mercredi 22 mars 2006

Que nul n’entre ici s’il est ignorant.


En 1930, Wittgenstein écrit:
“Si tu ne veux pas que certaines personnes pénètrent dans une chambre, accroche à la porte un verrou dont elles n’aient pas la clef ; mais il n’y a pas de sens à leur en parler, à moins que tu ne veuilles à tout prix qu’elles admirent la chambre de l’extérieur ! Pour t’en tirer décemment, mets à cette porte un verrou qui ne soit aperçu que de ceux qui peuvent l’ouvrir, et non des autres. » (Remarques mêlées trad. de Gérard Granel GF p. 60)
Laërce croit voir les verrous dont se sert Platon pour empêcher la lecture de ses textes par le grand nombre qui en déformerait immédiatement le sens : ce seraient les termes polysémiques, mais aussi la désignation contradictoire de ce qui identique à laquelle répondrait l’appellation identique de ce qui est différent :
« Platon a employé une variété de mots pour rendre sa doctrine difficilement accessible aux ignorants. Il estime, prenant le terme dans le sens le plus spécifique, que le savoir c’est la science des intelligibles, c’est-à-dire des choses qui sont réellement, science qui, dit-il, porte sur dieu et l’âme séparée du corps. En un sens particulier, il appelle aussi « savoir » la philosophie, qui est aspiration vers le savoir que possède la divinité. En un sens général, « savoir » désigne chez lui tout savoir-faire ; par exemple, quand il dit que l’artisan est pourvu d’un savoir. Il lui arrive d’utiliser le même terme en des sens différents. En tout cas, le terme phaûlos est utilisé chez lui dans le sens de « simple », comme chez aussi le cas chez Euripide dans le Licymnios où il est appliqué à Héraclès en ce sens :
simple, franc, d’une honnêteté extrême, bannissant dans ses actes toute ruse, ne se perdant pas en palabre.
Pourtant, il arrive à Platon d’utiliser le même mot pour désigner ce qui est mauvais, quelquefois même pour désigner ce qui est minable. Par ailleurs, souvent il utilise aussi des termes différents avec le même sens. En tout cas, il appelle la forme intelligible « forme », « genre », « modèle », « principe » et « cause ». Il lui arrive aussi d’utiliser des expressions contraires pour désigner la même chose. De fait, il appelle le sensible « ce qui est et ce qui n’est pas » : « ce qui est » parce que le sensible vient à l’être, et « ce qui n’est pas », parce que le sensible ne cesse de changer ; de même il appelle « forme intelligible » ce qui n’est ni en mouvement ni en repos ; et la même chose il la dit « une et multiple ». Et il a l’habitude de faire de même dans plusieurs autres cas. » (III 63-64)
Ce n’est pas courant de voir Laërce en lexicographe méticuleux, vendant la mèche en somme et montrant les verrous aux lecteurs trop aveugles pour y voir clair dans Platon, me mettant du coup contre mon gré dans l’ensemble des ignorants qui auraient dû le rester si Laërce avait fait de Platon une présentation fidèle à Platon lui-même...
D’un autre côté, Wittgenstein a fait précéder les lignes déjà citées de la phrase suivante qui en renforce le sens :
« Cela n’a aucun sens de dire à quelqu’un ce qu’il ne comprend pas, même si l’on ajoute qu’il ne peut pas le comprendre. »
J’interprète alors autrement l’attention prêtée par Laërce à l’amphibologie platonicienne : il fait voir aux lecteurs éclairés que lui aussi l’est.
Mais faut-il identifier les difficultés conceptuelles de la langue philosophique à des verrous ? Cela suggère que ce qu'on voit, une fois la porte ouverte, n'a rien à voir avec le verrou. Pourtant un système philosophique n'est pas un jardin interdit protégé par des concepts inhabituels. Si l'on voulait garder la métaphore, il faudrait dire alors qu'il n'y a rien d'autre à voir que la porte et ses multiples verrous, s'articulant entre eux de manière à décourager les serruriers novices. Mais on garderait tout de même la nostagie de ce que la porte cacherait. Il faudrait alors préciser que la porte ne donne sur rien. Les verrous font voir et, bien fermés, ouvrent paradoxalement à la philosophie.

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