mardi 15 mars 2005

Nietzsche et le cynisme (2)

C’est dans le fragment 26 de Par-delà le bien et le mal : prélude à une philosophie de l’avenir (1886) que Nietzsche donne de la pratique cynique une interprétation ingénieuse mais radicalement fausse (on me trouvera bien prétentieux: je défends la position qu’on ne doit pas vénérer les textes canoniques et leur donner à tous raison mais ne pas hésiter, quand c’est possible, à dénoncer les erreurs qu’ils contiennent ; je reconnais que j’ai mis longtemps à sortir de l’idée qu’il n’y a pas de progrès en philosophie et que, de même qu’ en art on ne doit pas plus apprécier Picasso que Michel-Ange, en philosophie on ne doit pas mettre les derniers penseurs au-dessus des plus anciens. On jugera aussi cette position bien étrange si l’on se souvient que j’appelle à travers ces notes les philosophes antiques à notre secours, mais encore une fois je ne les pense pas comme des lumières du passé pour sortir des obscurités de notre présent mais comme des moyens de diversifier notre pensée et si possible de la rendre plus vraie. Pour parler en termes d’escalade, ils ne montrent pas la Voie, mais des voies pour s’attaquer aux parois de la vie et, comme ils sont souvent privés de voix, moi, qui les ai un peu entendus, je les fais parler). Que dit donc le grand Nietzsche (car il ne s’agit nullement de communiquer ici l’idée que le nietzschéisme dans l’ensemble est dépassé !) dans ce fragment ? Il y oppose l’homme d’élite à « la foule, à la multitude, à l’humanité presque entière ». « Instinctivement » (voici un adverbe nietzschéen, tant il y a d’instincts différents chez Nietzsche !), l’homme d’exception tend « à se retirer dans le secret de sa tour d’ivoire ». Mais, s’il veut étudier l’homme, il devra se mêler à la foule :
« Celui qui, dans son commerce avec les hommes, ne passe pas par toutes les couleurs de la souffrance, qui ne verdit et ne blêmit pas d’écoeurement, de dégoût, de compassion, de mélancolie, de solitude, n’est assurément pas un homme d’un goût très élevé ; mais s’il n’assume pas de son plein gré tout ce fardeau et toute cette misère, s’il les esquive à tout jamais et reste, comme je l’ai dit, fièrement caché dans sa tour d’ivoire, alors une chose est sûre : il n’est pas fait pour la connaissance, il n’en a pas la vocation. » (j’ai l’impression que, dans ce passage, Nietzsche transpose en termes philosophiques des préjugés sociaux, tant ces hommes écoeurants évoquent « les hommes du peuple », mais j’arrête de jouer à Pierre Bourdieu lisant Heidegger !)
C’est donc dur, quand on est si haut, de s’abaisser : heureusement que les cyniques sont là pour faciliter la tâche !
« S’il a de la chance, comme il convient à un enfant chéri de la connaissance, il rencontrera des aides qui abrègeront et allègeront sa tâche, - je veux dire des « cyniques » (les guillemets veulent-ils dire que Nietzsche sait qu’il ne parle pas des cyniques historiques ? Je ne crois pas car rien dans les œuvres ne suggère sa capacité de rendre justice correctement à ce qu’il appelle leur « vulgarité »), ceux qui tout bonnement reconnaissent et acceptent en eux l’animal, la vulgarité, la « règle », et qui pourtant ont assez d’esprit et de « tempérament » pour se sentir l’irrésistible besoin de parler d’eux et de leurs semblables devant témoins ; parfois ils se vautrent même dans leurs livres comme sur leur propre fumier. Le cynisme est l’unique forme sous laquelle les âmes vulgaires touchent à la droiture, et l’homme supérieur, en présence des cyniques les plus grossiers comme des plus raffinés, doit tendre l’oreille et se féliciter chaque fois que le bouffon sans vergogne et que le satyre scientifique s’expriment devant lui. »
Autrement dit, le cynique, c’est l’homme trop moyen pour être supérieur, mais assez supérieur tout de même pour se distancier de sa médiocrité en l’exhibant comme un spectacle. Je ne retrouve pas là les cyniques : leur comportement scandaleux (je pense à la pétophilie cratésienne) n’est pas du tout du laisser-aller mais l’expression d’un effort surhumain pour se conduire animalement, ce qui veut dire simplement. Le cynique ne s’accuse pas, on pourrait bien plutôt lui reprocher son absence totale d’humour et de doute concernant sa valeur. Il est tout ironie dirigée contre les autres !

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