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mardi 19 mai 2009

Platon vu par Pascal: un rapport avec un texte de Montaigne ?

On connaît peut-être ce passage de Pascal:
" On ne s'imagine Platon et Aristote qu'avec de grandes robes de pédants. C'étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire leur loi et leurs politiques, ils l'ont fait en se jouant. C'était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie; la plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. S'ils ont écrit de politique, c'était comme pour régler un hôpital de fous. Et s'ils ont fait semblant d'en parler comme d'une grande chose, c'est qu'ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensent être rois et empereurs. Ils entrent dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu'il se peut." (472 Le Guern)
Le Guern rappelle que ce fragment fait partie de notes prises par Pascal à la lecture de la Lettre-Préface des Principes de philosophie de Descartes. Ce dernier écrit à leur propos:
" Les premiers et les principaux (philosophes) dont nous ayons les écrits sont Platon et Aristote, entre lesquels il n'y a eu autre différence sinon que le premier, suivant les traces de son maître Socrate, a ingénument confessé qu'il n'avait encore rien pu trouver de certain, et s'est contenté d'écrire les choses qui lui ont semblé être vraisemblables, imaginant à cet effet quelques principes par lesquels il tâchait de rendre raison des autres choses: au lieu qu'Aristote a eu moins de franchise; et bien qu'il eût été vingt ans son disciple, et qu'il n'eût point d'autres principes que les siens, il a entièrement changé la façon de les débiter, et les a proposés comme vrais et assurés, quoiqu'il n'y ait aucune apparence qu'il les ait jamais estimés tels. Or, ces deux hommes avaient beaucoup d'esprit et beaucoup de la sagesse qui s'acquiert par les quatre moyens précédents (Descartes les a énumérés: "les notions qui sont si claires d'elles-mêmes qu'on les peut acquérir sans méditation", "tout ce que l'expérience des sens fait connaître", "la conversation des autres hommes", "la lecture (...) (des livres) qui ont été écrits par des personnes capables de nous donner de bonnes instructions"), ce qui leur donnait beaucoup d'autorité." (La Pléiade p.560).
C'est étonnant comme le lien entre les deux textes est lâche. En revanche un passage de Montaigne tiré de l'Apologie de Raimond Sebond (Essais II XII) a une certaine ressemblance avec le passage de Pascal:
" (a 1580) Je ne me persuade pas aysement qu'Epicurus, Platon et Pythagoras nous ayent donné pour argent contant leurs Atomes, leurs Idées et leurs Nombres. Ils estoient trop sages pour establir leurs articles de foy de chose si incertaine et si debatable. Mais, en cette obscurité et ignorance du monde, chacun de ces grands personnages s'est travaillé d'apporter un telle quelle image de lumiere, et ont promené leur ame à des inventions qui eussent au moins une plainte et subtile apparence: (c 1595) pourveu que, toute fausse, elle se peust maintenir contre les oppositions contraires: "unicuique ista pro ingenio finguntur, non ex scientiae vi." (citation de Sénèque le Rhéteur traduite ainsi dans l'édition Rat: "ces systèmes sont des fictions du génie de chaque philosophe et non le résultat de leurs découvertes.").
Le passage qui suit évoque encore plus nettement Pascal car la référence à la politique y est désormais explicite:
" (...) Où il (Platon) escrit selon soy, il ne prescrit rien à certes. Quand il faict le legislateur, il emprunte un style regentant et asseverant, et si y mesle hardiment les plus fantastiques de ses inventions, autant utiles à persuader à la commune que ridicules à persuader à soy-mesmes, sachant combien nous sommes propres à recevoir toutes impressions, et, sur toutes, les plus farouches et enormes."
Pierre Villey voit une source de ce passage dans Laërce (III 80):
" 79 Dans ses dialogues, il concevait aussi la justice comme une loi divine, parce que c'était une incitation plus efficace à agir selon la justice pour ne pas être châtié, même après la mort, comme malfaiteur. 80 Voilà pourquoi il apparaît à certains trop friand de mythes. Il a introduit ce genre de récits dans ses oeuvres, pour retenir les hommes de commettre l'injustice, en leur rappelant que nous ne savons rien de précis sur ce qui advient après la mort." (Ed. Goulet-Cazé p.447)

dimanche 7 décembre 2008

En écho à l'usage que Sénèque fait du deuil animal dans les admonestations qu'il adresse à Marcia.

On se souvient que Sénèque se réfère au chagrin animal pour déterminer les limites normales du deuil humain. Or dans un passage des Lois de Platon, les animaux jouent déjà un rôle de modèle. Cependant ce n'est pas la douleur qu'ils doivent servir à réguler mais les plaisirs amoureux. C'est l'Etranger d'Athènes qui parle:
" J'affirme que notre loi se doit de poursuivre sans faillir dans cette voie, en proclamant que nos citoyens ne doivent pas être pires que les oiseaux et que beaucoup d'autres bêtes, qui, même si elles sont nées dans des groupes immenses, vivent, jusqu'à ce qu'elles soient en âge d'engendrer, dans la continence, pures de tout accouplement et chastes, mais qui, une fois qu'elles sont en âge de procréer, s'apparient selon leur goût, mâle à femelle, femelle à mâle, et vivent le reste du temps dans la piété et la justice, restant fermement fidèles à leurs premiers accords d'amitié. Dès lors il faut que nos citoyens soient meilleurs que les bêtes." (840 d ed. Brisson 2008 p. 886)
Foucault commente ainsi:
"Il faut bien voir que cette conjugalité animale n'est pas citée comme un principe de nature qui serait universel, mais plutôt comme un défi que les hommes devraient bien relever: comment le rappel d'une telle pratique n'inciterait-elle pas les humains raisonnables à se montrer "plus vertueux que les bêtes" ?" (L'usage des plaisirs p.187)

vendredi 31 août 2007

Protagoras à travers le " Protagoras " de Platon (1)

