratès) , répondant qu'elle avait depuis longtemps assez médité, assez réfléchi, qu'elle ne saurait trouver nulle part au monde un époux et plus riche et plus beau ; qu'il pouvait donc la conduire où bon lui semblerait. Cratès alors la mena dans le portique. Là, dans l'endroit le plus fréquenté, devant tout le monde, en plein jour, il se coucha à ses côtés ; et Hipparchia s'y prêtant avec un cynisme pareil au sien, il l'eût déflorée devant tout le monde si Zénon n'eût étendu son manteau pour dérober son maître aux regards de la foule qui les entourait." (trad. Bétolaud, 1836)

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