jeudi 12 novembre 2015

Discours de Diotime à Socrate, aveugle de naissance.

Dans Philosopher ou faire l'amour (2014), Ruwen Ogien présente le problème suivant :
" Si la naissance de l'amour est étroitement liée à la perception de la beauté physique de l'aimé, les aveugles peuvent-ils connaître ce sentiment ? " (p.66).
Le problème ne le retient que quelques lignes mais Ruwen Ogien a le temps de lancer une pique à Platon :
" Les avis sont évidemment partagés.
Si les aveugles sont capables d'aimer comme tout nous incite à le penser, une idée platonicienne tombe d'elle-même : c'est le spectacle de la beauté physique masculine qui déclencherait le mouvement d'ascension spirituelle au cours duquel se construit l'amour véritable. Les platoniciens chercheront probablement un compromis qui respecte l'intuition que les aveugles sont capables d'aimer, sans ôter la place centrale qu'ils donnent au spectacle de la beauté corporelle dans l'éveil de l'amour."
Revenons au Banquet, texte de Platon auquel Ruwen Ogien fait ici allusion, Diotime y détaillant le parcours initiatique qui donne accès à la contemplation de la beauté absolue :
" C'est en prenant son point de départ dans les beautés d'ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s'élever toujours, comme au moyen d'échelons, en passant d'un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n'est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi." ( 211-bc, éd. Brisson)
Qu'un aveugle puisse juger beau un corps n'est pas douteux, mais le tact, le goût, l'odorat n'étant pas des sens esthétiques, ne reste que l'ouïe. Diotime, s'adressant à Socrate privé de la vue, tiendrait donc le propos suivant concernant le jeune homme aveugle à initier :
" Dans un premier temps, s'il est bien dirigé par celui qui le dirige, il n'aimera qu'une seule voix et alors il enfantera de beaux discours ; puis il constatera que la beauté qui réside en une voix quelconque est soeur de la beauté qui se trouve dans une autre voix, et que, si on s'en tient à la beauté de cette sorte, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans toutes les voix. Une fois que cela sera gravé dans son esprit, il deviendra amoureux de toutes les belles voix et son impérieux amour pour une seule voix se relâchera ; il le dédaignera et le tiendra pour peu de chose. Après quoi c'est la beauté qui se trouve dans les âmes qu'il tiendra pour plus précieuse que celle qui se trouve dans la voix, en sorte que, même si une personne ayant une âme admirable, se trouve ne pas avoir une voix d'un charme éclatant, il se satisfait d'aimer un tel être, etc."
Je ne suis pas platonicien et je n'ai pas non plus fait de compromis : j'ai seulement expliqué à un élève aveugle le discours de Diotime.
On note d'ailleurs que dans cette version hétérodoxe le passage du physique au moral est plus naturel que dans le texte original car c'est aussi la voix par laquelle se manifeste possiblement la beauté de l'âme. Alors que le texte authentique suppose un saut brutal entre le physique vu et le moral compris, lui, en revanche, par le sens de l'ouïe, dans ce texte fantaisiste, il n'y a pas de solution de continuité entre l'amour des personnes dans leur dimension physique et l'amour de ces mêmes personnes dans leur dimension morale, l'ouïe passant seulement de la perception de la valeur musicale de la voix à la compréhension de la valeur éthique de ce que dit la voix.
Certes, c'est une autre paire de manches de parvenir à adapter à l'élève aveugle l'allégorie de la Caverne : il faut distinguer écho d'un son imité, son imité, son d'origine, mais comment conduire du son d'origine à l'origine sonore de tout son, je veux dire, bien sûr à la Forme du Bien ?
Mais, bien avant, quel sera le son qui servira de transition entre le son imité et le son d'origine ? Ce son qui est l'équivalent sonore des ombres et des reflets, auxquels le prisonnier, une fois sorti de la Caverne, doit s'habituer avant de parvenir à percevoir les sons réels et non plus leurs images ? Doit-on encore recourir à la métaphore de l'écho ? Y aurait-il alors deux types d'écho, celui qui renvoie les imitations de sons et un autre qui renverrait les sons objets d'imitation ? Peut-être.
Reste l'énigmatique incarnation sonore du Bien...

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