Le Protagoras de Platon commence de manière tout à fait conforme à ce qu'apprend le Banquet, soutenant en effet que le plus beau des corps vaut moins qu'une belle connaissance.
Cette thèse est mise en scène plaisamment de la manière suivante: Socrate rencontre un ami dont les premiers mots sont pour dire que c'est sans doute à la poursuite d'Alcibiade que Socrate vient de s'affairer (sur ce point, il y a, il est vrai, une différence notable avec le Banquet qui présente clairement Socrate comme le gibier, jamais capturé, d'Alcibiade et non, comme ici, l'inverse).
A première vue, Socrate confirme le stéréotype de son ami (" De vrai, c'est bien d'auprès de lui que j'arrive à l'instant" 309 b trad. Robin) mais déçoit tout de même son attente en ajoutant: " malgré sa présence, je ne faisais point attention à lui, souvent je l'oubliais !". En effet, bien qu'étranger, un homme a éclipsé le noble autochtone: il s'agit bien sûr de Protagoras que Socrate présente alors ironiquement comme le plus savant de ses contemporains. Reste que, si Protagoras n'a que le prestige immérité du savoir vrai, la thèse que Socrate introduit à l'occasion est, elle, vraiment platonicienne:
" Comment, bienheureux ami, le comble du savoir n'apparaîtrait-il pas d'une plus grande beauté !".
Socrate fait alors à son ami le récit de sa rencontre avec Protagoras. Elle est précédée de la venue dès l'aube au domicile de Socrate d'un certain Hippocrate. Ce jeune homme symbolise par sa précipitation matinale l'enthousiasme irrationnel que déclenche la venue à Athènes du sophiste. Socrate manifeste déjà son indépendance par rapport au fait en refusant d'être celui à qui on apprend la nouvelle:
" - Protagoras est ici ! s'écria-t-il en se mettant contre moi.
- Il y est depuis avant hier, repartis-je; ne fais-tu que l'apprendre ?
- De par les Dieux ! dit-il, d'hier soir ! " (310 ab)
Au fond ce n'est pas sûr que Socrate ait factuellement raison, Hippocrate affirmant un peu plus loin que c'est son frère qui tard déjà, la veille au soir, lui a appris la nouvelle de l'arrivée du sophiste mais il illustre tout de même bien ainsi la figure de celui " auquel on ne la fait pas ". Ne pas s'être dérangé alors que le grand homme est censé être là depuis déjà deux jours peut être ainsi lu comme la manifestation comportementale de la distance, de la distinction qui caractérise le philosophe authentique dans sa relation avec le sophiste.
Ce qui est confirmé par ce que Socrate répond quand Hippocrate lui propose d'aller surprendre Protagoras quasi au saut du lit:
" N'allons pas encore là-bas, mon bon ! répliquai-je, car il est de bien bonne heure. Levons-nous plutôt pour nous rendre dans la cour, et employons notre temps à y circuler jusqu'à ce qu'il y fasse jour; mettons-nous ensuite en route: Protagoras, vois- tu, passe à la maison la plus grande partie de son temps. Sois donc sans crainte: vraisemblablement nous le surprendrons à la maison ! " (311a)
On présente souvent les sophistes comme allant de ville en ville chercher leur clientèle, ces dernières lignes ne démentent pas l'idée mais laissent peut-être penser que dans leur nomadisme ils se fixent quand même pour un temps, comme si la maison était la métaphore de la fixité de leur savoir.
En tout cas le temps passé dans la cour n'est pas perdu car il permet à Socrate de percer à jour l'absence de fondement de l'enthousiasme hippocratique, ce que reconnaît le jeune homme, à l'instar de la plupart des victimes des enquêtes socratiques:
" - Visiblement tu n'as aucune connaissance sur la sorte de chose que peut bien être un sophiste !
- C'est probable, Socrate, dit-il après m'avoir écouté, probable d'après ce que tu dis ! " (313 c)
Socrate donne alors une définition du sophiste:
" (...) un homme qui fait commerce, en gros ou en détail, des marchandises desquelles une âme tire sa nourriture. "
Une fois les marchandises identifiées à des connaissances, Socrate établit la comparaison suivante: de même qu'un marchand de nourritures peut vendre des produits en fait nocifs pour le corps , de même un sophiste peut vendre des connaissances dommageables pour l'esprit. Dans les deux cas il convient de faire appel aux hommes éclairés (précisément les médecins quant au corps et les médecins quant à l'âme) pour savoir ce qu'il en est de la valeur des marchandises à acheter. Mais, comme Socrate veut convaincre Hippocrate du degré supérieur de nocivité que représente le sophiste, il ajoute:
" Les aliments, les boissons, quand on en a fait l'acquisition chez le détaillant ou chez le grossiste, il est possible de les emporter chez soi dans des récipients autres que notre corps, et, avant de leur donner accueil en celui-ci par le boire ou le manger, il est possible, une fois qu'on les a déposés dans le logis, de consulter l'expert que l'on aura appelé, pour savoir ce qu'il y a lieu, ou non, de manger ou de boire, et en quelle quantité, et en quel temps; aussi ne court-on pas grand risque à en faire acquisition ! Or, quand il s'agit de connaissances, il n'est pas possible de les emporter dans un récipient à part; mais forcément, une fois les honoraires versés, cette connaissance, on s'en va avec elle dans l'âme, imbu par elle, que ce soit pour notre dommage ou notre intérêt. !" (314 ab)
Platon soulève ici un problème intéressant qu'on peut formuler ainsi: peut-on apprendre quelque chose sans y croire ? La thèse platonicienne à ce propos semble être qu' apprendre implique croire (d'où la dangerosité de l'enseignement du faux). L'identification de la connaissance à un aliment est sur ce point totale: de même qu'ingérer un aliment modifie nécessairement le corps (dans le sens de la santé ou de la maladie), apprendre une connaissance modifie nécessairement l'esprit (dans le même sens).
Descartes a formulé de manière moins radicale la même thèse: si on est enfant, alors on croit nécessairement à ce qu'on apprend. En revanche si on dispose de la raison, apprendre n'implique pas croire: "j'apprends cela mais je n'y crois pas" devient un énoncé sensé. A voir: ne devrais-je pas dire plutôt: "on veut m'apprendre cela mais je n'y crois pas" ? Le processus de l'apprentissage n'implique-t-il pas en effet nécessairement la croyance ? Comment apprendre quoi que ce soit de qui que ce soit si on ne croit pas à ce qu'on nous dit ?
Il faut peut-être distinguer une croyance provisoire d'une croyance définitive. Il a fallu que je croie provisoirement dans la vérité du contenu transmis pour qu'à la fin je puisse (définitivement ou non) rejeter la croyance en question. Platon aurait alors en partie raison d'identifier essentiellement apprendre à croire.

jeudi 17 mai 2007

Flash-back: Anscombe et Platon, le petit esclave et la petite fille.

Elisabeth Anscombe a prononcé en 1988 une conférence à Pampelune à l’Université de Navarre ; elle a pour titre Human essence (L’essence humaine). J’y découvre le passage suivant, traduit de l'anglais par mes soins :
“Dans le Ménon, Socrate conduit un esclave, en lui posant des questions, à voir que la diagonale donne la longueur du côté du carré qui est le double de l’original. On dit souvent qu’il pose des « questions orientées » - mais vous pouvez me poser le nombre de questions orientées que vous voulez sur la dynastie des Han et je ne serai pas capable d’y répondre si je ne sais rien sur elle -. Pour répondre à cette objection faite à Platon, j’ai entrepris de démontrer sa position avec une petite fille de neuf ans, qui, comme l’esclave, n’avait jamais fait de géométrie. J’ai commencé avec un dessin que j’ai appelé « un carré » et j’ai posé la question de Socrate : quelle longueur aura le côté d’un carré deux fois plus grand ? A mon étonnement et à mon grand plaisir, l’enfant a répondu exactement comme l’avait fait l’esclave et nous avons procédé exactement comme dans le dialogue, parce qu’elle n’a pas cessé de dire ce que l’esclave avait dit. Je fus convaincue que ce célèbre passage du dialogue n’était pas une fiction. » (Human life, action and ethics p.33 2005)
C’est étonnant.
On est porté à interpréter le dialogue avec le petit esclave quasi comme une parabole, illustrant une conception rationaliste, d’abord, au premier degré, des mathématiques et ensuite, par élargissement, de la vérité. L’esprit de l’esclave, par la jeunesse et le statut social de son possesseur, c’est l’esprit de tout homme quand il est vierge de toutes les acquisitions doxiques. C'est comme une expérience de pensée que Platon aurait faite.
Or voilà une lecture psychologiste, l'expérience devient réelle : tout enfant interrogé habilement ( mais Anscombe a expliqué, par comparaison avec des questions historiques, qu’on ne peut pas faire la genèse des réponses en se référant simplement aux questions) répond en fait de la sorte. L’esclave a donc pu être un esclave réel.
C’est toute une pédagogie des mathématiques que l’interprétation d’Anscombe suggère.
La démonstration serait en effet sur le bord des lèvres de tout être raisonnable ; elle ne ferait pas partie d’un jeu de langage qui, comme les autres, s’apprendrait. A moins que ça ne soit un jeu qu’on sache jouer dès le premier coup ?
A tout hasard, voici le texte anglais: "In the Meno, by asking questions Socrates leads a slave to see that the diagonal gives the length of the side of the square double the original one. it is often said that he asks "leading questions" - but you can ask me any number of "leading questions" about the Han dinasty in China and I won't be able to answer them if I never knew any thing about it. In response to this objection to Plato I once undertook to demonstrate his point with a nine-year -old girl who, like the slave, had never learned any geometry. I started with a drawing which I called "a square", and asked Socrates´question: how long will the side be of a square twice as big ? To my astonishement and pleasure the child answered just as the slave did and we proceeded just as the dialogue did, because she always said the next thing that the slave did. I became convinced that this famous bit of the dialogue was no fiction."

samedi 3 février 2007

"Oeuvre nulle" n’est certes pas une contradiction dans les termes ou Hitler / Platon.

