La manière dont Sénèque et Sartre comparent la conduite de la vie à la réalisation d'une peinture est très significative.
Sénèque (Lettres à Lucilius VIII 71 2): " Chaque fois que tu voudras savoir ce qu'il faut fuir et rechercher, tourne tes regards vers le souverain bien, idéal de toute ta vie. Il faut, en effet, que toutes nos actions lui soient conformes: on n'ordonnera le détail (singula) que si l'on a déja sur la vie une vue d'ensemble (vitae suae summa proposita), Jamais peintre , eût-il ses couleurs toutes prêtes, n'attrapera la ressemblance, s'il ne s'est pas fixé à l'avance sur ce qu'il veut représenter." (trad. Noblot éd.Veyne p.785)
Sartre (L'existentialisme est un humanisme 1945): "Disons plutôt qu'il faut comparer le choix moral avec la construction d'une oeuvre d'art (...) L'exemple que j'ai choisi n'est qu'une comparaison. Ceci dit, a-t-on jamais reproché à un artiste qui fait un tableau de ne pas s'inspirer des règles établies a priori ? A-t-on jamais dit quel est le tableau qu'il doit faire ? Il est bien entendu qu'il n'y a pas de tableau défini à faire, que l'artiste s'engage dans la construction de son tableau, et que le tableau à faire c'est précisément le tableau qu'il aura fait; il est bien entendu qu'il n'y a pas de valeurs esthétiques a priori, mais qu'il y a des valeurs qui se voient dans la cohérence du tableau, dans les rapports qu'il y a entre la volonté de création et le résultat. Personne ne peut dire ce que sera la peinture de demain; on ne peut juger la peinture qu'une fois faite." (éd. Nagel p.75-76)
La différence radicale des deux passages reflète autant un mouvement interne de la philosophie (discrédit du concept de Souverain Bien, qui se réduit chez Sartre à n'être qu'un produit de la mauvaise foi) qu'une évolution de l'art (disqualification de la mimesis: ce n'est pas un hasard si dans les lignes qui suivent le passage cité, Sartre se réfère à Picasso; "période de rupture continue" - pour reprendre l'expression de Bourdieu dans L'amour de l'art1969 éd. de Minuit p.78).
A signaler qu'on trouve déjà chez Platon (République 500 d) la métaphore en question mais elle a alors une dimension politique qui fait défaut au texte cité de Sénèque:
" Nous affirmons qu'une cité ne connaîtra jamais autrement le bonheur si l'esquisse n'en a été tracée par ces artistes peintres qui travaillent selon le modèle divin" ( éd. Brisson 2008 p. 1666).