mardi 28 juin 2005

Cléoboulos : qu'est-ce qu'un mari sage ?

« Il disait de ne pas manifester de tendresse pour sa femme ni se quereller avec elle en présence d’étrangers ; car dans un cas c’est faire montre de légèreté, dans l’autre de folie. » (I, 92)
La phrase ne manque pas d’ambiguïté : s’agit-il de ne jamais manifester de tendresse pour sa femme ou de ne pas le faire au vu des étrangers ? La tendresse est-elle essentiellement de la légèreté ou seulement accidentellement ? Si j’étais un lecteur stoïcien, j’opterais pour la première solution ; avoir une femme reviendrait seulement à accomplir les devoirs conjugaux, la tendresse m’apparaissant alors comme un pathos suspect et un attachement de trop. Pensant ainsi, je serais, je crois, fidèle à Epictète :
« Si tu embrasses ton enfant ou ta femme, dis-toi : « J’embrasse un homme ». S’il meurt, tu ne seras pas troublé. » ( Manuel 1, 3 trad. de Pierre Hadot)
Certes être stoïcien et embrasser sa femme n’est pas contradictoire, mais le baiser ici n’est rien de plus qu’une marque conventionnelle d’union : c’est parce que je suis marié avec elle que je l’embrasse. En plus ma femme n’est rien de plus (mais rien de moins) qu’un être humain. Donc sa singularité disparaît deux fois, d’abord dans le genre (femme mariée), ensuite dans l’espèce (être humain). On me permettra donc de ne pas appeler manifestation de tendresse une telle embrassade. Le passage d’Epictète, que je viens de commenter, glace généralement les élèves qu’on initie au stoïcisme. Je les comprends d’autant plus que les lignes citées sont précédées d’une référence à l’amour d’une... marmite :
« Si tu aimes une marmite, dis-toi : « J’aime une marmite » Car, si elle se casse, tu n’en seras pas troublé. »
Résumons : être stoïcien, c’est parvenir à identifier un individu à son concept, cette opération étant destinée à enlever à l’individu la rareté jugée imaginaire qu’on lui attribue. Mais revenons au conseil de Cléoboulos : si j’étais formé à l’école épicurienne, comment lirais-je le texte ambigu ? Entre l’amitié qui unit le philosophe épicurien à quiconque, homme ou femme, est sage comme lui et le besoin sexuel susceptible d’être satisfait avec n’importe qui pourvu que ce ne soit pas dans le cadre de l’amour, je ne vois guère de place non plus pour la tendresse. Quant au lecteur sceptique, nul doute qu’il aboutirait à la même conclusion car la femme, objet de l’éventuelle tendresse, n’est pas plus digne que non digne de ce type d’attachement. Mais, libre grammaticalement, je peux tout de même attribuer à Cléoboulos une autre pensée ; il me semble en effet que ce sage a le souci des apparences :
« Il donnait comme conseil de ne pas châtier un serviteur quand on est sous l’emprise du vin, car on semblerait avoir le vin mauvais » (I, 92)
Il est remarquable que ce n’est pas l’injustice de la conduite qui est ici jugée dangereuse mais la diffusion d’une image de soi dégradante. Peut-être est-ce alors tout simplement pour ne pas donner prise aux étrangers qu’il faut s’abstenir de conduites tendres en public. Je retrouverais alors dans un autre contexte la fragilité de l’homme jamais assuré d’être à l’abri des autres. Reste une thèse dépourvue elle d’ambiguïté : il n’est pas interdit au sage de se quereller avec sa femme en dehors de la présence d’étrangers. Il y aurait donc de sages scènes de ménage, ce qui serait une manière de différencier là encore la sagesse cléobulienne des philosophies hellénistiques. Je ne vois en effet aucune manière de concilier scène de ménage et a) stoïcisme : à la différence du baiser matrimonial, la scène ne fait pas partie des rites conjugaux (sic), elle n’est qu’un signe de dérèglement partagé. b)épicurisme : ce ne sont que des désirs vains qui rendent possible les scènes en question (argent, carrière, jalousie etc) c)scepticisme : le conjoint n’est pas plus énervant que non-énervant. Le sage cléobulien est finalement plus ordinaire que ces sages tardifs, même si je me demande pour quelles raisons il se dispute avec sa femme. Cléoboulos en donne une tout de même :
« Il donnait comme conseil de se marier avec une personne de son rang ; car si tu choisis quelqu’un de supérieur, dit-il, tu auras comme maître ses parents. »
Dois-je en conclure que c’est sage d’être le maître de sa femme ?

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