Le Dictionnaire des oeuvres politiques publié aux PUF, cinq ans après le livre de MacIntyre, donc en 1985, sous la direction de François Châtelet, Oliver Duhamel et Evelyne Pisier, s’ouvre par ces lignes :
« Lorsque nous avons décidé d’ « éditer » cet ouvrage collectif, nous nous sommes donné un double objectif : d’une part faire connaître des œuvres qui, de diverses manières, ont marqué la réflexion politique au sein de la culture méditerranéo-européenne (et ses extensions ultérieures), depuis ses commencements historiques repérables comme la Torah, le récit de Thucydide et les dialogues de Platon, jusqu’à nos jours… ; d’autre part susciter de la part des spécialistes nombreux et différents des commentaires forcément interprétatifs qui témoigneraient aussi des préoccupations de la pensée politique contemporaine, de langue française principalement. » (p VII)
Les intentions sont honorables. Les éditeurs précisent alors que 127 oeuvres ont été retenues :
« D’œuvres et non d’auteurs, les textes constituant un matériau plus directement conceptuel. »
Les auteurs sont présentés par ordre alphabétique de Alain à Zola.
Entre Herzl (sic) (qui suivait Heidegger) et Hobbes, je découvre Hitler pour Mein Kampf et comme si le nazisme n’était pas déjà par là amplement représenté, après Robespierre et juste avant le Rousseau du Contrat Social niche Rosenberg pour Le mythe du 20ème siècle.
On me dira qu’un dictionnaire des œuvres politiques n’est pas un dictionnaire des œuvres philosophiques (certes mais quel est le grand philosophe qui ne se trouve pas dans ce dictionnaire ? Aristote, Kant, Hegel ...) et que je devrais aussi mentionner Staline, entre Spinoza et Strauss.
Certes mais fallait-il inclure une œuvre nulle ? On me dira que la passion m’emporte. Mais que découvré-je dans la suite de la présentation ?
« Les œuvres politiques retenues sont pour la plupart des mixtes de ces divers aspects (les textes ont été plus haut regroupés en trois catégories : a) ceux qui exposent « une conception originale de l’activité politique » b) ceux qui, « dans des circonstances historiques données » prennent explicitement parti d) ceux auxquels la suite des événements politiques donne de l’importance) – avec deux limites antithétiques : le livre intellectuellement nul qui ne figure qu’au regard du rôle historique de son auteur (Pourquoi Mein Kampf ?) et le discours cohérent, complet, fondé sur une conception du monde et de la connaissance dont l’intérêt ne se mesure pas à l’effectuation historique (la Kallipolis de Platon ?) »
J’ai du mal à comprendre comment on peut à la fois 1) préférer les textes aux auteurs à cause de leur dimension conceptuelle 2) justifier le choix d’un texte conceptuellement nul par l’importance de son auteur. Il me semble que 1) aurait dû amener à ne pas intégrer Hitler dans la liste.
Heureusement Elisabeth de Fontenay qui s'est chargée de la notice consacrée à Mein Kampf ne peut être plus claire:
"Ceci est-il un livre ? Telle est la question qui de nouveau s'impose (sa deuxième phrase avait été: "A peine peut-on le prendre pour une oeuvre."). Le style ? Du très mauvais allemand, malgré les nombreuses corrections apportées au cours des rééditions. Le ton ? Oratoire, celui d'un tribun incontinent qui vaticine sur tous le sujets qui lui passent par la tête, d'un monomane agité, et non pas celui d'un écrivain ou d'un théoricien soucieux de construire des phrases et d'articuler des idées. Le genre mêle la diatribe, le récit, l'exposé doctrinal, le compte-rendu de lecture, la prophétie: propos de café du commerce, dirait-on si l'on ne craignait de compromettre une pratique somme toute assez innocente avec ce protocole du crime. Au cours des 782 pages, lectures hétéroclites et mal assimilées, pathos d'une autobiographie qui prétend conférer sa légitimité à une "conception du monde": Weltanschauung, c'est un mot dont Hitler se grise parce qu'il décore d'une aura philosophique ses brouillonnes et explosives synthèses." (p.331)
Proposition: à l'occasion d'une réédition du Dictionnaire, remplacer Mein Kampf par LTI, La langue du IIIème Reich (1947) de Victor Klemperer. On y gagnerait vraiment.

Commentaires

1. Le mercredi 7 février 2007, 18:04 par jeancentini
"Proposition: à l'occasion d'une réédition du Dictionnaire, remplacer Mein Kampf par LTI, La langue du IIIème Reich (1947) de Victor Klemperer. On y gagnerait vraiment." Écrivez-vous.

J'avoue ne pas trop comprendre votre démarche.

D'abord, pour avoir déjà eu l'occasion de l'utiliser, je tiens à dire que je trouve ce dictionnaire parfaitement respectable. Je n'ai pas souvenir d'avoir consulté l'article en question, mais le nom même de sa rédactrice plaide a priori en sa faveur. D'ailleurs vous-même me critiquez pas le contenu intellectuel de cet article mais le fait qu'il figure dans ce dictionnaire.

Mais pouquoi diable voulez-vous donc qu'un dictionnaire des oeuvres politiques ignore "Mein Kampf" avec pour seul motif qu'il s'agit d'une oeuvre conceptuellement nulle ? Car enfin "Mein Kampf", vous semblez l'oublier, ce n'est ni "Fils du peuple" de Thorez, ni "Démocratie française" de VGE, ni encore moins "Quelques baies de genièvre" de Robert Fabre. Ce livre a eu une telle influence sur le cours du XX° siècle ! Tant de gens sont morts par ou pour lui ! Pour un dictionnaire digne de ce nom, ce serait manquer à sa mission première d’information que de ne pas en parler (et cela indépendamment de toute considération sur sa valeur conceptuelle).

Quant aux vertus du silence, je n’y crois guère. Souvenez-vous d’Erostrate d’Ephèse.

D'ailleurs, dans un pays où les lois savent distinguer l'information et de l'apologie, qu'auriez-vous donc à craindre d'un article de dictionnaire ? L'article "syphilis" du "Petit Larousse" a-t-il jamais contaminé personne ? Pour vous dire le fond de ma pensée, à l'heure où en deux, trois clics, n'importe qui peut accéder à n'importe quelle ânerie sur Hitler et le III° Reich ou sur n'importe quel autre sujet, je trouve admirable qu'il y ait encore des auteurs pour tenter ainsi, "à l'ancienne", de présenter de façon à la fois précise et concise l'état des connaissances sur un sujet.
2. Le mercredi 7 février 2007, 18:32 par philalèthe
Ce n'est pas l'existence d'un article sérieux sur Mein Kampf dans un dictionnaire de qualité qui m'a un peu troublé; c'est la présence de Hitler comme auteur d'une oeuvre politique dans un ouvrage qui présente Platon, Aristote, Kant, Hegel, Sartre etc.
J'étais sensible aussi à la contradiction entre deux critères de choix: la conceptualité des textes (qui devrait entraîner l'exclusion de textes sans valeur conceptuelle aucune) et l'importance historique des auteurs (qui justifie certes l'entrée de Hitler mais qui conduit à une cohérence incompatible avec celle du premier critère).
C'est aussi sans doute dans la logique du billet précédent qu'on comprend mieux la motivation de celui-ci.
Je suis, sinon, en accord total avec vos arguments: je n'ai pas prêché le silence et je pense comme vous qu'il faut des repères objectifs visibles pour amoindrir la nocivité de la mondialisation de la nullité que permet entre autres effets Internet
3. Le jeudi 8 février 2007, 09:38 par jean centini
Ainsi reformulées et recadrées, je comprends mieux vos raisons et les approuve.
4. Le samedi 10 février 2007, 06:58 par 99711
Bonjour,
Comment prétendre que "Mein Kampf" est un ouvrage nul alors qu'il est interdit de vente en France et qu'un achat sur internet pourrait être tracé via adresse I.P ? En France, on peut se proccurer cet ouvrage au marché au livre Georges Brassens dans le 15 ème. J'ai vu un exemplaire, il ya 15 jours, sur étalage que j'ai regardé en détail pour voir ce qui était déjà surligné... Cela me fait penser à un épisode troublant d'objets interdits de vente en France concernant le nazisme. Il y a quelques années, alors que j'étais chez un petit antiquaire du marché aux puces de Paris, je suis rentré à l'intérieur quand j'ai vu un client avec une dague nazi. Surpris, j'ai tendu l'oreille et j'ai alors entendu le libraire avancer " je peux pas écouler cette dague d'apparat à Paris, mais à Lyon il y a des gens intéressés par cela".
5. Le samedi 10 février 2007, 07:23 par 99711
J'ai cherché a qualifié cet état de fait, j'ai alors pensé à l'argument du chaudron de Sigismund FREUD.
6. Le samedi 10 février 2007, 07:31 par 99711
Associations libres : la requete "argument du chaudron" sur google français donne en première position ce document surprenant :
ustl1.univ-lille1.fr/cult...
7. Le samedi 10 février 2007, 11:48 par philalèthe
à 99711: qu'un livre soit conceptuellement nul n'implique pas qu'il ne présente aucun danger. Mais je n'irai tout de même pas jusqu'à établir une loi du genre: plus nul est un livre conceptuellement, plus dangereux il est ;)
Ceci dit, vous m'apprenez son interdiction de vente en France. En Espagne, où je vis, ce n'est pas rare non plus de le trouver d'occasion. Les livres apologétiques relatifs au franquisme ne me semblent pas rares non plus, leur vente est autorisée d'autant plus qu'il n'y a pas de menace de résurgence d'un néo-franquisme. L'extrême-droite ici a été absorbée par la droite.
Merci pour le texte de Rey sur Heidegger.
8. Le samedi 10 février 2007, 14:24 par 99711
Merci de votre réponse. Quant au livre de Hitler, il doit surtout se comprendre comme une confession intime qu'il y avait du sang juif dans ses veines. Bien sûr, de manière psychanalytique, l'on ne peut s'autoriser à dépasser le cadre de trois générations afin de se donner un cadre d'interprétation, or la filiation de la famille de Hitler rentre dans ce cadre interprétatif.
Je ne pense pas également que l'on puisse traiter de "nul" une confession de souffrance, c'est une vue logo-centrée. Ce qui se donne à voir se manifeste surtout par la ponctuation. Pour ma part, je détecte des conflits politiques chez un sujet dans son rapport à l'art. C'est le cas chez Hitler qui a fait les beaux arts. En effet, l'art ne respect pas la disjonction ETRE/MONDE de l'esthétique transcendantale kantienne que je prends (avec Kant) pour une injonction divine a être dans le monde, c'est-à-dire encore : ne pas être Dieu.
C'est la raison pour laquelle je ne pense pas que Heidegger ait été antisémite et encore moins nazi. C'est un petit universitaire qui a fait toutes les compromissions possibles pour se maintenir à son poste. En revanche, ce n'est pas le cas de Nietzsche...
9. Le samedi 10 février 2007, 16:32 par philalèthe
1) Je ne cache pas mon extrême méfiance par rapport à l'interprétation psychanalytique en général et plus encore quand elle prétend éclairer des oeuvres (elle me semble particulèrement dangereuse en ce sens qu'elle rend aveugle entre autres à tout ce qui dans l'oeuvre peut être éclairé par son appartenance à un genre, précisément les règles du jeu du genre, règles qui peuvent être bien sûr parodiées, détournées, transgressées etc).

