mardi 21 mars 2006

Platon en tragédien.

Laërce a recours à une comparaison inattendue pour faire comprendre l’apport de Platon à la philosophie. Il établit une analogie d’une part entre la tragédie et la philosophie et d’autre part entre les tragédiens et les philosophes.
« De même qu’autrefois dans la tragédie le choeur était d’abord le seul élément dramatique (...), de même aussi la philosophie ne parla d’abord que d’une chose, à savoir la physique. » (III 56)
Si le choeur est essentiellement anonyme, en revanche ce que désigne ici la philosophie, ce sont ceux qu’on appelle aujourd’hui les présocratiques et précisément les quatre philosophes que Laërce présente dans le livre II avant d’en venir au maître de Platon lui-même, je veux dire Anaximandre,Anaximène,Anaxagore,Archélaos. Certes l’analogie est approximative puisqu’elle identifie le choeur (unité de la voix) à la physique, autrement dit l’étude de la nature (identité de l’objet), comme si sujet et objet de l’énonciation pouvaient être confondus.
Puis arriva Thespis. Poète du 6ème siècle, il inventa l’acteur, ce que, on l’a vu, Solon condamna par probité morale (étymologiquement, l’hypocrite est le comédien). Laërce au passage révise à la baisse la raison d’une telle innovation : il se serait agi seulement de « permettre au choeur de reprendre son souffle » (56). En somme, création d’emploi et division du travail.
Le Thespis de la philosophie, c’est donc Socrate : avec lui apparaît l’éthique. Philosopher, ce n’est pas seulement s’enquérir de la nature du cosmos, c’est aussi déterminer comment bien vivre.
L’analogie présentée par Laërce laisse cependant dans l’ombre la relation de l’acteur avec le choeur. Mais puisqu’il s’agit d’une seule et même tragédie, la voix multiple et la voix singulière ne peuvent que se compléter. Cependant peut-on dire que l’éthique complète la physique comme si la philosophie était un puzzle dont on trouve successivement les différentes pièces ? Un stoïcien aurait répondu que le fondement de l’éthique est évidemment la physique et qu’on ne peut marcher droit si l’on ignore le monde dans lequel on se déplace. Mais je ne suis pas sûr que Socrate ait vu l’éthique comme un complément de la physique : à en croire autant Xénophon que Platon, il aurait plutôt mis en garde ses disciples contre l’erreur d’identifier même partiellement la philosophie à l'étude du cosmos.
Puis ce fut autour d’Eschyle de perfectionner la tragédie en inventant le deuxième acteur. Le poète a désormais trois voix pour s’exprimer.
C’est Platon qui dans la philosophie joue le rôle d’Eschyle et ajoute la dialectique. Entendez par là la logique ou la détermination des critères de la vérité. Physique, éthique, logique: on reconnaît ici la triple identité de la philosophie du point de vue des stoïciens.
Ce disant, Laërce réduit considérablement l’apport de Platon qu’il présentait tout autrement dans les premières lignes de ce passage consacré à l' identification des oeuvres platoniciennes. En effet, reprenant le procédé dichotomique cher à Platon lui-même, il faisait alors apparaître l’exubérante richesse de l’oeuvre platonicienne :
« En fait, pour ce qui est du dialogue platonicien, les types les plus généraux sont au nombre de deux : ceux qui ressortissent à l’exposition et ceux qui ressortissent à la recherche. L’exposition se divise en deux autres types : théorique et pratique. De ce groupe, le théorique se divise en physique et en logique, alors que le pratique se divise en éthique et en politique. Par ailleurs, les types qui ressortissent à la recherche sont ceux aussi au nombre de deux : gymnastique et polémique. Le gymnastique présente deux types : maïeutique et critique, alors que le polémique présente comme types : probatoire et réfutatif. » (49)
Reste que si l’innovation de Platon-Eschyle est comparativement un peu maigre, elle « amène la philosophie à sa perfection. » (56)
D’où la faiblesse de l’analogie car, comme l’écrit lui-même explicitement Laërce, vint Sophocle qui ajouta un troisième acteur.
Résumons : une tragédie, une oeuvre à quatre voix ; une philosophie, une voix et trois objets.

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