2) Juger nulle ici l'expression d'une souffrance (je reprends sans l'approuver pour autant votre caractérisation du livre de Hitler) veut juste dire que, jugée selon des critères rationnels (pour faire vite, conformité aux faits et respect des règles de la logique) elle est qualifiable d'irrationnelle (ce qui d'ailleurs s'expliquerait si elle n'était que l'expression d'une souffrance). Cela n'implique pas qu'il y a nulle souffrance. "Les martyrs n'ont jamais rien prouvé" comme disait Nietzsche que vous ne semblez guère aimer !

3) Je ne cache pas que je ne place pas dans la ponctuation la valeur gnoséologique que vous lui donnez.

4) Je ne suis pas sûr de vous comprendre mais vous semblez dire que la pratique des beaux-arts a encouragé chez Hitler une sorte d'hybris qu'il n'aurait pas développée s'il avait lu Kant. A mes yeux il y a mille manières de se représenter une pratique artistique; mais même si un artiste avait conscience d'être un démiurge face à la toile, disons, il faudrait expliquer pourquoi il passe au plan politique. Vous me direz peut-être que c'est parce que ces créations picturales n'étaient pas reconnues (à juste titre, si j'en juge par la toile d'Hitler que j'ai vue en 86 à Beaubourg lors de l'expositon sur Vienne: L'Apocalypse Joyeuse). Mais c'est une vieille chanson: si Hitler n'avait pas raté son examen d'entrée à l'école des Beaux-Arts... Il y a un livre de Schmidt sur ce sujet, si je ne me trompe.
J'ajoute qu'il semble qu'Eichmann avait lu Kant, pourtant...

5) Heidegger a été nazi en deux sens: 1) dans un sens factuel (il a pris sa carte, il fait cours en uniforme nazi) 2) dans un sens philosophique: le nazisme a été à plusieurs reprises l'objet de conceptualisations philosophiques de sa part. Lisez-moi bien: je n'ai pas écrit qu' Heidegger a été un philosophe nazi, ce qui serait faux tant son oeuvre dépasse en valeur l'idéologie nazie.

6) Quant à Nietzsche, que suggérez-vous ? Pour être né trop tôt il n'a pas pu être nazi et il a été très clair dans sa condamnation sans appel du pangermanisme nationaliste. Quant à l'accusation d'antisémitisme, elle ne tient pas non plus tant il l'a condamné. Ce qu'on peut dire seulement, c'est que le concept de Juif tel qu'il l'a travaillé rendait possible une récupération par les Nazis. A mes yeux Nietzsche a été détourné mais certains textes (hors contexte et le contexte ce sont tous les autres textes) se prêtaient à un tel détournement. Mais j'expose ici des choses bien connues...
10. Le samedi 10 février 2007, 18:42 par 99711
4) Comment passe-t-il sur le plan politique ? Il y a une littérature psychanalytique assez abondante sur le sujet quand justement, épistémologiquement, la psychanalyse en France est venue poser ses assises institutionnelles...
5) Prendre sa carte: il était obligé de le faire s'il voulait garder son poste.
6)
7) De la même manière qu'il y a deux sortes de productions pour un artiste, la production spontanée et la commande, il y a deux types de productions chez le philosophe Heidegger. Si l'église chrétienne passe commande d'une vierge à l'enfant à un artiste, ce dernier doit-il être ensuite être classé comme chrétien ?
De la même manière, si une université développe un thème nazi, les philosophes seront ils déclarés nazis ?
Où est la limite de responsabilité ? La démission est la première. Comment juger après-coup ? Il me semble que comme Kant avec son Opus Postumum, il revient aux productions spontanées de dire si l'artiste ou le philosophe est responsable de ses prises de position au delà des contrats auxquels il est soumis, même si ces contrats eux-mêmes peuvent faire l'objet d'un jugement historique et donc d'une condamnation.
Un article ou un livre d'un universitaire est-il une production spontanée ou une commande de l'Etat français ?
Répondre à cette question, c'est envisager l'impossibilité de la philosophie universitaire, comme l'avançait Schopenhauer dans son "Contre la philosophie universitaire".
11. Le dimanche 11 février 2007, 10:54 par philalethe
La distinction que vous faites entre des oeuvres de commande et des oeuvres spontanées ne me paraît pertinente pour comprendre la relation de Heidegger avec le nazisme. En effet Heidegger a adhéré philosophiquement à un nazisme qu'il a interprété philosophiquement. Son cas n'a rien à voir avec celui d'un professeur kantien qui pour ne pas perdre son poste aurait continué d'enseigner Kant sous le nazisme, voire qui aurait accepté d'enseigner Kant en uniforme nazi...
12. Le lundi 12 février 2007, 13:24 par 99711
Bonjour,
Devant l'ampleur du questionnement, je me contente de vous faire parvenir quelques références :
skildy.blog.lemonde.fr/20...
99711
13. Le lundi 12 février 2007, 15:04 par philalèthe
Merci beaucoup pour ce lien.

mercredi 25 octobre 2006

Flash back: ce qu'il faut voir dans un simple fil de laine.

Dans les premières pages du Banquet, Agathon, en l’honneur de qui le symposium est organisé, s’écrie à l’arrivée tardive de Socrate:
« Viens ici Socrate t’installer près de moi, pour que à ton contact je profite moi aussi du savoir qui t’est venu alors que tu te trouvais dans le vestibule (Socrate a en effet longuement médité seul dans le pièce mentionnée avant de se joindre aux convives) » (175c-175d)
S’asseyant, Socrate lui répond :
« Ce serait une aubaine, Agathon, si le savoir était de nature à couler du plus plein vers le plus vide, pour peu que nous nous touchions les uns les autres, comme c’est le cas de l’eau qui, par l’intermédiaire d’un brin de laine, coule de la coupe la plus pleine vers la plus vide. » (175 d)
On ne devient pas sage par fréquentation des sages, c’est par l’effort de la pensée que le savoir, au-delà des doxas contradictoires, se constitue. L’allégorie de la caverne le fera comprendre d’une autre manière : si le prisonnier libéré accède à la connaissance de la réalité, ce n’est pas parce qu’il se trouve subitement en contact physique avec son libérateur, c’est parce que, tourné de force vers la lumière, il a le courage de monter en direction du jour. Ainsi Socrate décourage le disciple qui confondrait la promenade en compagnie du maître avec l’ascension initiatique.
A ma surprise, Luc Brisson, dont je reprends ici la traduction, explique ainsi la comparaison avec le brin de laine dans les premières lignes de son introduction au Banquet (GF) :
« Agathon, assez représentatif des convictions de son époque, considère l’éducation comme la transmission du savoir ou de la vertu qui passe d’un récipient plein, le maître, vers un récipient vide ou moins rempli, le disciple, par l’intermédiaire d’un contact physique, simple toucher ou pénétration phallique et éjaculation dans l’union sexuelle. » (p.11 GF)
Je reste sceptique : voir dans un phénomène qui s’explique par la capillarité comme l’écrit lui-même Luc Brisson dans la note 56 (p.185) une métaphore de la pénétration phallique me paraît trahir ce que le passage de l’eau dans le fil de laine a de doux, de lent, de mou et d’automatique à la fois. Je pense plus à une aura charismatique dont le disciple attend à tort la transfiguration de soi qu’à une prise de possession sexuelle.

Commentaires

1. Le mercredi 25 octobre 2006, 21:30 par Edi
Je suis d'accord avec vous, et j'ai nettement mieux compris ce billet que le deriner.
2. Le mercredi 17 janvier 2007, 21:07 par sathon
Au contraire, le commentaire de Luc Brisson me semble très éclairant. Il rappelle le contexte érotique du Banquet souvent ignoré lorsque l'on souhaite comme Marcile Ficin faire croire aux amours platoniques. Le passage sur la coupe pleine et la coupe vide doit ainsi être mis en relation avec celui sur le refus de Socrate de céder aux avances d'Alcibiade, le tout s'inscrivant dans la critique que Platon opère de la pédérastie.

vendredi 9 juin 2006

Platon et Aristote: l'amitié et la vérité.

Intrigué par l’énigmatique sentence formulée par le personnage de Joseph Conrad, je pars à la recherche d’ autres expressions proverbiales se référant à Platon mais je reviens bredouille, à une exception près. Mon Larousse du 19ème (Tome premier 1866) me donne en effet :
« Amicus Plato, sed magis amica veritas »
Larousse le traduit ainsi: “J’aime Platon mais j’aime encore mieux la vérité » et l’oppose à la devise des disciples de Pythagore : « Magister dixit » ou « Le maître l’a dit ». Puis Larousse en donne la genèse suivante :
« Nous devons ce proverbe à Aristote, qui, à son arrivée à Athènes, avait suivi les leçons du maître. L’élève ne tarda pas à devenir aussi célèbre que le maître. Deux esprits de cette valeur, faits pour régner l’un et l’autre dans le domaine de la pensée, ne devaient pas tarder à se séparer ; aussi Aristote, sans être, comme on l’a dit, l’ennemi de son maître, n’adoptait-il pas toutes les conséquences de sa doctrine ; toutefois, lorsqu’il se trouvait en contradiction avec lui, il savait exprimer son opinion avec la sage mesure d’un philosophe et non l’amertume d’un rival. « J’aime Platon, disait-il, mais j’aime encore plus la vérité."
Cet hommage, rendu à la vérité, quand on la croit en désaccord avec les doctrines d’un génie même transcendant, est passé en proverbe, et l’on y fait de fréquentes allusions tantôt en latin, puis en français. » (p.275)
Ayant clairement dégagé les conditions de la formulation de la phrase (un homme de génie identifie les limites intellectuelles d’un génie transcendant), Larousse aurait dû alors donner des exemples analogues (par exemple Malebranche disant : "Amicus Cartesius sed magis amica veritas") mais en fait la première illustration est plutôt comiquement irrespectueuse !
« Un philosophe de café, auquel le garçon avait apporté sa demi-tasse vide sur un plateau, parodiait plaisamment ce dicton en disant : « Amicus plateau, sed magis amica demi-tasse. »
La seconde illustration, plus orthodoxe, n’est cependant pour nous guère parlante car, si elle place Victor Cousin dans la position de Platon, c’est le encore plus oublié Gatien Arnoult (fervent républicain, professeur de philosophie à l’Université de Toulouse et maire de cette même ville) qui tient le beau rôle d’Aristote !
Reste une énigme : où apparaît pour la première fois ce dit d’Aristote ? Il semble que ce soit au début de l’Ethique à Nicomaque quand Aristote s’apprête à critiquer la théorie platonicienne de l’Idée du Bien :
« Laissons tout cela. Il vaut mieux sans doute faire porter notre examen sur le Bien pris en général, et instituer une discussion sur ce qu’on entend par là, bien qu’une recherche de ce genre soit rendue difficile du fait que ce sont des amis qui ont introduit la doctrine des Idées. Mais on admettra peut-être qu’il est préférable, et c’est aussi pour nous une obligation, si nous voulons du moins sauvegarder la vérité, de sacrifier même nos sentiments personnels, surtout quand on est philosophe : vérité et amitié nous sont chères l’une et l’autre, mais c’est pour nous un devoir sacré d’accorder la préférence à la vérité. » (I 4 1096 12-17 traduction de J.Tricot)
La source aristotélicienne est, on le notera, beaucoup plus riche et complexe que le proverbe censé en être issu. Le souci du vrai doit être cultivé même au dépens de l'amitié: malgré que je suis l'ami de Platon, je suis avant tout l'ami de la vérité. Pourtant Aristote soutient explicitement que l'amitié est "ce qu'il y a de plus nécessaire pour vivre" (VIII 1). Ne faut-il donc pas lui sacrifier la vérité ? La question mérite quelques éclaircissements.
D'abord, le terme philia qu'on traduit par amitié ne recouvre pas seulement ce qu'on désigne habituellement par ce mot :
"La notion de philia dit tous les liens positifs réciproques entre soi et un autre, dans la maison comme dans la société, civile et politique, sur fonds du lien entre soi et soi. "Amitié" est la traduction en usage, mais elle est évidemment intenable (...), faute de pouvoir recouvrir cet ensemble qui comprend notamment l'amour pour ceux de son espèce ("philanthropie", 1155a 20; le maître a même de la philia pour un esclave, en tant qu'il est homme, 1161b 6), le lien entre parents et enfants ("affection", "amour paternel, maternel/piété filiale"), mari et femme ("tendresse", "amour conjugal"), compagnons ("camaraderie" ou "amour" entre hetairoi), classes d'âge ("bienveillance" des vieillards, "respect" des jeunes), les relations d'entraide ("bienfaisance", "hospitalité"), d'échanges et d'affaires ("estime", "confiance", angl. fairness), les rapports proprement politiques, verticaux ("considération" des gouvernants, "dévouement" des gouvernés) et horizontaux ("sociabilité", "accord"; ainsi l'homonoia, "concorde", "consensus" des citoyens, est "amitié politique", 1167b 2) et jusqu'au rapport hommes-dieux ("piété", "complaisance")." (Vocabulaire européen des philosophies 2004 p.43)
Aristote fonde la philia sur le partage de trois objets: l'utilité, le plaisir et la vertu. Il est clair que l'homme qui ne recherche que l'intérêt ou le plaisir à travers l'amitié ne peut être celui qui donne du prix à la connaissance de ce qui est vrai. C'est donc l'homme vertueux qui fait passer la recherche du vrai avant son amitié pour l'ami lui-même vertueux. Reste à expliquer pourquoi il le fait ?
Il faut pour cela se rapporter au livre IX où Aristote base l'amitié pour autrui sur l'amour de l'homme de bien pour lui-même. Ce dernier est en effet content d'être celui qu'il est et précisément d'être celui qui a donné à l'intellect le rôle principal qui lui revient naturellement (1166a 20-25), la conséquence en étant que "les opinions sont chez lui en complet accord entre elles" (10-15). Il s'ensuit que cet amour de soi a comme condition l'élimination perpétuelle de l'erreur; donc, si Platon se trompe, son ami Aristote "persévère dans son être" en corrigeant l'erreur.
Mais pourquoi donc identifier ce souci du vrai à un sacrifice des sentiments amicaux ? Platon ne devrait-il pas tirer de la correction de ses propres erreurs l'idée qu'Aristote, en homme vraiment vertueux, est réellement digne de son amitié ? Certes, mais la découverte par Aristote de l'erreur de Platon va nécessairement entraîner une tentative de réforme de l'esprit de Platon:
"Le propre des gens vertueux, c'est à la fois d'éviter l'erreur pour eux-mêmes et de ne pas la tolérer chez leurs amis." (VIII 10 1159 b)
Dans la mesure en effet où "l'ami est un autre soi-même" (IX 4 1166a) et où l'ami cherche le bien (ici la vertu) de son ami, celui qui est éclairé doit ouvrir les yeux de celui qui ne l'est pas sur ses erreurs et donc sur son infériorité, au moins passagère, en termes d'intellect.
Il faut maintenant analyser la conséquence chez Platon de la réforme de son entendement par Aristote, le premier ayant pris alors conscience qu'il n'est pas aussi vertueux que le second. Or, Aristote a longuement étudié cette situation déséquilibrée où l'un des deux amis reçoit plus qu'il ne peut donner ( peu importe qu'il s'agisse de plaisir, d'utilité ou de vertu). Sa conclusion est que, l'égalité étant essentielle à l'amitié, "la partie défavorisée réalisera cette égalité en fournissant en retour un avantage proportionné à la supériorité, quelle qu'elle soit, de l'autre partie." (VIII 15 1162b).
On peut donc conclure que si j'aime la vérité plus que je n'aime Platon, celui-ci doit s'aimer suffisamment pour reconnaître que j'ai eu raison de lui préférer la vérité, ce qui sous peu m'amènera à dire: "Amicus Plato et amica veritas"...

Commentaires

1. Le jeudi 15 juin 2006, 08:23 par Philantropiste
Le tableau de Raphaël "L'Ecole d'Athène(1509-1510) illustre à merveille la divergeance entre le maître et l'élève. Face à PLATON l'idéaliste (Homme expérimenté et représenté dans un âge mur) qui montre le ciel avec son index, Aristode (Homme en pleine force de l'âge) plus proche du réel, est représenté la main tendue avec la paume tournée vers la terre.....Je trouve que les divergeances entre les Platoniciens et les Aristotéliciens sont idéalement cristallisées dans cette toile de Raphaël.
Derrière la vérité ou l'amitié, n'y a t-il pas, l'élève qui cherche à se réaliser pleinement en pensant que sa vérité (subjective, même si elle a été confrontée à d'autres subjectivités pour n'être que plus objective, reste malgré tout une conviction humaine) ou plus exactement les "convictions" d'Aristote sont plus en harmonie avec l'époque d'alors que celles de Platon? et que l'élève doit dépasser un jour où l'autre, le maître s'il ne veut pas tomber dans les oubliettes de la longue liste des disciples de Platon? Ce ne sont que des suppositions que j'aimerais confronter! Choisir entre LA VERITE et L'AMITIE veut parfois dire à l'extrème pour un sage, choisir LA SOLITUDE (à l'image de DIEU). Nous savons qu'ARISTOTE n'a pas choisi la solitude et que nous,à l'image d'ARISTOTE, nous avons besoin des autres pour rechercher notre vérité, la tienne différente de la mienne et c'est parce qu'elle est différente qu'elle m'intéresse!
2. Le dimanche 15 juillet 2007, 13:04 par Yvan Hachette-Acrédit
Sans doute que la logique aristotélicienne nie parfois le changement... A est A et pas B, et A ne peut être à la fois A et B... Platon et le Vrai peuvent-ils un jour ne faire qu'un ? la maïeutique, n'est-elle pas plus généreuse avec l'autre ? j'ai vu aussi écrit souvent (et avec conviction !) "arnica veritas " !? je propose "j'adore Platon, mais la vérité c'est plutôt l'arnica" ce qui serait en fait une pub déguisée , déjà à l'époque, que ferait Aristote , pour cette fameuse plante médicinale ! Ou, comme l'on n'est pas à une faute de traduction près, " OK, je suis le pote à Platon, mais la grande arnaque c'est le bureau Veritas !"... Autre façon de dénoncer les censeurs déjà nombreux à l'époque... Comme disait Boileau "Le latin dans les mots brave l'honnêteté, mais le lecteur français doit être respecté"... surtout quand il s'agit de philosophes grecs... avouons que "le miracle grec" a bien existé, même s'il nous colle parfois des migraines heuristiques !... Allons " Timeo Danaos... etc pouet pouet !"

jeudi 8 juin 2006

Platon et Conrad.

C'est dans les premières pages du livre de Joseph Conrad Au coeur des ténèbres (1899). Avant de partir pour l'Afrique, Marlow doit passer une visite médicale. Le docteur faisant l'éloge de la Compagnie par laquelle Marlow est engagé, ce dernier exprime sa surprise de ce qu'il ne parte pas là-bas:
"Il redevint d'un coup froid et réservé. "Je ne suis pas si sot que j'en ai l'air, dit Platon à ses disciples", fit-il, sentencieux, vida son verre avec une grande détermination et nous nous levâmes." (G-F p.96)
C'est à mon tour d' être étonné de lire cette sentence que je n'ai jamais trouvée ailleurs. Qu'a pu donc faire Platon pour que ses disciples tous ensemble l'interprètent comme l'expression de la bêtise ? Qui étaient donc ces élèves pour ne pas hésiter à réviser à la baisse la valeur qu'ils accordaient à leur maître ? Celui-ci n'avait-il donc pas assez de crédit pour les entraîner à rechercher sous l'ineptie apparente l'intelligence cachée ?
Mais fallait-il dépasser les apparences ? Platon a-t-il simulé le sot pour mettre à l'épreuve la capacité des disciples à ne pas s'en tenir aux ombres ? Ou bien a-t-il fait réellement une sottise, la limitation des disciples consistant seulement alors à identifier "faire une bêtise" à "être bête" ?
A moins que les disciples ne se soient attendus à ce que leur maître fasse une sottise (une quatrième expédition à Syracuse par exemple ?) ? Mais cela suggérerait alors une disposition platonicienne à faire des sottises ( disposition à chercher à transformer un tyran en philosophe, manifestée déjà sous la forme de trois tentatives piteuses?)
Clarifions un peu:
a) Platon a fait (ou dit) une bêtise; les disciples sont à demi-lucides, leur erreur consistant à identifier un acte à un état.
b) Platon a fait semblant de faire (ou dire) une bêtise; les disciples ne sont pas du tout lucides, leur erreur étant d' identifier une apparence à une essence.
c) Platon va faire (ou dire) une bêtise; les disciples sont aux trois-quart lucides: en effet ils ont procédé à une induction non abusive (du genre: "jamais trois sans quatre") mais n'ont pas réalisé que la manifestation de l'anticipation de la, disons, quatrième bêtise détournerait Platon de la commettre.
d) Platon fait semblant de vouloir faire (ou dire) une bêtise; les disciples ne sont pas du tout lucides, leur méprise consistant à ne pas identifier l'individu Platon au concept qu'il exemplifie ("philosophe"). Dans ce dernier cas, Platon pourrait s'adresser à eux dans les termes du Christ à ses apôtres:
" Vous ne saisissez pas encore et vous ne comprenez pas ? Avez-vous le coeur endurci ? Vous avez des yeux: ne voyez-vous pas ? Vous avez des oreilles: n'entendez-vous pas ?" (Evangile selon Marc 8 17-18)
e) Platon ne fait rien de sot mais a l'air sot. Tel Socrate dont le physique ne joue pas en sa faveur, Platon aurait un air à faire (ou dire) des bêtises; il faut alors supposer que c'est un air occasionnel, opportunité éphémère de se rendre compte alors du défaut d'insight des disciples; si cet air ne le quittait pas, on ne pourrait pas expliquer qu'il se soit fait des disciples, sauf à penser qu'ils avaient été déjà mis au parfum par un autre maître à propos du risque de confondre l'absence d'habit avec l'absence de moine.
f) Platon a fait ou fera une bêtise mais n'a pas l'intelligence de s'en rendre compte. Les disciples sont alors absolument lucides, la sentence n'étant alors que l'expression de l'aveuglement et de la vanité du maître. Il va alors de soi que cette inintelligence n'est que passagère, sans quoi on ne peut pas expliquer qu'ils le suivent en disciples, sauf à penser qu'ils sont eux-mêmes sots, ce qui est à son tour exclu car leur état ne leur aurait pas permis de percer à jour la sottise temporaire de leur maître.
Marlow, lui, n'a pas été troublé par la phrase platonicienne; le médecin l'a peut-être été:
"Le vieux docteur prit mon pouls, en pensant manifestement à autre chose."
Mais "prendre le pouls en pensant manifestement à autre chose" voulant dire généralement "prendre le pouls machinalement", j'imagine raisonnablement qu'il a dit "Je ne suis pas si sot que j'en ai l'air, dit Platon à ses disciples" en pensant manifestement à autre chose...

vendredi 7 avril 2006

Speusippe, l'invité ordinaire.

Un philosophe est invité au mariage d’un roi. Que doit-il faire ?
Réponse platonicienne (inspirée de la Lettre VII de Platon) : y aller pour faire une tentative d’approche dans l’espérance d’amadouer le potentat et de le moraliser en le convertissant à la sagesse. Si le monarque est incurable, refuser l'offre en y mettant les formes.
Le cynique peut défendre autant le refus que l’acceptation. En tout cas, s’il refuse par mépris des démonstrations de puissance, il s’attachera à le faire savoir pour envoyer à sa place la rumeur de son rejet tonitruant. S’il accepte, c’est en vue d’un coup d’éclat sur place, par exemple : participer au banquet en ne mangeant que quelques figues qu’il aura pris soin d’emporter avec lui et attendre l’interrogation étonnée du maître des lieux aux seules fins de lancer une réplique humiliante. En somme, ne pas y être en y étant ou y être sans y être. Absence pesante, présence absente.
Le stoïcien s’y rend à une seule condition : que l'acceptation soit impliquée par son statut social. Cependant, même dans ce cas, il pourrait tout de même ne pas répondre présent si l’infamie de l’hôte était notoire.
L’épicurien n’a aucune raison d’y aller ; la perspective de diversifier son régime alimentaire ne compense pas le déplaisir pris à quitter le cercle de ses amis.
Le sceptique n’a pas plus de raisons d’y aller que de ne pas y aller, mais, devant se décider, il suivra l’usage. Ce philosophe qui fait tant confiance au pouvoir dissolvant de la raison individuelle a bien besoin des règles collectives pour s’orienter dans la vie, incapable qu’il est de déterminer ce qui en réalité a du prix.
Et Speusippe, qu’a-t-il fait, invité qu’il fut à se rendre en Macédoine au mariage de Cassandre, roi ?
Rien de démonstratif : se laissant dominer par les plaisirs, il court au festin. Pour mesurer sa petitesse, on se souviendra de Diogène face à Alexandre le Grand venu spécialement lui rendre hommage : « Ote-toi de mon soleil ! » lui jeta-t-il.
Dois-je interpréter ce trait comme expression de la calomnie (d’autant plus que les impeccables historiens nous apprennent que ledit mariage eut lieu longtemps après la mort de Speusippe) ou bien dois-je y voir l' irréductible humanité du philosophe ?

Commentaires

1. Le vendredi 7 avril 2006, 22:54 par Nicotinamide
Je ne voudrais pas ajouter de commentaire. Juste une illustration de comportements cyniques mineurs face aux festins. Par exemple Favonius : "On venait de se mettre à table, lorsque Favonius entra dans la salle au sortir du bain. Brutus, en le voyant, protesta qu'il ne l'avait pas invité, et ordonna qu'on le plaçât sur le lit d'en haut ; mais Favonius se mit de force sur le lit du milieu. Le repas fut assaisonné de plaisanteries agréables, et la philosophie y trouva sa place."
Plutarque,Vie de Brutus

Sotade de Maronée : "Tout monarque que tu puisses être, écoute comme un mortel que tu es : (…) tu es richement vêtu mais un mouton a porté cela avant toi…" Stobée (WH III, 22, 26)
est-ce que ce fut une remarque lancée en plein banquet

mardi 28 mars 2006

Platon le diviseur.

Laërce consacre à peu près 25 pages à reconstituer les doctrines platoniciennes ; les quinze dernières présentent les distinctions que Platon fait afin d'ajuster exactement les concepts à la réalité. Ce qui revient à faire correspondre à trente noms communs (comme "bonheur" ou "légalité") 123 divisions. Pour adapter finement les mots aux choses, Platon divise par 2, 3, 4, 5, 6 mais jamais plus. L’ensemble le plus grand (15 éléments) est celui des genres incluant 3 espèces ; le plus petit contient un seul élément, le discours oratoire, dont Platon distingue six espèces.
Pour le lecteur habitué à identifier la recherche platonicienne à la question : « Qu’est-ce que l’essence de X ? », ces pages sont dérangeantes car elles assimilent Platon à un analyste, soucieux de ne pas masquer la multiplicité réelle du référent sous l’unité du signe. « Ce qu’on appelle X, c’est en réalité x1, x2, x3 etc » nous dit-il. Il va de soi que le souci n’est pas de dégager les sens des mots mais de faire connaître ce qu’il en est des choses à travers la variation des significations. L’essentialisme auquel on pouvait s’attendre est d’autant moins présent que le point commun à x1, x2, x3, xn n’est pas défini. Prenons un exemple : le discours est divisé en cinq sortes : politique, rhétorique, privé, dialectique et technique, mais pas un mot sur ce qu’est le discours indépendamment de ces cinq spécifications. Tout se passe comme si l’analyse en question visait à dénoncer et à décourager l’identification prématurée et donc incomplète des essences.
Certes, dans quelques cas , les divisions correspondent à des parties, si bien que pour disposer de la connaissance de la réalité fondamentale, il suffit d’additionner les connaissances des éléments ; ainsi pour savoir ce qu’est l’âme, il faut que je la constitue par la synthèse de ses parties : la rationnelle, la désirante, et l’agressive. Il en va de même pour déterminer ce qu’est le bonheur parfait ; on est heureux quand on réunit ces cinq conditions : le jugement raisonnable, la santé, la réussite, la bonne réputation et la richesse.
Je me rends compte alors que ce dernier passage me permet de quantifier le bonheur : « je suis heureux au 4/5ème » devient une expression sensée ; celui qui n’aurait qu’une seule partie des cinq requises pour être parfaitement heureux ne serait pas malheureux mais connaîtrait un seul bonheur. Platon malheureusement ne me donne pas ici les concepts me permettant de distinguer des degrés dans le bonheur en tant que possession de la bonne réputation par exemple. Je suis heureux si j’ai une bonne réputation, malheureux si je ne l’ai pas, c'est tout ou rien. Pour quantifier un tel bonheur spécifique, il faudrait distinguer les espèces du jugement raisonnable, de la santé, de la réussite, de la renommée et enfin de la richesse. Mais Platon n’a pas inclus ces cinq concepts dans les trente dont je parle au début
En désespoir de cause, je fais appel à l’épicurien : il élimine la réussite, la bonne réputation et la richesse. Je respire. Mais voici que survient le stoïcien : il ne laisse plus subsister que le jugement raisonnable. Cela alors me paraît à la fois infiniment plus simple et infiniment plus difficile de devenir heureux. Plus simple : il n’y a qu’une voie ; plus difficile : les autres, pas plus que la fortune et la nature, ne peuvent me favoriser.

samedi 25 mars 2006

Ce que Platon a vraiment voulu dire...

Laërce a lu Platon dans une édition on ne peut plus savante dont il donne très précisément le mode d’emploi :
« Et puisqu’il y a des signes dans les marges de ses livres, il nous faut bien en dire quelques mots. La lettre khi est utilisée pour indiquer les expressions, les figures et de façon générale les tournures propres à Platon. La diplè, pour appeler l’attention sur les doctrines et les opinions propres à Platon. Le khi pointé, pour attirer l’attention sur les passages de choix et les beautés de style. La diplè pointée pour signaler les corrections dues à certains critiques. L’obèle pointé pour dénoncer les athétèses sans fondement (l’athétèse est le rejet par l’éditeur d’un passage jugé apocryphe, rejet qui ne va tout de même pas jusqu’à la suppression pure et simple). L’antisigma pointé, pour indiquer les répétitions et les transpositions. Le kéraunion pour les questions philosophiques. L’astérisque, pour indiquer l’harmonie entre les doctrines. L’obèle signale l’athétèse. » (III 65)
Lire Platon ainsi revient à suivre pas à pas l’interprétation qu’en fait l’éditeur. Certes l’édition que Laërce a de Platon a des points communs avec celle que j’ai de Laërce lui-même, je pense particulièrement à l’usage de la diplè pointée et de l’obèle. Mais ce qui me frappe, c’est que l’éditeur antique détermine au plus près la compréhension proprement philosophique du texte (par la diplè, le kéraunion et l’astérisque) autant que l’appréciation esthétique (par le khi pointé). L’essence du platonisme est ainsi dégagée et livrée au lecteur. Comment celui-ci, coincé entre le texte philosophique et l’exégèse serrée, était-il en mesure de formuler sa propre interprétation ?
Ecrivant cela, je ne veux bien sûr pas militer en faveur de l’idée que le texte philosophique doit être présenté dans son plus simple appareil (je veux dire, sans appareil critique). L’intelligence des thèses ne naît certainement pas de la relation entre un texte sans notes et un lecteur naïf. Mais le défaut de l’édition que Laërce a peut-être eue entre les mains était de prétendre en finir avec le platonisme en l’identifiant à une doctrine définitivement déterminable.
Une telle édition me fait penser aux premières lignes de Kant écrivant la Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?
« Il est si commode d’être sous tutelle. Si j’ai un livre qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc., je n’ai alors pas moi-même à fournir d’efforts. » ( trad. Jean-François Poirier et Françoise Proust GF p.44)
D’où une définition possible de l’excellence en édition savante : donner au lecteur toutes les connaissances nécessaires pour lui permettre de se livrer à son propre travail d’interprétation. Faire voir le corps du texte sans le mettre à nu ni le corseter.

mercredi 22 mars 2006

Que nul n’entre ici s’il est ignorant.


En 1930, Wittgenstein écrit:
“Si tu ne veux pas que certaines personnes pénètrent dans une chambre, accroche à la porte un verrou dont elles n’aient pas la clef ; mais il n’y a pas de sens à leur en parler, à moins que tu ne veuilles à tout prix qu’elles admirent la chambre de l’extérieur ! Pour t’en tirer décemment, mets à cette porte un verrou qui ne soit aperçu que de ceux qui peuvent l’ouvrir, et non des autres. » (Remarques mêlées trad. de Gérard Granel GF p. 60)
Laërce croit voir les verrous dont se sert Platon pour empêcher la lecture de ses textes par le grand nombre qui en déformerait immédiatement le sens : ce seraient les termes polysémiques, mais aussi la désignation contradictoire de ce qui identique à laquelle répondrait l’appellation identique de ce qui est différent :
« Platon a employé une variété de mots pour rendre sa doctrine difficilement accessible aux ignorants. Il estime, prenant le terme dans le sens le plus spécifique, que le savoir c’est la science des intelligibles, c’est-à-dire des choses qui sont réellement, science qui, dit-il, porte sur dieu et l’âme séparée du corps. En un sens particulier, il appelle aussi « savoir » la philosophie, qui est aspiration vers le savoir que possède la divinité. En un sens général, « savoir » désigne chez lui tout savoir-faire ; par exemple, quand il dit que l’artisan est pourvu d’un savoir. Il lui arrive d’utiliser le même terme en des sens différents. En tout cas, le terme phaûlos est utilisé chez lui dans le sens de « simple », comme chez aussi le cas chez Euripide dans le Licymnios où il est appliqué à Héraclès en ce sens :
simple, franc, d’une honnêteté extrême, bannissant dans ses actes toute ruse, ne se perdant pas en palabre.
Pourtant, il arrive à Platon d’utiliser le même mot pour désigner ce qui est mauvais, quelquefois même pour désigner ce qui est minable. Par ailleurs, souvent il utilise aussi des termes différents avec le même sens. En tout cas, il appelle la forme intelligible « forme », « genre », « modèle », « principe » et « cause ». Il lui arrive aussi d’utiliser des expressions contraires pour désigner la même chose. De fait, il appelle le sensible « ce qui est et ce qui n’est pas » : « ce qui est » parce que le sensible vient à l’être, et « ce qui n’est pas », parce que le sensible ne cesse de changer ; de même il appelle « forme intelligible » ce qui n’est ni en mouvement ni en repos ; et la même chose il la dit « une et multiple ». Et il a l’habitude de faire de même dans plusieurs autres cas. » (III 63-64)
Ce n’est pas courant de voir Laërce en lexicographe méticuleux, vendant la mèche en somme et montrant les verrous aux lecteurs trop aveugles pour y voir clair dans Platon, me mettant du coup contre mon gré dans l’ensemble des ignorants qui auraient dû le rester si Laërce avait fait de Platon une présentation fidèle à Platon lui-même...
D’un autre côté, Wittgenstein a fait précéder les lignes déjà citées de la phrase suivante qui en renforce le sens :
« Cela n’a aucun sens de dire à quelqu’un ce qu’il ne comprend pas, même si l’on ajoute qu’il ne peut pas le comprendre. »
J’interprète alors autrement l’attention prêtée par Laërce à l’amphibologie platonicienne : il fait voir aux lecteurs éclairés que lui aussi l’est.
Mais faut-il identifier les difficultés conceptuelles de la langue philosophique à des verrous ? Cela suggère que ce qu'on voit, une fois la porte ouverte, n'a rien à voir avec le verrou. Pourtant un système philosophique n'est pas un jardin interdit protégé par des concepts inhabituels. Si l'on voulait garder la métaphore, il faudrait dire alors qu'il n'y a rien d'autre à voir que la porte et ses multiples verrous, s'articulant entre eux de manière à décourager les serruriers novices. Mais on garderait tout de même la nostagie de ce que la porte cacherait. Il faudrait alors préciser que la porte ne donne sur rien. Les verrous font voir et, bien fermés, ouvrent paradoxalement à la philosophie.

mardi 21 mars 2006

Platon en tragédien.

Laërce a recours à une comparaison inattendue pour faire comprendre l’apport de Platon à la philosophie. Il établit une analogie d’une part entre la tragédie et la philosophie et d’autre part entre les tragédiens et les philosophes.
« De même qu’autrefois dans la tragédie le choeur était d’abord le seul élément dramatique (...), de même aussi la philosophie ne parla d’abord que d’une chose, à savoir la physique. » (III 56)
Si le choeur est essentiellement anonyme, en revanche ce que désigne ici la philosophie, ce sont ceux qu’on appelle aujourd’hui les présocratiques et précisément les quatre philosophes que Laërce présente dans le livre II avant d’en venir au maître de Platon lui-même, je veux dire Anaximandre,Anaximène,Anaxagore,Archélaos. Certes l’analogie est approximative puisqu’elle identifie le choeur (unité de la voix) à la physique, autrement dit l’étude de la nature (identité de l’objet), comme si sujet et objet de l’énonciation pouvaient être confondus.
Puis arriva Thespis. Poète du 6ème siècle, il inventa l’acteur, ce que, on l’a vu, Solon condamna par probité morale (étymologiquement, l’hypocrite est le comédien). Laërce au passage révise à la baisse la raison d’une telle innovation : il se serait agi seulement de « permettre au choeur de reprendre son souffle » (56). En somme, création d’emploi et division du travail.
Le Thespis de la philosophie, c’est donc Socrate : avec lui apparaît l’éthique. Philosopher, ce n’est pas seulement s’enquérir de la nature du cosmos, c’est aussi déterminer comment bien vivre.
L’analogie présentée par Laërce laisse cependant dans l’ombre la relation de l’acteur avec le choeur. Mais puisqu’il s’agit d’une seule et même tragédie, la voix multiple et la voix singulière ne peuvent que se compléter. Cependant peut-on dire que l’éthique complète la physique comme si la philosophie était un puzzle dont on trouve successivement les différentes pièces ? Un stoïcien aurait répondu que le fondement de l’éthique est évidemment la physique et qu’on ne peut marcher droit si l’on ignore le monde dans lequel on se déplace. Mais je ne suis pas sûr que Socrate ait vu l’éthique comme un complément de la physique : à en croire autant Xénophon que Platon, il aurait plutôt mis en garde ses disciples contre l’erreur d’identifier même partiellement la philosophie à l'étude du cosmos.
Puis ce fut autour d’Eschyle de perfectionner la tragédie en inventant le deuxième acteur. Le poète a désormais trois voix pour s’exprimer.
C’est Platon qui dans la philosophie joue le rôle d’Eschyle et ajoute la dialectique. Entendez par là la logique ou la détermination des critères de la vérité. Physique, éthique, logique: on reconnaît ici la triple identité de la philosophie du point de vue des stoïciens.
Ce disant, Laërce réduit considérablement l’apport de Platon qu’il présentait tout autrement dans les premières lignes de ce passage consacré à l' identification des oeuvres platoniciennes. En effet, reprenant le procédé dichotomique cher à Platon lui-même, il faisait alors apparaître l’exubérante richesse de l’oeuvre platonicienne :
« En fait, pour ce qui est du dialogue platonicien, les types les plus généraux sont au nombre de deux : ceux qui ressortissent à l’exposition et ceux qui ressortissent à la recherche. L’exposition se divise en deux autres types : théorique et pratique. De ce groupe, le théorique se divise en physique et en logique, alors que le pratique se divise en éthique et en politique. Par ailleurs, les types qui ressortissent à la recherche sont ceux aussi au nombre de deux : gymnastique et polémique. Le gymnastique présente deux types : maïeutique et critique, alors que le polémique présente comme types : probatoire et réfutatif. » (49)
Reste que si l’innovation de Platon-Eschyle est comparativement un peu maigre, elle « amène la philosophie à sa perfection. » (56)
D’où la faiblesse de l’analogie car, comme l’écrit lui-même explicitement Laërce, vint Sophocle qui ajouta un troisième acteur.
Résumons : une tragédie, une oeuvre à quatre voix ; une philosophie, une voix et trois objets.